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Introduction

La sortie entrepreneuriale des propriétaires-dirigeants de petites et moyennes entreprises (PME)[1] est un phénomène qui gagne en intérêt depuis plusieurs années (Chevalier, Fouquereau, Gillet et Demulier, 2013 ; FCEI, 2012 ; Leroy, Manigart et Meuleman, 2010). La décision de quitter son entreprise, appelée « décision de sortie entrepreneuriale » (DSE) se définit comme une décision stratégique d’un dirigeant d’entreprise privée de récupérer ses capitaux et de se retirer tant de la structure de propriété que la structure décisionnelle de son entreprise (DeTienne, 2010 ; DeTienne et Cardon, 2012). À tout moment dans son parcours, un entrepreneur peut décider de sortir de son entreprise en utilisant différentes stratégies : la récolte financière (vente publique ou à une autre entreprise), le transfert à un tiers[2] (à une personne physique : famille, employé, externe) ou encore l’interruption volontaire (fermeture, liquidation) (DeTienne, McKelvie et Chandler, 2015).

Lorsque vient le temps de la retraite, les propriétaires-dirigeants désirant que leur entreprise leur survive ont deux options : le transfert à un tiers ou la récolte financière (DeTienne, 2010 ; DeTienne et Cardon, 2012). Or, la stratégie de transfert à un tiers, ou transmission de l’entreprise, est reconnue comme ayant une grande importance sur le plan économique et social, car elle permet d’assurer la pérennité de l’entreprise et de maintenir les retombées à une échelle locale (Justo et DeTienne, 2008). Au Québec, bien que la transmission à un tiers soit une option répandue (GEM, 2017), des défis importants persistent en ce qui concerne la préparation des dirigeants face à cette étape importante de leur vie (FCEI, 2012). Plusieurs sondages font état du manque de préparation des dirigeants quant à leur éventuel départ à la retraite et aux options qui s’offrent à eux (Banque de développement du Canada, 2017 ; FCEI, 2012). Se faisant parfois alarmistes, ces études accordent peu d’intérêt à la compréhension du processus de décision menant le dirigeant à choisir de quitter son entreprise et à identifier la façon de le faire. Pourtant, les décisions sont à la base de toutes les actions du dirigeant (Fayolle et Degeorge, 2012). Pour comprendre son action, il importe de comprendre aussi ses décisions. Partant de ce constat, combiné à l’importance économique et sociale de maintenir la pérennité des entreprises, il paraît nécessaire de s’intéresser de plus près à la prise de décision des dirigeants faisant le choix de transmettre leur entreprise.

La sortie entrepreneuriale, qu’elle s’appuie sur une stratégie de transfert ou non, est reconnue comme un événement complexe (Wennberg et DeTienne, 2014). Elle implique deux formes de décision : 1) la décision de quitter, et 2) le choix du scénario de sortie. Bien que la littérature sur la transmission d’entreprise et sur les familles en affaires apporte de nombreuses contributions à la compréhension du processus de transmission (Cadieux, 2004 ; Cadieux et Brouard, 2010 ; Handler, 1990 ; Hugron, 1991 ; LeBreton-Miller, Miller et Steier, 2004), elles font surtout référence aux processus de transfert de propriété et de direction entre deux acteurs, de même qu’aux difficultés vécues lors d’une transmission. La DSE, quant à elle, s’intéresse à un acteur précis (le propriétaire-dirigeant/entrepreneur) et se situe en amont du processus de transmission. En effet, le processus de DSE inclut une période de réflexion et précède le processus de transmission en tant que tel (Cadieux et Brouard, 2010). Actuellement, la littérature éclaire peu sur le déroulement de cette réflexion et sur les facteurs influençant la décision des dirigeants. Convenant que la sortie entrepreneuriale concerne la prise de décision (Leroy, Meuleman et Manigart, 2007), on peut s’étonner de retrouver si peu de recherches portant sur la DSE (De Freyman, Boussaguet et Bah, 2016).

C’est pour combler cette lacune que nous avons choisi de nous pencher sur le processus menant à la décision de sortie par une stratégie de transfert. La question de recherche qui a guidé notre étude s’articule comme suit : comment les dirigeants de PME prennent-ils la décision de quitter leur entreprise dans une optique de transfert ? De façon plus spécifique, dans cet article, nous cherchons à identifier les facteurs influençant la prise de décision dans un contexte de transfert et à faire ressortir leur influence sur la DSE. Les résultats obtenus permettent d’identifier plus clairement les déterminants de la DSE par une stratégie de transfert. Mieux connaître ces déclencheurs et influenceurs permet d’identifier des leviers afin d’adapter les stratégies déployées pour soutenir et accompagner les dirigeants dans leur décision, et par le fait même favoriser le maintien et la pérennité des entreprises.

La première section de cet article présente le contexte théorique. Nous proposons un retour sur les travaux traitant de la sortie entrepreneuriale, dans lesquels la transmission à une tierce personne est considérée comme une stratégie de transfert. Ensuite, nous présentons le modèle de processus décisionnel mobilisé dans cette étude. La deuxième section précise les choix méthodologiques, alors que la troisième section fait état des résultats de l’analyse. Une dernière section est consacrée à la discussion des résultats en faisant un retour sur les principaux constats. Les limites et des avenues de recherche futures sont finalement exposées en conclusion.

1. Ancrage théorique

1.1. La sortie entrepreneuriale par une stratégie de transfert

La sortie entrepreneuriale doit être comprise comme une action entrepreneuriale au même titre que la création ou le développement d’une entreprise. Elle fait partie intégrante du processus entrepreneurial et en est une composante critique (DeTienne, 2010). Elle constitue donc une partie intégrante du cycle de vie d’une entreprise et une étape nécessaire à sa continuité ; tous les propriétaires-dirigeants désirant que leur entreprise leur survive devront soit la transmettre ou la vendre à un moment ou à un autre de leur carrière (DeTienne, 2010 ; Leroy, Meuleman et Manigart, 2007). La transmission de l’entreprise – aussi appelée transfert – figure parmi les stratégies de sortie envisageables. Cette catégorie inclut non seulement la transmission à un membre de la famille, mais également à un employé ou à un individu externe. Bref, à une tierce personne.

La littérature sur la sortie entrepreneuriale s’intéresse particulièrement à la décision de sortie et s’inscrit dans le domaine plus global de la prise de décision entrepreneuriale. Une recension réalisée par Shepherd, Williams et Patzelt (2014) soutient toutefois que l’étude de la DSE, comparativement aux autres types de décisions entrepreneuriales, est celle ayant reçu le moins d’attention en recherche. On constate également que les travaux sur la sortie entrepreneuriale se concentrent davantage sur la comparaison des stratégies de sortie utilisées par les entrepreneurs pour quitter leur entreprise (DeTienne et Cardon, 2005 ; Wennberg, 2009 ; Wennberg, Wiklund, DeTienne et Cardon, 2010 ; DeTienne et Wennberg, 2013), de même que sur les déterminants associés au choix de l’une ou l’autre de ces stratégies (DeTienne et Cardon, 2005 ; Battisti et Okamuro, 2010 ; Leroy, Manigart et Meuleman, 2010). On s’intéresse, par exemple, à comprendre pourquoi les propriétaires-dirigeants font le choix de vendre ou liquider plutôt que transmettre.

Les travaux ayant étudié la transmission d’entreprise ont constaté que l’intention préalable (de sortir de son entreprise et/ou de transférer), la perception de contrôle sur le processus (faisabilité perçue et confiance) et la viabilité de l’entreprise ont un impact positif significatif sur la probabilité de transmettre l’entreprise (plutôt que la fermer ou la liquider) (Leroy, Manigart, Meuleman et Collewaert, 2015). Mobilisant les modèles d’intention, ces auteurs soutiennent que la transmission d’une entreprise passe forcément par un processus intentionnel de réflexion qui précède l’action. Leurs travaux présentent cependant certaines lacunes. En effet, l’influence potentielle de nombreux facteurs contextuels n’est que partiellement captée par les modèles d’intentions (Wennberg et DeTienne, 2014). D’autres auteurs explorent des théories alternatives qui reposent sur une plus grande variété de déterminants, qu’ils soient individuels, organisationnels ou contextuels (Wilfling, 2012).

