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La responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’est imposée comme un enjeu sociétal majeur dès le début du xxie siècle. La RSE peut être entendue comme une norme d’origine non juridique suivant laquelle les entreprises devraient respecter les intérêts de leurs parties prenantes[1]. La RSE devrait donc a minima impliquer le respect des droits de la personne et de l’environnement, y compris à l’étranger. Dans ce contexte, le droit est appelé à assumer pleinement son rôle dans l’encadrement des activités des entreprises — surtout celles des « multinationales » — en juridicisant la RSE[2]. Cela est notamment le cas concernant la responsabilité juridique des entreprises à l’égard de leurs inconduites à l’étranger. Organisées en groupe de sociétés, les multinationales comptent sur une structure sociétaire qui rend difficile la mise en jeu de leur responsabilité juridique pour des actes commis à l’étranger. Les principes d’autonomie et de responsabilité personnelle des sociétés[3], ainsi que la responsabilité limitée des actionnaires[4], font en sorte que les victimes étrangères peuvent difficilement obtenir la condamnation d’une société mère[5]. Cette situation se révèle problématique dans la mesure où il est fréquent que les victimes ne parviennent pas à obtenir une réparation juste de leur préjudice en recherchant la responsabilité de filiales dans leur pays. Afin de répondre à cette problématique, les droits des pays développés évoluent pour réceptionner les enjeux de RSE et les traduire juridiquement. Cette façon de faire implique de repenser la responsabilité des sociétés mères des groupes multinationaux. Nous tenterons donc ici de nous focaliser sur la responsabilité juridique des sociétés mères à l’égard de leur RSE à l’étranger.

En Europe continentale, la responsabilité des entreprises en matière de droits de la personne s’impose progressivement par la loi depuis une dizaine d’années et prend la forme du « devoir de vigilance ». C’est une obligation positive qui enjoint à la société mère de mettre en évidence, de prévenir et d’atténuer les effets négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels ou potentiels, qui résultent de ses décisions et de ses activités ou de celles de son groupe[6]. En France, la Loi du 27 mars 2017[7] a introduit un devoir de vigilance portant sur les droits de la personne et l’environnement qui s’impose aux plus grandes entreprises françaises. En cas de manquement à ce devoir, la responsabilité civile d’une société mère peut être engagée. Pour leur part, les Pays-Bas ont adopté en 2019 une loi sur le devoir de vigilance portant sur le travail des enfants[8]. En Allemagne, l’introduction d’un ambitieux devoir de vigilance en droit national est également envisagée[9]. Enfin, la votation populaire a échoué en Suisse dans sa tentative d’introduire le devoir de vigilance en droit helvétique, et ce, en dépit du fait qu’elle a obtenu la majorité du vote des citoyens[10]. Du côté de l’Union européenne, la Commission européenne envisage également de créer une obligation de vigilance relevant du droit dur (hard law)[11]. En parallèle, le 7 décembre 2020, le Conseil européen a adopté un règlement[12] et une décision[13] instituant un régime mondial de sanctions en matière de violations graves des droits de la personne, lequel devrait permettre de sévir contre des entreprises[14].

En Amérique du Nord et en Angleterre, les législateurs adoptent plutôt des règles de droit mou (soft law), qui, sans nécessairement être dépourvues d’efficacité[15], ne permettent pas d’engager la responsabilité civile ou pénale des sociétés pour avoir violé directement ou indirectement les droits de la personne. Le Canada constitue un exemple topique de cette situation[16]. Les standards de comportement que doivent respecter les multinationales canadiennes à l’étranger sont fixés par des normes de droit mou[17]. L’indemnisation des victimes est dévolue au Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises[18], lequel chapeaute un mécanisme non contraignant de règlement des différends qui devra démontrer son efficacité. La responsabilisation des entreprises doit donc prendre une autre nature que celle de loi, soit de la jurisprudence. La situation est similaire en Angleterre : les tribunaux y sont également appelés à pallier les lacunes de la législation[19].

Au Canada comme en Angleterre, le motif privilégié par les demandeurs est le manquement au devoir de diligence (duty of care) de droit commun adapté aux situations de groupe. Par exemple, la société mère est accusée d’avoir commis une faute de négligence : elle aurait manqué à son obligation de diligence raisonnable dans la mesure où elle n’aurait pas agi de manière appropriée pour prévenir les risques générés par les activités d’une filiale. Le devoir de diligence permet de contourner les voiles corporatifs qui scindent les différentes sociétés d’un groupe. Les demandeurs soulèvent parfois un autre motif pour engager la responsabilité d’une société mère : celle-ci est accusée d’avoir participé à la perpétration d’une violation du droit contraignant, ou norme impérative (jus cogens). L’Alien Tort Statute (ATS) américain était jusqu’à maintenant le seul texte à se reposer sur ce mécanisme[20]. Ici, à la différence du devoir de diligence, le fondement de la responsabilité n’est plus la négligence, mais plutôt la complicité dont aurait fait preuve une société mère dans la perpétration, par une de ses filiales, de violations de certaines dispositions du droit international coutumier. Dans ce contexte, les cours suprêmes du Canada et du Royaume-Uni se sont récemment prononcées pour la première fois sur la manière dont la responsabilité d’une société mère d’un groupe multinational peut être engagée en common law. Concernant le devoir de diligence, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu en 2019 la décision Vedanta Resources PLC and another (Appelants) v. Lungowe and others (Respondents)[21]. Pour ce qui est des violations du jus cogens, la Cour suprême du Canada a rendu en 2020 la décision Nevsun Resources Ltd. c. Araya[22]. Ainsi, les questions tranchées respectivement par les cours suprêmes canadienne et anglaise sont différentes. En revanche, les solutions proposées par les juges dans ces deux litiges partagent une finalité commune : permettre d’engager la responsabilité d’une société mère pour des dommages graves survenus dans le contexte des activités d’une de ses filiales étrangères.

Dans les deux cas, les cours suprêmes ont principalement traité de questions relevant du droit international privé[23]. Ces décisions n’en sont pas moins riches en ce qui a trait aux enseignements liés à la responsabilité des sociétés mères en common law. En effet, les juges ont abordé cette question par l’entremise de l’examen de leur compétence juridictionnelle. Par conséquent, c’est un regard de droit des sociétés par actions qui est adopté et qui tient compte de certains principes fondamentaux à la base de cette matière, dont celui de la personnalité morale distincte des sociétés composant un groupe. Nous sommes à vrai dire devant une approche comparée fonctionnelle que nous examinerons plus à fond à travers l’étude de deux dispositifs juridiques de responsabilisation des groupes relevant des droits nationaux (en l’occurrence de tradition de common law) canadien et anglais[24]. Notre comparaison a pour objet, d’une part, de proposer un panorama de la jurisprudence anglaise et, dans une moindre mesure, canadienne en matière de responsabilité des groupes de sociétés, l’exercice étant rarement entrepris en langue française. Elle permettra, d’autre part, de mettre en évidence l’émergence d’un phénomène commun aux common law canadienne et anglaise, tout en faisant ressortir les spécificités de chacune. L’approche que nous avons choisie exclut donc les questions de méthode inhérentes au droit international privé malgré leur caractère essentiel concernant la responsabilisation des groupes de sociétés. Les enjeux liés à la conformité au droit international public portant sur les entreprises multinationales et les droits de la personne[25] ne seront pas abordés non plus.

Nous présenterons d’abord la situation en Angleterre (partie 1). Par la suite, nous exposerons la situation canadienne (partie 2). Dans chaque cas, une analyse historique nous permettra de détailler la genèse et l’émergence progressive de nature praeter legem de la responsabilité civile des sociétés mères dans le paysage juridique. Dans un commentaire détaillé, nous reviendrons sur les enseignements des décisions les plus récentes rendues par les cours suprêmes anglaise et canadienne. En conclusion, nous dresserons un bilan du mouvement contemporain de responsabilisation des groupes multinationaux et esquisserons le chemin qui reste à parcourir.

