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Introduction

Dans toute société, l’homme et la femme jouent différents rôles et remplissent des fonctions qui se définissent sur la base de la masculinité et de la féminité. Ils s’engagent chacun dans des activités correspondant culturellement à leur rôle sexuel (Marchand, 1999). Sur cette base bioculturelle, l’on assiste à une « assignation prioritaire des hommes à la sphère productive… et des femmes à la sphère reproductive… » (Kergoat, 2001, p. 89). Ce qui perpétue le statut inférieur des femmes (Mirchandani, 1999) et supérieur des hommes par le contrôle de la richesse et du pouvoir (Muntean et Ozkazanc-Pan, 2016).

En Côte d’Ivoire, la femme rurale incarne cette même réalité sociale. Elle est victime de discriminations négatives, dont la source est associée à la volonté des « ancêtres-dieux » (Ehui, 2019). À cette pesanteur religieuse qui diffuse crainte et peur, s’ajoutent les actions néfastes de l’organisation sociale traditionnelle et du système colonial (Assié-Lumumba, 1996 ; Ouattara, 2007 ; Touré-Diabaté, 2010). En effet, dans le processus de socialisation, l’homme et la femme sont assignés dans des rôles sociaux différents. Cette distinction sexuée confine la femme dans une position sociale minimaliste qui la relègue au bas de l’échelle sociale.

Comme preuve, depuis l’indépendance de la Côte d’Ivoire, l’entrepreneuriat social féminin est apparu comme le maillon faible jusqu’à la mise en place de la loi coopérative (loi no 97-721 du 23 décembre 1997). Cette nouvelle disposition a favorisé la naissance et la floraison de coopératives et associations féminines (Dibi, 2001) ayant participé à l’amélioration du bien-être et à la stabilité financière des femmes (Gouentoueu, 2014). Aujourd’hui, les coopératives et associations féminines sont devenues une stratégie pour contourner les contraintes socioculturelles (Vanga, 2012) et un facteur de construction du leadership féminin (N’Goran, 2012).

Depuis quelques années, les femmes de Djangobo et de Dramanekro se sont inscrites dans ces formes de pratiques entrepreneuriales. Vivant dans un milieu social dans lequel l’ancrage culturel des rapports de pouvoir homme-femme est toujours vivant, la gent féminine a fait son entrée dans l’entrepreneuriat social avec des noms évocateurs. Ceux-ci expriment à la fois une reconnaissance consciente du statut de cadette sociale et un refus de demeurer dans la triple invisibilité du faire, du statut et de l’être (Voirol et Faes, 2013). L’association s’appréhende de ce point de vue comme un espace qui les place au coeur des débats liés à la gestion, au contrôle, au pouvoir et à la redistribution des ressources disponibles. La participation de groupes féminins à ces discussions est, sans aucun doute, une opportunité pour participer à la double action de déconstruction et de reconstruction des rapports sociaux de sexe.

La présente étude s’efforce d’établir les liens entre les gains sociaux et culturels de l’engagement féminin dans l’entrepreneuriat social et la reconstruction des rapports de genre en milieu rural ivoirien. L’introduction est suivie de la recension de travaux, du protocole méthodologique, des résultats, de la discussion et de la conclusion.

Concernant la revue de littérature, elle sera développée autour de trois idées, dont la première porte sur la définition de l’entrepreneuriat social, la deuxième sur le lien entre l’entrepreneuriat social et le devenir de la femme. Quant à la troisième, elle se propose succinctement de mettre en évidence les fonctions évocatrices du nom, notamment Blâ yé yâ et Blô dô blô.

1. Entrepreneuriat social, changement social et rapports de genre

Les origines de l’entrepreneuriat social sont liées à l’impératif d’apporter de nouvelles et meilleures manières d’aborder et de répondre aux besoins sociaux (Boncler, Valéau et Annette, 2012 ; Bacq et Janssen, 2011). Les entrepreneurs sociaux sont décrits comme des victimes converties en acteurs critiques pour participer à la transformation de leur environnement social (Mair et Noboa, 2006 ; Phillips, Lee, Ghobadian, O’Regan et James, 2015 ; Seelos et Mair, 2005). Selon Nicholls (2008, p. 23) : « L’entrepreneuriat social est un ensemble d’activités novatrices et efficaces qui mettent l’accent stratégique sur la résolution de défaillances de marché sociales et sur la création de nouvelles opportunités permettant systématiquement d’ajouter de la valeur sociale en utilisant un éventail de ressources et de formes organisationnelles afin de maximiser l’impact social et de générer des changements. »

Il s’inscrit alors dans une approche dynamique que Dees (2001) présente comme un processus continu d’exploration, d’apprentissage et d’amélioration pour forger une valeur sociale nouvelle. Martin et Osberg (2007) soutiennent qu’entreprendre demanderait à la fois inspiration, créativité, action directe, force et reposerait sur certaines valeurs, dont l’entraide, le partage, la réciprocité, la démocratie, la participation et l’intégration des différents acteurs en présence (Nair et Moolakkattu, 2015).

L’entrepreneuriat social s’assimile à une décision collective, dont les enjeux dépassent largement le cadre individuel avec une finalité plus sociale qu’économique. Les femmes constituant une catégorie sociale exposée à certains problèmes sociaux jugés féminins, mobilisent de plus en plus l’entrepreneuriat social pour les résoudre.