Dans les travaux qui s’intéressent aux facteurs individuels ayant un impact sur le choix de stratégie, le capital humain de l’individu est souvent mobilisé comme variable explicative. Ce dernier réfère notamment, au niveau de scolarité, à l’expérience entrepreneuriale et à l’âge (Battisti et Okamuro, 2010 ; DeTienne et Cardon, 2012 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2013 ; Wennberg et al., 2010). Un niveau de scolarité élevé prédirait par exemple l’intention d’un dirigeant de vendre son entreprise plutôt que de la transmettre à la famille (DeTienne et Cardon, 2012) ; une influence qui n’a cependant pas toujours été confirmée (Van Teeffelen et Uhlaner, 2013). Également, il semble que plus l’entrepreneur a de l’expérience (entrepreneuriale et sectorielle), meilleures seront ses capacités à déceler de nouvelles opportunités de sortie (Leroy, Meuleman et Manigart, 2007 ; Wennberg, 2009) ; plus grande sera sa confiance envers ses capacités entrepreneuriales (pour démarrer un nouveau projet par exemple) (Kocak, Morris, Buttar et Cifci, 2010) et sa perception de contrôle (confiance en ses moyens et perception de faisabilité) (Leroy et al., 2015). L’expérience serait également un prédicteur du choix de stratégie de sortie de l’entrepreneur : davantage d’expérience mènerait à la décision de vendre l’entreprise, plutôt que de la liquider (Van Teeffelen et Uhlaner, 2013). L’âge du dirigeant influencerait, quant à lui, à la fois la volonté de sortir (Wennberg et al., 2010) et le moment de la sortie (Battisti et Okamuro, 2010). DeTienne et Cardon (2005) affirment, quant à eux, que plus l’entrepreneur est âgé, plus il serait susceptible d’avoir déjà une stratégie de sortie en tête. Il semble donc clair que l’âge du dirigeant a un impact sur la sortie entrepreneuriale, mais la nature de cette influence reste à clarifier. Les motivations de l’entrepreneur ont aussi été explorées afin d’expliquer les choix de sortie (DeTienne et Chandler, 2010 ; DeTienne, McKelvie et Chandler, 2015). Des études montrent que les entrepreneurs présentant des motivations intrinsèques (le désir de pérennité) lors du démarrage de leur entreprise sont plus susceptibles de vendre à une autre personne (DeTienne et Chandler, 2010) que ceux présentant des motivations extrinsèques (obtenir le maximum de valeur). Selon les auteurs, les motivations entrepreneuriales orientent non seulement les décisions au moment de la croissance et du développement de l’entreprise, mais également lors de la sortie de l’entrepreneur.

En ce qui a trait aux facteurs organisationnels, deux ressortent plus souvent de la littérature : la performance de l’entreprise (mesurée de différentes façons : la tendance des ventes, le profit, la survie de l’entreprise, la viabilité, le chiffre d’affaires ou la liquidité) (Battisti et Okamuro, 2010 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2013 ; Wennberg, 2009 ; Wennberg, Wilkund, Hellerstedt et Nordqvist, 2011) et la taille de l’entreprise (Battisti et Okamuro, 2010 ; DeTienne et Cardon, 2012 ; Ryan et Power, 2012 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2013 ; Wennberg, 2009). Par exemple, Battisti et Okamuro (2010) montrent que les propriétaires-dirigeants à la tête d’entreprises performantes préfèrent vendre à l’interne. Wennberg (2009), pour sa part, conclut que la DSE est déterminée par les performances économiques de l’entreprise, mais que celles-ci varient selon le niveau d’aspiration sociale du dirigeant. Si la performance dépasse les aspirations sociales du dirigeant, elle aura un effet positif sur la probabilité de vendre l’entreprise. Inversement, lorsque la performance se situe sous ses aspirations sociales, elle n’a aucun effet sur la probabilité de vendre. Pour ce qui est de la taille de l’entreprise, il semble que plus la PME est grande (et par le fait même indépendante de son propriétaire-dirigeant), plus la vente sera considérée (contrairement à la fermeture) (Battisti et Okamuro, 2010 ; Ryan et Power, 2012 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2013).

Finalement, parmi les facteurs contextuels étudiés, on retrouve la proximité d’un centre urbain (capitale), la présence de repreneurs[3] potentiels dans la région et le secteur d’activité de l’entreprise (Ryan et Power, 2012). Or, selon les résultats présentés par Ryan et Power (2012), seule la proximité de l’entreprise avec un centre urbain influencerait le choix de transférer. Ils expliquent cette influence par le fait qu’en étant près d’un centre urbain, le dirigeant aura davantage accès à des ressources, des réseaux ou toute forme d’aide pour le soutenir dans ses décisions. D’autres auteurs, comme Wennberg (2009), se sont intéressés aux facteurs contextuels. Ces facteurs sont toutefois considérés comme des variables de contrôle et les résultats obtenus n’offrent pas de conclusion concernant leur influence.

Le tableau 1 présente une synthèse des déterminants relevés dans la littérature qui sont spécifiques à la stratégie de transfert et également ceux qu’on peut associer à un type de transfert en particulier.

En somme, les travaux sur la sortie entrepreneuriale portent sur les différentes stratégies de sortie mobilisées par les entrepreneurs, et cherchent à comprendre ce qui motive le choix de l’une par rapport à l’autre, et ce, une fois la décision prise et la stratégie déployée. Bien qu’intéressants, leur portée demeure limitée et éclaire peu sur les étapes préalables. DeTienne, McKelvie et Chandler (2015) expliquent cette situation par le fait que la stratégie de sortie est un phénomène plus facilement mesurable empiriquement. Bien que pertinente dans la compréhension de la sortie entrepreneuriale, une finalité (soit les stratégies de sortie) ne peut expliquer le processus décisionnel sous-jacent. Ce champ de recherche nécessite qu’il y ait plus d’études portant sur le processus de DSE (Shepherd, Williams et Patzelt, 2014 ; Wennberg et DeTienne, 2014). C’est pourquoi nous avons choisi d’explorer l’angle du processus décisionnel.

Tableau 1

Synthèse des facteurs d’influence sur la stratégie de transfert, relevés dans les travaux sur la sortie entrepreneuriale

Synthèse des facteurs d’influence sur la stratégie de transfert, relevés dans les travaux sur la sortie entrepreneuriale

Légende : (+++) : relation positive ; (---) : relation négative ; (+) : effet modérateur (tous ces travaux sont d’ordre quantitatif).

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1.2. Le potentiel des modèles décisionnels pour expliquer l’influence des facteurs

La littérature sur la prise de décision, principalement issue de la psychologie cognitive (Freeman, 1998), s’intéresse avant tout à l’individu et à sa façon de traiter l’information (Fayolle et Degeorge, 2012 ; Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). Dans le domaine de la gestion, on s’est intéressé à la prise de décision des dirigeants et son processus, de même qu’aux décisions « organisationnelles », c’est-à-dire à la façon, dont les décisions sont prises dans les organisations (de façon stratégique). Il existe donc des modèles individuels et organisationnels. En contexte de PME, considérant la centralité de l’entrepreneur et son impact, on considère toutefois que « les processus de décision organisationnels sont décrits essentiellement dans les mêmes termes que les processus de décision individuels » (Brunsson, 1982, p. 30). Ainsi, dans le cas de notre étude – qui s’intéresse à la prise de décision des propriétaires-dirigeants de PME – les modèles organisationnels s’avèrent utiles et intéressants pour expliquer le processus décisionnel individuel.

Une décision stratégique n’est pas un processus rationnel, mais plutôt le résultat d’une série de choix (Lindgren et Spångberg, 1981). Comme l’explique Simon (1965), « une décision n’est pas un événement unique et isolé, mais le produit d’un processus social complexe s’étendant généralement sur une période de temps considérable » (p. 35). Un processus de décision est un ensemble d’activités qui commence avec l’identification d’un problème et qui se termine avec une action (Nutt, 1984). C’est un processus itératif qui peut générer plusieurs trajectoires en fonction du style décisionnel des individus (Karboul et Zouaoui, 2013).

Bien qu’il existe plusieurs modèles de processus décisionnel, la plupart intègrent les trois phases du modèle fondateur de Cyert, Simon, et Trow (1956) soit : 1) la reconnaissance d’une décision à prendre, 2) le développement d’options et la recherche d’une solution ou d’une façon de faire et 3) la sélection d’un choix (Freeman, 1998 ; Hickson, Butler, Cray, Mallory et Wilson, 1986 ; Huard, 1980 ; Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). Ce modèle normatif est à l’origine du développement de plusieurs modèles de processus décisionnel, particulièrement en management stratégique (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976 ; Nutt, 1984 ; Witte, Joost et Thimm, 1972). C’est le modèle de Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976) que nous avons retenu dans le cadre de cette étude. Le modèle, présenté à la figure 1, apparaît doublement pertinent. D’une part, il s’applique particulièrement bien en contexte de PME puisqu’il inclut des boucles de rétroaction qui permettent une flexibilité du processus tel qu’on pourrait s’y attendre chez les propriétaires-dirigeants. De plus, le modèle est adapté aux décisions dites stratégiques, comme l’est la DSE (Wennberg et DeTienne, 2014). Les prochaines sections présentent le modèle plus en détail.

1.2.1. Les phases du processus décisionnel

La première phase, celle de l’identification, aussi appelée par certains « systèmes d’intelligence » (Fayolle et Degeorge, 2012) ou phase de formulation (Nutt, 1984), réfère à la prise de conscience d’être face à une problématique future à résoudre. Cette phase regroupe deux routines : 1) la reconnaissance d’une décision ou d’une action à prendre dans un futur plus ou moins lointain (prise de conscience) et 2) l’établissement d’un diagnostic.

La deuxième phase, le développement d’une solution, qui se rapproche du système de conception de Fayolle et Degeorge (2012), ou phase de moyens alternatifs (Nutt, 1984), réfère quant à elle à l’élaboration de plans d’action, de scénarios ou de stratégies possibles pour résoudre la situation ou l’objectif visé. Cette phase incarne le coeur du processus décisionnel (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976).

