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Remarques préliminaires

Cette modeste contribution porte sur une pentade ou un groupe de « cinq » — des êtres très particuliers, des entités en apparence abstraite — et sur leurs activités menées plus ou moins à la dérobée. La liste courte de leurs appellations, canonisée dans le mythe de Mani, n’a pas été inventée par celui-ci mais dérive plutôt, selon toute évidence, d’une certaine tradition gnostique, pour laquelle la source la plus ancienne dont nous disposions figure dans le complexe littéraire constitué par la Lettre d’Eugnoste (NH III, 3 ; V, 1) et la Sophia de Jésus-Christ (NH III, 4 ; BG 3), ainsi que dans certains comptes rendus des hérésiologues. Étant donné que les noms de tous les cinq désignent, en langage ordinaire, des aspects variés (ou variables) de l’activité intellectuelle, le choix des équivalents pour réaliser une bonne traduction en langue moderne a toujours été quelque chose de difficile, qui ne peut guère faire l’unanimité. Dans l’édition du texte d’Eugnoste (doublement représenté à Nag Hammadi) par les soins d’Anne Pasquier[1], les cinq portent les noms suivants :

« Intellect »

— pour le νοῦς

« Pensée »

— pour l’ἔννοια

« Délibération »

— pour l’ἐνθύμησις

« Réflexion »

— pour la φρόνησις

« Discours intérieur »

— pour le λογισμός

Il ne fait pas de doute que cette pentade a connu une fortune spectaculaire dans l’histoire des religions, car on la retrouve fort employée, notamment chez les manichéens, selon un usage qui remonte à Mani lui-même. Or, il convient de préciser que, règle générale, dans des textes rédigés ou transmis en une langue proche de celle de Mani (comme l’araméen ou le syriaque), les cinq sont désignés non pas comme « puissances », mais comme šekinah (pl. šekinata), terme hébraïque ou araméen servant à désigner la « demeure » ou la « présence » de Dieu. La dimension quasi spatiale que les cinq assument ainsi est d’une certaine manière perpétuée dans leur catégorie d’« éons », ainsi qu’on le lit dans le manuscrit copte que je citerai ci-dessous.

Étant donné le caractère international de la religion manichéenne et de sa littérature ancienne, l’emploi manichéen de cette pentade nous laisse envisager un bon nombre d’équivalents français différents (ainsi qu’anglais[2], allemands, etc.). C’est ainsi qu’on trouve les cinq énumérés comme « Intelligence, Raison, Pensée, Réflexion, Volonté » dans l’ouvrage classique de Franz Cumont[3], ou encore comme « Intelligence, Science, Pensée, Réflexion, Conscience » dans le livre de Michel Tardieu[4]. Ces traductions françaises prenaient traditionnellement comme point de départ les termes syriaques (hawna’, madd‘a’, re‘yana’, maḥšabta’, tar‘yta’)[5]. Si on veut plutôt rendre compte de la série des termes en grec et en copte, on choisirait un autre ordre, par exemple : Intellect, Pensée, Science, Délibération/Intention, Réflexion.

Mais plus on s’éloigne du monde occidental (vers les textes manichéens en langues araméenne ou iranienne, pour ne pas parler du chinois), plus la confusion devient embarrassante ; en outre, on rencontrerait encore plus de difficulté si on voulait toujours accorder ces traductions avec les significations des termes en question en copte. Pour éviter ce piège, je me propose ici d’employer les termes grecs, que je considère comme relativement neutres et instructifs, pour traduire les termes coptes, qui sont pour la plupart des mots autochtones. Dans la forme du dialecte employé pour la copie des codices manichéens coptes (dialecte L4), on trouve les équivalents suivants :

nous

— pour νοῦς

me(e)ue

— pour ἔννοια

sbō

— pour φρόνησις

sačne

— pour ἐνθύμησις

makmek

— pour λογισμός

Ces correspondances s’avèrent constantes à travers tous les codices coptes dans lesquels les cinq font leur apparition.

En ce qui concerne la source que j’exploite ici, il s’agit d’un manuscrit copte qui fait partie des sept codices manichéens de Medinet Madi, celui qu’on appelle le « codex des synaxeis[6] ». Pour être plus précis, les synaxeis, dans le sens de leçons ou lectures utilisées dans le cadre des assemblées cultuelles, ne remplissent qu’un peu plus de la moitié du manuscrit, mais ce sont les parties les plus significatives. Ce codex n’a pas encore été publié.