La littérature sur l’entrepreneuriat social montre le lien entre l’engagement des femmes dans les organisations entrepreneuriales et leur autonomisation économique et sociale (Chant, 2013 ; Staudt, 2010). Cette idée est développée par Muntean et Ozkazanc-Pan (2016), Datta et Gailey, (2012), Levie et Hart, (2011) qui comparent l’entreprise sociale à une plateforme de promotion féminine et de captation de bénéfices sociaux. Les femmes se regrouperaient en associations, en coopératives ou en groupements d’intérêt collectif en vue de revendiquer la valorisation de leur statut. Leurs organisations sont construites autour de l’idéologie du consensus social et de l’entente (Laurent, 2010). La consolidation pratique de cette idéologie est assise sur certaines valeurs, dont le partage de l’information, les contacts, l’entraide, la solidarité, les assistances financières, matérielles et sociales en cas d’événements heureux ou malheureux (Abéga et Yebga, 2001 ; Marchand, 1999).

L’entrepreneuriat social joue également un rôle majeur aux plans économique et financier par la création de richesses (Guérin, 2005 ; Sabourin, 2000 ; Sarr, 1998) et l’accès des femmes à l’autonomie financière (Ngabonzima, 2009 ; Prévost, 2011). Cette autonomie financière permet aux femmes de « gagner en pouvoir au sein de leur couple et de choisir librement la vie qu’elles souhaitent mener » (Prévost, 2011, p. 34). Dans une autre perspective, l’entrepreneuriat social est un instrument de garantie de la sécurité alimentaire, de réduction des inégalités sociales et d’amélioration de la reconnaissance sociale des femmes (Sarr, 1998 ; Réseau femmes parlementaires, 2013).

En s’appuyant sur l’exemple du Réseau ivoirien des organisations féminines (RIOF)[1], Koudou, Kadjo et Dégri (2012) montrent que le mouvement associatif est un support d’émergence des femmes dans le commerce du vivrier sur les marchés d’Abidjan. Il imprime une identité sociale qui permet aux femmes d’améliorer leurs conditions de vie.

Par le canal des organisations, les femmes bénéficient également de programmes de formation et de projets pour leur réidentification sociale. Parmi ces opportunités, l’alphabétisation reste un enjeu social important (Savoie, 2011). Selon l’auteur, l’alphabétisation est un engagement à la transformation et à la réappropriation de la vie. En effet, les travaux de Freire (1985), de Prins, Willson et Schafft (2009) confirment cette position. Les résultats de leurs travaux décrivent l’alphabétisation comme un outil qui aide les femmes à sortir de leurs quotidiens, à créer des relations, à se développer, à transformer leurs regards sur leurs propres personnes, à développer leur confiance en soi et à réorienter leurs trajectoires professionnelles.

Dans un autre registre, les travaux de Hofmann (2003) résument en quatre points les avantages liés à l’entrepreneuriat social :

  • cognitif par la prise de conscience de la réalité et des causes de la domination masculine ;

  • psychologique par le développement de sentiments d’estime de soi et de confiance en soi, nécessaire dans la prise de décisions ;

  • économique par le développement d’activités génératrices de revenus ;

  • politique par la capacité d’analyser et de mobiliser son milieu social afin d’y introduire des changements.

Ces différents acquis permettent aux femmes de passer à un nouveau cadre social, ce qui accroît leur visibilité sociale et leur compétitivité.

Le regroupement des femmes en association ou en coopérative est aussi l’expression d’une identité qui s’affiche à travers la dénomination de leurs associations. Généralement, son choix établit l’activité commerciale, agricole ou professionnelle avec des sigles commençant par les lettres A (association), C (coopérative), F (fédération), etc. Les femmes de Djangobo et de Dramankro ont rompu avec cette habitude dénominative pour s’attribuer des noms plus évocateurs. Blâ yé yâ et Blô dô blô s’assimilent comme un substitut, un élément d’identification sociale chargée de référence duquel les femmes tirent leur courage, persévérance et résilience. Leur évocation est un surpassement des faiblesses féminines communes et individuelles. Ces noms sont similaires à un « programme » avec des fonctions d’intégration sociale, d’interpellation, de référence et de porteur de message (Fédry, 2009). Le choix de Blâ yé yâ et Blô dô blô répondrait à une logique sociale, socle de leur engagement associatif.

La littérature fait ressortir des liens entre l’entrepreneuriat social et la reconstruction des rapports homme-femme aux plans économique, social, culturel, psychologique, affectif, cognitif et politique. Elle met également en évidence le rôle des noms dans l’engagement associatif des femmes. Qu’en est-il des associations Blâ yé yâ et Blô dô blô ? En d’autres termes, comment les associations féminines Blâ yé yâ et Blô dô blô participent-elles à la redynamisation sociale et culturelle du traditionnel rapport homme-femme dans ces deux localités ? Cette interrogation centrale renvoie à trois questions subsidiaires :

  • quelle signification sociale traduit le symbolisme des noms de ces organisations féminines ?

  • quels sont les impacts de ces groupements féminins sur les conditions de vie des femmes ?

  • quel est le rôle de ces organisations féminines dans la position de visibilité sociale et culturelle des femmes dans leur milieu ?

La réponse à ces différentes questions repose sur un ensemble de données empiriques, dont la collecte obéit à un ordre méthodologique qui a besoin d’être exposé dans le point suivant.

2. Protocole méthodologique

2.1. Une méthodologie d’approche qualitative

Cette étude s’inscrit dans une démarche qualitative. Elle a mobilisé un ensemble de techniques et d’instruments de collecte de données de terrain portant sur l’expérience et la vie associative des femmes. L’analyse des différentes données collectées a permis de comprendre et de décrire les liens existants entre la reconstruction des rapports homme-femme en milieu rural et l’intégration des femmes aux associations, ainsi que leur signification théorique et conceptuelle (Miles et Hurberman, 2003).