1 La situation anglaise : le développement du devoir de diligence

En Angleterre, le devoir de diligence a d’abord été élaboré par la Cour d’appel (1.1) avant que la Cour suprême du Royaume-Uni se saisisse de la question (1.2). Les développements que nous proposons ci-dessous seront suivis d’une synthèse (1.3).

1.1 Le devoir de diligence avant l’intervention de la Cour suprême du Royaume-Uni

Dans un premier temps, la genèse du devoir de vigilance sera présentée (1.1.1). Dans un second temps, le traitement du devoir de vigilance par la Cour d’appel sera abordé (1.1.2).

1.1.1 La genèse du devoir de diligence

En droit de la responsabilité délictuelle (tort law), les justiciables sont tenus de faire preuve de diligence raisonnable pour prévenir les dommages que pourraient subir des tiers se trouvant avec eux dans une relation dans laquelle un devoir de diligence existe[26]. Sur le fondement de la règle du précédent, dès lors qu’un devoir de diligence a été reconnu dans un cas d’espèce, un tel devoir existe alors également dans tous les rapports sociaux relevant de la même catégorie. Jusqu’en 2018, les juges anglais s’appuient principalement sur le test appliqué en 1990 dans la décision Caparo Industries Plc v. Dickman[27] pour déterminer si un devoir de vigilance existe ou non dans les situations nouvelles. Ce test est composé de trois conditions successives : la première est la prévisibilité raisonnable des dommages (reasonably foreseeable) ; la deuxième est la proximité entre le demandeur et le défendeur (proximity) ; la troisième est liée à des enjeux de politique publique et renvoie au fait que la décision consacrant un devoir de vigilance doit être équitable, juste et raisonnable (fair, just and reasonable[28]). Cette dernière condition demande aux juges de dépasser les considérations propres à chaque cas d’espèce pour s’interroger sur l’opportunité de consacrer un nouveau devoir de diligence au regard des effets sur la société dans son ensemble qu’aurait une telle création. Il leur faut donc éviter l’adoption de précédents socialement inopportuns. En 2018, dans la décision Robinson v. Chief Constable of West Yorkshire Police[29], la Cour suprême du Royaume-Uni a opéré un revirement de jurisprudence en se prononçant contre l’application systématique du test fixé dans la décision Caparo pour reconnaître l’existence d’un devoir de diligence dans les cas nouveaux. Cette décision préconise l’adoption d’un raisonnement par analogie en tenant compte de l’état du droit de la négligence et de sa cohérence[30]. Si le raisonnement juridique à adopter a été profondément changé par la Cour suprême du Royaume-Uni, les critères de prévisibilité, de proximité et de politique n’en ont pas été pour autant évincés : ils devraient, d’une manière ou d’une autre, être remplis pour condamner un défendeur dans des cas nouveaux.

La responsabilité civile d’une société mère pour les dommages survenus dans le contexte des activités d’une filiale peut donc en principe être engagée si ladite société mère a manqué à son devoir de diligence, pour peu que ce dernier soit reconnu. La question de savoir si une société mère peut être débitrice d’un devoir de diligence envers les travailleurs de sa filiale étrangère s’est posée durant les années 90. Dans un petit nombre d’affaires, la possibilité de reconnaître l’existence d’un devoir de diligence a été présentée comme plausible par les juges, mais aucune n’a abouti à la condamnation d’une société mère sur ce fondement[31]. Il aura fallu attendre l’année 2012 et l’affaire Chandler v. Cape pour que l’existence d’un tel devoir soit enfin consacrée par la justice anglaise.

Dans la décision Chandler[32], les faits portaient sur l’amiantose contractée par un employé de la société Cape Building Products Ltd., entreprise qui avait disparu au moment d’intenter les poursuites[33]. De 1959 à 1962, cet employé était quotidiennement exposé à l’amiante sur son lieu de travail, mais il ne bénéficiait pas d’une protection suffisante pour protéger sa santé. La société Cape Building Products Ltd. était une filiale intégralement contrôlée par Cape Plc. La filiale avait hérité du lieu de travail, préalablement opéré par la société mère elle-même. Cette dernière gérait le domaine de la santé et la sécurité au travail de sa filiale par l’entremise d’un service précisément réservé à cette fin et avait connaissance des risques sanitaires liés à l’amiante.

En 2012, la Cour d’appel a jugé que la responsabilité de la défenderesse devait être engagée. Suivant le raisonnement adopté par les juges, la responsabilité d’une société mère se trouve donc fondée sur l’exercice d’un contrôle pertinent (relevant control) exercé sur sa filiale[34]. Ce contrôle caractérisé en l’espèce a conduit les juges à considérer qu’une prise de responsabilité (assumption of responsibility) donnant naissance au devoir de diligence pesait sur Cape Plc[35]. La décision Chandler met au point un faisceau d’indices permettant de déterminer si le contrôle exercé sur une filiale est tel qu’il donne naissance à un devoir de diligence en matière de santé et de sécurité au travail :

In summary, this case demonstrates that in appropriate circumstances the law may impose on a parent company responsibility for the health and safety of its subsidiary’s employees. Those circumstances include a situation where, as in the present case, (1) the businesses of the parent and subsidiary are in a relevant respect the same ; (2) the parent has, or ought to have, superior knowledge on some relevant aspect of health and safety in the particular industry ; (3) the subsidiary’s system of work is unsafe as the parent company knew, or ought to have known ; and (4) the parent knew or ought to have foreseen that the subsidiary or its employees would rely on its using that superior knowledge for the employees’ protection. For the purposes of (4) it is not necessary to show that the parent is in the practice of intervening in the health and safety policies of the subsidiary. The court will look at the relationship between the companies more widely. The court may find that element (4) is established where the evidence shows that the parent has a practice of intervening in the trading operations of the subsidiary, for example production and funding issues[36].

La décision Chandler précise qu’il n’est pas nécessaire que le contrôle exercé par la société mère porte sur l’ensemble des risques pesant sur les travailleurs[37], ni que ce contrôle ait concerné précisément le domaine d’activité dans lequel le dommage a pu survenir, le contrôle faisant l’objet d’une analyse plus globale[38]. De plus, la Cour d’appel a rejeté le moyen suivant lequel le contrôle pertinent ne pourrait être caractérisé qu’à partir d’incidents anormaux dans la relation entre la société mère et sa filiale au motif qu’il est impossible pour les juges de déterminer dans chaque cas d’espèce si les relations entre les diverses sociétés d’un groupe sont normales ou anormales, chaque groupe fonctionnant de manière différente[39].

La décision Chandler constitue une avancée majeure pour le devoir de diligence des sociétés mères en Angleterre[40]. Cependant, elle a soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Le niveau de contrôle d’une société mère sur sa filiale suffisant pour être qualifié de pertinent n’est défini que très largement[41]. De plus, le faisceau d’indices créé par les juges n’épuise pas la totalité des situations dans lesquelles une société mère peut voir sa responsabilité engagée pour négligence fautive. De surcroît, le mécanisme juridique établi dans la décision se révèle vraiment complexe, même au regard de la complexité inhérente à la common law. L’approche, fort pragmatique, réunit dans un seul test l’acceptation de responsabilité, la proximité, le contrôle et la condition de politique[42]. La solution ainsi obtenue peut donc difficilement guider les juges dans le raisonnement qu’ils devraient adopter dans d’autres cas d’espèce. La décision Chandler a donc fait l’objet d’une réception mitigée par la doctrine[43]. Si elle n’a pas abouti à la création d’un précédent véritablement exploitable pour responsabiliser les entreprises multinationales, elle n’en a pas moins ouvert la porte au développement du devoir de diligence des sociétés par un raisonnement analogique[44]. À la suite de la décision Chandler, la Cour d’appel de l’Angleterre et du Pays de Galles s’est prononcée à quatre reprises sur le devoir de diligence des sociétés mères de multinationales[45].

