Article body

Le Collectif Obèle est une initiative de recherche-création[2] regroupant des membres issus de différents horizons disciplinaires (littérature, ludologie, communication). Nous présentons, dans notre manifeste, notre programmatique et notre poétique en ces termes :

D’un côté, la littérature ; forme artistique millénaire, établie, codifiée, qui doit encore et toujours se réinventer et migrer vers de nouveaux territoires afin de ne pas prendre la poussière. De l’autre, le jeu vidéo ; un « nouveau média » dont l’histoire compte déjà quelques décennies et au cours de laquelle se sont créés des tropes, des langages et des schémas d’action, mais qui peine à obtenir sa lettre majuscule de Noblesse Artistique.

Ces deux disciplines semblent séparées par certaines frontières : la frontière culturelle départageant le highbrow du lowbrow ; la frontière théorique opposant une pratique esthétique à une activité ludologique ; la frontière médiatique où les lettres, inscrites sur du papier, requièrent une attention soutenue et complète, tandis que les sons et les pixels s’agitant sur des écrans disperseraient l’attention du public.

Il est cependant réducteur, même erroné, de voir les choses ainsi. Notre époque plaide pour la transdisciplinarité, ce qui amène à l’effritement, voire à l’effondrement, de ces frontières. Celles qui sépareraient la littérature et le jeu vidéo peuvent plutôt être considérées comme des lignes de démarcation où se produisent des échanges, des unions, ou même des transferts. Ces deux territoires ne sont pas mutuellement exclusifs.

C’est en vue de contribuer à la mise en place de dialogues entre ces pratiques et au décloisonnement des parois qui les séparent que nous avons créé la présente initiative. Le Collectif Obèle cherche à pratiquer des interventions littéraires dans des environnements vidéoludiques, au profit d’un dialogue accru – car reconnu et libéré par le fait de cette reconnaissance – entre ces deux disciplines[3].

Si notre manifeste annonce, au coeur de notre démarche (et des projets qui en émaneront), la mise en place de plusieurs « interventions littéraires en environnements vidéoludiques », il sera ici question d’une performance scénarisée bien précise. Celle-ci est fondée sur la concaténation de trois éléments centraux : un concept théorique issu des recherches vidéoludiques (le métarèglement), un dispositif littéraire canonique (le quiproquo, l’ambiguïté et ses variantes) et un jeu vidéo (Among Us). Dans le présent article, nous proposons d’aborder ces éléments à partir de notre posture de recherche-création, de ses inspirations et de ses spécificités, pour ensuite passer à une explication du processus d’écriture d’un scénario spécifique à une performance au sein d’un jeu vidéo. Il convient toutefois d’introduire d’abord notre lectorat au jeu vidéo à partir duquel et à travers lequel notre scénario a été élaboré.

AMONG US COMME TERRAIN DE JEU ET THÉÂTRE D’ACTION

Créé en 2015, le petit studio indépendant Innersloth avait un seul jeu à son actif (Dig2China, 2015) avant le lancement en 2018 d’Among Us, son plus gros succès à ce jour. D’abord sorti en version Beta sur Android et iOS, Among Us offrait uniquement une expérience de jeu locale, c’est-à-dire pour des gens physiquement réunis dans un même espace. Ce n’est que deux mois plus tard qu’Among Us est offert sur ordinateur, avec l’ajout simultané d’un mode de jeu en ligne. Graduellement, le nombre de joueur·euses se multiplie et, dès la fin de l’année 2020, le jeu fait sa première apparition sur console (Nintendo Switch, puis Xbox et PlayStation en décembre 2021). Depuis, le jeu n’a cessé de gagner en popularité et a même remporté plusieurs prix en 2020 et en 2021, dont celui du meilleur jeu multijoueur aux Game Awards 2020[4]. Dans un contexte de confinement et de pandémie, Among Us a rapidement piqué l’intérêt du public, puisqu’il s’agit d’un jeu simple et gratuit (ou moyennant quelques dollars selon les plateformes) qui permet de se réunir virtuellement. En effet, Among Us est un jeu qui repose en bonne partie sur les relations interpersonnelles et les discussions entre les joueur·euses, deux éléments qui ont gagné en importance avec l’isolement engendré par la pandémie de COVID-19[5]. Devant cette popularité soudaine, le studio Innersloth a annulé son projet de produire une suite au jeu déjà existant afin de pouvoir se concentrer sur le développement de cette version initiale. Cela implique la sortie de nouvelles « cartes » où peuvent se dérouler les parties de nouveaux modes de jeu, ainsi que des mises à jour régulières afin d’optimiser les performances du logiciel. En parallèle, certain·es utilisateur·trices développent leurs propres variantes officieuses du jeu, notamment des rôles, des costumes et des environnements personnalisés.