2.1.1. Critères de choix des deux associations féminines

En 2015, au cours d’une investigation de terrain sur les systèmes de solidarité funéraire agni, la quête d’informations sur la participation des femmes aux cérémonies socioculturelles lors des funérailles nous a permis d’entrer en contact avec de nombreuses responsables d’associations féminines en milieu rural. Parmi celles-ci, deux ont particulièrement retenu notre attention : Blâ yé yâde Djangobo et Blô dô blô de Dramanekro. Djangobo et Dramanekro sont deux villages situés à l’est de la Côte d’Ivoire dans le royaume ndénié[2]. Leur choix dans cette étude porte sur des raisons communes et spécifiques.

Blâ yé yâ et Blô dô blô sont deux groupements féminins qui ont pour champs d’action le milieu rural. Elles sont animées par des femmes analphabètes ou d’un niveau d’étude approximatif. Blô dô blô est composée de femmes qui en plus de leurs statuts de ménagère, de commerçante, d’agricultrice le jour, ont pu accéder à celui d’apprenante la nuit. Quant à Blâ yé yâ, elle est le symbole du processus de démasculinisation des cultures de rente longtemps monopolisées par les hommes (Ehui, 2013). Les femmes de cette association féminine sont très présentes dans l’économie cacaoyère et caféière. Elles développent une nouvelle pratique entrepreneuriale dénommée « fa min yô ô bô »[3].

On note également une convergence d’initiative qui caractérise ces deux associations. En effet, celles-ci sont affiliées à des coopératives. Blâ yé yâ représente une section de la société coopérative agricole de Djangobo (SCADI) tandis que Blô dô blô se définit comme une cellule focale d’alphabétisation féminine de la société coopérative Anouanzè d’Aniassué (SCANIAS). Cette initiative marque leur intention de sortir de l’informel et surtout de capter des ressources (programmes, projets, etc.) en vue de renforcer leur légitimité sociale auprès des institutions et structures nationales et internationales. Cependant, chaque association présente des spécificités.

Blâ yé yâ est constituée majoritairement de femmes autochtones agni ndénié, productrices de cacao, dont le pouvoir économique est indéniable dans le système de production. Elles ont réussi à s’imposer dans cette culture et à faire de leur association une section de la coopérative SCADI.

Quant à la coopérative Blô dô blô, la plupart des membres sont d’origine étrangère. Il s’agit de femmes migrantes (Malinkés du Nord et Allogènes burkinabés) qui s’adonnent essentiellement aux cultures vivrières.

2.1.2. Caractéristiques des enquêtés et échantillonnage

La population d’étude rassemble les acteurs impliqués directement et indirectement dans la vie associative des femmes ou témoins de leur transformation sociale. Elle a été construite sur la base de la qualité des informations. À cet effet, trois catégories d’enquêtés ont été identifiées.

Acteurs directs : désignent les responsables/présidentes d’association et femmes membres desdites associations. Elles constituent les informateurs clés de cette étude dans la mesure où elles permettront de cerner la signification sociale ou le symbolisme des noms utilisés et les impacts de ces organisations sur le devenir social et culturel des femmes.

Acteurs indirects : c’est l’ensemble des acteurs, qui sans avoir le statut de membres d’association, participent à leur fonctionnement, par la captation et la réalisation de projet/programme. Il s’agit de responsable ou représentant de coopératives CADI/SCANIAS et du formateur.

Témoins : cette troisième catégorie d’enquêtés concerne les autorités locales (chefs du village ou représentants). Leurs avis ont été recueillis pour la visibilité sociale et culturelle des femmes.

Deux stratégies d’échantillonnage ont été mobilisées pour orienter la sélection de nos enquêtés. L’échantillonnage typique a été utilisé pour le choix des responsables/présidentes d’association, des chefs du village, du formateur, et des représentants des coopératives SCANIAS et CADI. Quant aux femmes membres des associations, l’échantillonnage sur place a été privilégié. Il a consisté à interroger les femmes membres que nous avons rencontrées dans le village (en famille, ou chez la présidente, etc.) au moment de notre passage et qui ont accepté de participer à l’enquête.

Dans la pratique, le chef du village, le représentant de la coopérative CADI, la présidente et huit membres de l’organisation ont été associés à l’enquête à Djangobo. À Dramanekro, le formateur des femmes, le représentant de SCANIAS[4], la présidente de Blô dô blô et quinze membres ont été interviewés. La taille de l’échantillon s’élève à vingt-neuf informateurs.

Tableau 1

Critère de choix et caractéristiques des enquêtés

Critère de choix et caractéristiques des enquêtés

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2.1.3. Le guide d’entretien comme outil de collecte des données de terrain

Le guide d’entretien a été le seul outil de collecte de données mobilisé dans cette étude. Il a été utilisé individuellement ou collectivement et conçu selon les catégories d’enquêtés. Individuellement, un guide d’entretien a été adressé aux présidentes d’association, un deuxième aux responsables de coopérative ou représentants, un troisième aux membres, un quatrième au chef du village et un cinquième au formateur.

