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Contexte et structure générale de l’ouvrage

Ainsi que l’annonce son titre intrigant, le non-savoir est au centre du livre de Marie-Pierre Lassus, comme l’art dans ses expériences de recherche-action et de recherche-création dans les prisons. L’auteure propose le concept de non-savoir fondé sur l’errance à la fois comme méthode de recherche et comme recherche collaborative (p.38). L’ouvrage est structuré en quatre sections (1. Proème, 2. Chercher, 3. Créer et 4. Participer.) où, entre chacune, se trouve un « entr’ouvert » (1, 2 et 3).

Proème

La première section s’intitule « Proème », notion empruntée à Roland Barthes où le proème « n’est pas tant ce qui vient avant le poème qu’une façon de faire naître les conditions de l’écriture, de rencontrer l’oeuvre, de la faire advenir » (p. 10). Dans l’entr’ouvert 1, l’auteure oppose l’universitaire-savant et l’engagement passionné de l’artiste « voué à entrer dans les choses pour les faire résonner en s’appropriant le monde » (p. 12). Par son engagement depuis plus de 10 ans dans les prisons, Marie-Pierre Lassus s’est fixé l’objectif principal de partager avec des personnes détenues, des pratiques artistiques collectives et participatives (musique, poésie, arts plastiques, etc.). Définissant la prison comme un « antimonde » où le détenu est coupé de toute stimulation et isolé de tout contact avec l’extérieur, elle considère, avec raison, que les pratiques artistiques collectives et participatives sont des moyens tout à fait appropriés à la réinsertion sociale des personnes en milieu carcéral. Pour elle, l’art et la musique sont en effet, des « centres grouillants de force » et d’expériences pouvant avoir des retentissements dans la vie quotidienne des prisonniers dans leur milieu » (p. 54).

Le non-savoir : paradigme de connaissance

Toute la recherche de l’auteure est basée sur le non-savoir, un paradigme de connaissance « fondé sur l’errance comme méthodologie de recherche ». Dans ces expériences de recherche-action, le chercheur est obligé de prendre une posture de chercheur-ignorant lui permettant de produire un autre savoir à partir de l’expérience des sujets (détenus) comme sujet de connaissance. Le choix de la musique comme savoir d’intégration et d’unification amène le détenu à assimiler de plus en plus son instrument comme un prolongement de son corps qui doit « à la fois être présent au monde et à lui-même, mais également pouvoir entrer en résonnance avec le temps, passé et futur, et l’espace de l’orchestre » (p. 67).

Chercher, et la production de nouveaux savoirs

Cette section, qui a pour titre « Chercher », expose dans un premier temps le non-savoir comme méthodologie en abordant le « comment intervenir en prison » afin de rencontrer et encourager la participation des détenus. La recherche-action constitue pour Lassus, la méthode lui permettant d’atteindre son objectif principal de recherche, soit la transformation des êtres concernés dans un but de réinsertion sociale. Le fait de mélanger des personnes de la société civile (étudiants, professeurs ou professionnels) avec la population carcérale a produit « une tension bénéfique » entre savoirs et non-savoirs et a favorisé la réciprocité des échanges. Cette position de non-savoir favorise les échanges entre tous les acteurs permettant « d’ultra-voir, d’ultra-entendre et de s’entendre voir ». La musique (comme langage du corps et comme pratique non verbale) a été le moyen pour accéder à l’écoute entre les gens, le corps comme la musique devenant un champ sensoriel. Cette concertation a créé un espace de liberté « où s’harmonisent les contraires comme les harmonies et les dissonances » (p. 95).

Dans le chapitre « Le ça-voir des hommes et des traces », on fait référence au besoin vital de l’être humain de tracer ou de projeter sa mémoire « organique » des créations sous différentes formes : poèmes, dessins, peintures, oeuvres plastiques ou autres (p. 110). Ainsi, donner l’occasion aux détenus d’exprimer leurs sensations et leurs sentiments aurait un pouvoir « libérateur » et favoriserait des échanges fructueux entre les sujets de l’expérience. Le dernier chapitre clôt la section par une réflexion sur l’art en prison (l’art engagé ou art dégagé) et la responsabilité de l’artiste, en position de comprendre et de ne pas juger.

Créer

La section « Créer » est composée de trois chapitres. Dans « Voir, savoir, pouvoir », l’auteure se livre à une critique de l’université comme institution de savoir ayant adopté les valeurs de l’économie dominante. Ensuite, elle enchaîne sur les types de savoir en s’inspirant des travaux de Foucault où le philosophe oppose les savoirs d’enquête aux savoirs d’épreuve, puis les savoirs des gens aux savoirs d’érudition. Lassus ajoute à cela deux autres sortes de savoir :

  • d’une part, la « connaissance » qui « permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité… (p.174 »).