1.1.2 Le traitement du devoir de diligence des sociétés mères par la Cour d’appel de l’Angleterre et du Pays de Galles

La décision Thompson v. The Renwick Group Plc[46] a été la première dans laquelle les juges d’appel se sont exprimés quant au devoir de diligence des sociétés mères une fois son existence consacrée dans la décision Chandler. En l’espèce, les faits dommageables portaient à nouveau sur une maladie grave contractée par un salarié d’une filiale ayant été exposé régulièrement à l’amiante sur son lieu de travail. Cependant, à la différence de l’affaire Chandler, la société mère était en activité dans le domaine du transport routier et de l’automobile, et n’avait donc pas de connaissance supérieure des risques liés à l’amiante. La Cour d’appel a refusé de reconnaître la responsabilité de la société mère. Ce tribunal a notamment rejeté que la nomination d’un dirigeant de la filiale en charge de la santé et de la sécurité au travail et la simple réorganisation horizontale de filiales de son groupe puissent être des formes de contrôle donnant naissance au devoir de diligence. Il apparaît que le contrôle exercé par la société mère sur son groupe est trop faible et trop ponctuel pour que sa responsabilité puisse être engagée. Cette décision a pu être jugée comme faisant obstacle au développement de la diligence des sociétés mères à l’échelle internationale[47]. En pratique, cela n’a pas été le cas.

L’affaire AAA & Ors v. Unilever Plc & Anor[48] traite de la responsabilité de la société mère d’une multinationale. En l’espèce, les faits dommageables sont survenus en 2007 au Kenya, dans une plantation de thé de la filiale locale d’Unilever où travaillaient et vivaient plusieurs dizaines de milliers de personnes. La plantation a fait l’objet d’une attaque par un groupe d’au moins 100 personnes, situation provoquée par les élections présidentielles. Plusieurs meurtres et viols ont été commis lors de l’attaque que les forces de sécurité présentes sur les lieux n’ont pas pu éviter. La société mère Unilever Plc et sa filiale kényane Unilever Tea Kenya Limited (UTKL) ont été poursuivies en Angleterre pour négligence. En 2018, la Cour d’appel a refusé de faire droit aux demandes des victimes. Les juges ont fondé leur raisonnement sur le test de la décision Caparo. Ils ont établi que les dommages n’étaient pas prévisibles et que, par conséquent, il était impossible d’engager la responsabilité de la société mère[49]. L’imprévisibilité des dommages fait à elle seule obstacle à toute condamnation sur le fondement du devoir de diligence. Malgré cela, la Cour d’appel a quand même abordé la condition de proximité entre les demandeurs et la société mère pour conclure que ladite condition ne pouvait pas être considérée comme remplie. Les juges ont insisté sur l’autonomie de gestion et l’indépendance d’UTKL[50], sachant que le groupe Unilever faisait peser sur ses filiales la responsabilité de gérer elles-mêmes les crises les impactant[51]. En l’espèce, UTKL avait bien conscience de ses responsabilités et avait pris à sa charge, malheureusement sans succès, la gestion de la crise ayant conduit aux faits dommageables[52]. De plus, Unilever Plc n’avait pas donné de consignes à sa filiale sur la manière de gérer une telle crise[53]. Les juges d’appel ont fait peu de cas des politiques adoptées par le groupe Unilever en vue de garantir la cohérence des activités de l’entreprise en matière d’activité économique, de gouvernance et de gestion de risque[54]. Enfin, ils ont considéré que la condition de politique n’était pas satisfaite, car reconnaître l’existence en l’espèce d’un devoir de diligence serait revenu, selon eux, à consacrer un tel devoir pour toutes les entreprises. In fine, la trame factuelle de l’affaire rendant impossible la reconnaissance d’une faute de négligence, la Cour suprême du Royaume-Uni a refusé d’entendre l’appel des demandeurs[55].

Dans l’affaire Okpabi & Ors v. Royal Dutch Shell Plc & Anor[56], la responsabilité d’une société mère anglaise quant aux dommages survenus dans les limites des activités de sa filiale étrangère a de nouveau été recherchée[57]. En l’espèce, la communauté des Ogale, comptant environ 40 000 membres, a subi des dommages provoqués par les contaminations des eaux à cause de fuites provoquées par le vandalisme de pipelines de pétrole. Alléguant une faute de négligence, les victimes ont poursuivi en Angleterre la Royal Dutch Shell Plc (RDS), société mère au second degré de la Shell Petroleum Development Company of Nigeria Ltd. (SPDC). Cette dernière travaillait avec trois autres entreprises dans un contexte de groupement momentané d’entreprises (joint venture) qui exploitait les pipelines à l’origine des faits litigieux, sachant que la SPDC n’en était pas l’actionnaire majoritaire. En 2018, la Cour d’appel de l’Angleterre s’est encore appuyée sur la décision Caparo pour juger qu’aucun devoir de diligence ne pesait sur la RDS. Les juges Simons et Vos ont tous deux rejeté l’appel pour des motifs similaires. Ils ont estimé que la plaidoirie des demandeurs était vouée à l’échec, car aucun élément de preuve n’attestait une prise de contrôle par la RDS des activités dommageables[58]. Suivant leurs analyses, les demandeurs ne sont parvenus qu’à démontrer que la RDS adoptait des normes (en fait d’ingénierie, de développement durable, etc.) touchant l’ensemble de son groupe, ce qui ne constituait pas pour autant une prise de contrôle à même de donner naissance à une proximité suffisante entre la société mère et les parties prenantes de sa filiale[59]. Par conséquent, la condition de proximité a été jugée non remplie. Ainsi, seule l’adoption de politiques propres aux activités de la SPDC aurait ici pu permettre de rendre plausible l’existence d’un devoir de diligence. De plus, les juges ont établi qu’il ne serait pas équitable, juste et raisonnable de reconnaître l’existence d’un devoir de diligence en l’espèce[60]. Alors que Lord Simons s’est contenté de donner tort à la plaidoirie des demandeurs[61], Sir Vos est allé plus loin en avançant dans un obiter que la structure des groupes de sociétés s’oppose à la reconnaissance d’un devoir de diligence aussi longtemps que les filiales conservent une certaine autonomie de gestion[62]. Voilà une position assurément conservatrice. Quant aux dommages, ils ont été jugés prévisibles[63]. À noter que la décision Okpabi compte sur une dissidence du juge Sales. Celui-ci s’est fondé sur une interprétation différente des preuves apportées par les demandeurs et une lecture de la responsabilité de la RDS faisant plus de place à l’éthique que celle de ses pairs[64].

L’affaire Lungowe & Ors v. Vedanta Resources Plc & Anor[65] est la seule à avoir conduit la Cour d’appel de l’Angleterre à adopter une décision ambitieuse en matière de devoir de diligence des sociétés mères. En l’espèce, la société zambienne Konkola Cooper Mines (KCM) est accusée par des paysans locaux de leur avoir causé d’importants préjudices en contaminant les eaux nécessaires à leur subsistance. La KCM est une filiale indirecte de Vedanta Resources Plc (Vedanta), société anglaise dont la responsabilité a été recherchée par les demandeurs dans son pays hôte. Le groupe chapeauté par Vedanta est spécialisé dans l’extraction minière et les ressources non renouvelables. L’État zambien est actionnaire minoritaire de la KCM. La plaidoirie des demandeurs repose sur le niveau élevé de supervision et de contrôle de Vedanta sur les activités extractives de la KCM. À l’instar de l’affaire Okpabi, le litige concerne donc des dommages environnementaux, et les demandeurs sont des voisins (neighbours) et non des employés. Néanmoins, à la différence de cette affaire, Vedanta aurait exercé un contrôle très étroit et spécifique sur les activités de la KCM, qu’elle savait risquées pour les parties prenantes[66]. Ainsi, la Cour d’appel a estimé que des éléments de fait pourraient effectivement conduire à la reconnaissance d’un devoir de diligence, car Vedanta avait publié un rapport de développement durable insistant sur la supervision que son conseil d’administration exercerait sur ses filiales. De plus, des accords obligeaient Vedanta à fournir à la KCM des services variés, dont la formation d’employés : pour y répondre, Vedanta offrait une formation à l’ensemble de son groupe sur la santé et la sécurité au travail ainsi que sur la protection de l’environnement. Par ailleurs, Vedanta soutenait financièrement la KCM. En outre, la première affirmait dans son rapport rendu public qu’elle avait décidé de s’occuper des risques liés à l’infrastructure des activités de la seconde. Enfin, ajoutons que Vedanta contrôlait les activités de la KCM[67]. Après examen de la jurisprudence précédente, la Cour d’appel a tenté d’encadrer la question du devoir de diligence des sociétés mères dans un principe général. Ce dernier prend d’abord appui sur le test de la décision Caparo avant de souligner les circonstances factuelles dans lesquelles un devoir de diligence peut être reconnu en synthétisant les décisions Chandler et Thompson :