Among Us est un jeu multijoueur en ligne dans lequel les joueur·euses incarnent des membres d’un équipage devant terminer les préparatifs du lancement de leur vaisseau spatial. Parmi eux et elles se trouvent un ou des imposteurs qui doivent assassiner les autres membres de l’équipage avant que ceux et celles-ci n’aient terminé les préparatifs. Les rôles sont distribués aléatoirement et secrètement en début de partie. Le rôle de chacun·e n’est pas révélé aux autres participant·es. Si un·e joueur·euse est désigné·e par le jeu comme un membre de l’équipage, il ou elle doit effectuer quelques tâches assignées aléatoirement pour assurer le lancement du vaisseau. Ces tâches prennent la forme de mini-jeux dans des interfaces secondaires que chaque membre peut ouvrir en se rendant dans différentes parties du vaisseau : raccorder des fils, télécharger des documents, gérer l’oxygène, etc. Il est possible pour les personnes jouant ce rôle de gagner la partie en terminant toutes les tâches qui leur sont confiées avant que le ou les imposteurs ne les assassinent, ou en éjectant du vaisseau celui-ci (ou ceux-ci) après l’avoir identifié au terme d’un vote collectif.

Si un·e joueur·euse est imposteur, son but est différent : tout en gardant secret son rôle, il ou elle a pour mission de tuer les autres participant·es et d’empêcher les membres de l’équipage d’accomplir leurs tâches. C’est de ces deux manières qu’il ou elle peut parvenir à remporter la partie. Seuls les imposteurs ont l’option de saboter le vaisseau (fermer les lumières, déclencher une panne de réacteur, couper l’oxygène, etc.) et d’utiliser le système de ventilation afin de se déplacer rapidement d’une pièce à l’autre. Finalement, bien que les imposteurs n’aient pas à effectuer de tâches, une fausse liste leur est fournie, ce qui leur permet d’imiter les actions des membres de l’équipage pour ne pas attirer les soupçons.

Tou·tes les joueur·euses (imposteurs inclus) ont la possibilité de signaler (report) la présence d’un cadavre lorsqu’ils ou elles en voient un, et d’ainsi déclencher une réunion obligatoire avec l’ensemble de l’équipage. Un bouton d’urgence au centre du vaisseau permet également d’imposer une réunion impromptue. Lorsque les participant·es sont rassemblé·es pour la réunion, une discussion est entamée (sa durée est définie dans les paramètres du jeu), durant laquelle ils et elles débattent de qui serait le ou les imposteurs. Parallèlement au débat, un vote facultatif se déroule. Ce dernier permet de déterminer si une personne est expulsée du vaisseau et, surtout, qui. Il y a deux possibilités à l’issue de ces rencontres : soit un·e joueur·euse est éjecté·e, soit tout le monde reste à bord. Dans le cas où un membre de l’équipage est éjecté, son fantôme continuera à hanter le vaisseau et il aura la possibilité de poursuivre ses tâches. Si un imposteur est éjecté, il devient lui aussi fantôme et garde la possibilité de continuer à saboter le vaisseau. La partie prend fin si tous les imposteurs ont été éjectés ou si toutes les tâches ont été réalisées (victoire de l’équipage) ; ou encore si les imposteurs ont éliminé suffisamment de membres de l’équipage pour se retrouver en majorité (victoire des imposteurs).

