Corps de l’article

Cet article a pour but de participer au développement du mouvement altermondialiste en repensant les termes dans lesquels la sociologie a théorisé les ensembles d’institutions, d’identités et de relations sociales affectés par son agence. L’État est-il transformé par l’action altermondialiste ? Et l’économie ? En quoi l’altermondialisme altère-t-il les structures sociohistoriques de la modernité capitaliste ? À ce jour, la sociologie des mouvements sociaux a fait beaucoup pour cerner les raisons au nom desquelles les altermondialistes préfèrent un mode d’organisation réticulaire aux canaux traditionnels de la démocratie représentative afin de s’engager politiquement. La fascination qu’exerce sur de nombreux sociologues le phénomène de mondialisation a toutefois nui à leurs tentatives de théoriser les processus par lesquels les altermondialistes tentent de changer le monde sans prendre le pouvoir. En particulier, il leur a été difficile d’historiciser dans la longue durée deux aspects du contexte sociopolitique dans lequel les luttes altermondialistes sont menées : le néolibéralisme et la démocratie libérale.

Nous soutenons que la sociologie concernée par l’altermondialisme gagnerait à examiner de plus près deux hypothèses théoriques développées par la sociologie historique critique pour appréhender la nature du pouvoir dans l’ordre mondial. Premièrement : l’hypothèse selon laquelle la mondialisation néolibérale ne constitue pas une rupture d’époque, mais est plutôt le produit d’une logique d’universalisation qui caractérise le capitalisme depuis ses origines. En négligeant de théoriser le capitalisme comme une dynamique structurante du développement historique des sociétés au-delà de la conjoncture du néolibéralisme, l’analyse de l’altermondialisme court le risque d’ignorer l’une des principales contributions de la théorie sociale critique à la compréhension du monde moderne : l’identification de processus de domination sociale abstraite. Deuxièmement : l’hypothèse selon laquelle les insuffisances de la démocratie libérale sont mieux comprises lorsque historicisées en tant que produit du conflit entre capital et travail plutôt que comme le fait d’une perversion récente des institutions représentatives modernes sous les pressions de la mondialisation.

La première section de cet article cherche à circonscrire le mouvement altermondialiste en se concentrant sur l’une de ses principales caractéristiques : son mode d’organisation réticulaire. La deuxième section identifie la problématique sociologique dans laquelle s’ancre notre contribution en opposant à la « thèse de la globalisation » popularisée dans les deux dernières décennies la théorisation des structures sociohistoriques de la modernité capitaliste élaborée par la sociologie historique critique. Les troisième et quatrième sections traitent en détail des deux hypothèses ci-haut mentionnées : elles visent à fournir les bases théoriques à partir desquelles nous formulons, dans la dernière section, une théorisation alternative des dimensions réformiste et révolutionnaire de l’agence transformatrice de l’altermondialisme. En jetant un éclairage nouveau sur le contexte sociopolitique dans lequel se mènent les luttes altermondialistes, la sociologie historique critique permet de mieux cerner l’un de leurs plus grands mérites : avoir ravivé une culture politique cosmopolite et extra-parlementaire dépréciée par le capitalisme et la démocratie libérale.

Un mode d’organisation réticulaire

Un « mouvement des mouvements » pour la justice globale a fait irruption au tournant du millénaire à la suite de l’internationalisation de luttes contre le néolibéralisme et diverses autres formes d’oppression et de domination. En français on qualifie généralement d’« altermondialiste » ce mouvement qui, inspiré notamment de l’appel à la solidarité internationale lancé par les autochtones du Chiapas le 1er janvier 1994, s’est réuni à Seattle en 1998 pour faire échec à la rencontre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La volonté de dépasser la seule contestation pour proposer et amorcer des formes alternatives de développement économique et social a mené à la tenue du premier FSM (Forum social mondial) en janvier 2001. Depuis, les espaces de rencontre et de discussion prenant la forme de « forums sociaux » sur le plan local, régional, continental et mondial n’ont cessé de se multiplier, un phénomène qui a beaucoup attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales. En particulier, la sociologie et la science politique ont produit une abondante littérature ayant contribué à cerner les contours du phénomène[1], bien que la tâche soit compliquée par le fait que l’altermondialisme circule, que ses centres de gravité se déplacent. Un point de ralliement biennal peut certes être identifié dans le FSM, ce dernier n’est en fait qu’un événement parmi les dizaines d’autres forums sociaux de tous types qui se déroulent chaque année à travers le monde.

Les approches diffèrent, mais la plupart des auteurs admettent que la diversité des revendications et des formes d’action de l’altermondialisme rend impossible une définition trop serrée de la nature du mouvement au-delà de son expression dans les forums sociaux. Dans cet article, notre intention n’est pas de fournir une telle définition, bien que nous nous appuyions sur des exemples, des documents d’organisations, des analyses d’auteurs et la Charte des principes du FSM pour saisir au moins minimalement la chronologie et la cohérence du mouvement. À ce titre, nul doute que l’un des traits les plus distinctifs de l’altermondialisme tient à son mode d’organisation réticulaire et son refus de hiérarchiser les savoirs. De manière générale, la culture politique altermondialiste n’admet explicitement qu’un minimum de normes formelles et d’orientations axiologiques.

La diversité tactique ainsi que le pluralisme culturel et identitaire sont plus centraux à la culture altermondialiste que la cohérence politique et idéologique : s’il y a entre les organisations des regroupements et des alliances, c’est sur des objectifs particuliers, pour résister à des oppressions communes, s’opposer aux attaques du néolibéralisme et s’extraire temporairement de la dépendance au marché. Comme beaucoup d’analyses sociologiques l’ont noté avant nous, les altermondialistes évitent de lutter selon une stratégie politique définie à l’avance ou un plan de bataille auquel les organisations seraient tenues d’adhérer. En tant qu’amalgame hétérogène et parfois contraire d’activismes aux origines les plus diverses, l’altermondialisme tend à refuser de se soumettre à la politique traditionnelle et cherche préférablement les modalités de son engagement pour la justice sociale dans un cosmopolitisme qui pense la question de l’organisation politique universelle au-delà des États, dans l’horizontalité des réseaux[2].

En raison de son hétérogénéité, et parce qu’elle ne s’enracine pas dans les institutions représentatives traditionnelles, on pourrait être tenté de penser que la nouvelle culture cosmopolitique de l’altermondialisme échappe à l’emprise de l’analyse sociologique qui n’embrasserait pas le vocabulaire postmoderne du pluralisme et de la différence. Au contraire, nous suggérons que malgré le rejet par l’altermondialisme des discours totalisants et des théories générales, certains récits sont largement partagés quant à la nature des transformations sociales et spatiales en cours. Après tout, les revendications du mouvement altermondialiste puisent leur légitimité à même un réquisitoire assez consistant des ravages causés par le néolibéralisme. La narration de la genèse du néolibéralisme ainsi que l’énumération de ses conséquences sur les populations sont de cette façon un passage quasi obligé de toute description des raisons de la naissance du phénomène altermondialiste.