(1) The starting point is the three-part test of foreseeability, proximity and reasonableness. (2) A duty may be owed by a parent company to the employee of a subsidiary, or a party directly affected by the operations of that subsidiary, in certain circumstances. (3) Those circumstances may arise where the parent company (a) has taken direct responsibility for devising a material health and safety policy the adequacy of which is the subject of the claim, or (b) controls the operations which give rise to the claim. (4) Chandler v. Cape Plc and Thompson v. The Renwick Group Plc describe some of the circumstances in which the three-part test may, or may not, be satisfied so as to impose on a parent company responsibility for the health and safety of a subsidiary’s employee. (5) The first of the four indicia in Chandler v. Cape Plc requires not simply that the businesses of the parent and the subsidiary are in the relevant respect the same, but that the parent is well placed, because of its knowledge and expertise to protect the employees of the subsidiary. If both parent and subsidiary have similar knowledge and expertise and they jointly take decisions about mine safety, which the subsidiary implements, both companies may (depending on the circumstances) owe a duty of care to those affected by those decisions. (6) Such a duty may be owed in analogous situations, not only to employees of the subsidiary but to those affected by the operations of the subsidiary. (7) The evidence sufficient to establish the duty may not be available at the early stages of the case[68].

Un appel a été interjeté devant la Cour suprême du Royaume-Uni, lequel a conduit la plus haute instance judiciaire britannique à enfin se prononcer sur le devoir de diligence des sociétés mères.

1.2 Le devoir de diligence depuis la décision Vedanta Resources PLC and another (Appelants) v. Lungowe and others (Respondents) de la Cour suprême du Royaume-Uni

La décision sera d’abord présentée (2.2.1) avant d’être commentée (2.2.2).

1.2.1 La présentation de la décision

Le 10 avril 2019, la Cour suprême du Royaume-Uni a traité de l’affaire Vedanta[69]. C’est sa première décision rendue sur le devoir de diligence des sociétés mères. À l’unanimité, les juges ont autorisé les 1 826 demandeurs zambiens à poursuivre Vedanta en Angleterre. En effet, comme dans les autres affaires présentées dans notre article, les défendeurs ont contesté la compétence du for saisi. Quant à la compétence sur la société mère, elle est remise en question en se fondant sur le droit de la procédure civile[70]. La défenderesse argue que les poursuites à son encontre ne reposent pas sur une question juridique viable, la reconnaissance de leur devoir de diligence étant impossible. Les juges doivent donc conduire un miniprocès (mini-trial) dans lequel une analyse sommaire des preuves et des arguments est menée pour déterminer si la plaidoirie des demandeurs a des chances de succès[71]. La décision Lungowe relève donc de la procédure.

Dans sa décision Lungowe, la Cour suprême du Royaume-Uni affirme que l’application du test de la décision Caparo dans les litiges impliquant la responsabilité d’une société mère doit être rejetée, la question du devoir de diligence d’une société mère n’étant pas nouvelle[72]. De toute évidence, ce devoir ne constitue pas une catégorie distincte du droit de la responsabilité fondée sur la négligence[73]. Les principes classiques de la responsabilité civile délictuelle de common law anglaise — et particulièrement les principes fixés dans la décision Home Office v. Dorset Yacht Co Ltd.[74] concernant les devoirs dus aux tiers — trouvent à s’appliquer comme ils le font dans les cas d’espèce n’impliquant pas une société mère[75]. Il n’existe donc aucune difficulté théorique à reconnaître qu’une société mère est débitrice d’un devoir de diligence envers les parties prenantes d’une filiale si les conditions requises sont réunies[76]. La question de l’existence d’un devoir de diligence d’une société mère est ainsi avant tout une question de fait. De plus, plutôt que de voir dans la structure des groupes de sociétés un obstacle à la responsabilité des sociétés mères, la Cour suprême du Royaume-Uni estime que le contrôle capitalistique direct ou indirect et les prérogatives qu’il confère permettent légalement à la société mère d’exercer, si elle le désire, son pouvoir de telle manière qu’elle s’arroge un contrôle partiel ou total de sa filiale ou encore lui impose des pratiques[77]. Des responsabilités peuvent découler de ce contrôle.

La Cour suprême du Royaume-Uni a poussé plus loin son analyse de la responsabilité des sociétés mères. Suivant un obiter, l’adoption de politiques à l’échelle d’un groupe entier pourra engager la responsabilité de la société qui les a édictées si elles contiennent des erreurs systémiques : les juges désavouaient ainsi la décision Okpabi[78]. Par ailleurs, dans l’éventualité où une politique adoptée pour l’ensemble d’un groupe ne donnerait pas naissance à un devoir de diligence, il pourrait en aller différemment si la société mère imposait activement leur mise en oeuvre ou si elle affirmait publiquement exercer un contrôle en ce sens sur ses filiales (lorsqu’aucun contrôle de leur mise en oeuvre n’a lieu)[79]. Enfin, un autre obiter témoigne de la réticence des juges à déterminer de manière exhaustive les situations de fait dans lesquelles un devoir de diligence doit être reconnu, car chaque groupe multinational s’appuie sur une structure et une gestion différentes[80]. In fine, à l’aune de sa conception du devoir de diligence des sociétés mères, la Cour suprême du Royaume-Uni a jugé que le contrôle très étroit de Vedanta sur la KCM — ainsi que la direction des activités dommageables par Vedanta — rendait plausible la reconnaissance de sa responsabilité pour négligence fautive lors d’un procès sur le fond. Le litige pourra donc recommencer au stade de la première instance pour être tranché sur le fond, à moins qu’un accord hors cour ne soit conclu entre les parties.

1.2.2 Le commentaire de la décision

La décision Lungowe est typique de la lutte procédurale qu’engagent les parties dans des litiges où la compétence du for saisi est litigieuse. De nombreux développements de la décision non présentés ici portent sur ces enjeux, mais ils ne constituent pas pour autant une révolution de l’état du droit anglais en la matière. Néanmoins, la position de la Cour suprême du Royaume-Uni est majeure concernant la responsabilisation des multinationales[81]. Elle apporte un éclairage sur le devoir de vigilance des sociétés mères que la jurisprudence, jusqu’ici confuse, a rendu nécessaire. C’est un véritable jugement historique (landmark judgment[82]) qui pourrait tempérer la jurisprudence conservatrice de la Cour d’appel de l’Angleterre en la matière. Cette avancée significative pour la responsabilisation des multinationales procède autant du raisonnement par analogie que de l’ouverture de la Cour suprême du Royaume-Uni aux enjeux de RSE et elle témoigne de la capacité de la common law à évoluer avec les enjeux sociétaux.