Au bout du compte, le noyau du jeu est donc cette période de discussion où chacun·e tente de convaincre le groupe qu’il ou elle n’est pas l’imposteur, ce qui donne lieu à des échanges chaotiques où se croisent les accusations intempestives, les promesses de probité morale, les tractations les plus comiquement sordides (« éliminez-moi et, s’il reste des imposteurs, vous saurez que mon accusateur·trice en est un »). C’est donc la popularité de ce jeu auprès du public, son caractère multijoueur, la possibilité de scénariser le déroulement d’une partie ainsi que la place centrale qu’y occupent les performances discursives qui nous ont amené·es à retenir ce jeu comme un environnement propice à une performance littéraire.

ENJEUX DE L’HYBRIDATION ENTRE LITTÉRATURE ET JEU VIDÉO

Les collaborations entre littérature et jeu vidéo ne se sont pas établies sous les meilleurs auspices ; du moins, si l’on adhère à l’idée qu’au début des années 2000, un fameux « débat » a dominé les échanges dans le jeune domaine de la ludologie (entendue ici plus précisément comme l’étude des jeux vidéo). Au coeur de ce débat se seraient opposées deux factions : dans le coin gauche, les « narratologues », qui proposaient d’aborder l’analyse des jeux vidéo par la lorgnette de leurs récits ; dans le coin droit, les « ludologues », qui plaidaient pour une approche théorique innovatrice dans laquelle les mécaniques de jeu étaient au centre des réflexions. Certains membres du second camp ont fait grand bruit à l’époque en exprimant leurs craintes que les narratologues veuillent imposer à la jeune ludologie des outils conceptuels éculés et mal conçus pour ce nouvel objet. Espen Aarseth affirmait en ce sens : « Games are not a kind of cinema, or literature, but colonizing attempts from both these fields have already happened, and no doubt will happen again[6]. » Autre figure importante des premiers moments de la ludologie, Markku Eskelinen critiquait aussi la trop grande influence des études littéraires dans son propre champ disciplinaire : « If and when games and especially computer games are studied and theorized they are almost without exception colonized from the fields of literary, theatre, drama and film studies[7]. »

Or, comme l’a démontré Gonzalo Frasca dans son texte « Ludologists Love Stories, Too: Notes from a Debate That Never Took Place[8] », cette querelle était en bonne partie imaginaire, puisqu’un consensus s’est rapidement établi selon lequel, certes, certains jeux proposaient un pendant narratif qui pouvait être analysé à l’aide des techniques des « anciennes disciplines », mais que cela ne saurait fonctionner pour l’ensemble des composantes formelles du jeu vidéo. En somme, la cohabitation, la coopération et les emprunts entre la ludologie et d’autres disciplines, dont la narratologie, pourraient s’avérer non seulement utiles, mais souhaitables[9]. La poussière de cette tempête (dans un verre d’eau) étant retombée depuis un moment, un terreau propice aux hybridations entre littérature et jeu vidéo se profile désormais. Cette hybridation peut s’effectuer de plusieurs manières, mais il importe tout d’abord de préciser depuis quelle posture méthodologique opère le Collectif Obèle.

Le concept qui est au coeur de nos activités est celui de la « transécriture ». Ce terme a été proposé une première fois en 1993 à l’occasion d’un colloque à Cerisy organisé par André Gaudreault et Thierry Groensteen. Comme l’écrivent les organisateurs dans l’introduction des actes : « Le concept de transécriture a été proposé comme simple proposition de travail pour remplacer celui, passe-partout et quelque peu galvaudé, d’“adaptation”[10]. » Or, de l’aveu même de ces derniers, l’événement, pas plus que la publication à laquelle il a donné lieu, n’a pas produit de définition claire de ce terme ; en conclusion de l’ouvrage, un Gaudreault résigné écrit :

Commençons par un point de vocabulaire. D’abord, ce fameux titre, la « transécriture », qui n’est ici dit « fameux », dans un sens du mot, que précisément parce qu’il n’était pas fameux avant le colloque, qu’il ne l’a pas vraiment été au cours même du colloque, et qu’il n’a que fort peu de chance de le devenir à la suite de ce collectif[11]

