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Les dispositions concernées de la DNUDPA

La DNUDPA innove en matière de protection des territoires autochtones en consacrant le principe de consentement préalable, libre et éclairé (CPLE), notamment aux articles 10, 19, 29(2) 32(2). La portée de ces dispositions reste cependant sujette à débats. En effet, les articles 10 et 29(2) - portant respectivement sur les déplacements forcés et le stockage ou le déversement de matières dangereuses sur des terres autochtones - établissent clairement une exigence d’obtenir le consentement des populations concernées. Cependant, les articles 19 et 32(2) sont plus ambigus. L’article 19 prévoit une obligation de « coopérer de bonne foi … afin d’obtenir » le consentement préalable, libre et éclairé des peuples autochtones lorsqu’une mesure législative, une politique ou une décision gouvernementale est susceptible de les concerner. L’article 32(2), qui porte plus explicitement sur le développement territorial, reprend sensiblement la même formulation :

Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres.

Cet énoncé quelque peu alambiqué, où il est question de consultation et de coopération « en vue » d’obtenir le consentement, est le fruit d’un compromis lors des négociations précédant l’adoption de la DNUDPA à l’Assemblée générale de l’ONU en 2007.[1] Alors que les représentants autochtones souhaitaient établir une obligation ferme d’obtenir le consentement, les États hésitaient à reconnaitre un pouvoir décisionnel aux peuples autochtones en matière d’aménagement et de développement territorial.

Les principaux débats concernant le CPLE

L’ambiguïté persiste aujourd’hui quant à la portée de la notion de CPLE telle que formulée aux articles 19 et 32(2). Selon la formule consacrée, la participation des peuples autochtones à la prise de décision doit permettre l’expression d’un consentement qui doit être préalable à la prise de décision finale, dans le cadre d’un processus libre de toutes contraintes et éclairé, c’est-à-dire en ayant accès à toute l’information, notamment sur les impacts possibles de la mesure ou du projet en question. Mais qui a le dernier mot lorsqu’un peuple autochtone ne consent pas à un projet ou une mesure qui affecte ses droits ou son territoire? Les débats sur la portée du CPLE renvoient à la question de l’autorité territoriale. Pour la majorité des gouvernements ayant endossé la DNUDPA, la formulation de l’article 32(2) suggère une obligation de nature strictement procédurale, visant à permettre aux peuples autochtones d’exprimer leur volonté, mais qui ne remet pas en question le pouvoir décisionnel ultime de l’État.[2] Pour la majorité des organisations de représentation et de défense des droits des peuples autochtones, il s’agit d’une obligation de résultat, au sens où les États devraient reconnaitre l’autorité des peuples autochtones sur leurs terres ancestrales et respecter leur volonté dument exprimée (United Nations Human Rights Council, 2018).

L’incertitude quant à la portée de l’article 32(2) est une des raisons évoquées par le Canada afin de justifier son opposition au texte final de la DNUDPA en 2007 (Joffe, 2010). Aux dires du gouvernement fédéral de l’époque, cet article pourrait être interprété comme reconnaissant un « veto » aux peuples autochtones qui limiterait indument les compétences fédérales et provinciales sur les terres de la Couronne (Gouvernement du Canada, 2007). Le CPLE, interprété comme une obligation de résultat, serait en ce sens contraire au cadre constitutionnel canadien. Le gouvernement canadien a quelque peu révisé sa position depuis. Dans son discours à l’ONU en 2016 annonçant le soutien « plein et entier » du Canada à la DNUDPA, la ministre des « Affaires autochtones » de l’époque précise que ce soutien inclut les dispositions concernant le CPLE, tout en précisant que celui-ci doit être interprété de manière conséquente avec le cadre constitutionnel canadien (Gouvernement du Canada, 2016). Cette position sera réitérée en 2017 dans un énoncé de politique devant guider les actions du gouvernement fédéral dans ses relations avec les peuples autochtones (Gouvernement du Canada, 2017). Autrement dit, le gouvernement s’engage à respecter le principe du CPLE, tout en réaffirmant le pouvoir décisionnel final des autorités compétentes selon la constitution et les lois du pays. Dans une déclaration assez explicite à cet effet dans le contexte du conflit entourant l’oléoduc Trans Mountain, le premier ministre Justin Trudeau affirmait à nouveau que le CPLE ne devait en aucun cas « constituer un droit de veto » sur les projets de développement des ressources (National Post, 2016).