L’importance de ce codex pour les études manichéennes est capitale. Malgré son mauvais état de préservation, il nous donne, pour la première fois, une bonne idée de ce qu’était le contenu, chapitre par chapitre, de l’Évangile vivant, principal écrit dans le dossier de Mani écrivain et texte le plus important du « Canon » manichéen.

Le contexte liturgique (ou le lieu d’utilisation ou Sitz im Leben) de ces « Synaxeis » est d’ailleurs bien reflété dans le fait que le fameux Livre des Psaumes manichéen copte[7] contient dans sa première partie (non publiée) sous la rubrique « [Psaumes des] Synax[eis] » (le troisième regroupement de ce livre liturgique très volumineux) deux psaumes qui réservent une strophe à chacun des vingt-deux chapitres de l’Évangile vivant[8].

I. Le 1er Discours de l’Évangile vivant

Si l’on suit l’ordre des chapitres de l’Évangile vivant, on rencontre les cinq « demeures » déjà dans le premier chapitre. Or, les deux premiers chapitres de cet écrit ne contiennent aucun « récit » (au sens narratif), ils sont purement descriptifs. Le premier, assez long, donne la description du Royaume de la Lumière ; le second, plus bref, celle du Royaume des Ténèbres. La deuxième synaxis appartenant à ce premier discours, d’après ce qu’on peut lire de ce texte très lacuneux, présente essentiellement une description du Père de la Grandeur, « sa propre excellence, sa propre splendeur, sa propre pureté, sa propre magnificence, … sa fermeté et sa grandeur, pour laquelle il n’y a pas de mesure. Qui pourra même énoncer son excellence, sa pureté, son étincellement, sa brillance, sa magnificence … (?) Car il est incommensurable (?) Il est une âme vivante de lumière, soutenant toutes les âmes de lumière », etc. (p. *9). Plus loin, à la même page et s’étendant sur toute la page suivante (page plus lacuneuse encore), on trouve des traces évidentes d’au moins trois des cinq « demeures[9] » du Père (ἐνθύμησις, φρόνησις, νοῦς), chacune avec quelques attributs descriptifs, dans ce qui était certainement une description de ces cinq entités figurant individuellement en ordre ascendant. On ne peut que regretter l’état pitoyable du papyrus qui, en meilleure condition, nous fournirait probablement certains détails du caractère individuel de chacune de ces cinq puissances.

Dans le même discours mais à l’occasion de la quatrième synaxis, les cinq réapparaissent (sous leurs seuls noms) encore une fois parmi les vingt-deux entités nommées dans un hymne (ou plutôt une litanie) qui énumère les entités maîtresses (ou directrices ou dominantes) de l’univers lumineux, dans des formules répétitives de ce type : « le grand untel, maître de tous les tels ». Ici, les cinq apparaissent en ordre descendant : on commence par le νοῦς et on finit par le λογισμός.

II. Le 3e Discours de l’Évangile vivant

Le récit de ce qu’on appelle le « mythe cosmologique » de Mani, dans le sens propre de la narration des événements, commence au troisième discours de l’Évangile vivant, dont le contenu se trouve réparti, dans ce codex, sur cinq synaxeis, et c’est ici qu’on voit apparaître les cinq « demeures » d’abord, peu après le début de la première synaxis appartenant à ce discours, en action dans une chaîne d’événements.

Au moment où les habitants du Royaume de la Lumière s’aperçoivent des mauvaises intentions et de la malice des puissances des ténèbres, c’est d’abord le Père de la Grandeur qui voit tout à l’avance et qui révèle son pronostic (προγνωσία) aux éons du λογισμός. Avec ce renseignement, il déclenche la diffusion de la mauvaise nouvelle à travers le Royaume de la Lumière, d’une station à l’autre dans une chaîne de transmission[10] ponctuée ou jalonnée par les cinq demeures, ici en ordre ascendant (p. *36 du manuscrit) : « Lorsque les éons du λογισμός eurent la perception » (on a toujours le verbe αἰσθάνεσθαι) « le Conseil des éons du λογισμός se remua. La perception monta aux éons de l’ἐνθύμησις. L’ἐνθύμησις se remua … (lacune) … Les éons de la φρόνησις se remuèrent … (lacune) … Les éons de l’ἔννοια … », etc. (Le dernier niveau, celui du νοῦς, est perdu dans les lacunes.)