La Cour suprême du Royaume-Uni affirme clairement que le devoir de diligence des sociétés mères de groupes multinationaux ou non fait partie intégrante de la common law anglaise. Puisqu’il n’est pas question d’un devoir nouveau nécessitant une reconnaissance préalable par les tribunaux, les poursuites dont l’objet est d’engager la responsabilité d’une société mère pour négligence sont donc consacrées comme viables. Par conséquent, il devrait devenir difficile pour les défendeurs d’alléguer que le manquement au devoir de diligence des sociétés mères ne constitue pas une cause d’action digne d’être entendue sur le fond. Toutefois, si le devoir de diligence des sociétés mères existe, il n’en reste pas moins fort embryonnaire. L’existence de ce devoir étant une question de fait propre à chaque cas d’espèce[83], la réflexion des juges va porter sur un contexte particulier qui donne à chaque décision en matière de devoir de diligence des sociétés mères une teinte hautement spécifique. Les précédents à même de guider avec précision la réflexion des juges manquent donc encore à l’appel : à vrai dire, le devoir de diligence des sociétés mères en common law anglaise demeure encore à construire. À ce titre, la décision Lungowe indique bien qu’une lecture juste, c’est-à-dire substantielle et non formelle des dynamiques de groupe, doit servir de base à cette construction. En effet, pour la Cour suprême du Royaume-Uni, la structure du groupe de sociétés est à l’origine de la responsabilité de la société mère en ce qu’elle rend possible l’exercice du contrôle, et non un blanc-seing garantissant son irresponsabilité. Pour elle, l’existence d’une multiplicité de structures sociétaires formant des groupes a pour conséquence qu’il n’est pas opportun pour la jurisprudence d’édicter un principe général qui recouperait l’ensemble des situations de fait dans lesquelles un devoir de diligence existe. Sans conteste, une telle démarche intellectuelle échouerait nécessairement dans sa tentative d’épouser l’ensemble des groupes de sociétés et serait préjudiciable à une responsabilisation juste et efficace des entreprises. La ratio decidendi de la décision Lungowe traduit donc une fine analyse des dynamiques de groupe par la plus haute instance judiciaire britannique.

La décision Lungowe crée ainsi un précédent particulièrement favorable à la responsabilisation des multinationales. Toutefois, en l’espèce, la reconnaissance du devoir de diligence des sociétés mères pesant sur Vedanta demeure virtuelle pour les raisons procédurales exposées plus avant. La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni ne préjuge pas de jugement au fond sur la question de savoir si Vedanta était débitrice d’un devoir de diligence envers les demandeurs et, si oui, si elle a commis une faute de négligence[84]. Néanmoins, les implications pratiques de la décision Lungowe sont nombreuses et s’avèrent favorables à la RSE. Premièrement, l’adoption de normes appliquées à l’échelle d’un groupe peut désormais être la source d’une responsabilité non plus morale mais juridique. Les politiques de groupe peuvent donc créer une relation entre une société mère et les parties prenantes de ses filiales à même de donner naissance à un devoir de diligence dû au nombre colossal de parties prenantes, qu’elles soient ou non des travailleurs : « Pareille solution a potentiellement une portée très ample, car impliquant rien de moins que la reconnaissance de la responsabilité directe de la société-mère pour des dommages de tous ordres subis à l’occasion d’activités délocalisées menées soit par des filiales, soit même par tout autre intervenant dans la chaîne de production[85]. » Si les futures décisions s’inscrivent dans le sillage de la décision Lungowe, l’ampleur de la diligence dont devront faire preuve les multinationales sera à la mesure de leur gigantisme. Deuxièmement, le fait d’envisager la communication publique d’une société mère quant à ses pratiques de RSE comme fondement possible de son devoir de diligence, même si elle s’est refusée à les faire mettre en oeuvre effectivement, pourrait porter un coup à l’écoblanchiment (greenwashing). En effet, le non-respect des mesures annoncées pourrait bien être caractérisé comme une faute de négligence. Troisièmement, la décision Garcia v. BIH (UK) Ltd.[86] avance que le devoir de diligence consacré dans l’affaire Lungowe pourrait servir de fondement à la reconnaissance de la responsabilité d’une société donneuse d’ordre[87]. La diligence pourrait donc être étendue aux relations contractuelles. Dépassant la diligence, cette décision adresse un message favorable à la juridicisation de la RSE en common law anglaise. La Cour suprême du Royaume-Uni a accepté d’entendre l’appel des demandeurs dans l’affaire Okpabi[88]. Sa décision irrévocable est attendue… Reste à savoir si elle sera toujours aussi ambitieuse.

1.3 La synthèse

La question du devoir de diligence des sociétés mères a émergé en Angleterre pendant les années 90 et a fini par être reconnue par la Cour d’appel dans la décision Chandler en 2012. Par la suite, ce tribunal a adopté une position principalement conservatrice défavorable à la responsabilisation des multinationales. En 2019, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu l’ambitieuse décision Lungowe. Elle y reconnaît qu’un devoir de diligence peut peser sur la société mère d’un groupe multinational dès lors que celle-ci contrôle ou affirme contrôler les activités d’une filiale.

2 La situation canadienne : entre devoir de diligence et violation du droit international coutumier

Au Canada, le devoir de diligence est encore embryonnaire (2.1), et le plus haut tribunal du pays a créé un recours pour violation du droit international coutumier (2.2). Nos développements ci-dessous seront suivis d’une synthèse à cet égard (2.3).

2.1 Le devoir de diligence des sociétés mères au Canada : la solution de la décision Choc v. Hudbay Minerals Inc.

Le Canada est peu disert sur le devoir de diligence. Dans ce contexte, la décision Choc v. Hudbay Minerals Inc.[89] de la Cour supérieure de l’Ontario joue un rôle central[90]. Dans cette décision, la juge Brown a rejeté les requêtes en rejet introduites par l’entreprise torontoise Hudbay Minerals Inc. à l’encontre de trois requérants guatémaltèques. La Cour supérieure a conclu qu’il n’était pas manifeste et évident que cette entreprise ne pourrait pas être tenue d’un devoir de diligence[91] à l’égard des trois demandeurs. En l’espèce, ces requérants demandaient au tribunal de tenir ladite entreprise responsable des exactions commises à leur endroit par les agents de sécurité employés par sa filiale guatémaltèque, l’entreprise Compania Guatemalteca de Niquel (CGN)[92], lors de l’exploitation du projet minier Fenix de 2007 à 2009[93]. Les demandeurs soutenaient qu’un nouveau devoir de diligence devrait être imposé à l’entreprise Hudbay, car les particularités de leur relation avec la société mère donnaient ouverture à la reconnaissance d’un nouveau devoir de diligence. De son côté, Hudbay affirmait que les demandes devaient être radiées en vertu de l’article 21.01 (1) (b) des Règles de procédure civile de l’Ontario[94]. Selon Hudbay, les demandes examinées étaient manifestement non fondées, car elles allaient à l’encontre du principe de la personnalité distincte des personnes morales. Précisons que l’existence d’un nouveau devoir de diligence n’est susceptible d’être reconnue que si les deux volets du test mis au point dans la décision Anns v. Merton London Borough Council[95] sont satisfaits. Il faut d’abord établir l’existence prima facie du devoir de diligence en prouvant que le préjudice allégué est une conséquence raisonnablement prévisible du manquement puis qu’il existe une relation de proximité suffisante entre les parties. Celles-ci doivent ensuite démontrer que des considérations générales n’ont pas été défavorables à la reconnaissance d’un tel devoir.

La Cour supérieure de l’Ontario s’est demandé si les requêtes des deux parties étaient dénuées de tout fondement juridique[96]. Les juges ont considéré que la plaidoirie connaissait des chances de succès et qu’elle devait être entendue sur le fond[97], notamment parce que la reconnaissance d’une proximité entre les parties était plausible[98]. Par ses conclusions, ce tribunal a ouvert la voie à une nouvelle responsabilité pesant sur les sociétés mères. Tout comme l’a établi la Cour suprême du Royaume-Uni, la décision Choc traite de manière innovante du devoir de vigilance que des sociétés mères pourraient avoir à l’endroit des populations touchées par les activités de leurs filiales. Elle ouvre ainsi la porte aux poursuites contre les sociétés mères canadiennes[99]. Une décision de fond est attendue dans cette affaire. Le devoir de diligence plaidé dans la décision Choc a été invoqué dans deux autres litiges impliquant la responsabilité d’une société mère[100]. Dans chacun de ces deux cas, l’analyse du devoir de diligence a cependant été complètement éludée au profit d’une étude de question relevant du droit international privé[101]. Si la jurisprudence canadienne sur le devoir de diligence est moins abondante et conceptuellement moins poussée que la jurisprudence anglaise, les juges canadiens ont exploré une autre piste de responsabilisation encore plus ambitieuse.