Pour l’ancien rapporteur spécial de l’ONU sur les droits des peuples autochtones, James Anaya, le débat ne devrait pas être posé en ces termes (United Nations Human Rights Council, 2012). Le CPLE doit, selon Anaya, être compris moins comme un « veto » que comme un processus visant à opérationnaliser le droit des peuples autochtones à l’autodétermination (article 3), tout en respectant la souveraineté des états (article 46). Pour Anaya, la prise de décision devrait donc se faire de manière collaborative, dans le cadre de processus qui reconnaissent à la fois l’autorité étatique et le droit des peuples autochtones de décider librement du devenir de leurs terres. Le CPLE devrait également, selon Anaya, être interprété de manière à tenir compte des circonstances, notamment de l’impact de la décision sur les droits des peuples autochtones. Si une telle approche dite contextuelle et collaborative à la mise en oeuvre du CPLE apparait à première vue porteuse, elle repose néanmoins sur l’acceptation, tant par les peuples autochtones que par les États, d’une nouvelle forme de partage de l’autorité territoriale.[3] Cela ne va pas toujours de soi, comme nous le démontre l’exemple canadien.

Les défis de la mise en pratique du CPLE au Canada

Le Canada s’est engagé à mettre en oeuvre la DNUDPA, à la suite de l’adoption de la LoisurlaDéclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (LC 2021, c 14), qui est entrée en vigueur le 21 juin 2021. La Loi est cependant silencieuse quant à la manière d’interpréter la DNUDPA, y compris les dispositions portant sur le CPLE. Elle prévoit à cet effet à son article 6 l’élaboration d’un plan d’action, « en consultation et en coopération avec les peuples autochtones » pour atteindre les objectifs de la Déclaration d’ici juin 2023. Pour l’instant, la mise en oeuvre du CPLE relève donc surtout des pratiques sur le terrain et du régime de protection des droits des peuples autochtones issus de l’interprétation judiciaire de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Dans une série d’arrêts qui font aujourd’hui école, la Cour suprême du Canada a établi les fondements du régime de participation des peuples autochtones à la prise de décision en matière territoriale.[4] Cette participation découle non pas d’une reconnaissance de l’autorité décisionnelle des peuples autochtones, mais plutôt du devoir de la Couronne de veiller à la protection des droits ancestraux et issus de traités. L’atteinte à ces droits doit en ce sens faire l’objet de consultations et d’un processus d’accommodement visant à en minimiser les impacts. La portée de cette obligation de consulter et d’accommoder, toujours selon la Cour, dépend de la nature des droits en question et de l’impact des mesures ou du projet sur l’exercice de ces droits. Plus l’atteinte est importante, plus l’obligation est substantielle. Par exemple, dans une décision portant sur les consultations liées au projet d’oléoduc Trans Mountain, la Cour d’appel fédéral a statué qu’un simple exercice de prise de note concernant les doléances des peuples autochtones opposés au projet n’était pas suffisant en l’espèce étant donné la gravité potentielle de l’atteinte aux droits (NationTsleil-Waututh c. Canada(ProcureurGénéral), 2018 CAF 153).

La jurisprudence canadienne est très claire : il n’y a pas de « véto » pour les peuples autochtones dans le cadre des processus d’autorisation des projets (Nation Haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 : par. 42 et 48). Cependant, la Cour reconnait que dans certains cas de figure, la Couronne a l’obligation de chercher à obtenir le consentement des titulaires de ces droits. Par exemple, dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, la Cour statue que la reconnaissance du titre ancestral entraine une telle obligation. La couronne peut néanmoins sursoir à cette obligation selon les mêmes critères justifiant une atteinte aux droits reconnus à l’article 35 (Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44 : par. 76).