Tableau 2

Récapitulatif des enquêtés et sujets abordés

Récapitulatif des enquêtés et sujets abordés

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À l’aide du guide destiné aux membres, deux groupes de discussion ont été réalisés auprès des femmes et leur présidente respective à Dramanekro et à Djangobo. Ces différents entretiens ont été réalisés sur une durée allant de trente minutes à une heure. Seuls les deux groupes de discussion réalisés se sont déroulés au-delà d’une heure de temps. Ils ont eu pour but de vérifier les informations collectées auprès des femmes individuellement. Chacun de ces guides a été construit autour de trois points essentiels, dont les facteurs liés à la création des associations et au choix de leur nom, aux impacts de l’intégration des femmes dans ces associations sur leurs conditions de vie et au rôle de ces associations dans la visibilité sociale et culturelle des adhérentes.

2.2. L’instrument d’analyse des données

Après la retranscription, le codage et la catégorisation des idées, les différents textes découlant des entretiens ont été décortiqués à partir de l’analyse de contenu afin d’établir les liens entre la visibilité sociale et culturelle des femmes et leur appartenance aux associations. Cet exercice a été réalisé à trois niveaux, chacun des niveaux correspondant aux trois sous-points traduits dans les résultats. Il s’agit de la signification sociale et du symbolisme des noms de coopératives, l’impact des associations sur les conditions de vie et leurs rôles dans la visibilité sociale et culturelle chez les membres.

3. Résultats

3.1. La signification sociale des noms des associations

Blâ yé yâ et Blô dô blô sont l’expression d’un symbolisme faisant référence conjointement aux inégalités sociales vécues par la femme et aux stratégies collectives en réponse à ces pratiques discriminatoires.

3.1.1. Blâ yé yâ ou le symbolisme de la reconnaissance et du refus du statut d’opprimé

Aux questions « que veut dire Blâ yé yâ et pourquoi avez-vous choisi ce nom », la présidente répond : « Blâ yé yâ a plusieurs sens… Blâ yé yâ traduit la situation de la souffrance féminine au quotidien […]. Nous avons donné ce nom à notre association pour nous rappeler que nous devons changer cette situation. » Littéralement Blâ yé yâ signifie « être femme est une souffrance, une douleur ». Ce nom rappelle la condition sociale de la femme.

Par analogie, le nom Blâ yé yâ détermine la situation de fait de la femme dans la société et la correspondance entre cet état de fait et ses rapports au genre masculin. Il devient alors un symbole qui tout en traduisant la centralité féminine au sein de la société agni, indique malheureusement sa « ghettoïsation » par la domination masculine. Dans ce sens, il rappelle à la femme rurale l’obligation d’agir pour sortir de l’ombre sociale masculine dans laquelle elle est structurellement maintenue. Blâ yé yâ s’attribue donc une double fonction sociale pour ses membres, celle du rappel de leur statut d’opprimé et du refus de se reconnaître comme tel afin de se projeter dans une nouvelle version sociale et culturelle. Chargée de sens et affirmant la correspondance analogique entre la femme et sa position sociale, Blâ yé yâ devient un instrument féminin dispensateur de courage, de résilience et de pouvoir associé à la double déconstruction et reconstruction du traditionnel rapport homme-femme dans cette localité.

3.1.2. Blô dô blô ou le renoncement collectif des handicaps socioculturels féminins

Selon la responsable de l’association, Blô dôblô signifie en langue malinké « vivre ensemble »[5], un soutien mutuel afin de pallier les difficultés vécues par les femmes de cette localité. Elle affirme : « Ici, à Dramanekro, nous les femmes, avons les mêmes problèmes. […] chacune se débrouille comme elle le peut, mais le problème, on ne sait ni lire, ni écrire, ni parler le français… c’est pourquoi on a créé cette association dénommée Blô dô blô. » À sa suite la doyenne de l’association ajoute : « Blô dô blô signifie qu’on a tout mis ensemble… nos forces et nos faiblesses… pour aller loin et mieux vivre. »

Au regard de leur handicap et conscientes de son impact négatif sur leur condition de vie, les femmes de Dramanekro voient en leur initiative collective un élément central pour promouvoir leur développement humain. Le choix du nom Blô dô blô, dans cette perspective n’est pas le fruit du hasard. Il symbolise d’une part la mutualisation des forces et faiblesses. D’autre part, il évoque la volonté féminine à faire face aux effets néfastes de la situation minimaliste en société. Partageant désormais une vision commune, celle de réviser leur situation sociale qui induit de facto la transformation de leurs rapports aux hommes, le choix de ce nom se manifeste comme une programmation consciente. Celui-ci obéit à une logique très évidente : le renoncement et le surpassement individuel du manque pour capter collectivement de nouvelles ressources humaines, sociales et culturelles afin de se repositionner dans la société.

Dans les deux options nominales, les associations Blâ yé yâ et Blô dô blô s’expriment comme une démarche stratégique et un projet social. Elles traduisent une vision commune de déconstruction et de reconstruction de l’identité sociale et culturelle féminine dans un système organisationnel et structurel local qui a longtemps maintenu la femme au bas de l’échelle sociale.

3.2. Les impacts de Blâ yé yâ et Blô dô blô sur les conditions de vie des femmes

L’une des stratégies mobilisées par Blâ yé yâ et Blô dô blô pour légitimer leur existence et pérenniser leurs actions repose sur la collaboration avec les entités coopératives. Celle-ci permet de bénéficier d’accompagnements techniques et matériels pour s’affranchir des difficultés. Ainsi, en collaboration avec SCANIAS, Blô dô blô a pu bénéficier de programmes de formation en autonomisation, en entrepreneuriat agricole et en alphabétisation de la part de la structure Wild Chimpanzee Foundation (WCF). Quant à Blâ yé yâ, ses liens coopératifs avec la coopérative agricole de Djangobo (CADI[6]) facilitent l’évacuation et la vente des produits de ses membres.