Figure 1

Modèle général d’un processus de décision stratégique de Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976, p. 266)

Modèle général d’un processus de décision stratégique de Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976, p. 266)

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Finalement, la troisième phase, soit la sélection, consiste en la phase d’évaluation des options choisies et de sélection (d’une ou plusieurs options). C’est l’étape où le dirigeant procède à l’évaluation du scénario envisagé pour confirmer son choix. Cette phase est typiquement un processus itératif et multiniveaux qui demande une investigation plus en profondeur des alternatives (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976 ; Nutt, 1984). C’est à cette étape que se sont attardées majoritairement les études sur le processus décisionnel stratégique et celles sur la sortie entrepreneuriale. Selon le modèle, il existe trois modes d’évaluation : le jugement, l’analyse et la négociation. Le jugement constitue le mode privilégié par les dirigeants (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). Il réfère à un choix fait sur la base d’une intuition, plus difficile à expliquer rationnellement. Il s’agit du mode d’évaluation le plus rapide, le plus accessible et le moins stressant. Il fait intervenir l’émotion, les valeurs, la personnalité et les biais cognitifs. C’est un mode naturel chez l’entrepreneur, habitué à prendre des décisions en se fiant à son jugement et ses expériences. Un second mode d’évaluation est celui de l’analyse. Souvent mobilisé dans la littérature (économique), mais aussi par les praticiens, ce mode cherche à maximiser l’utilité (dans le cas de transfert d’entreprise, la valeur). Finalement, le dernier mode d’évaluation proposé dans le modèle est celui de la négociation. Les auteurs font ici référence à la participation de groupes ayant des intérêts différents et exerçant chacun des jugements différents dans l’évaluation des choix. Bien que dans le cas d’une décision de sortie d’un propriétaire-dirigeant de PME il est peu probable qu’il y ait des négociations entre des groupes dans l’évaluation des choix, cela demeure une possibilité. En effet, la présence de parties prenantes (syndicats, employés, financiers, etc.) pourrait justifier l’utilisation de la négociation dans l’évaluation des choix. Finalement, la dernière étape du processus de sélection est celle de l’autorisation. Cette routine est représentée dans les situations où le décideur n’a pas l’autorité de prendre action et doit faire entériner ses choix ; ce n’est pas le cas pour les propriétaires-dirigeants de PME qui ont généralement pleine autorité dans leur entreprise.

1.2.2. La structure derrière un processus d’apparence « non structuré »

Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976) ont introduit l’idée de processus décisionnel non structuré. Ce dernier survient lors d’une situation nouvelle, qui n’a pas été encore vécue et pour laquelle il n’existe pas de réponses prédéterminées ou d’ordre établi explicite (façon de faire). Or, bien qu’elles puissent paraître non structurées, les décisions stratégiques seraient toutes issues d’un processus qui inclut des phases de base distinctes. Cependant, ces phases sont ventilées en « sous-décisions » qui brisent la linéarité suggérée par les modèles décisionnels normatifs. La figure 1 montre bien le caractère itératif du modèle proposé par Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976). Le modèle s’appuie sur les trois phases normatives, mais précise que ces phases ne sont pas nécessairement séquentielles, qu’elles peuvent apparaître dans n’importe quel ordre et se répéter (Eisenhardt et Zbaracki, 1992). Le modèle intègre également des facteurs dynamiques qui peuvent altérer le processus de décision. Ces facteurs peuvent se traduire entre autres par des interruptions, des délais, des reports et des accélérations. Les interruptions sont souvent des contraintes inopportunes ou de nouvelles options qui s’offrent au propriétaire-dirigeant. Les délais sont liés à une planification des étapes dans le temps afin de les rendre plus « gérables ». Il peut arriver qu’une étape prenne plus de temps en raison d’itérations dans le processus, de circonstances particulières ou de l’ajout de nouvelles informations qui peuvent accélérer ou retarder le passage à la prochaine étape. Le dirigeant évolue ainsi dans un système ouvert sujet à toutes sortes d’interférences. En effet, les entrepreneurs font face à des conditions différentes qui influencent à leur façon la prise de décision individuelle (Shepherd, Williams et Patzelt, 2014). Les étapes du processus peuvent alors être traversées de façon irrégulière, non linéaire, selon les circonstances du moment (Hickson et al., 1986). L’une des contributions majeures du modèle de Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976), et qui nous apparaît essentielle dans le cadre de cette étude, est non seulement l’identification des phases clés de la prise de décision, mais également la participation de facteurs dynamiques qui influencent le processus (Nutt, 1984). Ils mettent ainsi en évidence l’unicité des « modèles » (patterns) de la décision (Eisenhardt et Zbaracki, 1992). Mobilisant ce modèle, notre étude cherche à mettre en lumière les différents facteurs qui agissent sur la DSE, et mieux cerner quelles phases du processus de décision ils influencent.

2. Méthodologie

Notre étude s’appuie sur une méthodologie qualitative, soit l’étude de cas multiple. Cette stratégie permet de mettre l’accent sur le processus lié à la décision (Marshall et Rossman, 2011). Trois raisons ont motivé notre choix : 1) fournir une analyse en profondeur de notre objet de recherche dans son contexte, 2) développer des paramètres historiques et 3) assurer une forte validité interne par l’authenticité de la réalité étudiée (Gagnon, 2012). Si le nombre de cas étudié réduit les possibilités d’une immersion prolongée, il permet une plus grande possibilité de transférabilité. L’étude de cas multiples vise, entre autres, à tirer des conclusions d’un ensemble de cas (Gagnon, 2012).

Notre échantillon est composé de quinze cas. C’est un échantillonnage raisonné constitué à partir du réseau professionnel des chercheurs (les contacts avec le milieu tels que des organismes de soutien au développement économique par exemple). La population à l’étude étant les propriétaires dirigeants de PME ayant décidé de transmettre leur entreprise, les critères de sélection suivants devaient être respectés : 1) être/avoir été propriétaire et diriger ou avoir dirigé (détenir le pouvoir décisionnel) une entreprise privée, 2) de moins de 250 employés, 3) des régions de Québec ou Chaudière-Appalaches, 4) avoir pris la décision de sortir/ou être sorti de l’entreprise en transmettant l’entreprise à une personne physique, 5) si déjà sorti de l’entreprise, l’entreprise doit être toujours en activité et 6) ne pas être sorti depuis plus de cinq ans. Les deux régions ciblées constituent un découpage administratif distinctif en fonction de l’urbanisation de ces dernières. La région métropolitaine de Québec (incluant les villes de Québec et Lévis) représente une zone fortement urbanisée, alors que la région de Chaudière-Appalaches est plus rurale, mais est un terreau fertile de PME. Finalement, sans orienter l’échantillonnage de manière spécifique, nous avions toutefois le souci de varier les cas quant au mode de sortie (familiale, interne, externe).

Notre unité d’analyse étant le propriétaire-dirigeant, nous avons réalisé un entretien semi-dirigé avec ce dernier pour chaque cas. Nous avons également réalisé des entretiens avec des informateurs clés, identifiés par le dirigeant. Ces informateurs pouvaient être le repreneur, un employé clé, un conseiller ou toute autre personne pouvant témoigner du processus de prise de décision de l’entrepreneur. Ceci nous a permis d’assurer la crédibilité des données par la triangulation (Marshall et Rossman, 2011). Au total, nous avons rencontré quinze dirigeants et treize informateurs (deux dirigeants n’ont pas identifié d’informateur). Les entretiens ont été enregistrés dans la plupart des cas. Deux personnes ont refusé l’enregistrement malgré l’assurance de la confidentialité de leurs propos.

Un guide d’entretien a été utilisé, ce qui a permis de recueillir les propos de tous les répondants sur des thèmes tels que : l’historique de leur parcours entrepreneurial et celui de l’entreprise, les grandes décisions prises à titre de dirigeant, leurs ambitions/motivations personnelles liées à leurs objectifs de sortie, leurs critères de décision et les actions posées dans cette optique, les personnes consultées, leur choix de stratégie, leur vision et leurs valeurs. Les entretiens ont été retranscrits en prévision du codage pour l’analyse. En moyenne, les verbatims des dirigeants font 32 pages pour un total de 421 pages, alors que les verbatims des informateurs font en moyenne 16 pages pour un total de 179 pages.

2.1. Description des cas à l’étude

Bien que tous les dirigeants aient pris la décision de transmettre, le type de transfert privilégié était varié. En effet, dans cinq cas le type de transfert choisi est familial (à un membre de la famille), cinq ont une équipe de repreneurs mixte, deux ont choisi un transfert externe, un a choisi un transfert interne et deux autres n’ont pas encore fait de choix final, mais ils s’orientent soit pour un transfert familial ou mixte (équipe de repreneurs mixte). Parmi les quinze cas, sept proviennent de la région métropolitaine de Québec et sept de la région de Chaudière-Appalaches. Un cas, provenant d’une région voisine (la Mauricie), s’est ajouté en cours de route[4]. L’échantillon de dirigeants est composé de trois femmes et douze hommes, dont l’âge moyen est de 61 ans. Les entreprises ont entre 10 et 250 employés (en 2015) et oeuvrent dans les secteurs de la fabrication (7/15), du commerce de détail (3/15), de la construction (3/15), de la distribution en gros (1/15) et du service aux manufacturiers (1/15). L’âge moyen des entreprises est de 35 ans. Onze dirigeants ont créé leur entreprise de toute pièce et quatre l’ont repris (trois d’entre eux l’ont acquis de la famille alors qu’un est un repreneur externe). La plupart des dirigeants avaient déjà concrétisé en partie ou en totalité le transfert de leur entreprise (7/15) ou étaient déjà bien engagés dans le processus (6/15). Seulement deux dirigeants en sont à l’étape de réflexion de la mise en oeuvre de leur sortie entrepreneuriale, c’est-à-dire que la décision de transmettre a été prise (phase 1) et qu’ils amorcent la phase de développement (phase 2). Le tableau 2 présente de façon plus détaillée les cas à l’étude.