2.2 La position ambitieuse de la Cour suprême du Canada dans la décision Nevsun Resources Ltd. c. Araya

Les faits de l’espèce font d’abord l’objet d’une présentation (3.2.1). Puis le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement (3.2.2) et l’ouverture aux violations du droit international coutumier (3.2.3) sont présentés. Enfin, une analyse critique de la décision est menée (3.2.4).

2.2.1 La trame factuelle

Le 28 février 2020, la Cour suprême du Canada a rendu la décision majeure Araya[102]. Cette affaire porte sur la responsabilité de la société Nevsun Resources Ltd. relativement à son implication dans de graves violations des droits de la personne perpétrées par le gouvernement érythréen. Les faits auraient eu lieu à partir du début de la construction de la mine de Bisha en 2008. Cette dernière produit de l’or, du cuivre et du zinc et est une des plus importantes sources de revenus pour l’Érythrée. Les demandeurs, réfugiés depuis au Canada, affirment avoir subi un traitement violent, cruel, inhumain et dégradant causé par un régime de travail forcé dans le contexte du service militaire du pays qui aurait servi à lancer l’exploitation du site minier. La structure sociétaire impliquée dans les faits dommageables est extrêmement complexe. La mine de Bisha appartient à Nevsun, société canadienne constituée sous le régime de la Business Corporation Act de la Colombie-Britannique[103]. La mine est exploitée par une filiale de Nevsun, laquelle chapeaute une chaîne de sous-traitance[104]. Depuis les faits, Nevsun a été rachetée par une entreprise chinoise[105].

En 2014, les demandeurs ont introduit une requête en dommages-intérêts pour de nombreuses causes d’action devant les tribunaux de la Colombie-Britannique[106]. Toutefois, la Cour suprême du Canada a uniquement traité de la cause d’action pour violation des dispositions de droit international coutumier prohibant le travail forcé, l’esclavage, les traitements cruels, inhumains ou dégradants et les crimes contre l’humanité[107]. Comme cela s’est produit dans de nombreux autres litiges que nous avons présentés ici, les juges ne devaient pas trancher la question sur le fond, mais déterminer si celle-ci était réelle et sérieuse. La préoccupation centrale était donc de savoir si les juridictions de la Colombie-Britannique pouvaient entendre une action en dommages et intérêts intentée contre une entreprise en vertu du droit international coutumier. De son côté, Nevsun a également soumis une requête en radiation des actes de procédure en se fondant sur la doctrine de l’acte de gouvernement et au motif que la demande ne présente aucune perspective raisonnable de succès, car les sociétés ne sont pas des sujets de droit international coutumier[108]. Les juges devaient donc également se prononcer sur l’immunité dont Nevsun souhaitait bénéficier. À l’étape des requêtes préliminaires, la Cour suprême de la Colombie-Britannique[109] et la Cour d’appel[110] ont refusé de mettre fin à la procédure, souhaitant que la responsabilité d’une société mère pour violation du droit international coutumier soit examinée sur le fond[111]. Le litige a donc été porté devant la Cour suprême du Canada.

Le plus haut tribunal du pays devait répondre à deux grandes questions de droit. Premièrement, la doctrine de l’acte de gouvernement fait-elle partie de la common law canadienne ? Deuxièmement, certaines interdictions du droit international coutumier peuvent-elles servir de fondement à une action en dommages-intérêts contre une société canadienne ? Ces interrogations ont divisé les neuf juges de la Cour suprême du Canada. Le jugement a été rendu par la plus mince des majorités par la juge Abella avec l’accord des juges Wagner, Karakatsanis, Gascon et Marin. Les motifs majoritaires ont été prononcés contre la doctrine de l’acte de gouvernement et en faveur d’une responsabilisation pour violation du droit international coutumier[112].

2.2.2 Le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement

Suivant la doctrine de l’acte de gouvernement, les juges nationaux sont incompétents pour se prononcer sur la légalité des actes d’un État souverain étranger. Par conséquent, cette doctrine permet aux entreprises s’étant adonnées à des inconduites conjointement avec des États de ne pas être inquiétées dans le pays hôte où l’État local les protège, ni dans le pays de leur siège social où l’acte de gouvernement va les immuniser contre l’intervention des tribunaux nationaux. L’argument de la défenderesse basé sur cette doctrine était nouveau, aucun juge canadien n’ayant motivé une décision sur le fondement de l’acte de gouvernement[113]. En l’espèce, et dans la mesure où l’État érythréen était engagé dans l’exploitation de la mine de Bisha, l’application de cette doctrine devait conduire la Cour suprême du Canada à se prononcer incompétente pour trancher le litige… soustrayant par la même occasion les pratiques de Nevsun à l’examen du système judiciaire canadien. La plaidoirie de Nevsun n’a pas convaincu le plus haut tribunal du pays. La juge Abella s’est exprimée en ces termes à propos de la doctrine de l’acte de gouvernement : « La doctrine ne fait pas partie de la common law canadienne, et ni elle ni ses principes sous-jacents élaborés dans la jurisprudence canadienne ne font obstacle aux réclamations des travailleurs érythréens[114]. » En droit canadien, les entreprises ne peuvent donc pas invoquer l’acte de gouvernement pour se soustraire à leurs responsabilités.

2.2.3 L’ouverture aux violations du droit international coutumier

La Cour suprême du Canada devait également déterminer si le fait d’invoquer une violation du jus cogens (composé des dispositions obligatoires du droit international coutumier) avait des chances raisonnables de succès dans la common law canadienne. Comme point de départ de sa réflexion, la Cour suprême du Canada a considéré que le droit international coutumier est automatiquement incorporé dans la common law canadienne[115]. De plus, elle a jugé que les interdictions relatives à l’esclavage, au travail forcé et aux traitements cruels, inhumains et dégradants ont, en toute vraisemblance, valeur de jus cogens[116]. Par conséquent, elle a déclaré ceci : « Une évolution de la common law s’effectue lorsque des changements sont nécessaires pour préciser un principe de droit, pour éliminer une incohérence ou pour permettre au droit de suivre l’évolution de la société […] À mon humble avis, la reconnaissance de la possibilité d’un recours pour la violation de normes faisant déjà partie de la common law est l’une de ces évolutions nécessaires[117] ». La common law canadienne devrait donc s’ouvrir à une nouvelle cause d’action pour violation du jus cogens, message fort pour les cours inférieures.

Par ailleurs, aux yeux des juges de la Cour suprême du Canada, le recours au droit international coutumier pour responsabiliser une entreprise doit surtout permettre de souligner et de condamner le caractère odieux de certaines « inconduites ». Une fonction qu’aucun recours classique de droit privé (devoir de diligence y compris) ne peut remplir aussi bien que l’invocation du jus cogens :

Les normes de droit international coutumier, comme celles dont les travailleurs érythréens allèguent la violation, sont fondamentalement différentes des délits de droit interne existants. Elles ont un caractère plus public que les délits de droit privé interne puisque leur violation […] « heurte la conscience de l’humanité » […] Le refus de reconnaître les différences entre les délits internes existants et le travail forcé ; l’esclavage ; les traitements cruels, inhumains ou dégradants ; et les crimes contre l’humanité pourrait miner la capacité de la cour à répondre adéquatement au caractère odieux des dommages causés par de tels actes[118].