Or, il nous apparaît que la volonté d’aborder le processus de transfert entre deux médias sans s’arrêter à des considérations d’ordre narratif (ce qui est souvent privilégié dans les études de l’adaptation) est pertinente. En nous appuyant sur les quelques prémisses définitionnelles du terme que nous avons pu trouver dans les actes de colloque[12], nous proposons donc la définition suivante de ce concept : la transécriture désigne un processus d’adaptation transmédiatique qui se caractérise par les libertés, parfois radicales, que prend cette dernière vis-à-vis de l’oeuvre originale, afin d’occasionner un dialogue entre les médias convoqués. La perspective analytique de la transécriture consiste à porter son attention sur les procédés formels discrets exacerbant les frictions médiatiques dans le passage d’une oeuvre à l’autre ; ces procédés transsémiotiques opacifient le mouvement d’un média à l’autre, les rendant d’autant plus concomitants. Il s’agit, en quelque sorte, de réfléchir aux manières dont deux disciplines peuvent se transformer au contact l’une de l’autre à travers des points d’intersection à cerner, à définir et à investir.

Nous pouvons d’emblée distinguer deux formes importantes de transécriture liant la littérature et le jeu vidéo au sein de celui-ci. D’abord, la « littérature vidéoludique », où des oeuvres littéraires prennent comme thématique ou cadre le jeu vidéo, et qui ne nous occupera pas ici. Ensuite, ce que nous pourrions baptiser le « vidéoludisme littéraire », où la littérature se déploie à partir du jeu vidéo. Deux catégories du vidéoludisme littéraire peuvent être discernées.

Il y a d’abord le vidéoludisme littéraire primaire, par lequel un jeu vidéo propose une adaptation vidéoludique d’une oeuvre littéraire. Il existe des exemples assez variés de cette forme de vidéoludisme littéraire. Certains sont pour le moins déconcertants ; par exemple, Dante’s Inferno (Visceral Games, 2010), jeu vidéo de type beat-em’ up, prend comme point de départ La Divine Comédie[13] de Dante Alighieri, mais le personnage principal de ce jeu troque rapidement les vers pour la faux et un arsenal autrement plus violent. D’autres explorent de façon plus investie les possibilités de la transécriture : à titre d’exemple, citons Game[14] de VectorBelly[15], une simulation très convaincante – puisqu’assez statique – d’En attendant Godot[16] de Samuel Beckett. Finalement, un exemple de vidéoludisme primaire qui prend au pied de la lettre l’action de création littéraire comme motif et objectif de jeu est Eveline[17], de Pippin Barr, qui propose d’incarner James Joyce alors qu’il écrit les premières phrases de la nouvelle « Eveline », publiée dans son recueil Dubliners[18].

Des formes plus hétérogènes d’emploi de la littérature au sein d’un jeu vidéo qui relèvent de ce que nous appellerons « vidéoludisme littéraire secondaire » s’observent aussi. Un texte littéraire peut ainsi être transposé, en l’altérant ou non, dans un environnement vidéoludique, ou peut être composé dans l’objectif explicite d’être intégré dans un jeu. L’intégration de textes littéraires au sein d’un jeu était la prémisse de deux projets exécutés au sein du jeu de tir à la première personne en ligne Counter-Strike : Global Offensive (Valve Corporation et Hidden Path Entertainment, 2012), lesquels constituent en quelque sorte l’origine du Collectif Obèle, puisque l’un de ses fondateurs a pris part à leur conceptualisation, à leur exécution et à leur documentation scientifique a posteriori.

Pour le projet Beckett Spams Counter-Strike, une équipe constituée de cinq personnes a offert une représentation – au sens théâtral du terme – de la pièce Fin de partie[19] de Samuel Beckett, la représentation s’étalant sur plusieurs parties de Counter-Strike. Le texte a d’abord été adapté de manière à ce qu’en soient retirées les didascalies et les portions de dialogue jugées superflues pour les besoins de la représentation, afin de ne conserver que les dialogues entre les quatre personnages de la pièce. Puis, il a été interprété à l’aide du système de clavardage au sein du jeu lors de parties opposant l’équipe effectuant la performance à des adversaires humains – une cinquième personne assurant tant bien que mal le rôle de « garde du corps » des joueurs-personnages et étant prête à prendre le relais en cas d’expulsion d’un des membres de l’équipe[20].