Encore dans le même chapitre, trois pages plus loin, on peut lire quelque chose de ce qui est la première mesure pour réagir à l’attaque du Mal, c’est-à-dire, la génération d’un être féminin, de toute évidence celui qu’on appelle la « Mère de la Vie », en ces termes (p. *39) :

Par l’intermédiaire de l’esprit de son Grand Conseil, par l’intermédiaire des cinq éons de sa gloire, des chambres de son honneur qui appartiennent à sa grandeur et des douze chambres de son … (lacune) …, il (scil. le Père) produisit une puissance à partir des éons de son glorieux λογισμός … (lacune) … [et transféra celle-ci] aux éons de son ἐνθύμησις … Aussitôt qu’elle eut été renforcée dans les éons de l’ἐνθύμησις, il l’illumina dans les éons de sa grande φρόνησις et puis il l’illumina par les éons de son [ἔννοια …] (et) … par les éons de son νοῦς. Aussitôt qu’elle [… (lacune) …] dans les éons de son νοῦς, elle devint forte et grande […] … et elle se perfectionna sur sa[11] grandeur.

Ce genre de processus qu’on lit dans le récit de la génération de la Mère, avec ces étapes de perfectionnement graduel, jalonné par les cinq « demeures », semble servir de modèle à la génération d’autres personnages divins : on rencontrera plus tard à peu près le même procédé, au moins à deux reprises, dans les quatrième et sixième discours de l’Évangile. Et de telles générations se trouvent toujours complétées par une grande jubilation de la part de tous les éons, à cause de la nouvelle réalisation.

Les pages restantes (de plus en plus lacuneuses) de cette longue synaxis semblent traiter de la génération du guerrier principal, l’Homme Primordial, et de son armement. D’autres préparatifs pour la guerre contre les Ténèbres font l’objet des deux synaxeis qui suivent, notamment l’évocation de la compagne de l’Homme primordial, sa « soeur » et « bien-aimée » (2e synaxis), ainsi que l’encouragement qu’on lui adresse et la louange de ses mérites (3e synaxis)[12].

Finalement, en lisant la 4e synaxis, on se retrouve en pleine guerre entre les forces de la Lumière et celles des Ténèbres. Entre plusieurs lacunes, on peut y lire, entre autres, ces restes de mots : « les éons de φρόνησις … […] … les éons de l’ἐνθύμησις de la même façon. [Et encore, les éons du] λογισμός ont lutté dans des batailles nombreuses » (p. *67). Malgré l’état regrettable du manuscrit, il ne fait pas de doute qu’on est ici en face d’une mention des cinq « demeures » en ordre descendant, ce qui semble être l’ordre approprié pour la lutte. Peu avant le passage cité, on supposera une mention pareille des mérites guerriers attribués aux deux premières « demeures », νοῦς et ἔννοια.

À la page qui suit dans le manuscrit, tout au début de la p. *68, on lit encore ceci :

… et aussi les éons appartenant à son λογισμός et les éons de son ἔννοια. Par leur intermédiaire il [subjugua ? captura ?] les mondes des Ténèbres et les archontes qui s’y trouvent … (lacune) … les éons de sa φρόνησις … [firent telle-et-telle manoeuvre] pour puiser (ou : vider ?) les mondes de la fumée et les archontes qui s’y trouvent. Il commença à lever son ἐνθύμησις au-dessus de ces eaux et avança / poussa son ἐνθύμησις pour qu’elle humilie [ces choses] dans ces mondes qui appartiennent aux eaux à cet endroit-là. Après quoi il [(fit telle-et-telle chose)] aux Ténèbres … et il s’élança de la profondeur [et avança (?)] son νοῦς aux mondes des …

Les lacunes du manuscrit s’avèrent bien sûr très frustrantes, mais on discerne suffisamment d’éléments dans ces débris pour comprendre que les cinq « demeures » (en tant que forces inspirant la crainte) exercent des fonctions importantes dans la stratégie du grand général qu’est l’Homme Primordial. Et elles se trouvent ici individualisées, chacune avec la spécification de son ennemi particulier, au point que le récit, sans doute, ne respecte pas pour une fois leur ordre canonique (ni descendant ni ascendant) : leur séquence semble plutôt se régler sur une mise en ordre occasionnelle, déterminée par l’ennemi en question.