L’argumentaire de la défenderesse selon lequel les normes de droit international ne s’appliquent pas aux sociétés a été battu en brèche par la Cour suprême du Canada. Suivant les motifs majoritaires, le droit international, dans sa conception moderne, peut aussi s’appliquer aux sociétés : « il n’est pas “évident et manifeste” que les sociétés jouissent aujourd’hui d’une exclusion générale en droit international coutumier à l’égard de la responsabilité directe pour violations des […] “normes obligatoires, définissables et universelles de droit international”, ou de la responsabilité indirecte pour leur participation à ce que le professeur Clapham appelle les […] “infractions de complicité”[119] ». Enfin, les juges majoritaires considèrent que la position du législateur canadien encourageant la responsabilisation judiciaire des entreprises justifie la position ambitieuse de la Cour suprême du Canada, car ces deux aspects partagent un objectif commun : la responsabilisation des multinationales[120].

Certes, il n’est pas encore établi à ce stade de la procédure que les infractions de droit international en question seront effectivement reconnues comme s’appliquant aux sociétés au moment de l’examen du litige sur le fond[121]. Cependant, la Cour suprême du Canada n’a pas manqué d’envoyer un message notable aux juges qui connaîtront de la suite du litige : « En dernière analyse, pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de conclure que les violations des normes de droit international coutumier, ou de jus cogens, invoquées par les travailleurs érythréens pourraient fort bien s’appliquer à Nevsun. Il ne reste plus qu’à établir s’il existe des lois canadiennes entrant en conflit avec leur adoption dans notre common law. Soit dit en tout respect, je n’en ai trouvé aucune[122]. »

2.2.4 Une analyse critique de la décision

Dans la décision Araya, la Cour suprême du Canada a rendu un des jugements les plus importants de son histoire récente. Certes, puisqu’il n’est pas question d’une décision de fond, la décision Araya ne constitue pas à proprement parler un précédent justifiant l’application du raisonnement qui y est développé suivant le principe stare decisis entendu strictement. Il appartiendra plutôt à une décision de fond de déterminer si la cause d’action pour violation du jus cogens invoquée dans la décision Araya est effectivement recevable au Canada[123]. Cependant, le message envoyé par les juges majoritaires ne doit pas être relativisé, et il devrait exercer une très forte influence sur les futures décisions des tribunaux canadiens. Ainsi, c’est assurément en incorporant du droit international coutumier dans l’ordre interne canadien et en menant cet État vers un système quasi moniste que la décision Araya est la plus retentissante[124]. Retenir une telle solution soulève de nombreux problèmes juridiques dont l’étendue n’est pas encore pleinement mesurée[125]. Une de ses implications est qu’une nouvelle catégorie de délits civils pour violation du droit international coutumier devrait être consacrée en droit canadien, même si son contenu et son régime n’ont pas été précisés : « the Nevsun decision is revolutionary in that it is the first common law case to have created a seemingly sui generis cause of action based on customary international law aimed at curtailing the recalcitrant practices of multinational corporations[126] ». La ratio decidendi de la Cour suprême du Canada se fonde sur une approche fort libérale du droit international[127] et s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence canadienne qui donne un rôle important au droit international coutumier[128]. En apportant une réponse extrêmement ambitieuse à une question juridique inédite relevant d’une branche du droit vraiment complexe, la décision du plus haut tribunal du pays — assurément polémique — dépasse donc largement les enjeux de responsabilisation des entreprises.

Du point de vue de la RSE, la décision Araya est encourageante. En premier lieu, le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement est opportun en matière de responsabilisation des entreprises. En soustrayant à l’examen des juges les faits dans lesquels des gouvernements étrangers sont impliqués, l’importation de cette doctrine en droit canadien aurait annihilé les devoirs et les responsabilités des entreprises et de leurs hauts dirigeants pouvant en bénéficier. Le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement par la Cour suprême du Canada est donc à saluer. En deuxième lieu, considérer que le jus cogens fait partie de la common law canadienne — ce qui lui confère un effet horizontal — devrait contribuer à protéger les droits de la personne des parties prenantes contre les inconduites les plus graves que certaines entreprises canadiennes pourraient adopter à l’étranger. En troisième lieu, la reconnaissance des sociétés canadiennes comme des sujets de droit international coutumier constitue le corollaire de l’incorporation du jus cogens au droit canadien en ce qu’elle permet l’effectivité de son contenu pour responsabiliser les multinationales. À défaut, importer le jus cogens en droit canadien aurait été inopérant au regard de la RSE. Au demeurant, la position de la Cour suprême du Canada selon laquelle sa solution correspond à l’état du droit international coutumier est critiquable[129]. En quatrième et dernier lieu, la dissidence des juges Brown et Rowe souligne à raison que le jugement majoritaire importe en droit canadien l’ATS, en ce qu’il impose aux entreprises nationales de respecter le jus cogens[130].

Ouvrir la voie à la responsabilisation des entreprises canadiennes sur le fondement du droit international coutumier s’avère d’autant plus remarquable que d’autres voies de recours existent. En effet, il est admis que les demandeurs pourraient obtenir des dommages-intérêts au moyen d’une action ordinaire de droit privé[131]. Pourtant, la Cour suprême du Canada a considéré que l’ouverture au jus cogens en matière de RSE n’était pas superfétatoire. Suivant la ratio decidendi des motifs majoritaires, la question de la responsabilité d’une entreprise ayant gravement manqué à sa RSE ne soulève pas que l’enjeu de l’indemnisation des victimes. Elle met également en lumière la question de la sanction. Ainsi, la Cour suprême du Canada reconnaît l’importance du mécanisme de la mise au pilori (name and shame) et le besoin pour les victimes de disposer de causes d’action adaptées à la gravité parfois extrême des préjudices qu’elles ont subis. C’est dans ce contexte que l’invocation du droit international coutumier trouve sa pertinence. Indubitablement, la cause d’action alternative la plus viable dans les affaires de ce type est le devoir de diligence. Cette voie de recours permet d’engager la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise en vue d’indemniser les victimes du préjudice subi… pour simple négligence : voilà une solution peu adaptée à la sanction de pratiques relevant de l’esclavage. Quant à la violation du jus cogens, elle souligne bien plus la gravité de la faute de l’entreprise. Cependant, un auteur s’interroge sur la pertinence de mobiliser le droit international coutumier afin de responsabiliser une société mère[132]. Enfin, la prise en considération par la Cour suprême du Canada des mesures adoptées par le gouvernement canadien pour promouvoir la RSE indique qu’un dialogue entre ce dernier et les tribunaux se met donc en place avec, dans la ligne de mire, une responsabilisation accrue des multinationales canadiennes. Pour sa part, le gouvernement canadien a adopté successivement deux stratégies, soit en 2009[133] puis en 2014[134], par lesquelles il incite les entreprises extractives canadiennes à respecter des standards de RSE internationalement reconnus à travers des mécanismes relevant essentiellement du droit mou[135]. Plus récemment, en 2019, le gouvernement canadien a créé le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises[136] : celui-ci doit conseiller les entreprises canadiennes dans leurs démarches de RSE à l’étranger et assurer un règlement non judiciaire des différends qui pourraient les opposer à leurs parties prenantes dans les pays où elles sont en activité[137]. C’est surtout cette dernière création qui a motivé les juges. En effet, si le gouvernement canadien n’a toujours pas adopté de droit contraignant en la matière, la création du Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises témoigne qu’il accroît lentement mais continuellement la pression sur les entreprises ayant des pratiques de RSE à l’étranger discutables, et ce, en vue de promouvoir leur responsabilité.

La décision Araya laisse de nombreuses questions sans réponse qu’un procès sur le fond devrait trancher. Les effets de cette décision sur le droit canadien sont incertains. Ainsi, la Cour suprême du Canada n’a pas précisé si le raisonnement des juges devait se fonder sur le droit international coutumier ou sur la common law canadienne pour engager la responsabilité d’une partie[138]. Concernant plus précisément la RSE, trois questions se démarquent. Premièrement, il restera à confirmer que les sociétés canadiennes seront effectivement considérées comme des sujets de droit international coutumier. Deuxièmement, il faudra déterminer si les dispositions du droit international coutumier portant sur l’esclavage seront bel et bien respectées par les justiciables canadiens. Troisièmement, les juges devront préciser les formes d’implication d’une société mère dans une violation du jus cogens susceptibles d’engager sa responsabilité[139]. Toutes ces interrogations pourraient rester en suspens encore longtemps. Dans l’affaire Araya, les parties sont parvenues à un accord hors cour dont le montant n’a pas été rendu public[140], issue qualifiée de révolutionnaire (ground-breaking) par Amnistie internationale[141]. Alors que Nevsun avait promis de défendre bec et ongles son innocence devant la justice canadienne, sa volte-face témoigne de la réalité du risque juridique de condamnation qui pesait sur elle. Bien que cet accord puisse être considéré comme une contribution à une responsabilisation accrue des entreprises canadiennes, il constitue un frein à l’évolution du droit canadien amorcé avec cette affaire.