Et pour cause. Les mesures d’austérité budgétaire, de privatisation des services publics, de déréglementation des marchés et de libéralisation des échanges ont accru les écarts de richesse entre nantis et démunis, non seulement entre les pays du Nord global et ceux du Sud global, mais également à l’intérieur de chaque pays. Elles ont intensifié l’exploitation des femmes en forçant beaucoup d’elles à entrer sur le marché du travail salarié sans pour autant transformer le statut du travail impayé fait à la maison. Elles ont intensifié la concurrence, la productivité et les besoins d’exploitation des ressources naturelles, non sans peser lourdement sur l’équilibre précaire des écosystèmes. Ces mesures ont, de surcroît, fragilisé la souveraineté alimentaire de bien des régions et rendu dépendants des aléas du marché mondial un nombre sans précédent de paysans en les dépossédant de leurs terres.

On comprend aisément dans ce contexte que des résistances de toutes sortes aient vu le jour. Ayant pris acte de la faillite retentissante du marxisme-léninisme et du communisme soviétique, beaucoup de ces résistances ont abandonné les termes de l’analyse marxiste et de la lutte des classes au profit d’un discours sur la société civile qui allie une célébration du pluralisme et de la différence à la dénonciation des politiques économiques néolibérales et de la destruction de l’environnement. Ainsi, la Charte des principes du FSM élaborée en 2001 avait comme objectif la création d’un « espace pluriel et diversifié, non confessionnel, non gouvernemental et non partisan, qui articule de façon décentralisée, en réseau, des instances et mouvements engagés dans des actions concrètes, au niveau local ou international, visant à bâtir un autre monde » (Conseil international du FSM, 2001). L’altermondialisme se présente comme un amalgame hétérogène de mouvements sociaux sans « théorie » unifiante, sans « manifeste[3] », avec tout au plus, lors de la clôture des forums, des déclarations non officielles émanant d’assemblées autoproclamées, mais non représentatives, telles que l’« Assemblée des mouvements sociaux ».

Il y a de nombreuses raisons de se réjouir du fait que le mouvement altermondialiste soit soucieux d’éviter les pièges de l’ahistoricisme et de l’économisme dont a fait preuve le marxisme orthodoxe dans le passé. Il faut, à ce titre se garder de juger l’altermondialisme à l’aune des déviations qu’il présente par rapport aux formes de luttes populaires prescrites par l’idéologie marxiste-léniniste ou toute autre variante doctrinaire du marxisme. À ce titre, Boaventura de Sousa Santos a tout à fait raison de rappeler qu’au cours du xxe siècle, la gauche a souvent fait preuve d’un « extrémisme théorique » qui « a entraîné une perte graduelle de contact avec les aspirations et les choix des militant(e)s engagé(e)s dans des actions politiques concrètes » (2010 : 68). La question se pose toutefois à savoir si la sociologie critique doit pour autant laisser de côté toute tentative d’appréhender ce qui fait l’unité du social. Certes, le mouvement altermondialiste s’oppose lui-même à « toute vision totalitaire et réductrice de l’économie, du développement et de l’histoire » (Conseil international du FSM, 2001). Dans quelle mesure cela doit-il cependant se traduire par l’abandon des concepts de classe sociale, de production et d’exploitation dans l’analyse sociologique du phénomène altermondialiste ?

L’altermondialisme est en fait aux prises avec la difficulté d’aller au-delà de l’observation selon laquelle certains acteurs de la société (l’État, les corporations multinationales, les banques, les organisations internationales, etc.)[4] ont plus de pouvoir que d’autres dans la société. Nul doute qu’avec cette observation, l’altermondialisme évite certains écueils des variantes extrêmes du postmodernisme qui refusent d’identifier les relations et institutions sociales responsables des problèmes sociaux contemporains sous prétexte que le monde est un ensemble hétéroclite de fragments et de différences : de là, il n’y a qu’un pas à faire pour tomber dans un relativisme normatif dont la logique mène au refus de l’engagement, au cynisme ou à l’apathie. Or, s’il y a bien quelque chose qui caractérise l’altermondialisme, c’est son engagement profond à transformer le monde pour en faire un endroit meilleur où vivre. Une tension demeure néanmoins au coeur de la philosophie du FSM entre un refus de hiérarchiser la diversité des savoirs et la reconnaissance simultanée que dans la société, il y a sur le plan éthique des pratiques et des institutions plus souhaitables (les droits de la personne, la justice globale, la protection de la nature, le commerce équitable, etc.) que d’autres (l’impérialisme, le patriarcat, le néolibéralisme, la destruction de l’environnement, etc.).

Particulièrement problématique dans ce refus de hiérarchiser la diversité des savoirs est « l’idée que le monde est un tout inépuisable […] constitué de plusieurs ensembles, tous partiels », et que toute tentative d’appréhender l’unité de la société ne peut conséquemment le faire que « superficiellement » (de Sousa Santos, 2010 : 70). Avec une telle philosophie, il ne faut pas s’étonner de voir la critique altermondialiste fréquemment faire découler de l’avarice du financier, de la corruption du chef d’entreprise ou de l’immobilisme du politicien l’organisation problématique de la société, là où la critique de l’économie politique de Marx avait plutôt identifié la subordination de la vie sociale à une structure de pouvoir englobante et impersonnelle, celle du capital, qui surplombe la société, exerce une coercition systémique et lui confère une certaine unité (Wood, 1995 : 2).

En négligeant de théoriser le capitalisme comme une dynamique structurante du développement historique des sociétés au-delà du néolibéralisme, tant l’altermondialisme que la sociologie s’y intéressant négligent la contribution principale de la critique marxienne de l’économie politique à la compréhension sociologique du monde moderne : l’identification de processus de domination sociale abstraite qui pour être appréhendés nécessitent un effort de théorisation dépassant l’observation empirique et l’analyse conjoncturelle.

La « thèse de la globalisation » face à la sociologie historique critique

Rêvant de justice globale et de relations harmonieuses entre les peuples, fantasmant parfois sur l’idée d’un gouvernement planétaire ou d’une citoyenneté mondiale, l’altermondialisme pense l’action politique comme un entrelacement de luttes locales, focalisées en certains endroits et à certains moments pour offrir une opposition aux illusions du néolibéralisme et à la pauvreté culturelle de la société consumériste. Il maintient une permanence dans le réseautage et la connexion, évitant les pièges du communautarisme dans l’hétérogénéité et la pluralité des sujets, sans programme commun, au-delà de quelques principes généraux. Il s’inscrit souvent en rupture des nationalismes et des États, rejetant l’arène parlementaire comme lieu privilégié de la politique, qu’il excède par ses solidarités transnationales et son horizon cosmopolitique. Les altermondialistes ont choisi de participer à la construction d’un autre monde en favorisant l’organisation réticulaire des mouvements sociaux plutôt que les organisations traditionnelles de la social-démocratie, du syndicalisme ou du socialisme. Au coeur de cette stratégie se trouvent la diffusion et le partage de savoirs et de représentations du monde différents de ceux qui dominent la société. Les forums sociaux organisés à tous les niveaux (local, régional, mondial et thématique) tiennent une place centrale dans la mise en oeuvre de cette nouvelle culture politique célébrant le pluralisme des identités et la différence.