  • et, d’autre part, la savoir qui amène le sujet à changer à la suite de sa participation au projet collectif.

L’auteure a choisi cette deuxième option pour sa recherche. Plus loin dans le chapitre, elle se livre encore une fois à une critique systématique de la science moderne, qui s’adonnerait à la manipulation de la nature en servant le pouvoir qui tente de la maîtriser, de la posséder et de la dominer. Comme plusieurs, elle déplore le rôle utilitaire de l’université.

Dans le chapitre suivant, « Le savoir-saveur des Sens », Marie-Pierre Lassus milite pour une autre saveur, celle du théâtre des sens (TS), impliquant la participation active de tous les acteurs du projet, où l’incertitude et l’indétermination sont essentielles pour libérer les forces créatrices de l’humain. Ce type de savoir sépare le « sujet du monde (…) pour mieux l’analyser » et avec le TS, un sixième sens est réactivé, celui « de l’art de goûter les choses, d’en savourer les qualités sensibles » (p. 200). C’est un autre rapport à soi-même et au monde qui est mis en relation, où se dégage une nouvelle sensibilité au milieu environnant, où l’expérience humaine se transforme en expérience esthétique. Dans le dernier chapitre, « Les savoirs de la nuit », Mme Lassus reprend plusieurs thèmes des chapitres précédents, à la lumière de la nuit car la réalité, pour reprendre les termes de Lévinas, « apparaît avec son ombre inaccessible aux humains » (p. 233). Seul l’art peut révéler cette ombre qui cache le mystère de notre existence, celui de la fragilité de notre condition d’être. Plongés dans l’obscurité et dans un univers sensoriel, nous sommes en pleine immersion, comme lorsque nous écoutons de la musique. Puis l’auteure poursuit sa réflexion sur les savoirs de l’écoute, de l’artiste-ignorant, du chercheur-ignorant et du maître-ignorant.

Émerveillement

La dernière section est, pour ainsi dire, l’aboutissement de la démarche du non-savoir comme méthodologie, celle de la capacité de s’émerveiller par la poésie « en tant que pratique de l’émerveillement capable de nous faire retrouver cette impression de totalité et d’unité avec le monde éprouvée dans l’enfance » (p.265). C’est de cette façon que s’ouvre l’entr’ouvert 3 en ajoutant que la relation poétique nous aide à retrouver la capacité et le goût de sentir. Le seul chapitre de la section s’intitule « Des savoirs de la nuit au savoir-luciole ». Il parachève en somme tout le livre avec un rappel des points importants du discours de l’auteure, notamment : désapprendre et philosopher, l’éducation artistique comme projet politique, les enjeux politiques du non-savoir, la vibration ou les « intermittences » du coeur, etc.

Dans cet ouvrage intéressant qui s’appuie sur 10 ans d’expérience, Marie-Pierre Lassus désire partager avec le lecteur des pratiques artistiques collectives et participatives au sein de la population carcérale. Son but est, entre autres, de présenter « les différentes manières de connaître et de penser le monde en mode créatif à travers les arts » (p. 44). Elle est inspirée par Bachelard, Berque et Arendt, trois auteurs présents tout au long de l’ouvrage. Le style poétique du livre exige une lecture attentive et, parfois, une relecture du contenu à cause de son caractère hermétique. Le ton général est militant et engagé et l’auteure défend bec et ongles sa posture en opposant très souvent l’art à la science, l’université à la recherche universitaire. Ses critiques à l’égard de la science ne sont pas toujours pertinentes et à propos. Plusieurs extraits démontrent des idées préconçues (p. 15) et s’avèrent inutiles pour la discussion. Une recherche plus fouillée aurait, sans aucun doute, amené l’auteure à nuancer ses propos. Paradoxalement, elle ne manque pas l’occasion de citer une recherche en physique quantique ou en biologie cellulaire pour appuyer certaines de ses affirmations !

Le caractère thérapeutique de l’art, particulièrement de la musique, ne fait pas de doute dans mon esprit. Des exemples à travers le monde témoignent des bienfaits de cette approche de réinsertion sociale. Marie-Pierre Lassus a bien expliqué l’importance du non-savoir dans sa recherche et, pour quiconque s’intéresse au sujet, son livre est à lire.