3.2.1. Blâ yé yâ ou s’affranchir de l’hégémonie masculine dans l’économie de rente

En s’introduisant dans la production du café et du cacao, longtemps considérée comme un patrimoine agricole masculin, les femmes de Djangobo ont réussi à briser le « mythe » de la masculinisation de l’économie de rente en Côte d’Ivoire. Le regroupement des femmes de Djangobo au sein d’une association, avec le statut de productrices des cultures de café et de cacao, est une confirmation féminine de la démasculinisation des cultures de rente qui sous-entend la redistribution des ressources foncières, agricoles et économiques. Dans leur nouvelle posture, les femmes de Blâ yé yâ réclament leur autonomie dans la production, la vente et la gestion des revenus tirés de leurs produits. À la question « pourquoi la création de ce groupe féminin », la première responsable répond : « On s’est mise ensemble, parce qu’on voulait avoir un droit de regard sur la vente de nos produits… Nous disposons d’un magasin de stockage, de cahier de charges et de comptes, un bureau… les démarches sont en cours pour se constituer en une coopérative autonome. »

Concernant le rôle de l’organisation, la secrétaire précise : « Notre organisation suit la pesée, la livraison, la vente, les chargements, la paie et les ponctions faites par CADI sur nos produits. Elle veille sur la comptabilité, la répartition des commissions individuelles et alimente la caisse de solidarité à hauteur de 1 500 000 francs CFA[7] après chaque campagne. » Les propos de la responsable et de la secrétaire révèlent leur double objectif : celui du « droit de regard » et celui du contrôle, du suivi de la vente et du revenu de leurs produits. En s’isolant dans leur association, les femmes se détachent de l’hégémonie masculine et révèlent leur capacité de suivre les différentes étapes de leurs activités dans un climat de confiance et de transparence. Dans ce cas d’espèce, les hommes (époux, frères, fils…) sont explicitement exclus de ce processus favorisant ainsi l’autonomie économique féminine dans la gestion du revenu et de réalisation des projets (construction de maison, possession de compte bancaire, scolarisation des enfants, etc.).

Du point de vue global, l’association est une garantie dans l’augmentation de la production agricole des femmes, le contrôle et le suivi de la vente des produits. Elle est également perçue par une catégorie comme « l’avocate de défense » des femmes analphabètes. L’une des adhérentes soutient : « Nous qui ne savons ni lire et écrire, l’association nous fait le point en langue locale, nous délivre un reçu que nous gardons jusqu’au paiement. »

Relativement à la caisse d’entraide mise en place, une femme raconte : « À chaque rentrée scolaire, l’association accorde des prêts aux femmes désireuses. Et cet argent est restitué après la vente des récoltes. » Une autre ajoute : « J’ai subi une opération chirurgicale l’année dernière, c’est grâce à la caisse de solidarité que j’ai pu payer mes frais d’hospitalisation. » Toutes ces actions collectives ont des impacts positifs sur la vie des femmes. Elles voient en leur association un filet de sécurité de leur revenu et un soutien dans leur moment de vulnérabilité. Par le principe de solidarité et d’entraide, l’association devient une « couverture sociale » permettant de faire face aux soins de santé, à la scolarisation des enfants, aux funérailles, etc.

Les stratégies mobilisées par Blâ yé yâ définissent clairement l’intention des femmes de rompre avec la dépendance masculine. Elles leur permettent d’accroître leurs capacités agricoles, d’augmenter leurs productions et de suivre librement la vente de leurs produits. Désormais, elles profiteront directement et individuellement des revenus agricoles.

3.2.2. Blô dô blô, une stratégie collective de correction des handicaps individuels

Des précisions sur les impacts de l’association sur la vie des membres sont faites par la première responsable : « Certaines femmes de Dramanekro et moi avons créé notre association. En 2016, grâce à un projet de WCF, suivi par l’ANADER, nous avons bénéficié d’un programme de formation relative à l’autonomisation de la femme, à l’entreprenariat agricole et l’alphabétisation. » Blô dô blô devient une opportunité d’élargissement des possibilités de captation de services et de prestations auprès de certaines structures comme l’ANADER ou WCF. Par leur partenariat avec la SCANIAS, elles ont obtenu la légitimité institutionnelle et sociale qui leur accorde plus de crédibilité auprès de ces organismes. Le groupe devient alors un outil de renforcement de leur pouvoir de négociation et de transformation de leur quotidien pour bâtir leur autonomisation sociale et culturelle. Pour preuves, elles ont capté des ressources humaines et un savoir-faire agricole pour améliorer leur productivité. Le revenu économique tiré de la vente des produits des plantations collectives est également perçu comme un surplus qui contribue à améliorer leur qualité de vie et celle de leurs enfants.