On pourrait voir la politique des identités et de la différence avant tout comme un choix stratégique, dont le but est d’assurer la mise en place des conditions les plus propices à une convergence des luttes, à la combinaison, en vue d’un maximum d’efficacité et en fonction des terrains si divers sur lesquels se mène le combat, de toutes les formes de résistance imaginables contre l’exploitation, l’exclusion et l’oppression. Le FSM ainsi ne hiérarchiserait pas la diversité des pratiques et des savoirs dans le but d’éviter « une polarisation inutile des acteurs/trices » et la « fragmentation » de la gauche traditionnelle, qui a souvent marqué les luttes politiques au xxe siècle (de Sousa Santos, 2010 : 66 et 68). La forme du réseau serait valorisée par tout un courant de l’altermondialisme en raison de l’efficacité qu’elle procure en matière de flexibilité, d’adaptation, d’autonomie et de créativité (Pleyers, 2009 : 97-99). C’est là un argument de poids qui renverse l’une des principales critiques — la fragmentation — adressées à l’altermondialisme par la gauche traditionnelle.

La politique des identités et de la différence au coeur du FSM, précise toutefois de Sousa Santos, est animée par beaucoup plus qu’un choix stratégique : un changement de paradigme informe cette nouvelle culture politique. Nous soutenons qu’au coeur de ce changement de paradigme se trouve une fascination pour le phénomène de la mondialisation, fascination qui n’a pas épargné les sociologues[5]. Nombreux/ses sont en effet ceux et celles à avoir proclamé que l’État national était en voie de perdre sa place en tant qu’acteur principal de la politique internationale : lui succéderait une gouvernance multiscalaire dans laquelle les organisations de la société civile sont appelées à jouer un rôle de premier plan (Appadurai, 2001 ; Bauman, 1998 ; Beck, 2003, 2006 ; Castells, 2001 ; Giddens, 1999 ; Held et McGrew, 2000, 2007 ; Kaldor, 2000, 2003 ; Scholte, 1999, 2000). Cette interprétation des transformations socio-spatiales en cours alimente un enthousiasme sans cesse renouvelé à l’endroit de la « société civile globale » et contribue à légitimer l’engagement altermondialiste. À bien des égards, la capacité d’évaluer théoriquement l’agence transformatrice de cet engagement tient donc à la validité du diagnostic posé quant à la nature de la mondialisation.

Or, la conception de la mondialisation affirmant que le système international « westphalien » dominé par les États souverains laisse progressivement place à un ordre mondial multiscalaire a fait l’objet d’une critique tranchante de la part de chercheurs ayant pris part dans la dernière décennie au « tournant historique » de la discipline des Relations internationales (RI) (Lacher 2003, 2006 ; Rosenberg, 2000, 2005, 2007, Teschke et Heine, 2002)[6]. Ces chercheurs ont mis à l’ordre du jour de cette discipline la sociologie historique critique inspirée des travaux de Robert Brenner, d’Ellen M. Wood et de George Comninel sur la transition du féodalisme au capitalisme et leurs travaux sur l’histoire sociale des idées politiques. Ils ont mis en lumière les limites de la critique des approches stato-centrées formulée par les tenants de la « thèse de la globalisation » en soulignant les aspects problématiques de cette thèse non seulement sur le plan de la théorie sociale générale, mais aussi en tant qu’argument sociologique et historique quant à la nature des relations internationales modernes et en tant que guide pour l’interprétation des événements empiriques (Rosenberg, 2005).

La thèse principale de la sociologie historique critique ? Que « [l]es phénomènes, souvent décrits comme “nouveaux” ou “émergents” (p. ex. : la mondialisation), s’inscrivent dans les structures sociohistoriques profondes » dont l’analyse nécessite de théoriser les processus historiquement déterminés d’institutionnalisation des relations sociales de propriété (Dufour, 2010 : 578). La sociologie historique critique partage avec la sociologie historique néowébérienne (Tilly, 1992 ; Skocpol, 1979 ; Hobson, 1997) une méthode d’analyse comparative à la fois synchronique et diachronique, mais elle en rejette le pluralisme théorique et le multicausalisme. Elle accorde en effet la priorité ontologique à l’analyse des relations sociales de propriété et des rapports de force qui les façonnent. La sociologie historique critique se distingue également de la sociologie historique néowébérienne en allant plus loin dans sa tentative de dénaturaliser les catégories utilisées pour théoriser le développement historique des communautés politiques. Elle conteste en particulier l’idée qu’une sphère économique séparée du politique existerait dans toutes les sociétés en théorisant leur fusion dans les sociétés précapitalistes et les processus historiquement déterminés qui ont mené à leur séparation dans les sociétés capitalistes.

Sur le plan épistémologique, la sociologie historique critique rejette l’idée positiviste selon laquelle les sciences sociales seraient en mesure d’identifier des « lois » relatives au fonctionnement des sociétés humaines. Contre le poststructuralisme, elle affirme toutefois qu’il ne faut pas se garder de reconnaître au-delà des conjonctures et des contingences certaines déterminations relatives aux « conditions, connexions, limites et possibilités historiques » (Wood, 1986 : 61-62). En la matière, Marx avait noté que certaines des déterminations historiques les plus pertinentes pour comprendre les sociétés modernes résident dans le fait que « les individus sont désormais dominés par des abstractions, tandis qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres » (1968 : 217). Cette nouvelle forme de domination a ses origines dans la logique totalisante du capitalisme qui a pris son essor au xvie siècle à la suite de la transformation des relations sociales de propriété ayant résulté des vagues successives d’« enclosures » dans les campagnes anglaises — une pratique qui consistait à exproprier les paysans en clôturant les terres communes et les terrains vacants (Brenner, 1977, 1995a, 1995b).

Comme l’illustre le fait que le capitalisme naissant impliquait la dépendance au marché tant des paysans que des seigneurs terriens, la forme historiquement spécifique de domination sociale qui émergea avec le capitalisme ne peut se comprendre adéquatement comme l’exercice par une minorité privilégiée d’un contrôle sur le plus grand nombre et son travail : sans précédent historique, la domination du capital soumet tant les uns que les autres à une dépendance impersonnelle, « objective », constituée « de relations sociales devenues indépendantes et maintenant entrées dans une opposition aux individus apparemment indépendants, c.-à-d. aux relations de production réciproques autonomes » (Marx, cité dans Postone, 1993 : 126). Alors que dans les sociétés non capitalistes l’appropriation des surplus du travail s’effectuait sur la base de pouvoirs « extra-économiques » — elle reposait par exemple sur la coutume, les privilèges juridiques, le pouvoir politique ou le recours à la violence —, aujourd’hui l’appropriation des surplus du travail se réalise sur la base d’un « contrat » entre sujets de droit formellement égaux.