Le second projet, Poems You Should Know, se déployait dans le même environnement vidéoludique, mais suivant des modalités différentes. Tout d’abord, les textes étaient cette fois-ci tirés du canon littéraire poétique anglo-saxon[21], leurs métriques ayant été altérées afin de se plier à la limite d’insertion maximale de 128 caractères par message imposée par le système de clavardage. Dans ce projet, une équipe formée de deux joueurs était responsable de l’insertion du texte ; un premier joueur, dont l’identifiant était « Poems You Should Know », était chargé d’insérer les textes dans le clavardage, et un second joueur, « You Should Know Poems », prenait le relais en déclamant les vers dans son micro, au bénéfice de tou·tes[22].

Dans le cadre de ces deux projets, l’enjeu des performances était d’abord de parvenir à intégrer les textes littéraires choisis au sein du jeu, ce qui a demandé un travail important de sélection, de réflexion et de préparation de ceux-ci. Mais aussi et surtout, le défi venait du jeu en soi et de ses modalités particulières : un jeu de tir à la première personne comme Counter-Strike : Global Offensive, dont les affrontements frénétiques se déroulent en ligne – donc en direct et en équipe –, accommode fort mal des actions artistiques (et pacifiques !) comme la déclamation de poèmes ou de répliques de théâtre. Pour mener à bien les performances et les considérer comme « satisfaisantes », tant sur le plan vidéoludique que littéraire, il aura fallu réfléchir à des tactiques et à des stratégies à partir même du jeu, de manière à pouvoir conjuguer rafales de mitraillettes et de vers au sein de la même partie, dans le but de maintenir un engagement ludique crédible face à nos adversaires, participant·es involontaires de nos performances, grâce à une démonstration de compétences (toutes relatives) pour l’activité vidéoludique dans laquelle les projets avaient lieu.

Il s’agissait donc, dans le cadre de ces projets de vidéoludisme littéraire secondaire, d’effectuer une réflexion à double visée : d’abord, des considérations littéraires quant au(x) texte(s) à employer en vertu de critères variés (par exemple, des résonances thématiques entre une oeuvre littéraire et un jeu vidéo, ou des questions plus pragmatiques de longueur) ; et ensuite, des considérations vidéoludiques concernant les modalités de jeu à respecter, à exploiter ou à détourner afin de rendre possible la performance. C’est sur ce second pan de la réflexion que nous nous pencherons maintenant en abordant un concept des études vidéoludiques, le métarèglement, qui sert de point d’ancrage et de potentiel d’action aux performances du Collectif Obèle.

LA PERFORMANCE LITTÉRAIRE COMME MÉTARÈGLEMENT

En tant qu’expérience, le jeu – et par extension le jeu vidéo – est un ensemble relativement complexe de règles définies par des concepteur·trices afin d’orienter et de limiter l’activité de la ou des personnes prenant part au jeu dans l’atteinte de leurs objectifs. C’est, du moins, l’un des éléments centraux de la définition de jeu telle que formulée par Katie Salen et Eric Zimmerman. Dans Rules of Play, les auteur·rices compilent et synthétisent différentes définitions des théoricien·nes de la ludologie afin d’en arriver à la leur : « A game is a system in which players engage in an artificial conflict, defined by rules, that results in a quantifiable outcome[23]. » Jesper Juul propose une définition plus longue du jeu, qui s’appuie aussi sur la notion de règlement :

A game is a rule-based system with a variable and quantifiable outcome, where different outcomes are assigned different values, the player exerts effort in order to influence the outcome, the player feels emotionally attached to the outcome, and the consequences of the activity are negotiable[24].