2.2. Analyse des données

Une première analyse a été effectuée lors de la transcription des verbatims : des notes ont été prises et une cartographie primaire du processus décisionnel a été élaborée. Par la suite, une lecture des verbatims a permis de produire un descriptif de chaque cas. Des ajouts ont alors été faits aux notes et commentaires de même qu’à la cartographie du processus décisionnel. Finalement, l’outil d’analyse qualitative NVivo a été utilisé pour coder les verbatims. Des matrices de classement ont été utilisées pour établir des regroupements et repérer des liens entre les différents types de facteurs et la DSE. La tactique de regroupement consiste à établir des catégories, des actions, qui semblent pouvoir être regroupées. Les catégories peuvent être préexistantes ou émerger des données (Miles et Huberman, 2003). Dans notre cas, les catégories existantes utilisées provenaient de travaux sur la sortie entrepreneuriale (présentées dans le cadre théorique). D’autres catégories ont aussi émergé lors du codage. Par exemple, parmi les facteurs individuels, le réseau social et le style de gestion ; parmi les facteurs organisationnels, la structure de l’entreprise et la gouvernance et finalement, parmi les facteurs contextuels, les ressources externes.

Tableau 2

Données descriptives des cas à l’étude[5]

Données descriptives des cas à l’étude5

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3. Résultats

Les résultats sont présentés en fonction des trois grandes catégories de facteurs présentes dans notre cadre : les facteurs individuels, les facteurs organisationnels et les facteurs contextuels.

3.1. Les facteurs liés au propriétaire-dirigeant

À la lumière des résultats, l’âge du propriétaire-dirigeant apparaît comme un élément déclencheur dans la reconnaissance (ou la prise de conscience) d’une décision à prendre, première phase de toute DSE (identification). Or, ce n’est pas tant l’âge, mais ses conséquences sur le dirigeant qui ont un impact. L’âge a comme effet de diminuer son niveau d’énergie, de le faire devenir plus prudent et moins enclin à prendre des risques : « Il vient un temps en vieillissant, surtout quand tu fais de l’argent et que ça va bien, là tu t’assois un peu sur tes lauriers et tu deviens moins agressif. C’est normal en vieillissant, tu as beaucoup moins de nerfs, tu as beaucoup plus de stress, tu as plus de misère à gérer le stress. » (Dirigeant-Cas 1)

De même, la majorité de nos participants, conscients que le processus peut être long, ont commencé à réfléchir à leur sortie dans la cinquantaine : « Tu te dis bon, tu n’es pas éternel. Quand je regarde où j’en suis, je me dis, c’est vite passé 10 ans… À 60 ans, je veux avoir commencé à ralentir. » (Dirigeante-Cas 7)

Deuxièmement, les résultats montrent que le réseau social sert aussi de déclencheur dans la première phase décisionnelle. Le réseau social est constitué des gens avec lesquels le propriétaire-dirigeant a développé des liens forts, que ce soit les membres de sa famille ou ses amis (personnels et professionnels). Il renvoie au réseau de proximité de l’individu. L’expérience des autres, transmise par le biais du réseau social, donne lieu à une prise de conscience. Ces personnes deviennent des modèles de rôle (role model). Par exemple, plusieurs propriétaires-dirigeants rencontrés ont mentionné connaître des gens qui n’avaient pas réussi à assurer la pérennité de leur entreprise, ce qui les a incités à amorcer une réflexion sur leur propre sortie : « Il a vu d’autres entrepreneurs qui sont encore dans leur entreprise à 75 ans. Il ne veut pas ça. » (Informateur-Cas 6)

On retrouve l’influence de ce facteur également dans le développement d’une solution (phase 2). En s’inspirant de la façon de procéder d’autres chefs d’entreprise, de leurs expériences, les décideurs orientent leurs scénarios : « Mais du fait qu’on voit les entreprises qui ont été vendues être fermées, on a dit non, on a dit ça ne nous intéresse pas [de vendre à des concurrents]. » (Dirigeant-Cas 11)

De même, l’expérience des autres provenant de modèles issus de son réseau social se manifeste aussi à l’étape de la sélection d’un choix (phase 3). Elle semble valider l’opinion du dirigeant pour l’aider dans l’évaluation de son choix : « Je te dirais l’expérience, je l’ai prise plus dans les exemples que j’ai vus un peu partout. » (Dirigeant-Cas 15) ; « Mais moi, je me suis fié aux autres, je n’étais pas le seul qui faisait ça. C’était à la lumière que ce qui se fait ailleurs aussi quand tu es dans le siège du conducteur. » (Dirigeant-Cas 9)

Nous avons également pu observer une autre utilité du réseau social dans le processus décisionnel : l’acquisition d’information. En effet, la recherche d’information, pour établir des scénarios (phase 2), se fait par différents moyens, qui sont souvent influencés par le réseau social du dirigeant : « […] dans ma tête j’entendais [untel] qui parlait de ça, parce qu’il faisait son transfert, ça m’influençait beaucoup parce que je me disais : moi aussi faudrait que je fasse ça, mais à ma façon et j’étais convaincu. » (Dirigeant-Cas 4)

Les motivations du dirigeant ressortent également comme un facteur d’influence important. Les motivations, telles que conçues dans cette étude, se traduisent à la fois par des désirs personnels et des désirs pour l’entreprise, ainsi que par la détermination d’objectifs visés. Elles influencent et orientent dès le début la réflexion, la reconnaissance d’une décision qui doit être prise (phase 1). Les motivations intrinsèques à la sortie, relevées dans notre étude, se classent selon trois grandes catégories. Premièrement, profiter de la vie en diminuant les efforts à consacrer à l’entreprise, en se débarrassant d’une partie du stress lié au rôle de dirigeant, en travaillant moins : « Mais ce qu’on veut c’est de s’enlever la pression. Plus on vieillit, en tout cas moi, plus on vieillit, je dis ouin… Ce n’est même pas une question de maladie. Il faut profiter de la vie. » (Dirigeant-Cas 15) Deuxièmement, assurer la pérennité de leur entreprise : « Je ne voulais pas vendre à n’importe qui et n’importe comment, je voulais garder la pérennité de l’entreprise. » (Dirigeant-Cas 4) Et troisièmement, respecter ses engagements : « J’avais dit à mon garçon, il y a une dizaine d’années, 10-12 ans… je n’étais peut-être pas prêt à laisser ça, mais… je lui avais dit qu’après 10-12 ans, ça serait à lui. […] C’est ce que je lui avais dit, c’est ce que j’ai respecté. » (Dirigeant-Cas 1)

Les motivations extrinsèques telles que l’enrichissement personnel sont présentes dans une moindre mesure, auprès de certains dirigeants. Par exemple, les dirigeants des cas 2 et 12 étaient prêts à délaisser leur entreprise plus rapidement, pour s’investir dans un autre projet. Cependant, l’aspect financier (récupérer son argent) n’est pas prioritaire à la pérennité de l’entreprise. De même, les motivations des dirigeants interagissent dans le développement d’une solution (phase 2). Le dirigeant est parfois à la recherche d’une façon de procéder qui correspond à ses désirs et à ses objectifs. Ainsi il garde le contrôle sur le développement d’une solution adaptée à ce qu’il veut : « […] il faut que tu le fasses avec tes couleurs, je pense. Oui, tu écoutes, mais il faut que tu le fasses avec ta couleur à toi. » (Dirigeant-Cas 9) Ceci semble influencer l’établissement de scénarios dans le développement d’une solution adaptée.