Dans la société capitaliste, les travailleurs ne sont ainsi pas seulement confrontés à des individus, mais à une logique d’accumulation dominant les gens « par des structures abstraites, quasi indépendantes, de relations sociales médiatisées par le travail marchandisé » (Postone, 1993 : 126). Cette forme marchandisée des échanges est reléguée selon Marx une sphère « économique » qui tend à être détachée de la sphère proprement politique. En d’autres mots, le capitalisme a opéré de manière inusitée « une différenciation des fonctions politiques elles-mêmes et leur allocation séparée entre la sphère économique privée et la sphère publique de l’État », avec pour conséquence que « les fonctions politiques immédiatement concernées avec l’extraction et l’appropriation des surplus du travail [furent séparées] de celles concernées par une fin plus générale, communale » (Wood, 1995 : 32).

Comme les sociologues s’arrêtent souvent à théoriser le néolibéralisme et la démocratie libérale dans leurs aspects conjoncturels sans les inscrire historiquement dans les structures sociales profondes de la modernité capitaliste, ils négligent de théoriser cette séparation qui a pourtant des conséquences importantes sur la façon dont se mènent les luttes sociales au sein du capitalisme. Cette séparation modifie en effet l’enjeu des luttes de la société civile et change la nature politique du pouvoir : si on n’en tient pas compte, il devient difficile de comprendre les processus d’institutionnalisation qui ont permis de réduire la démocratie à un libéralisme formel garantissant la propriété privée des classes dominantes et limitant la portée des changements sociaux qui peuvent être induits par la politique parlementaire. Ces processus ont aussi délégitimé la politique extra-parlementaire et en particulier la question des relations sociales de propriété en déplaçant l’objectif des luttes de classes sur les questions plus étroitement économiques des salaires et des conditions de travail et en désamorçant les questions plus politiques de la nature du salariat et de l’organisation de la production (Wood, 1995 : 19-48).

La mondialisation capitaliste au-delà de la conjoncture néolibérale

Bien que la gauche intellectuelle de nos jours admette volontiers le pouvoir envahissant du capitalisme, elle est réticente à lui reconnaître une « origine systématique, une logique unifiée, des racines sociales identifiables » (Wood, 1995 : 2). Les altermondialistes ne font pas exception. Ils dénoncent avec brio la libéralisation des échanges, les privatisations et les mesures d’austérité budgétaire caractéristiques de la conjoncture néolibérale, mais sous-théorisent la façon dont le néolibéralisme constitue un moment particulier de processus sociohistoriques qui ont leurs origines au début de la modernité capitaliste. Bien entendu, la plupart des altermondialistes réfèrent par moments à la notion de « capitalisme », mais ils le font généralement pour dénoncer ses effets néfastes sur l’humanité sans développer d’analyse qui permettrait d’en saisir la complexité au-delà d’une adéquation intuitive et problématique avec la notion de marché[7]. En particulier, ils perdent de vue la spécificité historique du capitalisme au profit d’une conception volontariste des possibilités du changement social et rejettent de ce fait un savoir critique dont les concepts subversifs s’avèrent précieux pour comprendre les contraintes du monde contemporain.

Il est raisonnable de penser que ce volontarisme n’est pas sans rapport avec le discours critique qui a façonné la compréhension de la genèse du néolibéralisme développée chez les intellectuels de gauche inspirés de la pensée politique du marxiste italien Antonio Gramsci[8]. Sa popularité grandissante dans les années 1960 et 1970 mit à l’ordre du jour les concepts d’« hégémonie » et de « société civile » largement prisés dans les années 1980 pour expliquer l’effritement du compromis social d’après-guerre et la montée en force du néolibéralisme. À cet égard, Stuart Hall, l’un des fondateurs des cultural studies, livra une analyse remarquable (1988) des origines du néolibéralisme en Grande-Bretagne en expliquant comment les changements induits par Thatcher reconfigurèrent profondément les conceptions et expériences qui formaient les composantes élémentaires de la vie économique, politique et culturelle de la société britannique. Dans cette veine, de nombreux auteurs cherchent aujourd’hui à comprendre comment, au-delà du thatchérisme, le néolibéralisme a pu se diffuser et s’imposer sur l’ensemble de la planète.

C’est notamment à cette fin que le politologue canadien Robert W. Cox (1987) introduisit les concepts gramsciens dans la discipline des RI, développant une théorie « néogramscienne » qui gagna une popularité notable dans la discipline en tant que théorie critique par excellence : Stephen Gill, Mark Rupert, Adam David Morton, Andreas Bieler et les chercheurs de l’École d’Amsterdam, Kees van der Pijl, Henk Overbeek et Otto Holman s’inspirent tous aujourd’hui de Gramsci dans leurs tentatives d’expliquer la formation, la consolidation et l’expansion d’une classe capitaliste transnationale considérée comme l’agent central de la reconfiguration de l’ordre mondial autour de l’hégémonie néolibérale (Dufour, 2006). Ils ont en commun de considérer le néolibéralisme comme le produit d’un travail idéologique réalisé par une petite élite transnationale dont l’unité se serait construite au fil des ans à travers une série d’agences transnationales officielles et non officielles allant du colloque Lippmann de 1938 et de la Société du Mont-Pèlerin créée par Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke en 1947 à la Conférence de Bilderberg, au Forum économique mondial de Davos et aux organisations internationales à vocation économique telles que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM).

Le même récit de la genèse du néolibéralisme se retrouve chez beaucoup d’intellectuels de gauche qui prennent part à l’altermondialisme tout en cherchant à développer une analyse sociologique du phénomène, par exemple dans le récent ouvrage collectif dirigé par Pierre Beaudet, Raphaël Canet et Marie-Josée Massicotte (2010). Cet ouvrage remarquable — la couverture le présente comme une « véritable bible de l’altermondialisme » — s’ouvre sur une archéologie du néolibéralisme qui reprend à la lettre les modalités de l’explication centrée sur l’élite que nous venons d’évoquer. Comme il est devenu coutume de le faire, le chapitre d’introduction remonte au colloque Lippmann et à la Société du Mont-Pèlerin afin de décrire les débuts de l’organisation des forces du libéralisme opposées au keynésianisme, lesquelles « ne représentaient à l’origine qu’un contre-courant marginal, presque groupusculaire » (Canet, 2010 : 11). Armées de patience et de « réseaux suffisamment puissants pour diffuser leur idéologie », les forces du néolibéralisme poursuivirent « minutieusement le travail de dénigrement du providentialisme et de l’interventionnisme étatique pour finalement en venir à marquer des points au tournant des années 1980 » (Canet, 2010 : 11). Le néolibéralisme, conclut le récit en insistant sur l’agence d’une petite élite, « est pensé et mis en place par des êtres humains, résulte d’une volonté politique exprimée dans plusieurs pays par certains gouvernements, en somme il n’est qu’un choix intéressé fait par quelques-uns et imposé à tous » (Canet, 2010 : 11-12).

