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Depuis deux décennies, Drogues, santé et société est une revue scientifique francophone bien établie dans le domaine de l’usage des substances psychoactives, des jeux de hasard et d’argent, des écrans et des dépendances en général. Une des forces de la revue est de rallier plusieurs disciplines et perspectives, démontrant le vaste océan que constitue ce sujet. L’image des eaux quasi infinies n’est pas anodine : nous sommes loin d’avoir tout exploré et notre thématique est en constant mouvement. Comme chercheurs ou intervenants, nous sommes emportés par des courants qui nous amènent parfois ailleurs, dans des lieux où nous n’avions pas pensé nous rendre, ou qui nous ramènent au même endroit, tel un ressac. Nous naviguons dans ces eaux, cherchant à trouver un ancrage, un port d’attache. La photo de couverture de l’artiste Alain Salesse représente bien ce numéro, avec ces mains multiples dans un univers océanique en mouvance qui tendent vers un point terrestre bien ancré.

Ainsi, malgré les courants de pensée philosophiques et sociopolitiques sur les substances psychoactives, qui se sont succédés et entrechoqués, telles des vagues déchaînées en mer, nous revenons au fondement à toutes nos interrogations. Dans l’article Contribution à une définition terminologique de « drogue », le lectorat est amené à se demander ce qu’est une drogue ? La question peut paraître anachronique, voire impertinente, surtout dans une revue qui s’intitule Drogues, santé et société. Or, le texte de Pierre-Arnaud Chouvy nous permet de prendre un temps d’arrêt pour saisir toute la complexité qui se cache à l’intérieur d’un mot qui renvoie finalement à des concepts non consensuels. Cette réflexion théorique et méthodologique encourage le lecteur à explorer les manières par lesquelles la définition du terme « drogue » peut avoir des répercussions d’ordre moral, politique, social et juridique. Ce texte nous permet de nous amarrer un temps afin de mieux reprendre le large.

La réflexion entourant les substances psychoactives se poursuit avec l’article de Frédéric Toussaint, qui porte un regard historique sur la diffusion de la consommation de tabac à la fin XVIIe et XVIIIe siècles en Basse-Bretagne. Ainsi, notre voyage en mer fait escale dans la cité d’Hennebont, ville bretonne portuaire de fond d’estuaire, où le commerce du tabac se diffusa initialement. Ce texte permet de comprendre comment « l’herbe de Nicot » était perçue et considérée par les autorités, ainsi que les dispositifs qu’elles ont déployés pour contrôler son commerce. La régulation du tabac par l’État va s’adapter, mais va aussi faire évoluer les types de produits, de pratiques et de consommateurs. Après cette immersion historique, le lecteur contemporain est invité à réfléchir sur la vision actuelle de la régulation des substances légales, comme l’alcool et le cannabis, dont l’État vient encadrer leur commerce.

Faisons un bond de quatre siècles. Aujourd’hui, l’Occident du XXIe siècle est davantage inclusif et ouvert à la diversité des identités humaines. Résultat, plusieurs recherches se focalisent sur des populations ou des pratiques jusqu’à présent marginalisées par la majorité. Les fonds marins regorgent de territoires peu inconnus, mais riches en couleurs et diversifiés dans toutes leurs formes de vie. L’article de This et ses collaborateurs entraîne le lectorat dans l’univers du (chem)sex chez les hommes gais et hétérosexuels. Cette étude repousse les territoires connus du phénomène, allant au-delà de la communauté gbHARSAH (gais, bisexuels et hommes ayant des relations avec d’autres hommes), en documentant les motivations extrinsèques et intrinsèques de la consommation intentionnelle de substances comme le crystal meth, le GBO, la méphédrone, la kétamine, la cocaïne ou l’ecstasy (MDMA) en contexte sexuel. Les résultats de ce type de recherche vont guider le développement d’interventions et de services spécifiques au (chem)sex qui tiennent compte des différentes réalités individuelles et socioculturelles des personnes qui le pratiquent.

S’orienter dans les services n’est pas une tâche simple. Les personnes qui s’injectent des drogues naviguent dans une mer houleuse lorsqu’elles essaient d’accéder à des soins de prophylaxie préexposition (PrEP) contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et à de nouveaux traitements d’hépatite C. L’étude de Ntizobakundira et ses collaborateurs présente les résultats d’une recension de la littérature scientifique produite au regard des services de navigation liés à la PrEP et aux soins de l’hépatite C ainsi que sur les expériences vécues par les personnes qui s’injectent des drogues. Les résultats de cette synthèse des connaissances permettent de faire ressortir les trajectoires optimales pour soutenir les personnes concernées. Les auteurs mettent en relief la présence de colocation des soins, la référence externe à l’aide des intervenants et le soutien des pairs. Ils démontrent également que la confiance envers les professionnels, l’importance des pairs et les difficultés antérieures vécues en lien avec le système doivent être prises en compte pour une « traversée des mers » plus aisée.

L’article de Giguère et ses collaborateurs, qui clôt ce numéro non thématique, aborde la question de la (ré)intégration au marché du travail et le maintien en emploi des personnes traitées pour un trouble d’usage aux opioïdes. À travers des entrevues et de groupes de discussion, l’analyse des auteurs fait émerger les types de critères utilisés par les professionnels dans l’évaluation des limitations à l’emploi, ainsi que les expériences et les sentiments vécus par les usagers. Ce texte apporte des pistes de réflexion afin d’aider les personnes traitées à s’ancrer de nouveau dans un port qui leur convient.

Ce numéro non thématique de Drogues, santé et société se veut une invitation à naviguer dans les différentes eaux du domaine des substances psychoactives, à explorer des territoires moins connus ou à les revisiter sous un autre angle et à s’abreuver des nouvelles connaissances qui ont pu en émerger.