L’expérience personnelle du dirigeant est également ressortie de l’analyse, et semble agir particulièrement sur le développement de scénarios (phase 2) et dans la sélection d’un choix (phase 3). Plus précisément, l’expérience ressort comme un élément modérateur dans l’établissement de scénario : « Je suis porté à être optimiste. Mais… avec l’expérience, j’ai appris qu’il faut regarder tous les scénarios, toutes les possibilités parce que ça peut arriver, ça arrive que ça aille moins bien que tu pensais. » (Dirigeant-Cas 6)

Dans la sélection d’un choix, les résultats montrent que les dirigeants semblent se baser beaucoup sur leur expérience pour prendre ou orienter leurs choix en général (par exemple calculer la rentabilité d’un projet) : « On ne faisait même pas d’analyse. Il n’y avait pas d’analyse des chiffres […]. C’était fait de façon informelle dans la tête ; d’expérience. » (Dirigeant-Cas 1)

Alors que pour certains, cette expérience acquise au fil du temps leur donne la confiance nécessaire pour évaluer leurs options et faire un choix éclairé quant à leur sortie, pour d’autres, ce n’est pas aussi simple. La nouveauté associée à ce type de décision ainsi que l’émotion que cette décision suscite chez eux peuvent se transformer en facteur dynamique qui ralentira la sélection d’un choix. L’expérience, le fait d’avoir toujours fait les choses d’une certaine façon semble orienter et alimenter leurs intuitions : « Bien souvent il se fie à son instinct de tout le temps… de l’expérience qu’il a. Ça fait quand même au-dessus de 25 ans qu’il fait ça. Ça a tout le temps assez bien été. L’entreprise a tout le temps eu une croissance donc je pense qu’il se fie là-dessus. Quitte à ce que la décision ne soit peut-être pas la meilleure. » (Informateur-Cas 4)

Dans la DSE, on remarque une tendance à continuer d’utiliser le même mode de fonctionnement décisionnel chez certains dirigeants. C’est en effet dans cette phase que l’impact du style de gestion du dirigeant se fait sentir. Alors que les dirigeants se montrent plus instinctifs au démarrage de leur entreprise, leur côté analytique ressort davantage avec le temps. L’expérience vient modifier l’orientation des décisions : « Avant 45 ans, on vise la rentabilité, après 45 ans, on se pose des questions sur l’avenir de l’entreprise. » (Dirigeant-Cas 6) De même, l’expérience personnelle du dirigeant ayant lui-même repris une entreprise existante semble l’aider à comprendre les motivations des repreneurs, leur désir de mettre leur marque sur leur nouvelle acquisition : « Après ça je me suis rappelé : qu’est-ce que tu as fait la première année que tu as acheté le fonds de commerce de [nom du dirigeant] ? Tu as pris ses boîtes, tu as dit : ce ne sont plus celles-là qu’on va utiliser. Tu as pris son logo, tu as dit non, ce n’est plus celui-là qu’on va utiliser […]. Il fait pareil, alors si tu es capable de te rappeler ce que tu as fait, toi quand t’étais là-dedans, et de te dire que c’est une étape logique, alors tu n’en fais pas des boutons. » (Dirigeante-Cas 3) Cette expérience procure une certaine empathie envers les repreneurs ciblés.

Finalement, certains aspects de la personnalité du dirigeant apparaissent dans la première phase décisionnelle. Par exemple, dans la majorité des cas, on dénote un sens du devoir omniprésent qui va agir dans l’évaluation des choix de sortie qui peuvent s’offrir au dirigeant : « Je me suis dit : est-ce que c’est le temps de dire je me débarrasse et je m’en vais ou bien on va attendre un peu, on va relever l’entreprise, elle va prendre encore plus de valeur ? Oui. Eux autres ils vont être plus confortables […]. Et regarde aujourd’hui, c’est gagnant. » (Dirigeant-Cas 4) Bien que le sens du devoir n’est pas la seule composante de la personnalité et des valeurs des dirigeants, cet aspect ressort assez clairement pour être éventuellement approfondi. Dans cet ordre d’idées, on constate également que certains dirigeants aiment que leur processus de sortie reste ouvert, c’est-à-dire qu’ils veulent la flexibilité de modifier des éléments, les moyens pour atteindre leurs objectifs de sortie, dans leur transmission au fil du temps (par exemple les cas 4, 7, 9).

3.2. Les facteurs liés à l’organisation

Sur le plan organisationnel, la présence d’un comité aviseur (ou consultatif) actif dans la gouvernance de l’entreprise est le facteur le plus important issu de l’analyse. Son influence se fait notamment sentir au début du processus (phase 1). Dans trois cas (2, 7 et 11), l’entreprise possède un comité aviseur mis en place par le dirigeant, lequel agit dans l’étape d’identification en aidant le dirigeant à établir un diagnostic de sa situation, de ses objectifs à long terme, incluant la sortie entrepreneuriale ou la relève de l’entreprise. Cependant, le comité aviseur joue un rôle plus important dans la sélection d’un scénario (phase 3) afin de valider le choix du dirigeant. « Le comité consultatif, pour le transfert, on voulait qu’il y ait des gens [qui] voient évoluer les enfants, de nous donner leur feeling pour dire s’ils sont prêts ou s’ils ne sont pas prêts. » (Dirigeant-Cas 11)

La structure de l’entreprise est un autre facteur organisationnel ayant une influence sur la DSE. Lors de la phase de développement (phase 2), il peut arriver que le dirigeant constate qu’il doit modifier la structure interne de l’entreprise pour la rendre plus accessible aux repreneurs. Par exemple, dans le cas 10, la dirigeante a repoussé sa sortie afin d’instaurer une nouvelle structure dans l’entreprise qui permettait aux repreneurs de se dégager de leurs tâches en tant qu’employés et d’endosser leurs nouvelles fonctions en tant que dirigeants. De même, il arrive que le dirigeant préfère adapter (design) une « solution » (la forme de la transmission de l’entreprise) afin de rendre l’entreprise accessible à des repreneurs potentiels tout en préservant la pérennité de celle-ci. En ce sens, ils sont prêts à modifier la structure actuelle de l’entreprise en la morcelant (cas 3, 6, 7). Par exemple, le dirigeant du cas 6 considère la possibilité de transférer ou vendre des parties de son entreprise (qui contient trois différentes bannières) à des employés ou des externes ainsi qu’à un de ses enfants afin de diminuer son implication opérationnelle : « Je suis en train d’organiser l’entreprise pour pouvoir atteindre mes objectifs de me libérer quand même, tu comprends. » (Dirigeant-Cas 6)

La présence d’associé(s) est une autre composante de la structure influençant la DSE. En effet, la présence d’associés peut s’avérer un facteur dynamique qui empêche le dirigeant de développer sa réflexion sur sa sortie (phase 2). Par exemple, dans les cas 9 et 14, les dirigeants alors en association (50/50), ont racheté leur partenaire dans l’objectif de développer une équipe de relève (à long terme) qui cadrait avec leurs aspirations. En ce sens, la structure de propriété de l’entreprise influence le processus de DSE, bien que le dirigeant soit, dans tous les cas, central au choix final de la décision. Par exemple, dans le cas 3, l’entreprise possédant plus d’une cinquantaine d’actionnaires (dont quatre principaux et le reste minoritaire), l’évaluation du choix de vendre à l’externe qui s’offrait à eux s’est faite en assemblée générale alors que deux des actionnaires principaux qui envisageaient de se retirer dans les prochaines années ont jugé l’offre intéressante. Le retrait éventuel de ces deux dirigeants semble avoir été un élément important dans la décision de répondre favorablement à l’offre de l’externe.

Si la taille de l’entreprise n’est pas ressortie comme ayant de l’impact sur le processus décisionnel, les résultats montrent que le degré de dépendance (ou d’indépendance) de l’entreprise face au dirigeant a une influence : « Il fallait qu’il soit là parce que la façon, dont c’était structuré… il était important… il ne s’était pas encore départi de son importance par rapport aux clients entre autres. » (Informateur-Cas 2) Ce qui renvoie à la centralité qu’occupe le propriétaire-dirigeant dans les PME. Ce degré de dépendance est lié à la facilité ou non du dirigeant à déléguer et à faire confiance (à ses repreneurs, à ses employés entre autres) et aux motivations et objectifs dans son processus de DSE. S’il désire conserver un lien avec l’entreprise, il cherchera à développer un scénario (phase 2) où il aura la possibilité de conserver une place dans le futur de l’entreprise : « Si ça va comme ça va là, et ça va aller comme ça, moi je vais être ici encore à 80 ans probablement. Je vais rester président, probablement du CA, jusqu’à 80 ans. » (Dirigeant-Cas 9)

La performance de l’entreprise ressort comme un facteur d’influence principalement dans la phase de sélection (phase 3). Dans le cas où l’entreprise n’est pas performante, l’entrepreneur aura des réticences à la transmettre (surtout à ses enfants). Or, même si la santé financière de l’entreprise est bonne, le dirigeant aura une préoccupation financière qui dictera, dans certains cas, le retrait graduel du dirigeant afin de préserver cette santé financière : « Le défi c’est de pouvoir faire la transition tout en n’affectant pas […] la qualité de l’entreprise en termes de ressources financières. Parce que c’est toujours ça qui est le nerf de la guerre. » (Dirigeant-Cas 15)

Finalement, la présence de repreneurs dans l’entreprise, soit des enfants ou des employés, semble être un élément qui peut aussi déclencher le processus de DSE (phase 1) et se manifeste de deux façons : soit en réaction, soit en proaction. D’une part, en réaction dans le contexte où des gens en place dans l’organisation démontrent un intérêt à la reprise : « À partir du moment où sa fille a décidé que… je ne le sais pas si elle avait une date précise en tête, un nombre d’années ou un âge qu’elle avait décidé, mais si elle faisait comme elle voulait, c’est-à-dire qu’elle progressait comme elle voulait, c’était clair dans sa tête. Et regarde, elle était prête à s’en aller. » (Informateur-Cas 10) D’autre part, un dirigeant peut avoir identifié de façon proactive des individus qui se démarquent tant par leurs compétences en gestion que par leurs qualités humaines constituant ainsi des repreneurs potentiels : « Je suis convaincu qu’il va amener l’entreprise beaucoup plus loin que moi si je l’avais gardée. C’est certain. Alors c’est bon pour moi, c’est bon pour lui. » (Dirigeant-Cas 4)