Aussi articulé que soit ce mode d’explication de la genèse du néolibéralisme, il pose plusieurs problèmes fondamentaux. Il attribue notamment une cohésion et une homogénéité exagérées aux élites transnationales du capital financier mondial dont il sous-théorise les conflits internes entre cliques et factions (Drainville, 1994 : 111-113). Étroitement liée à ce problème est l’autonomie exagérée que cette explication attribue à ces mêmes élites, dont la volonté est l’élément central de l’explication du changement social et en particulier de la transition au néolibéralisme. Comme l’observe Hannes Lacher (2008), n’avoir d’yeux et d’oreilles que pour une élite transnationale dont l’agence prend la place de la lutte des classes dans l’explication des transitions entre structures historiques se traduit, malgré les prétentions contraires, à l’adoption d’une approche de type « top-down » et « instrumentaliste » — une critique que Lacher rappelle avoir été maintes fois adressée à la théorie néogramscienne tant par les marxistes (Boyle, 1994 ; Burnham, 1991 ; Panitch, 1996) que les non-marxistes (Drainville, 1994 ; Mittelman, 1998). Il ne s’agit bien sûr pas ici de nier que les réseaux d’intellectuels et d’idéologues ont joué un rôle majeur dans la diffusion et l’imposition du néolibéralisme à l’échelle planétaire, mais de prendre conscience que la prépondérance accordée à l’agence de l’élite mène à sous-théoriser les contraintes systémiques du capitalisme et la forme impersonnelle et abstraite de sa domination.

L’explication retenue pour l’analyse des origines du néolibéralisme a des effets importants sur la façon dont on conçoit l’élaboration d’une politique émancipatrice et l’articulation des résistances au capitalisme. Les néogramsciens, par exemple, « recherchent maintenant un remède aux biais élitistes en se concentrant sur les mouvements contre-hégémoniques d’opposition et de résistance » (Lacher, 2008). En sous-estimant toutefois les problèmes posés par la théorie dont ils s’inspirent, ils perdent de vue la grammaire générative des relations sociales qui renferme la clé du déploiement de la mondialisation et du capitalisme, ce qui a des conséquences non seulement sur « la question plus théorique de la périodisation des transformations des relations sociales, des relations de pouvoir et de leur projection au-delà du cadre national », mais aussi sur « la question pratique de savoir ce qui permet de contenir les coûts sociaux, sécuritaires et écologiques de ce processus » (Dufour, 2006 : 10). Pour leur part, les altermondialistes ont abandonné l’idée de construire une nouvelle hégémonie et s’affairent plutôt à faire la promotion de l’horizontalité et de la multiplicité des solutions alternatives (Chiasson-LeBel, 2009 ; Whitaker, 2006 : ch. 2). Pour bienvenue qu’est cette recherche altermondialiste d’un monde meilleur, elle s’ancre tout autant que celle des néogramsciens dans une compréhension des relations entre structure, processus et agence qui peine à relier le néolibéralisme à la dynamique historiquement spécifique de reproduction des relations sociales capitalistes au-delà de l’analyse conjoncturelle des politiques économiques décidées par quelques dirigeants.

En résulte une vision volontariste du changement social : puisque le néolibéralisme est dit avoir été imposé comme modèle économique dominant parce qu’une élite en a voulu ainsi, il ne suffirait qu’à cette même élite de changer de perspective, sous la pression des mouvements sociaux, pour qu’advienne un monde meilleur : « [l]es solutions alternatives existent déjà, il faut juste que la volonté politique de les appliquer s’affirme » (Canet : 17). Suivant cette idée que l’élite est capable d’imposer le changement à volonté, la nature des problèmes engendrés par le capitalisme n’est jamais loin d’une explication psychologisante ou moralisatrice des comportements politiques. À cet égard, l’avarice et la corruption de quelques individus des milieux financiers ont fourni l’une des explications les plus populaires de la crise économique qui a débuté en 2007, tout comme sont souvent blâmés « la mauvaise foi et l’immobilisme affichés par les gouvernements » (Canet : 17) pour expliquer les multiples problèmes du monde et la persistance des injustices sociales.

Cette critique du système politique est problématique parce qu’elle s’arrête à poser les défaillances de la démocratie comme le résultat de la malveillance de quelques individus et corporations sans comprendre les liens intimes qui relient l’État libéral au maintien de la sphère économique et des relations sociales capitalistes. À rebours de cette lecture des défaillances de la démocratie, la sociologie historique a démontré que la « dilution du pouvoir populaire est un ingrédient essentiel » de la définition de la démocratie dans le monde moderne et non pas un phénomène récent (Wood, 1995 : 214).

La pauvreté politique de la démocratie libérale

Dans les deux dernières décennies, les théoriciens de la globalisation ont popularisé l’idée que les sociétés humaines sont entrées dans une nouvelle ère d’interdépendance marquée par le déclin de l’État national, l’effritement de la souveraineté territoriale et la multiplication des centres du pouvoir. Beaucoup d’analyses des nouveaux mouvements sociaux contestataires s’inspirent en tout ou en partie de cette théorisation du développement historique pour affirmer la montée en puissance, à partir des années 1970, d’acteurs non étatiques capables d’agir au-delà et en dessous du carcan national.

L’abaissement des barrières douanières et tarifaires, les innovations technologiques en matière de transport, d’information et des communications, la croissance astronomique des mouvements de capitaux et des échanges commerciaux internationaux, ainsi que la multiplication des organisations supranationales et internationales, sont autant d’éléments dits avoir contribué à une crise de l’État national et éloigné des cadres démocratiques nationaux l’espace où se prennent les décisions politiques. Dans la foulée de ces transformations, les frontières seraient devenues « poreuses », assaillies de toutes parts par des flux transnationaux dont le nombre et l’intensité se seraient décuplés. Le passage à la société « post-industrielle » aurait par ailleurs rendu non pertinent le concept de classe pour comprendre les relations sociales et les structures de production rigides du fordisme se seraient désagrégées devant une mondialisation néolibérale restructurant l’économie mondiale autour des principes de flexibilité, d’organisation en réseaux et de production immatérielle.