III. Le 6e Discours de l’Évangile vivant

En fonction de la lisibilité limitée du manuscrit, il convient de ne mentionner qu’une autre attestation de la mise en scène des cinq « demeures ». Au sixième discours de l’Évangile vivant on a probablement affaire à la génération de l’Ambassadeur (ou Troisième Messager), dans le cadre de ce qu’on appelle traditionnellement « la 3e création » (ou « le 3e appel »). Comme dans le cas de la génération de la Mère de la Vie, le Père agit par l’intermédiaire de ces cinq demeures pour munir l’Ambassadeur de ses capacités divines (p. *98) :

Le riche Père [se mit à l’oeuvre] et lança une puissance [invincible (?)] à partir de son λογισμός (et) au moyen de son grand [esprit ? conseil ?],

  • il la compléta par son ἐνθύμησις,

  • il l’instruisit par sa φρόνησις,

  • il la perçut par son ἔννοια,

  • il la reconnut par son νοῦς.

Par la suite, le Père continua à lui procurer des forces spéciales (en tant que vêtements) à partir de sa propre image (εἰκών), chose importante sans doute pour assurer la beauté exceptionnelle et séduisante de l’Ambassadeur.

Remarques en guise de conclusion

Si les exemples cités ne sont pas suffisamment explicites pour mettre en valeur un rôle particulier pour chacune des cinq « demeures », ils démontrent néanmoins leur participation sans faille à l’action, à la fois comme un « collectif » de cinq entités, et pour chacune prise individuellement. Une telle construction narrative, dans laquelle on ne manque pas d’insérer les cinq en bon ordre à chacune des étapes importantes du récit, me semble assez remarquable. Elle doit avoir un sens et servir à la réalisation d’un intérêt particulier de l’écrit qui les atteste.

Le but principal de la mise en scène des cinq « demeures » me paraît s’imposer d’une manière assez simple et plutôt évidente : la participation et la contribution de chacune de ces cinq entités, qui sont aussi les puissances spirituelles de la divinité, servent à assurer le caractère strictement divin de toute nouvelle création (ou de toute nouvelle personnification d’une émanation divine). Cela vaut également pour leur rôle de combattants actifs et décisifs dans la gestion de la guerre : la description de toute action réalisée à travers les cinq « demeures » du Père (ou grâce à leur médiation) sert à souligner que c’est toujours le Père même qui agit. Autrement dit, elle sert à réaliser le fameux énoncé de la bouche du Père de la Grandeur concernant l’initiative de la bataille primordiale : « J’irai moi-même ».

Mais la question se pose de nouveau : s’il ira lui-même au combat, à qui veut-il épargner la peine ? Si l’on se fie à notre seule source explicite pour comprendre les implications de cette situation dramatique, le résumé de Théodore bar Konai, ce serait pour épargner l’effort de la guerre d’abord à ceux qui sont vaguement désignés comme « mes éons » (ou « mes mondes ») — parce qu’ils ont été créés pour vivre en paix — mais qui, tout de suite après, dans le même énoncé, sont qualifiés comme étant justement les cinq « demeures[13] ». Ce détail a toujours été pris au sérieux par les auteurs de présentations générales du manichéisme[14]. Or, une telle précision au sujet des bonnes intentions du Père est difficile à réconcilier avec les activités des cinq, leur forte implication dans tout ce qui se passera ensuite, leur rôle de représentation du Père lui-même dans la lutte, selon le récit de notre texte. Même si ce n’est probablement pas l’Évangile vivant de Mani dont Théodore rend compte du contenu, on a l’impression qu’une interprétation quelque peu erronée semble s’être glissée dans le résumé qu’il donne, que ce soit par une mécompréhension de sa source ou par un malencontreux accident[15]. Pour préciser l’objet du geste de dévouement et d’amitié du Père de la Grandeur, on pensera plutôt à ses véritables « compagnons », ceux qui l’entourent, créés pour lui tenir éternellement compagnie et orner son trône : les douze éons et les éons des éons.