2.3 La synthèse

Le devoir de diligence des sociétés mères est peu développé au Canada où seule la décision Choc en traite. En 2020, la Cour suprême du Canada a consacré une voie de recours alternative très ambitieuse. Dans la décision Araya, elle affirme que les violations du droit international coutumier peuvent engager la responsabilité d’une société mère canadienne. Elle y rejette également la doctrine de l’acte de gouvernement.

Conclusion

L’impunité des grandes entreprises est dénoncée depuis longtemps dans la doctrine[142] et dans la presse[143]. Peu de solutions ont été mises en place jusqu’à maintenant, malgré diverses propositions[144]. La RSE trouve ses limites dans sa réception par le droit[145]. La responsabilité juridique des multinationales pour les activités menées dans les pays hôtes (notamment quand il est question de pays en voie de développement) demeure largement illusoire. Cependant, les choses changent. Le développement praeter legem de mécanismes de responsabilisation permet d’envisager une responsabilisation des entreprises, et ce, sans qu’une loi ait à être adoptée[146].

Le devoir de diligence prend progressivement sa place dans le paysage juridique. Ce concept, centré non pas sur la société mais sur le groupe, permet de dépasser la protection conférée par les structures sociétaires. En Angleterre, la Cour d’appel a démontré dans un premier temps une certaine réserve à la consécration du devoir de diligence des sociétés mères jusqu’à ce que la Cour suprême du Royaume-Uni intervienne pour consacrer pleinement son existence dans la décision Lungowe. Au Canada, la common law a fait également une place au devoir de diligence, mais la jurisprudence se résume ultimement à une unique décision (Choc) à la portée encore incertaine. En ce qui concerne l’élaboration jurisprudentielle de l’obligation de diligence de sociétés mères, les tribunaux canadiens pourront trouver de précieuses pistes en étudiant les décisions anglaises les plus ambitieuses. Dans ce contexte mouvant, l’absence d’un devoir de diligence demeure le principe. Cependant, la violation d’un tel devoir (pesant potentiellement sur toutes les sociétés mères contrôlant les activités de leurs filiales) est susceptible de constituer une cause d’action permettant à des plaignants étrangers (qu’ils soient des travailleurs ou des tiers impactés) de poursuivre en Angleterre ou au Canada une société mère pour obtenir réparation de préjudices causés par les activités d’une filiale étrangère dans leur pays. En revanche, il demeure difficile d’anticiper sur le succès de recours judiciaires sur ce fondement. La décision, qui va reposer en grande partie sur une analyse des juges, n’est pas encore fixée et ne permet donc pas à l’heure actuelle de se faire une idée précise des situations couvertes[147].

Concernant la violation du jus cogens, la Cour suprême du Canada a ouvert la voie à une cause nouvelle de poursuite démontrant la volonté de responsabiliser davantage les entreprises par rapport à leurs inconduites les plus graves, notamment celles qui sont liées à l’esclavage. Les contours de cette responsabilité restent toutefois extrêmement imprécis, autant sur les infractions visées que sur les formes de contrôle susceptibles de lui donner naissance. Alors que la diligence va sanctionner la passivité d’une société mère traduisant sa négligence, la violation du jus cogens devrait plutôt venir punir le rôle actif joué par une société mère dans la perpétration des actes dommageables. Ainsi, bien que l’insécurité juridique existe, nul doute que plus les activités d’une filiale (même étrangère) seront contrôlées étroitement, plus une société mère canadienne aura intérêt à se montrer diligente. L’issue de l’affaire Araya dans un accord transactionnel témoigne de la croissance des litiges impliquant des manquements graves à la RSE qui trouvent une résolution à l’extérieur des tribunaux. Si les accords hors cour apportent une solution, celle-ci n’apporte pas pour autant toutes les conséquences attachées à la sanction d’une décision sur le fond[148]. Présentement, ces accords sont obtenus à la suite de décisions procédurales favorables aux demandeurs qui font craindre aux entreprises de perdre le procès sur le fond, lesquelles vont donc préférer transiger. Puisqu’elles traitent de question de fond pour déterminer l’issue probable du litige, ces décisions procédurales constituent des étapes incrémentales qui permettent à la common law d’évoluer[149]. Elles donnent également l’occasion aux demandeurs d’obtenir une forme de réparation puisqu’elles incitent les entreprises à faire des concessions réciproques pour éviter l’opprobre d’une condamnation judiciaire. Toutefois, l’absence de décision de fond concourt à l’insécurité juridique et ralentit la construction de la responsabilisation de ces entreprises. De ce fait, ni le devoir de diligence ni la violation du jus cogens n’appartiennent encore pleinement au droit dur à proprement parler puisque leurs contours sont trop imprécis. Ils relèvent plutôt du droit flou (fuzzy law), mais n’en témoignent pas moins de la proactivité des juges en matière de RSE.

Si les cours suprêmes canadienne et anglaise font parfois preuve d’activisme judiciaire[150], cela était peu le cas jusqu’à présent en droit des affaires. Les décisions des cours suprêmes présentées dans notre étude responsabilisent les entreprises au-delà de ce que l’état de la common law permettait d’envisager. Les cours suprêmes ont notamment pour fonction de participer à l’évolution de la common law[151], car elles peuvent adopter des décisions ambitieuses et ainsi faire preuve d’activisme judiciaire. Ce dernier désigne la volonté des juges d’amener le droit existant à évoluer[152]. Il inclut les situations dans lesquelles ceux-ci expriment de la créativité dans leur jurisprudence et imposent au législateur certaines solutions[153]. L’évolution du devoir de diligence de sociétés mères au Canada et en Angleterre de même que l’ouverture canadienne aux poursuites pour violation du jus cogens par une entreprise attestent l’activisme judiciaire des juges des cours suprêmes en matière de RSE. Précisons que cet activisme a un rôle à jouer pour assurer la promotion de la vertu des entreprises[154]. Un message fort est alors adressé aux cours inférieures, et la question de la réception prétorienne de la RSE des multinationales s’en trouve de facto encore plus politisée qu’elle ne l’était[155].

Durant les deux premières décennies du xxie siècle, les enjeux traités par les juges et par les législateurs portaient principalement sur la nature de la société et de l’entreprise, en particulier eu égard aux relations avec les parties prenantes. Par exemple, la Cour suprême du Canada s’est d’abord intéressée à l’intérêt social dans les décisions Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise[156] et BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976[157] pour consacrer une certaine vision institutionnelle des sociétés par actions. En Angleterre, c’est le législateur qui est intervenu, confirmant la position retenue par la common law[158]. Désormais, la Cour suprême du Canada et la Cour suprême du Royaume-Uni considèrent les responsabilités des sociétés par actions à l’égard de leurs parties prenantes, notamment étrangères. Pour la troisième décennie du xxie siècle, l’enjeu n’est plus celui de la définition de la « corporation », mais bien de sa responsabilité. Si l’ouverture aux parties prenantes l’a emporté conceptuellement, cette reconnaissance se révèle inutile dès lors que les entreprises peuvent continuer à leur porter préjudice. Le droit des sociétés est toujours source de pouvoir. Il doit devenir source de responsabilité. En réalité, le droit des sociétés par actions de demain devra traduire ces responsabilités, et sa construction aura besoin tant des juges que des législateurs.