Cette interprétation des transformations socio-spatiales contemporaines s’accompagne souvent de l’affirmation que le politique est entré dans une crise aux facettes multiples. L’une des explications les plus finement articulées de cette crise en fait ressortir quatre dimensions en particulier : il y aurait « crise de souveraineté », parce que ses prérogatives s’affaibliraient progressivement ; « crise de légitimation », parce que le lien entre nation et État s’effriterait ; « crise de régulation », parce que le politique serait de plus en plus soumis au juridique et le gouvernement remplacé par la gouvernance ; et « crise de représentation », parce que les élus ne seraient plus en mesure de représenter fidèlement la complexité des identités, les citoyens cherchant par ailleurs à participer à la politique beaucoup plus activement que ne le permet le dispositif institutionnel traditionnel (Duchastel, 2006 : 374-389). Nombre d’analyses sociologiques de l’altermondialisme partagent cette idée d’une crise du politique et postulent implicitement ou explicitement que les procédures démocratiques auparavant fonctionnaient correctement : la perversion des procédures démocratiques serait récente, un phénomène relativement nouveau.

L’idée que la démocratie représentative ne sert désormais plus adéquatement les citoyens ou la nation a pour revers l’idée qu’autrefois elle les servait adéquatement. Là où l’État est perçu comme travaillant jadis au service de l’intérêt général, il serait aujourd’hui à la solde des grandes corporations et des marchés financiers, à tout le moins deplus en plus vulnérable à leurs pressions. De nos jours, en raison de la multiplication des centres de pouvoir, les dispositifs démocratiques seraient vidés de leur substance : on assisterait « à une forme d’évidement de l’État comme centre de pouvoir » (Lamoureux, 2010 : 429-430). L’idée d’« évidement » sous-entend bien sûr qu’avant d’être « vidées », les institutions représentatives étaient « pleines » de cette substance démocratique qu’on affirme avoir fait les beaux jours de la citoyenneté dans le passé, avant que l’État ne perde son monopole de l’action collective. Comme l’État ne fixerait plus à présent les « règles du jeu de l’agir politique », un nouveau langage est dit nécessaire pour appréhender la politique contemporaine (Beck, 2003 : 28).

Derrière l’apparente radicalité de ce nouveau langage, se cache en fait l’adoption de postulats stato-centristes traditionnels dans l’interprétation de la nature du système international avant 1970 (Lacher, 2003 : 523). En effet, ce langage reprend volontiers la description du système « westphalien » typique des approches dominantes en RI pour affirmer que dans les quatre dernières décennies les transformations sociales et spatiales engendrées par la mondialisation ont progressivement disjoint les frontières politiques, économiques et culturelles. Cela aurait entraîné une perversion de la démocratie libérale, qu’on déplore ne plus être au service du bien commun depuis l’abandon du providentialisme et du keynésianisme.

S’il est une critique qu’il faut adresser aux approches stato-centrées, c’est bien pourtant qu’elles n’ont jamais été adéquates pour théoriser l’organisation spatiale de la modernité, pas même durant l’âge d’or des nationalismes au tournant du xxe siècle ou durant l’âge d’or de l’État-providence des trente glorieuses. En la matière, la thèse du déclin de l’État national et de l’effritement de la souveraineté territoriale « dramatise la nature des transformations sociales et spatiales en cours en exagérant les aspects territoriaux du passé et les éléments transnationaux du présent » (Lacher, 2003 : 524). Elle tend également à reproduire une vision idéalisée de l’État-providence et de la démocratie libérale qui n’aurait été corrompue on ne serait entrée en crise que depuis quelques années seulement.

La théorisation de la séparation de l’économie et du politique que nous avons esquissée précédemment offre ici un argument pour abandonner les présupposés stato-centrés qui conçoivent l’économie pré-1970 comme subordonnée à l’État tout-puissant et à ses frontières nationales. Premièrement, elle amène à traiter de l’expansion et de l’approfondissement des relations transnationales comme un trait normal du développement capitaliste qui offre peu de raisons de penser qu’il entraînera la fin de la souveraineté : l’existence d’un domaine de relations transnationales en marge de l’État national n’est ni nouvelle, ni incompatible, avec la souveraineté territoriale. Il est même possible d’affirmer qu’elle est « l’une de ses conditions préalables essentielles » (Rosenberg, 2005 : 19). Deuxièmement, la théorisation de la séparation de l’économie et du politique fournit une tout autre lecture de la « belle époque » de la démocratie libérale en ne concevant pas les défaillances de cette dernière comme de simples dérapages (à la manière des libéraux) ou comme le produit récent d’une crise du politique (comme l’affirment les globalistes), mais comme une dimension constitutive du développement inégal et géopolitiquement différencié du capitalisme et du libéralisme dans la modernité (Dufour et Martineau, 2007).

L’État moderne et la démocratie libérale n’ont pas des origines identiques à celles du capitalisme, mais ils lui sont néanmoins liés à l’interne en tant que formes politiques qui ont facilité la dépolitisation des relations sociales de propriété et de l’appropriation privée des surplus (Lacher, 2006 : 106-118). Comme l’explique Wood (1995 : 204-208), en transférant progressivement le point de mire du pouvoir de la seigneurie vers la propriété, le droit d’exploiter la force de travail d’autrui s’est progressivement détaché de tout privilège politique particulier et l’appropriation, conséquemment, se fait désormais essentiellement en tirant profit d’avantages purement économiques. L’égalité formelle ne conférant que des pouvoirs restreints, qui ne menacent pas directement la propriété privée des classes dominantes, la séparation de l’économie et du politique a rendu possible l’extension de la citoyenneté. Le politique a été localisé dans une sphère publique — le Parlement — indépendante de l’autorité royale et du peuple, alors que l’appropriation a été reléguée dans une nouvelle sphère de domination et de coercition économique laissée intacte par les libertés individuelles et collectives consacrées par la démocratie libérale.

Les limites que l’ascension des propriétaires terriens anglais posa à l’exercice du pouvoir par la couronne et l’État formèrent le coeur de la démocratie moderne en inspirant de nombreuses caractéristiques des constitutionnalismes qui se développèrent plus tardivement dans le reste du monde occidental : tous finirent par mettre en scène « un corps citoyen inclusif, mais largement passif, embrassant à la fois l’élite et la multitude, mais dont la citoyenneté est limitée dans sa portée » (Wood, 1995 : 208). Autrement dit, l’extension progressive et, dans les faits, très tardive de la citoyenneté a été conçue comme un moindre mal par les classes dominantes, une concession à faire devant l’impulsion démocratique des masses, pour sauvegarder un ordre social foncièrement inégalitaire. Les pères fondateurs de la constitution américaine, pour donner un exemple probant, cherchèrent « à créer un ensemble d’institutions qui allaient incorporer et en même temps limiter le pouvoir populaire », c’est-à-dire « maintenir une oligarchie de propriétaires avec l’appui électoral de la multitude populaire » (Wood, 1995 : 214) dans un contexte où il n’était plus possible de maintenir un corps citoyen exclusif en raison de la pression populaire.