La notion de consentement existe donc bel et bien en droit constitutionnel canadien, mais elle demeure fortement encadrée et, du moins, pour l’instant, applicable à un nombre restreint de cas. Au-delà de ces cas de figure, le pouvoir décisionnel reste fermement entre les mains de la Couronne. En pratique, les autorités canadiennes tendent à s’en tenir à une approche procédurale visant à consulter et accommoder, sans pour autant reconnaitre un pouvoir décisionnel aux peuples autochtones concernés. C’est notamment l’approche adoptée dans le nouveau régime fédéral d’évaluation des impacts. Adoptée en 2019, la Loisurl’évaluationdesimpacts mentionne l’engagement du Canada à respecter la DNUDPA dans son préambule et ajoute le respect des droits et des savoirs traditionnels des peuples autochtones comme critère dans l’évaluation des impacts des projets (Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, notamment le préambule et l’article 6). Elle reste cependant silencieuse sur la question du consentement.

Au-delà de ces limites juridiques, il y a lieu de s’interroger à savoir si les processus d’évaluation des impacts constituent un espace adéquat pour la mise en oeuvre du CPLE. Les EI sont souvent mal adaptés aux réalités autochtones. Elles sont généralement de nature très formelle et dominées par l'expertise scientifique (Dokis, 2015 ; Udofia, Noble et Poelzer, 2016). Le format des audiences publiques et la dynamique contradictoire, où les intervenants peuvent contester les promoteurs du projet, les experts et même le comité d’évaluation, peuvent rebuter dans certaines communautés autochtones où la confrontation directe et la contradiction sont mal vues. Le comité d’évaluation peut donc confondre l'absence d'opposition claire avec le soutien ou le consentement à une proposition donnée. De plus, même dans les cas où leur statut et leurs compétences uniques sont pris en compte, les consultations dans le cadre des EI restent généralement des exercices de participation passive. Sauf rares exceptions, les processus d'EI ne sont pas conçus comme des systèmes de prise de décision collaborative. La nouvelle loi fédérale invite d’ailleurs les autorités décisionnelles compétentes à collaborer avec les autorités autochtones dans les processus d’évaluation des projets, mais sans nécessairement reconnaitre à ces dernières un pouvoir décisionnel (par le biais de processus de codécision, par exemple).

Sans totalement exclure les EI comme mécanisme permettant la mise en pratique du CPLE au Canada, d’autres voies existent. Nous en soulignons ici deux. D’abord, les promoteurs cherchent de plus en plus à négocier directement avec les communautés autochtones leur soutien aux projets miniers, forestiers ou autre situés sur leurs terres ancestrales revendiquées ou reconnues. L’objectif pour les promoteurs est de minimiser les risques de contestation judiciaire de l’autorisation des projets. En échange de leur consentement au projet, les communautés autochtones peuvent ainsi négocier un partage des revenus générés par le projet et d’autres bénéfices de natures économiques ou autres.

Ces accords sont devenus quasi-incontournables au Canada, notamment dans les secteurs miniers et des hydrocarbures. D’aucuns restent cependant critiques quant à la nature du consentement exprimé à travers ces accords (Papillon et Rodon, 2017 ; O’Faicheallaigh, 2015 ; Caine et Krogman, 2010). Les ERA sont souvent négociées avec une participation limitée de la communauté, dans le cadre de processus de négociation assez opaque. Cela n'est manifestement pas conforme à la notion de consentement éclairé. De plus, afin d'accélérer le processus d'approbation des projets, les promoteurs tentent souvent de négocier une ERA dès que possible - avant même que le processus d'études d’impact ne soit terminé. La logique économique qui préside à de telles ententes risque aussi de réduire l’expression du consentement à un calcul cout-bénéfice qui, au final, a peu à voir avec l’expression d’une autorité collective sur le territoire.