Les ressources, compétences et pratiques captées par les femmes à la fin de la triple formation sont au centre de leurs témoignages. Une première affirme : « Avant, je ne pouvais compter jusqu’à 10, aujourd’hui je vais jusqu’à 20. […] Je sais lire, écrire et parler le français. » Une deuxième soutient : « Avant, quand on me donnait mon ticket de voyage… je demandais aux gens de m’indiquer mon siège… aujourd’hui, je cherche moi-même ma place. » Une troisième ajoute : « Aujourd’hui, je communique avec mes clients en français… » Concernant les pratiques téléphoniques, les femmes font état de bénéfices à leur actif. Au cours des entretiens, certaines phrases comme : « Aujourd’hui, je connais mon numéro de téléphoneJe compose seule mon numéroJe sais écrire mon numéro de téléphone… Quand je reçois un message je peux le lire » ont été les plus récurrentes. Grâce au savoir lire, écrire et parler français, les femmes apprennent à s’adapter aux pratiques téléphoniques et à améliorer leurs activités commerciales. L’acquisition de ce savoir-faire téléphonique est un facteur de facilitation pour nouer des contacts et étendre leur réseau relationnel et professionnel. L’alphabétisation a participé à l’usage personnel du téléphone chez les femmes rurales et développé leurs aptitudes et attitudes relationnelles.

Pour le formateur, la détermination des femmes à augmenter leurs compétences s’associe aux différentes actions qu’elles ont menées pour faciliter le déroulement de « l’école de nuit ». En réalité, « les premiers moments de la formation étaient très difficiles parce que la salle de classe n’était pas éclairée. Elles ont résolu ce problème. Cela a beaucoup facilité le déroulement des cours. On pouvait faire les cours jusqu’à 21 heures ». Concernant les techniques culturales, la doyenne d’âge des femmes (64 ans) soutient : « La formation a été très bénéfique pour moi,elle m’a permis d’augmenter ma production agricole. »

Les discours des femmes marquent une rupture entre l’avant et l’aujourd’hui. L’aujourd’hui symbolise le changement identitaire qui s’opère dans leur vie économique, commerciale, agricole, sociale et culturelle. Cette rupture est le signe de leur engagement à déplacer les limites de leur invisibilité sociale et culturelle. Les faits tels que décrits montrent que les femmes se sont inscrites dans une logique de rupture avec l’antériorité. Elles développent de nouvelles façons de faire pour la postériorité.

D’un autre côté, les associations Blâ yé yâ et Blô dô blô, en développant un système de gestion interne basé sur la solidarité, l’entraide, l’altruisme et la compassion, cultivent un sentiment de sécurité, d’appartenance, de confiance et d’engagement chez les femmes. Les femmes se sentent rassurées par la gestion très active des deux présidentes qu’elles qualifient de « femmes dynamiques ». Dans le milieu associatif Blâ yé yâ, certains membres affirment : « Ici, la présidente est informée comme les autres membres de l’état de la caisse. Elle ne touche pas à l’argent, il y a quelqu’un pour ça. » Une autre rassure : « Lorsqu’un problème survient, elle est toujours informée, mais les décisions sont prises ensemble. Nous débattons des problèmes au cours des réunions. » Concernant la captation des opportunités, une troisième souligne : « Vraiment elle se bat pour la femme. Elle nous écouteet nous l’écoutons. » Les femmes de Blô dô blô font les mêmes observations : « Notre présidente a des idées qui font avancer le groupe, elle travaille beaucoup avec l’ANADER, quand il y a un problème, elle est là. » Ces différents discours insistent sur la disponibilité et les qualités managériales de leurs représentantes. Elles sont perçues comme des modèles de lien fort entre l’association, ses membres et ses partenaires.

3.3. Les associations féminines, un capital pour la visibilité sociale et culturelle des femmes

La découverte de nouvelles opportunités et le développement de nouvelles activités grâce aux partenariats et aux initiatives des associations permettent aux femmes de bousculer l’ordre social préétabli et de déboucher sur de nouvelles valeurs individuelles et collectives. En effet, ces nouvelles pratiques sont source de nouvelles idées et de nouveaux comportements chez les femmes rurales.

En s’engageant dans les cultures de rente, les femmes de Blâ yé yâ extériorisent le potentiel féminin et s’inscrivent individuellement et collectivement dans de nouvelles considérations sociales et culturelles qui les autorisent à être propriétaires foncières, à transmettre leurs biens à leurs descendants et à posséder d’importants biens. Des propos recueillis auprès de certaines femmes l’attestent : « L’unique condition d’adhésion à l’association est de posséder une plantation de café ou de cacao » ; « Moi, j’ai hérité mes premières plantations de ma mère. Aujourd’hui j’en possède 70 hectares… je les transmettrai à mes filles… » ; « Ici, le cacao et le café ne sont plus une affaire d’hommes… » ; « Pour être membre de ce groupe, il faut être propriétaire d’une plantation de cacao/café, ce qui a motivé des femmes à négocier auprès de leur mari ou parent pour avoir une portion de terre»

Ces différents propos montrent bien une reconstruction des rapports homme-femme au plan foncier et agricole. Au plan foncier, la femme étant traditionnellement considérée comme une simple bénéficiaire passe à celle de propriétaire foncière. La possession d’une plantation de café/cacao comme condition d’adhésion à l’association est une stratégie collective féminine pour réclamer la part féminine dans la ressource foncière. D’un point de vue structurel et culturel, cette démarche féminine engage la société agni dans une nouvelle coutume foncière dans laquelle la femme a décidé d’être plus visible. Elle passe progressivement des statuts de pourvoyeuse de main-d’oeuvre à celui de productrice de café /cacao, de bénéficiaire de parcelle à celui de propriétaire foncière.

Sous l’égide de l’association Bla yè yâ, les femmes suivent la vente de leurs produits agricoles. Cela leur confère un fort pouvoir de décision et de participation plus efficace dans les charges essentielles de la famille (scolarisation, soins médicaux, charges funéraires et factures, etc.). Certaines affirment à cet effet : « Grâce à l’association, la rentrée scolaire de nos enfants est garantie chaque année » ; « Aujourd’hui je décide de mes dépenses, je réalise mes projets librementje vis dans ma propre villa ».