Tarak Barkawi et Mark Laffey rappellent que « [l]a démocratie concerne la souveraineté populaire. Le libéralisme, en revanche, concerne la construction d’un type particulier d’ordre social organisé autour de l’individu et ses droits » (1999 : 19). Aussi précieux que soient ses bienfaits en matière de droits civils et politiques, le libéralisme a limité la portée émancipatrice de la démocratie et restreint la mesure dans laquelle les populations peuvent décider de leurs conditions de vie. En consacrant l’existence d’une sphère de la propriété privée séparée du politique, le libéralisme a dévalorisé ce dernier, lui a enlevé une partie de son importance dans l’organisation de la société, notamment dans l’administration de la production et de la consommation, en transférant certains de ses pouvoirs « au domaine purement économique de la propriété privée et du marché » (Wood, 1995 : 211). À la dépolitisation de l’économie et la dévalorisation de la politique, la démocratie libérale tend de plus à délégitimer les luttes politiques extra-parlementaires en renforçant l’idée que c’est le Parlement qui est souverain, non pas le peuple en dehors : « le plus inclusif est devenu le “peuple”, le plus les idéologies politiques dominantes […] se sont évertuées à dépolitiser le monde en dehors du Parlement et à délégitimer la politique “extra-parlementaire” » (Wood, 1995 : 206).

Une nouvelle culture politique en marge de l’état

En excluant les pouvoirs d’appropriation du domaine politique et en les relogeant dans une sphère économique autonome, le capitalisme a fait en sorte que même quand l’État intervient dans l’économie, le pouvoir politique maintient une distance avec le procès de production : la lutte pour l’appropriation des surplus du travail prend ainsi la forme d’« une bataille sur les modalités et conditions de travail » plutôt que la forme d’une lutte immédiatement politique (Wood, 1995 : 44). Le point de mire de la lutte des classes se dirige vers la question des heures travaillées, des salaires, des avantages sociaux, des retraites, etc. sur chaque lieu de travail et dans chaque secteur de l’économie pris individuellement plutôt que vers les institutions politiques qui travaillent à consolider la séparation des deux sphères et garantir le contrôle privé de la production — l’État, l’armée, la police, le droit, la propriété, etc. De cette façon, la structure de la production sous le capitalisme tend depuis longtemps à fragmenter et domestiquer la lutte des classes, à l’amener à se replier sur elle-même, « à la rendre très locale et particulariste » (Wood, 1998 : 10). En même temps, elle a fait du Parlement une institution qui, parce qu’elle n’est pas censée intervenir directement dans l’organisation de la production, revêt les apparats d’une institution « neutre », d’une « chose publique », plutôt que d’apparaître comme un instrument privé entre les mains d’une classe particulière (Green, 2010 : 10).

Les organisations internationales et rencontres au sommet entre chefs d’État et de gouvernement ne bénéficient pas autant de cette apparence de neutralité. Les réunions s’y tiennent souvent à huis clos et en présence d’acteurs non élus du secteur privé, ce qui contribue à rendre visible le rôle politique de ces rencontres dans le contrôle des formes économiques de la propriété à l’échelle mondiale. C’est en ciblant ces institutions internationales que les altermondialistes se sont fait connaître, notamment par leurs luttes contre les conditionnalités des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la BM aux pays aux prises avec la crise de l’endettement. Dans la même veine, le soulèvement zapatiste des autochtones du Chiapas, le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), demeure à ce jour un symbole important des débuts de la mondialisation des luttes contre le néolibéralisme et de la recherche de modèles alternatifs d’organisation communautaire, bien que les luttes contre le néolibéralisme aient une histoire beaucoup plus longue.

Sur ce point, les événements récents de l’actualité[9] ne manquent pas de ramener en mémoire les révoltes qui eurent lieu en 1981 dans plusieurs villes anglaises — dont Londres, Birmingham, Manchester, Sheffield, Leeds et Liverpool — en réaction aux nouveaux pouvoirs policiers utilisés à des fins de profilage racial en vue de discipliner les communautés de travailleurs immigrants dans un contexte économique difficile marqué par la fermeture de plusieurs usines (Jacobs, 1992 ; Scarman, 1981 ; Vogler, 1991). Dans le Sud global, la décennie 1980 fut marquée par la crise de la dette, l’imposition de programmes d’ajustement structurel et la multiplication des attaques contre les mouvements syndicaux. En Bolivie, par exemple, l’année 1986 fut marquée par la lutte menée par la Confédération des travailleurs bolivariens contre la privatisation des mines. La défaite de ce puissant syndicat se répercuta sur la capacité de résistance de l’ensemble des mouvements populaires boliviens et ouvrit la voie à la restructuration néolibérale de l’économie entière (McNally, 2011 : 153). Un autre exemple frappant est celui du « Caracazo », cette vague intense de révoltes populaires qui suivit l’adoption en 1989 du programme économique néolibéral par le président vénézuélien Carlos Andrès Pérez, peu de temps après qu’il a renié ses promesses électorales (Chiasson-LeBel, 2010 : 98).

En Amérique du Nord et en Europe, les luttes contre le néolibéralisme acquirent une nouvelle dimension en 1998 autour de l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI), dont la signature aurait marqué une victoire démesurée des forces du marché dans la construction de l’architecture financière du néolibéralisme (Freitag et Pineault, 1999). Impressionnés par la rapidité avec laquelle l’opinion publique a pu être alertée grâce à Internet, de nombreux activistes réalisèrent qu’il était possible de faire découler d’un intense réseautage transnational un changement social dépassant la simple somme des actions individuelles. La critique altermondialiste fit peu après son entrée médiatisée sur la scène politique internationale avec la manifestation massive dirigée contre l’ouverture du cycle de négociation dit « du millénaire » de l’OMC à Seattle en novembre 1999 (Couvrat, 2006 : 219). Les opposants au néolibéralisme s’embarquèrent dès lors dans une série de manifestations d’envergure en parallèle des rencontres au sommet entre chefs d’État et de gouvernement à Washington, Prague, Nice, Québec, Göteborg, Gênes, Mar del Plata, Hong Kong, Londres et Toronto, pour ne nommer que quelques exemples (Massicotte, 2010 : 32). Entre les premières luttes contre la discipline néolibérale et la crise économique actuelle est née une nouvelle culture cosmopolitique orientée vers la construction d’un espace politique d’action et de débat en marge des institutions représentatives traditionnelles.

En se posant comme un lieu de rassemblement de forces progressistes relativement indépendantes des États et des organisations internationales, le FSM fut appelé à jouer un rôle clé dans la revalorisation altermondialiste de la politique extra-parlementaire. Il fut créé dans la foulée de la manifestation massive de Seattle en 1999 et la tenue d’un « anti-Davos à Davos » en janvier 2000, à l’initiative d’un chef d’entreprise, Oded Grajew, dont la proposition de tenir un forum mondial « social » fut « immédiatement acceptée par les organisations et mouvements sociaux brésiliens, dont huit qui se sont alors impliqués afin de préparer le premier » (Whitaker, 2010 : 46). Des citoyens du monde entier se sont par la suite rencontrés sur une base d’abord annuelle, puis maintenant biennale, dans ce qui se veut essentiellement un espace de discussion articulé autour d’enjeux aussi divers que l’environnement, l’économie sociale, le patriarcat et le néocolonialisme, pour n’en nommer que quelques-uns. Lors de sa cinquième édition, en 2005, l’évènement a réuni 155 000 personnes à Porto Alegre. L’année suivante, en 2006, le forum adopta une formule polycentrique, se tenant simultanément à Caracas, Bamako et Karachi ; en 2007, il eut lieu à Nairobi ; en 2009, à Belém ; et en 2011, à Dakar. Selon le Comité de suivi du Forum social québécois (FSQ) (2011 : 1), dans cette dernière édition, 70 000 personnes issues de 150 pays se sont rassemblées pendant six jours pour assister à 700 ateliers et conférences.