3.3. Les facteurs liés au contexte

Bien que peu de facteurs contextuels aient été dégagés de l’analyse, certains semblent avoir une influence sur la DSE. Le principal est l’accès à des ressources externes. Les ressources externes sont des organismes, ou des organisations, structurées et formalisées qui sont présentes dans l’environnement (le milieu) de l’entrepreneur. Dans la phase de développement (phase 2), la présence de ressources externes apporte notamment des ressources informationnelles. Par exemple, la possibilité de joindre un groupe d’entrepreneurs vivant une situation similaire : « Je pense que [la première action] que j’avais fait, c’était d’entrer dans le groupement des chefs d’entreprise […] c’est beaucoup d’informations que je n’avais pas et par différentes formations, j’ai pu aller les chercher. [Il] m’a apporté plus au niveau de la structure de la relève : comment faire, où aller chercher mes informations. » (Dirigeant-Cas 2) De même, les ressources externes semblent être souvent sollicitées dans la dernière phase décisionnelle (phase 3). Par exemple, le recours à des consultants pour évaluer les repreneurs qui ont déjà été choisis : « Trois-quatre ans avant […], je les ai fait évaluer par quelqu’un qui pouvait avoir une opinion neutre, qui ne les connaissait pas, et qui pouvait voir s’ils avaient le potentiel, ou le talent, ou le désir d’assumer la continuité. » (Dirigeante-Cas 10)

Le contexte économique agit sur les phases de développement et de sélection de choix de la DSE (phase 2 et 3) ainsi qu’en tant que facteur dynamique. Dans la phase de développement (phase 2) l’influence du contexte économique, de ce qui se passe dans leur région plus particulièrement, comme voir d’autres entreprises fermer par exemple, va orienter les scénarios préconisés : « XYZ a été acheté […] par les Américains et ça finit toujours qu’ils ferment. Ils vont chercher l’information, ils éliminent un concurrent, ils vont chercher le know how qu’on a ici et ensuite ils déménagent ça aux États-Unis ou au Mexique. » (Dirigeant-Cas 11) Le contexte économique prend la forme d’un facteur dynamique dans cette phase : si une crise économique sévit, ça peut retarder le développement de la solution liée à la DSE. « Mais on a eu des moins bonnes années. Entre 2008-2010, tout est tombé. Assez qu’on s’est dit : as-tu une raison d’être là ? Il n’y avait plus de commandes. On se demandait, où est-ce qu’on s’en va avec ça. Et là en persistant, l’économie est repartie. Mais… ç’a été vraiment une bonne transition [pour les repreneurs]. » (Dirigeant-Cas 11) Ce peut aussi être un test important pour les repreneurs ciblés, une façon de valider s’ils démontrent des capacités à persévérer. On retrouve aussi des évidences qui montrent que le contexte économique agit dans la phase de sélection (phase 3). Par exemple, dans le cas 9, un contexte économique difficile a créé de la pression sur l’entreprise et a fait en sorte que les associés (employés-repreneurs ciblés) ne recevraient pas leur boni annuel, ce qui a fortement déplu à ces derniers qui considéraient cette rémunération comme acquise. Cette réaction a fait comprendre au dirigeant que ces personnes n’étaient pas des « entrepreneurs » ayant les capacités et l’intérêt de reprendre l’entreprise. Il décide alors de modifier son plan initial de reprise par les employés. Le contexte économique est alors plus un facteur dynamique qui influence la DSE : par exemple, si le contexte économique n’est pas propice à la santé de l’entreprise, la décision de transmettre peut alors être reportée à plus tard (dans le cas 11 par exemple).

On observe que le secteur d’activité de l’entreprise a un impact sur la phase de développement (phase 2). Le domaine d’activité de l’entreprise (par exemple un marché où la clientèle est obtenue par soumission/contrat annuellement) oriente/restreint les scénarios de sortie possibles : « Il restait une autre solution, c’est qu’on aurait […] diminué et liquidé nos équipements, fait un encan, n’importe quoi. C’était une autre solution qu’on avait envisagée. » (Dirigeante-Cas 10) Le domaine d’activité permet rarement une vente à une autre entreprise selon la dirigeante. La transmission, dans ce contexte, semblait la seule voie potentielle d’assurer la pérennité de l’entreprise.

4. Discussion

En adoptant l’angle de la prise de décision, nous avons observé l’influence de facteurs individuels, organisationnels et même contextuels sur le processus de la DSE. Ainsi, la contribution de notre étude réside dans la mise en lumière de l’importance plus marquée de certains facteurs de la DSE en contexte de transfert à certaines phases du processus.

4.1. Les déclencheurs de la DSE

Nos résultats montrent que les facteurs à la base de la réflexion du dirigeant (sa prise de conscience) sur sa sortie éventuelle sont surtout de nature individuelle et agissent tels des déclencheurs. Pour certains c’est la diminution de l’énergie (liée à l’âge) combinée ou non avec des motivations ou objectifs liés à leur bien-être et leurs valeurs tout en préservant la pérennité de l’entreprise. Bien que l’âge soit souvent associé à un constat de fatigue, de déclin biologique lié à des capacités moindres (De Freyman, Boussaguet et Bah, 2016), nous observons dans nos cas plutôt un désir de profiter de la vie pendant qu’ils en ont encore les capacités[6]. Ceci se transpose dans leurs motivations et objectifs personnels. Cependant, les travaux actuels laissent peu de place aux motivations et objectifs alors qu’ils sont, comme nous l’avons fait ressortir, centraux dans le processus de DSE. Les motivations constituent une composante importante dans l’étude de la carrière repreneuriale (St-Pierre et Cadieux, 2011), mais elles sont plus rares en contexte de sortie entrepreneuriale (DeTienne, McKelvie et Chandler, 2015).

L’étude a aussi montré que les témoignages et expériences des pairs provenant du réseau social du propriétaire-dirigeant ou des ressources externes les amènent à réfléchir à ce qu’ils désirent (ou non) dans un contexte de transfert. En effet, les expériences vécues par d’autres entrepreneurs autour d’eux (réseau social) agissent comme « modèle de rôle » les aidant à réaliser qu’ils doivent commencer à réfléchir à leur sortie éventuelle et à la façon, dont ils aimeraient que ça se déroule dans leur cas. Ces modèles proviennent essentiellement des réseaux et des pairs (Bosma, Hessels, Schutjens, Praag et Verheul, 2012). La notion de modèle de rôle a été étudiée dans le contexte de la carrière entrepreneuriale (Bosma et al., 2012), mais elle demeure peu abordée dans les travaux sur la sortie entrepreneuriale. En outre, Kocak et al. (2010) indiquent que le réseau social de l’entrepreneur sortant est utile afin d’acquérir des conseils et ressources pour créer une nouvelle entreprise. En contexte de création, la présence de « modèles entrepreneuriaux » a une influence positive sur la décision de devenir entrepreneur (Bosma et al., 2012). Cette influence semble se poursuivre au-delà de la décision de créer et aussi agir sur la DSE. Lorsque l’entrepreneur est lui-même rendu à prendre des décisions concernant sa sortie, il porte une plus grande attention aux histoires de ses semblables, il s’informera et consultera les gens qui ont acquis sa confiance et son respect. Ce qui aura pour effet d’orienter sa DSE. Pour leur part, les ressources externes (organismes structurés et formalisés) interviennent comme un élément qui alimente le réseau social de l’entrepreneur puisque ces ressources mettent souvent à disposition des dirigeants un réseau de pairs et d’experts. Par exemple, certains entrepreneurs ont dit avoir commencé à penser à leur sortie alors qu’ils participaient à une conférence sur la transmission d’entreprise offerte par une organisation, dont ils étaient membres ou invités. Il importe donc de s’assurer que les entrepreneurs et dirigeants puissent profiter de ce type de réseau pour entendre l’histoire des autres et ainsi susciter l’amorce du processus de DSE.

De même, le fait qu’il y ait des repreneurs potentiels dans l’entreprise a aussi servi de déclencheur pour certains entrepreneurs. La présence d’enfants ou d’employés qui, aux yeux de l’entrepreneur, ont un potentiel pour assurer la continuité de leur entreprise peut déclencher et accélérer la prise de décision. Or, la présence de repreneurs potentiels dans l’entreprise n’est pas un facteur que l’on retrouve dans les travaux sur la sortie entrepreneuriale. Pourtant les travaux portant sur la transmission d’entreprise, particulièrement dans un contexte familial, mettent en exergue que la présence de repreneurs potentiels peut réduire la résistance à planifier le processus de transmission (Handler, 1994 ; Handler et Kram, 1988). Suivant les résultats de notre étude, on peut affirmer que la présence de repreneurs potentiels agit bien au-delà du processus de transmission, c’est-à-dire dans la DSE qui précède le processus de transmission. Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976) affirment d’ailleurs que lorsqu’une opportunité est associée à un « problème » en cours, le dirigeant est plus susceptible d’initier un processus décisionnel (de prendre une décision). De ce fait, quand des repreneurs potentiels sont identifiés, cela peut déclencher la réflexion plus concrètement (action décisionnelle). En ce sens, une façon d’aider le dirigeant à prendre une décision de sortie serait de lui faire voir les options de repreneurs, notamment à l’interne parmi les employés de l’entreprise.

Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976) soutiennent, dans leur modèle, que le dirigeant passera à l’étape décisionnelle suivante lorsqu’il y aura une accumulation suffisante de stimulus le poussant à l’action. Ces stimulus dépendent de l’influence de la source, de l’intérêt du décideur envers le sujet, de la perception du résultat final, de l’incertitude associée à ce résultat et de la perception de la probabilité de succès. En ce sens, nos résultats montrent que le réseau social du dirigeant constitue l’une des sources les plus importantes de ce stimulus. Également, parmi les facteurs pouvant susciter un plus grand intérêt pour le propriétaire-dirigeant figure la motivation de se retirer graduellement de son entreprise pour profiter de la vie. En ce qui a trait à la perception du résultat final, on constate malheureusement que le message encore trop souvent véhiculé a une connotation négative pour ces entrepreneurs (il faut apprendre à « se tasser », faire le deuil). Autant de messages qui nuisent à la perception d’un « après » positif et bénéfique. Il serait intéressant de promouvoir les bénéfices potentiels de la sortie entrepreneuriale en lien avec les objectifs et motivations de ces dirigeants. Par exemple, la possibilité de consacrer plus de temps à d’autres projets ou de ralentir, surtout si cela peut se réaliser de façon graduelle et non définitive. Finalement, on peut penser que l’incertitude se vit surtout dans le fait que ces propriétaires-dirigeants vivent pour la première fois une perte du contrôle sur leur entreprise.

Une fois le processus décisionnel enclenché, l’entrepreneur cherche à mobiliser des ressources qui lui permettront de nourrir son processus décisionnel (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). En ce sens, nos résultats montrent que la présence d’un comité aviseur dans la gouvernance de l’entreprise peut aider à établir un diagnostic et planifier le futur. Or, peu d’entrepreneurs en possèdent un, même si cette pratique est fortement encouragée par les praticiens[7]. Dans notre échantillon, seulement trois entrepreneurs avaient un comité aviseur. À défaut d’avoir un comité aviseur, nos résultats indiquent que les entrepreneurs se tournent vers des ressources externes provenant de leur environnement. Il pourrait toutefois s’avérer utile et fructueux d’encourager cette pratique de bonne gouvernance, particulièrement dans un contexte où une stratégie de transfert est privilégiée. En s’entourant d’experts et de pairs ayant vécu un transfert de façon plus formelle (comité aviseur), le dirigeant a un accès rapide et confidentiel à des informations de premier ordre.

Les différents facteurs influençant la phase d’identification, dont nous venons de discuter, sont présentés dans la figure 2.

Figure 2

Facteurs influençant la phase d’identification de la DSE

Facteurs influençant la phase d’identification de la DSE

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4.2. Le rôle des facteurs dynamiques

Lors de la deuxième phase décisionnelle, les entrepreneurs développent une solution en cherchant activement des informations sur le processus de transmission d’entreprise afin d’établir des scénarios répondant à leurs motivations et objectifs de sortie. À cette étape, l’entrepreneur désirant garder un contrôle sur sa sortie entrepreneuriale optera pour un scénario (un choix de sortie) adapté à ses motivations et objectifs. Ce peut être, par exemple : former un groupe de repreneurs hétéroclites[8] qui peut évoluer avec le temps (sa composition) ou encore repenser la structure de l’entreprise (la scinder en plusieurs) en fonction de repreneurs potentiels. Ce faisant, il conçoit (design) son propre scénario de sortie.

De même, une fois que le dirigeant a reconnu la nécessité de sortir de son entreprise (phase 1), et d’amorcer une réflexion plus poussée, il portera une attention particulière aux informations disponibles autour de lui (colloques, activités, formations, expérience des autres). Certains dirigeants développeront leur plan d’action accompagné de ressources externes, d’experts (consultants), alors que d’autres préfèreront développer leur propre solution, quitte à valider auprès de leur réseau social (actions qu’ils pourront répéter à la phase 3). Selon Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976), c’est d’ailleurs dans la phase de développement que l’individu consomme le plus de ressources. D’ailleurs, nos résultats montrent que le dirigeant de PME, dans sa DSE, fait appel aux réseaux et ressources pour alimenter le développement d’un scénario satisfaisant.

Le dirigeant en tant que décideur peut occasionner des délais ou des accélérations dans sa prise de décision (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). À cette phase, la dépendance/indépendance de l’entreprise face au dirigeant, mesurée par la nécessité du dirigeant d’être présent ou non dans les opérations de son entreprise (Van Teeffelen et Uhlaner, 2013), a un impact important. Cela se manifeste à travers le désir du dirigeant (et ses capacités) à déléguer et à faire confiance à son équipe. Le lien de dépendance affectera la structure de l’entreprise et contribuera à orienter le développement d’un scénario de sortie qui sera en lien avec les objectifs et désirs du dirigeant (d’où le lien avec les motivations en référence à la figure suivante). Nous avons aussi constaté que le dirigeant est parfois tout autant dépendant de son entreprise que son entreprise peut l’être envers lui. On peut penser que l’émotivité entre ici en ligne de compte. Nous avons constaté dans plusieurs des cas étudiés que l’entreprise représente un moyen de se garder actif le plus longtemps possible. Ainsi, bien que le dirigeant cherche à diminuer son temps et les efforts à consacrer à l’entreprise, il désire bien souvent conserver un rôle ou une tâche à moyen et long terme, dans le but de se sentir utile. Ce qui pourra avoir comme effet soit d’accélérer ou de différer le passage à la prochaine phase. Il nous apparaît alors important d’aligner le processus de transmission (implantation de la solution retenue) non seulement avec les motivations qui influencent le processus de DSE, mais également avec le degré de dépendance que ce dernier entretient avec son entreprise. Il est indispensable que l’entrepreneur puisse s’approprier le processus, qu’il ne laisse pas toujours les autres décider de ce qui est le mieux pour lui.

Or, étant donné la nature processuelle de la DSE, et du dynamisme présent, certains déterminants contextuels peuvent freiner, ralentir ou interrompre le processus de DSE : des facteurs dynamiques selon Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976). Un contexte économique non favorable et la présence d’associé(s) dans la structure de l’entreprise ont parfois créé des délais plus ou moins importants dans cette phase décisionnelle. En effet, un contexte économique en crise (en référence à la crise économique de 2007-2012) a repoussé le processus de DSE de certains dirigeants : soit la performance de l’entreprise en a été diminuée ou les perspectives futures étaient incertaines. Dans de tels cas, les dirigeants ont reporté à plus tard leur DSE afin de rétablir ou d’assurer un futur à leur entreprise et à leurs repreneurs potentiels.

Finalement, l’apparition de facteurs dynamiques peut aussi créer de nouvelles opportunités de scénarios. En effet, dans un cas en particulier, alors que la dirigeante évaluait la possibilité de modifier la structure de l’entreprise de façon drastique (ce qui a demandé du temps et l’appel à des ressources spécialisées), un repreneur externe s’est manifesté brusquement, alors que l’entreprise n’était pas à vendre. Cette opportunité s’est présentée alors que la dirigeante était dans une boucle entre le design d’une solution adaptée et des délais causés par l’évaluation d’une restructuration majeure. La figure 3 illustre les facteurs identifiés précédemment ainsi que le moment de leur influence dans la DSE.

Figure 3

Facteurs influençant le développement de scénarios d’une DSE

Facteurs influençant le développement de scénarios d’une DSE

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4.3. L’évaluation d’un choix en deux temps

Lors de la dernière phase, nos résultats montrent que certains déterminants ont une influence sur l’orientation du choix alors que d’autres semblent plutôt orienter sa validation (Figure 4). Ces facteurs sont, tout comme dans l’étude de Mintzberg, Raisinghani et Théorêt (1976), essentiellement de nature intuitive et émotive, plutôt que rationnelle et analytique. En effet, plusieurs facteurs et valeurs comme les émotions et la personnalité entrent en action dans cette phase, ajoutés aux facteurs dynamiques qui peuvent apparaître et l’incertitude en présence. L’évaluation s’en trouve donc souvent distordue par les limitations cognitives et les biais engendrés par un trop grand volume d’information (Mintzberg, Raisinghani et Théorêt, 1976). Nous constatons alors dans nos résultats que le dirigeant, à ce stade, tente de s’appuyer sur son expérience personnelle et celles des autres afin de finaliser son choix.

4.3.1. L’expérience et les connaissances personnelles pour orienter

L’expérience personnelle (entrepreneuriale ou d’acquisition) semble avoir une grande influence dans l’orientation du choix final. Il apparaît évident que l’expérience personnelle (par exemple le fait d’avoir vécu une situation similaire en tant que repreneur) ait une certaine influence sur le processus décisionnel (Van Teeffelen et Uhlaner, 2013). L’expérience oriente le choix du dirigeant. Également, en lien avec l’expérience, qui génère un savoir, une connaissance, une habitude[9] (ce qu’il sait), le désir d’apprendre à partir de l’expérience des autres apparaît très fortement dans certains de nos cas, comme une façon de pallier leur manque d’expérience (concernant cette décision particulière). Lorsque l’entrepreneur n’a que peu de référant, la nouveauté associée à la situation crée de l’incertitude et de l’émotivité qui peuvent agir à ce stade comme facteurs dynamiques risquant de créer des interruptions (internes) ou délais dans la DSE. Il est donc important à ce stade qu’il puisse valider et « apprendre » de l’expérience des autres pour fournir l’information et les connaissances nécessaires à l’évaluation de son choix.