L’organisation des femmes productrices de café et de cacao est également très bénéfique pour le développement du village selon les observations du chef du village : « Depuis mon accession au pouvoir, il y a quelques années, Blâ yé yâ participe activement au développement du village. Les ristournes faites par CADI sur la vente des produits des femmes contribuent au développement du village. Elles ont participé à la construction du foyer des jeunes, de la cantine, de l’école, du château d’eau… elles participent équitablement au développement du village l’association est une référence dans le canton ».

Quant aux femmes de Dramanekro, leur alphabétisation (savoir lire, écrire, parler français) leur a permis de s’ouvrir aux divers réseaux d’informations et d’entreprendre avec plus d’assurance leurs différentes activités. Par ces acquis, elles se sont inscrites dans un nouveau réseau relationnel leur offrant plus d’opportunités au niveau économique, social et culturel. Elles s’associent à ces affirmations « Je sais lire » ; « Je sais écrire » ; « Je sais parler le français » ; « Aujourd’hui je n’ai plus besoin de mon mari pour mes calculs » ; « Je sais lire mes SMS », « Je fais seule mes transferts d’argent », « Je consulte seule mes comptes ». Tous ces discours présentent les changements identitaires, professionnels, culturels et sociaux qui se sont opérés dans la vie de ces femmes.

En adhérant aux associations, les femmes captent individuellement de nouvelles connaissances, compétences, pratiques, savoir-faire et savoir-être leur permettant de se redécouvrir et de se redéfinir par rapport à la gent masculine. Le développement de ces nouvelles attitudes et comportements induisent de nouvelles normes sociales dans leurs rapports avec leur entourage. Ainsi, les hommes et les femmes s’engagent dans une nouvelle forme d’interaction dans laquelle les rôles autrefois exclusivement réservés aux hommes entrent progressivement dans le savoir-faire et être des femmes. Les associations féminines rurales deviennent un vecteur de déconstruction des idéologies et prescriptions locales qui ont longtemps contribué à la faible visibilité sociale et culturelle de la femme.

La dynamisation des rapports homme-femme sous l’égide des organisations féminines s’inscrit dans un double intérêt social et culturel pour la femme rurale. Au plan social, le genre féminin accède au prestige social, un capital longtemps détenu par l’homme à travers leur double rôle productif et communautaire. En consolidant leur présence dans les cultures de rente, ou en réclamant leur autonomie dans leurs activités agricoles et commerciales par le canal des associations, les femmes participent à la construction d’un nouvel environnement social dans lequel est évoquée la question de la redistribution du pouvoir. Dans le fond, cette reconstruction traduit la notion de la redéfinition des règles d’autorité et de partage des ressources locales. Dans cette perspective, elles augmentent leur pouvoir décisionnel sur leur trajectoire de vie, celle de leurs progénitures et de la famille.

Les bases du regroupement étant construites sur la mutualisation des faiblesses et limites féminines, les femmes orientent leurs objectifs sur l’élimination des barrières culturelles et structurelles afin de promouvoir une nouvelle forme culturelle de leur engagement communautaire. Elles s’engagent plus fermement et visiblement au développement de la communauté (électrification de salles de classe, participation à la construction d’école). Au niveau familial, l’augmentation de leur revenu leur procure un pouvoir décisionnel, et une participation plus effective aux charges essentielles (scolarisation, soins médicaux, factures, etc.). Bénéficiant de nouveaux capitaux sociaux et culturels, la femme devient une partenaire sociale et une actrice visible au développement local.

Tableau 3

Synthèse des résultats

Synthèse des résultats

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4. Discussion et conclusion

La présente étude est partie de l’hypothèse selon laquelle l’entrepreneuriat social féminin dans sa dimension associative se décline comme une arme, oeuvrant à la visibilité sociale et culturelle de la femme en contexte rural ivoirien. Les résultats ont porté sur trois points.

Le premier volet montre le sens social du symbolisme des noms choisis par les femmes et leur implication sur la détermination des femmes à découdre avec leur situation de fait défavorable. Blâ yé yâ traduit un rappel de la position discriminatoire de la femme qui la prive de certains avantages socioculturels, dont l’accès direct au foncier, à l’héritage, à la propriété immobilière, etc. (Ehui, 2011). Être femme serait, de ce point de vue, subir l’hégémonie masculine. Cependant, ce nom est une interpellation à la femme de renégocier son statut social. Quant à Blô dô blô, il s’aperçoit comme un symbolisme du « vivre ensemble » contribuant à rompre collectivement avec certains handicaps socioculturels individuels.

Le deuxième aspect est une présentation des opportunités qu’offrent les associations du point de vue individuel et collectif. En adhérant aux associations locales, les femmes captent individuellement des capitaux humains. Collectivement, elles bénéficient d’un ensemble d’acquis qualitatifs leur permettant de mener à bien leurs activités commerciales et agricoles. Il s’agit d’une part, du savoir lire, écrire, calculer et parler français et d’autre part, du suivi des rendements et revenus agricoles.

Le troisième point est l’exposé du rapport entre les associations féminines et la fabrication de nouvelles valeurs qui participent à la visibilité sociale et culturelle de la femme. Désormais détentrices de ressources matérielles et immatérielles, les femmes développent de nouvelles attitudes et aptitudes qui bouleversent l’ordre social et culturel préétabli. Cette nouvelle situation conduit à une redistribution du pouvoir dans les familles et dans la communauté.