La rencontre du FSM 2011 a d’ailleurs donné une teinte particulière à la culture cosmopolitique qui alimente l’altermondialisme puisque la thématique des migrations y a fait l’objet d’une attention particulière. Un forum thématique sur la question des migrations a en effet été tenu sur l’île de Gorée deux jours avant l’ouverture officielle du FSM, amenant de nouveaux organismes à signer la Charte mondiale des migrants (Comité de suivi du FSQ, 2011 : 6). De telles actions ravivent l’idée que le couple citoyen/nation n’est pas immuable et que les frontières territoriales n’ont rien d’une donnée naturelle. Elles font émerger dans les interstices de l’espace public aseptisé des discours et des revendications de « droits » qui dénaturalisent l’ordre social et insistent sur la nécessité de changer l’organisation des communautés locales, des sociétés nationales et de l’ordre juridique mondial. Dans un contexte marqué par le discrédit des syndicats et des partis politiques sociaux-démocrates, il n’y a pas de doute que les forums sociaux ont fait beaucoup pour dénoncer les ravages causés par le néolibéralisme et nourrir les luttes d’une panoplie de forces sociales aux cultures et traditions les plus variées.

Comme l’ont noté plusieurs sociologues et politologues (Fougier, 2007 : 53-54 ; Lamoureux, 2010 : 435-436 ; McNally, 2006 : 83), le mouvement altermondialiste n’adopte pas pour autant un horizon résolument anticapitaliste, ce qui lui a valu les critiques de groupes libertaires le dénonçant comme un « néo-réformisme » dont le projet est celui « d’une gestion capitaliste humanitaire » (Federação Anarquista Gaúcha et al., 2002). La liste des organisations altermondialistes répondant de cette logique néo-réformiste est longue en effet, à commencer par les organisations internationales non gouvernementales à vocation humanitaire telles que Oxfam, les grandes organisations syndicales et les organisations de solidarité internationale d’obédience religieuse. Non seulement il est rare que des organisations de ce type remettent ouvertement en question le capitalisme, elles travaillent souvent à sa promotion. C’est le cas, par exemple, lorsqu’elles font l’éloge du commerce équitable — dont l’objectif est « l’intégration de petits paysans aux circuits économiques internationaux » (Pleyers, 2010b : 394) — ou en finançant les programmes de microcrédits — dont l’objectif est de permettre aux plus démunis d’acquérir les capacités (financières et autres) qui faciliteront la vente de leur force de travail sur les marchés conçus en termes d’opportunités plutôt que de contraintes.

Certaines organisations altermondialistes vont plus loin dans leur critique du néolibéralisme. Ne s’attardant pas seulement au commerce international mais aussi à la finance, on pense par exemple à Attac et ses propositions de taxes sur les transactions financières et les bénéfices des entreprises transnationales. Là aussi toutefois la critique adresse rarement de front le capitalisme puisque ce à quoi on aspire se rapproche davantage d’« un nouveau pouvoir de régulation keynésienne et de redistribution à un niveau plus élevé, européen et/ou global » (Raynaud, 2010 : 24-25) que d’une alternative anti capitaliste. Ainsi, le président français Nicolas Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel ont récemment pu se réapproprier sans trop d’embarras la proposition de taxes sur les transactions financières car ce genre de revendications ne remet en question ni la propriété privée ni l’organisation de la production, mais se confine aux circuits d’échange et de distribution du capital. Bien qu’il est possible d’argumenter que pour de gros acteurs du Sud global tels que le Forum mondial des alternatives et Focus on Global South, l’altermondialisme n’est pas un substitut à une perspective anticapitaliste, il faut généralement aller voir parmi les courants plus marginaux pour trouver un discours résolument anticapitaliste.

Conclusion : réforme et révolution

Faut-il conclure de ce portrait du mouvement altermondialiste que ce dernier n’est voué qu’à induire des changements superficiels parce qu’il conteste rarement de façon directe les structures sociohistoriques profondes de la modernité capitaliste ? Nous répondons ici par la négative, en rappelant avec David McNally que « l’enjeu [de la lutte] n’est pas la réforme ou la révolution, mais la réforme et la révolution : “la lutte pour des réformes est son moyen ; la révolution sociale est son but” » (2011 : 177). S’inspirant de cette fameuse phrase de Rosa Luxembourg, McNally explique que

les luttes qui transforment le monde émergent quand les gens opprimés prennent les rues et ferment les lieux de travail pour réclamer un salaire décent, des droits civils, une journée de travail plus courte, un logement pour tous, ou la fin de la guerre. C’est au cours de la mobilisation — dans le processus de réclamer les rues, créer des blocus routiers, occuper les lieux de travail, délibérer dans les assemblées de masse, créer de nouvelles formes d’autonomie démocratique — que les gens prennent conscience de leur propre puissance, élargissent leurs horizons, et commencent à imaginer qu’un autre monde est vraiment possible. […] [L]a lutte pour des réformes est le sol riche et indispensable sans lequel aucun mouvement de masse pour le changement authentiquement démocratique ne peut croître.

2011 : 175-177

Même si la critique sociale formulée par l’altermondialisme n’apparaît pas toujours cibler de front la question des relations sociales de propriété et la marchandisation de la force de travail, il est raisonnable de penser que ses demandes de réformes sont porteuses d’une solidarité au potentiel de transformation radicale des structures du pouvoir. La démarche altermondialiste, en effet, sort de l’ordinaire à une époque où les milieux politiques et cercles d’économistes sont dominés par l’idée qu’aucun projet social alternatif ne peut remplacer le néolibéralisme — et encore moins le capitalisme. À cet égard, il n’y a aucun doute que le portrait de l’état des luttes sociales contemporaines serait bien triste sans le cosmopolitisme coloré et inspirant des forces altermondialistes sur les scènes locale, régionale, nationale et mondiale. En cela, l’optimisme affiché par nombre d’analyses sociologiques de l’altermondialisme ne peut être réfuté sur la base des critiques qui ne voient de possibilité de transformation sociale que dans les appels à la révolution. Par leurs discussions, leurs échanges et leurs actions, les militants et organisations altermondialistes de par le monde ont mis en évidence la pauvreté bien réelle de la politique parlementaire et réussi à revaloriser une culture politique extra-parlementaire dépréciée par la démocratie libérale.