Enfin, en l’absence de mécanismes adéquats leur permettant d’exprimer et de faire respecter leur autorité territoriale, les peuples autochtones cherchent de plus en plus à s’approprier le CPLE dans le cadre de processus que l’on pourrait qualifier de « par le bas », issu des communautés elles-mêmes. Le CPLE, rappelons-le, découle du droit à l’autodétermination. Il serait donc logique que les peuples autochtones déterminent par eux- mêmes les modalités selon lesquelles ils peuvent exprimer ce consentement ou son absence. Ainsi au Canada, comme ailleurs, des peuples autochtones ont adopté des protocoles visant à établir les principes, les règles et les procédures leur permettant d’exprimer leur consentement de manière préalable, libre et éclairé (Leclair, Papillon et Forget, 2019 ; Montambeault et Papillon, 2022). D’autres communautés ont mis en place des processus autonomes d’évaluation des impacts et de prise de décision visant à affirmer leur autorité territoriale dans le cadre de projets miniers ou gaziers (Papillon et Rodon, 2020 ; Papillon, 2022). Ces processus ne sont pas toujours reconnus par les autorités fédérales ou provinciales compétentes au sens du droit canadien, mais ils ont l’avantage de proposer des mécanismes concrets afin de donner substance au CPLE. En l’absence de véritable alternative, il est difficile pour les gouvernements et les promoteurs des projets de se réclamer de la DNUDPA tout en ignorant ces processus initiés par les principaux concernés.

Conclusion

Le CPLE est sans doute l’aspect le plus discuté et débattu de la DNUDPA. S’il est aujourd’hui devenu incontournable dans les débats sur l’aménagement du territoire et l’exploitation des ressources, sa portée reste contestée et sujette à diverses interprétations. Les gouvernements, les entreprises privées et les peuples autochtones cherchent aujourd’hui à s’approprier le CPLE afin de lui donner un sens qui corresponde à leurs intérêts respectifs. Ces luttes, plus politiques que juridiques, relèvent au fond de conceptions divergentes de l’autorité territoriale et des possibilités de partage de celle-ci. Pour de nombreux États, y compris le Canada, un tel partage n’est pas envisageable. Encore récemment, le premier ministre du Québec, François Legault, rejetait l’idée d’une loi québécoise de mise en oeuvre de la DNUDPA, car celle-ci « donne un veto » aux peuples autochtones et diminuerait par le fait même l’autorité souveraine de l’Assemblée nationale (La Presse Canadienne, 2022). D’aucuns lui ont rappelé que cette conception sans nuance du CPLE ne correspond ni à l’esprit de la DNUDPA ni à la volonté exprimée par les peuples autochtones eux-mêmes (Le Devoir, 2022).

D’autres ne partagent pas ce point de vue. Le gouvernement de la Colombie-Britannique est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la mise en oeuvre du CPLE. Dans un contexte juridique semblable au Québec en raison de l’incertitude liée à l’absence de traités historiques sur la majorité de son territoire, la Colombie- Britannique a fait le pari de l’harmonisation de ses lois et ses pratiques avec la DNUDPA. La législature provinciale a adopté sa propre loi de mise en oeuvre de la DNUDPA, suivi d’un plan d’action détaillé, préparé en collaboration avec les principales organisations autochtones de la province. Le plan propose des mécanismes concrets afin de mettre en pratique le CPLE (British Colombia, 2022). La reconnaissance de l’autorité territoriale des peuples autochtones et le principe de la codécision sont au coeur du modèle mis de l’avant en Colombie-Britannique. Il est encore tôt pour juger de l’efficacité de cette approche, mais elle ouvre certainement la porte à une interprétation du CPLE qui dépasse l’obligation strictement procédurale jusqu’à présent mise de l’avant au Canada.