Ces résultats concordent avec les idées développées par Abéga et Yebga (2001), Marchand (1999), Laurent (2010). Pour ces auteurs, les associations féminines sont des espaces organisationnels « d’entre soi féminin » (Degorce, 2016) engageant les membres dans une aventure collective guidée par une même vision (Tremblay et Carrier, 2006). De cette aventure collective, les femmes saisissent certaines opportunités comme l’alphabétisation pour la reconstruction et la réappropriation de leur vie (Savoie, 2011 ; Prins, Willson et Schafft, 2009 ; Freire, 1985). D’un autre point de vue, cette aventure accorde aux femmes le droit de regard sur leur gain, de posséder la terre et d’en hériter (Ehui, 2013). Toutes ces différentes « activités entrepreneuriales permettent aux femmes de changer leur place dans la cellule familiale et de voir le regard de leurs proches évoluer » (Degorce, 2016, p. 145). Les associations féminines sont aussi source de réduction des inégalités sociales et d’amélioration de statut social (Réseau femmes parlementaires, 2013 ; Touré-Diabaté, 2010 ; Banque mondiale, 2009). Celles-ci, en réduisant progressivement l’impérialisme culturel et social masculin (Dagenais, 1988), créent des opportunités qui permettent aux femmes d’imprimer leur marque dans le champ économique, de se construire une nouvelle identité sociale et d’améliorer leurs conditions de vie. Ces mêmes arguments sont développés par Muntean et Ozkazanc-Pan (2016), Datta et Gailey (2012), Levie et Hart (2011).

Sur le plan théorique, l’article participe à l’enrichissement de la connaissance scientifique sur deux points. Dans un premier temps, il rend compte du lien intrinsèque entre la signification symbolique des noms des associations et les ambitions sociales des femmes. Les noms comportent un sens anthropologique très significatif et jouent une triple fonction. La fonction de reconnaissance sociale qui marque la ressemblance sociale des membres et la désignation d’une catégorie sociale appelée à la renaissance sociale. Elle s’attribue une fonction interpellative. Celle-ci rappelle aux femmes leur situation de défavorisées sociales afin de forger des armes adaptées à la résolution des problèmes qu’elles vivent. La troisième fonction des noms est celle de porteur de message. Elle traduit la ferme volonté féminine à rendre caduque l’ancienne situation pour une nouvelle, plus valorisante. Il s’agit d’un message avec une double destination, la femme et l’autre (l’homme). Elle s’apparente à une stratégie ayant pour double objectif de se distinguer et de se rapprocher de la position sociale et culturelle de l’autre (l’homme). L’étude montre, dans cette perspective, que le nom est un outil d’inspiration et de réalisation aux mains des femmes, pour favoriser le succès de leur projet social et culturel. Son choix n’est donc pas le fruit du hasard.

Dans une deuxième approche, l’étude confirme la nécessité pour les femmes de mobiliser des stratégies individuelles de négociation avec leur mari, père, frère, en un mot, celui qui est vu comme le tuteur social et culturel. Cette démarche vise soit à remplir les conditions d’accès à l’association (capter des ressources foncières pour pratiquer les cultures de café et cacao à Djangobo) soit à participer aux activités de celle-ci (accord du conjoint pour assister aux cours d’alphabétisation de nuit à Dramanekro). En effet, conscientes des effets négatifs du « qu’en-dira-t-on », de la peur émanant des punitions des « ancêtres-dieux » et de l’omniprésence du pouvoir patriarcal dans leur existence quotidienne, les femmes prennent le soin d’obtenir l’accord du tuteur. Cette démarche permet aux femmes de légitimer individuellement et collectivement le bien-fondé de leur projet social et culturel et de se protéger contre toute éventualité.

Au plan managérial, le principe idéologique de l’entente et de l’entraide sociale (Marchand, 1999 ; Laurent, 2010 ; Abéga et Yebga, 2001) s’invite comme un capital de renforcement de la capacité d’agir (Degorce, 2016) dans les moments de précarité et de vulnérabilité des femmes. Mais le présent article insiste sur le « faire bloc » autour des présidentes comme un filet de sécurité, de garantie et de survie des groupes. Cette attitude génère et oriente les idées et actions dans un même sens avec pour avantage de construire un modèle de comportement collectif partagé et admis. Réceptrices à la politique de gouvernance de leurs représentantes, les femmes perçoivent légitime leur autorité et adhèrent à l’idée d’interdépendance des membres du groupe pour assurer leur mobilité sociale et culturelle. Toutefois, l’absence de cadre normatif, le faible niveau d’alphabétisation des femmes et le système managérial reposant en grande partie sur le « faire bloc » pose la problématique de la longévité de ces associations. Au regard de l’effet positif des associations sur le devenir social et culturel de la femme, il serait pertinent de réfléchir sur un « faire bloc » autour d’un cadre normatif pour orienter les idées et les actions du groupe dans le temps.

La non-participation des époux et des enfants comme enquêtés dans cette étude a été un manque à la réalisation de l’objectif sur la visibilité sociale et culturelle des femmes. En effet, premiers témoins du « nouvel être social et culturel » de leurs épouses ou mères, leurs informations auraient pu contribuer à l’enrichissement de cette partie en s’interrogeant sur les nouveaux rapports au sein des familles. Bénéficiaire de ressources permettant de renégocier sa participation au fonctionnement de la famille, la femme se désigne comme l’acteur-réducteur du pouvoir masculin au sein des foyers. Quels types de rapports émergeraient des foyers et entre époux ?