4.3.2. L’expérience et les connaissances des autres pour valider

Lors de la validation de son choix, l’entrepreneur utilise trois ressources à sa disposition : son réseau social, son comité aviseur (gouvernance) et/ou des ressources externes (experts, consultants). Le réseau social agit encore une fois en tant que « modèle de rôle » pour l’entrepreneur à cette phase. Il recherche, dans l’expérience des autres, une forme de validation de son choix. Son comité aviseur peut être mis à contribution dans le cas où l’entrepreneur demande l’avis du comité sur les repreneurs choisis, leur performance, afin de valider si son choix est toujours le bon. De même, les ressources externes interviennent surtout à cette phase dans le cadre d’une analyse plus formelle, alors que les experts sont mis à contribution dans les opérations associées à une transaction éventuelle.

Figure 4

Facteurs influençant la phase de sélection d’un choix dans la DSE

Facteurs influençant la phase de sélection d’un choix dans la DSE

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Alors que les résultats de Cadieux et Morin (2006) montrent que « 52 % des Québécois utilisent leur réseau de contacts comme autres ressources externes » dans leurs démarches de transmission (cité dans Cadieux et Brouard, 2010, p. 201), nos résultats montrent aussi qu’ils l’utilisent de façon importante dans leur processus de décision de sortie, en amont du processus de transmission.

En ce sens, il nous apparaît important d’intégrer la mobilisation du réseau social du dirigeant dans la DSE en tant que ressource d’aide à la décision. Les modèles de rôle peuvent être promus par exemple, par le mentorat (formel ou informel) ou par l’accès à l’expérience vécue de ses semblables via les médias, les organismes de développement, les regroupements d’entrepreneurs, les associations, mais aussi via les personnes-ressources entourant l’entrepreneur tel que les comptables, fiscalistes, avocats, notaires, etc. Des initiatives existent déjà en ce sens, mais elles semblent encore trop peu nombreuses. Tout comme De Freyman et Richomme-Huet (2012), nous recommandons à l’ensemble des parties prenantes d’informer les dirigeants sur les multiples possibilités et modalités de sortie afin de les aider à créer leur propre scénario de sortie, à leur image. Il faut continuer de publiciser des histoires racontant les succès, mais aussi les échecs de sortie entrepreneuriale : l’expérience des autres, bonne ou mauvaise, est porteuse d’informations inestimables. Également, il apparaît important de maintenir des « endroits » où les entrepreneurs peuvent se rencontrer et partager leur vécu. Un autre entrepreneur vivant ou ayant vécu des circonstances similaires a toujours plus de poids de persuasion qu’un conseiller ou un consultant.

4.4. Un processus imparfait, mais adapté à l’individu

Cadieux et Brouard (2010) ont soulevé des pistes de réflexion individuelles pour permettre au propriétaire-dirigeant de mieux se préparer à la transition qu’il vivra dans un processus de transmission. Ces pistes de réflexion rejoignent des constats issus de nos résultats. En effet, il s’avère important dans un premier temps d’identifier ses objectifs de vie (personnels, professionnels, etc.) et de définir ses besoins afin de faire des choix cohérents et adaptés particulièrement en contexte de transfert. Dans le cadre de notre étude, la pérennité de l’entreprise est une motivation qui se retrouve au coeur du processus de DSE en contexte de transfert. Or, d’autres motivations et objectifs plus personnels du dirigeant viennent se combiner à cette dernière. C’est ce qui fait en sorte qu’au travers du processus de DSE, avec la charge émotive qui peut être vécue dans un processus de transfert, les scénarios initiaux peuvent subir des changements.

Nous recommandons aux praticiens de prendre le temps de bien comprendre les motivations et objectifs de l’entrepreneur à s’engager dans un processus de transmission, de provoquer une réflexion pour mieux le préparer (Cadieux et Brouard, 2010). Ramener la discussion sur la DSE, plutôt que sur le processus de transmission, pourrait permettre à l’entrepreneur d’amorcer une réflexion sur ses motivations et objectifs. Ce qui, selon nous, est important pour amorcer une réflexion complète et développer des scénarios potentiels pertinents. Conséquemment, les experts (ressources externes) devraient inclure un diagnostic de ces motivations et objectifs dès le début de leur mandat, plutôt que se concentrer sur la planification. Considérant l’importance de la proximité avec un centre urbain, il paraît crucial de rendre disponibles les ressources aux entreprises plus éloignées pour soutenir les dirigeants dans leur prise de décision. Des activités liées à la sensibilisation à l’importance de commencer la réflexion pourraient être instaurées. En ce sens, les bénéfices et les avantages liés à une sortie entrepreneuriale devraient être abordés et partagés au travers de modèles de sortie graduels, adaptés et flexibles en fonction des réalités de chacun. De même, les praticiens et les organismes pourraient proposer des activités pour aider à établir et prioriser les motivations et objectifs ainsi que des ateliers supportant le développement de scénarios en lien avec les motivations du dirigeant.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’identifier les facteurs impliqués dans le processus décisionnel des dirigeants de PME lors de leur sortie entrepreneuriale utilisant une stratégie de transfert, et comprendre la façon, dont ils influencent le processus. L’originalité de notre article réside dans son orientation sur le processus (de décision), permettant ainsi de mettre en lumière une partie de la « boîte noire » des processus cognitifs (Grégoire, Corbett et McMullen, 2011) associés à cette action entrepreneuriale. Sur le plan théorique, les résultats enrichissent les connaissances sur la sortie entrepreneuriale et la décision entrepreneuriale. D’abord par une meilleure identification des facteurs qui affectent le dirigeant dans sa décision de sortir de son entreprise, et également en éclairant sur la façon, dont ils interviennent dans le processus de DSE. D’un point de vue managérial, les résultats permettent d’orienter les dirigeants et les intervenants afin de faciliter le déclenchement d’une réflexion personnelle sur la sortie. Pour ce faire, il faut générer une prise de conscience. Or, personne ne peut prédire le moment où cette prise de conscience se fera. Cependant l’apport de l’expérience des autres dirigeants s’avère indéniable. Il faut donc s’assurer de multiplier les occasions pour les dirigeants d’échanger et de partager sur la question. Les résultats permettent également des recommandations sur la préparation des scénarios de sortie. On retiendra que ces scénarios doivent être adaptés à l’individu et à ses désirs tout en restant flexibles. La décision sera facilitée si le scénario envisagé respecte les valeurs et les objectifs personnels du propriétaire dirigeant.

Nonobstant les contributions de notre recherche, il convient d’en mentionner les limites. Sur le plan méthodologique, la mémoire du participant constitue un risque de biais dans les réponses qu’il donnera puisque peu se souviennent des moindres détails d’un événement passé (Perry, Chandler et Markova, 2012). Cependant, deux facteurs tendent à améliorer l’exactitude de l’information, dont on se souvient (Chandler, DeTienne, McKelvie et Mumford, 2011), soit le fait que ce soit un événement d’importance significative (Akerlof et Yellen, 1985) et qui ne se produit pas souvent (Sudman et Bradburn, 1973). La DSE par une stratégie de transfert rencontre ces deux facteurs : c’est un événement qui sera très significatif pour le dirigeant (dans nos cas, il symbolise le plus souvent un pas vers la retraite) et c’est également une action qu’il ne posera pas souvent. Or, la DSE ne concerne pas uniquement les départs à la retraite. Ce point mériterait d’être approfondi dans de futures recherches. Nous avons aussi rencontré un informateur dans le but de réduire la possibilité de biais en croisant les données et en rectifiant les oublis ou les perceptions altérées. De plus, nous n’avons pas été en mesure d’analyser tous les facteurs ou déterminants qui ont émergé de notre recherche. En effet, les caractéristiques du dirigeant et son profil, éléments souvent mentionnés dans la littérature sur la transmission des entreprises (LeBreton-Miller, Miller et Steier, 2004 ; Richer et St-Cyr, 2001 ; St-Pierre et Cadieux, 2011), n’ont pas été mis de l’avant dans le cadre de l’étude. Or, le profil ainsi que d’autres facteurs liés à la personnalité de l’individu pourraient aussi influencer la DSE. Il faut également préciser que notre échantillon était composé uniquement d’entreprises performantes sur le plan de la rentabilité. Il va de soi que la santé financière de l’entreprise, considérée comme une condition de succès par Handler (1994) peut jouer un rôle sur le processus de DSE. Des travaux futurs seront nécessaires, notamment pour valider l’effet des facteurs évoqués dans cette étude, par le biais d’une étude quantitative. Une telle étude pourrait également permettre de dégager les facteurs les plus communs agissant sur le processus décisionnel, déterminer leur ordre d’importance et développer des modèles spécifiques en fonction de types de transfert (interne, externe ou familial) par exemple.