Or, comme l’a proposé Roy, il ne convient pas de voir le jeu comme une activité où les joueur·euses ne font que réagir et se plier aux règles. En effet, il est également envisageable de modifier les règles habituelles, en procédant par addition ou par soustraction, ce qui permet de manipuler, de transformer et de s’approprier le jeu[25]. En d’autres termes, les joueur·euses sont en mesure de modifier et d’actualiser leur expérience de jeu (et le plaisir qui en découle) en implantant des règles qui supplantent celles définies par les concepteur·trices du jeu. C’est ce que Roy appelle une pratique de métaréglementation.

La métaréglementation comprend « l’ensemble des pratiques contraignantes, volontairement effectuées par le joueur qui désire s’approprier et modifier une oeuvre à la suite d’une réflexion sur sa nature, et ce, afin d’en tirer une satisfaction personnelle[26] ». Ainsi que le relève Roy, ces pratiques peuvent se dérouler tout au long du jeu, lors d’un segment plus limité, ou même à l’extérieur de celui-ci. Cela ne veut pas dire pour autant que les joueur·euses ignorent les règles « traditionnelles » du jeu. La différence est que le système de jeu de base (ses règles et ses objectifs) n’agit plus comme seul encadrement et régisseur de l’expérience ludique, puisque les joueur·euses pratiquant la métaréglementation définissent de nouveaux règlements et objectifs auxquels ils et elles assignent une importance supérieure par rapport à ceux formulés par le jeu.

Puisque le Collectif Obèle a comme visée d’injecter du littéraire dans un jeu vidéo, notre approche passe forcément par la métaréglementation ; d’abord en ajoutant un objectif (le quantifiable outcome identifié par Juul et Salen et Zimmerman) aux jeux où se déploient les performances, puis en élaborant des métarèglements qui reposent sur les insertions littéraires en cours de partie. L’intérêt d’une pratique de recherche procédant par hybridation du jeu vidéo et de la littérature apparaît ici plus clairement : que signifie, en effet, du point de vue du rapport entre l’oeuvre et son intention, d’envisager une pratique littéraire à l’aune d’un quantifiable outcome ? De plus, la cultivation, la mise en pratique d’un projet artistique dans un espace essentiellement réglementé, au point où c’est (seulement ?) par l’addition d’une règle (par exemple : « tel personnage écrira cette réplique après tel autre ») ou d’une anti-règle (par exemple : « le tueur choisi par le jeu ne tuera point ») qu’il peut être modifié, permet de mettre en relief le caractère à la fois instituant et institué de cet espace où le jeu vidéo place son public[27].

Avant d’aborder plus en détail le projet dont il sera question dans la suite de cet article, il est nécessaire de décrire les procédés littéraires qui nous ont servi d’inspiration pour la création de métarèglements dans notre performance.

L’AMBIGUÏTÉ COMME MÉTARÉGLEMENTATION

Au moment de choisir une métaréglementation permettant d’ajouter une dimension littéraire au jeu vidéo Among Us, l’un des membres du Collectif a suggéré de s’inspirer d’un sketch classique du répertoire burlesque états-unien, Who’s on First ? Popularisé par le duo Abbott et Costello à partir de la fin des années 1930, ce sketch est un dialogue entre deux personnages au sujet d’une équipe de baseball dont les joueurs portent des noms de famille prêtant à confusion : le joueur de premier but s’appelle Who, What est au deuxième but, I Don’t Know défend le troisième coussin et l’avant-champ est couvert par I Don’t Care, ce qui rend les échanges entre les deux personnages du sketch pour le moins incongrus. L’humour de ce texte repose donc sur les quiproquos engendrés à un rythme effréné par la difficulté d’identifier facilement de qui (sinon de quoi) il est question au cours de la discussion.

Or, dans ce cas-ci, s’agit-il bien de « quiproquos » ? En effet, dans sa thèse intitulée Genèse et mécanismes du quiproquo, Mathias Szpirglas distingue plusieurs concepts qui semblent relever du même phénomène, mais qui ne sont pas forcément équivalents : « Malentendu, méprise, ambiguïté, quiproquo sont des termes qui désignent un défaut de compréhension dans un échange linguistique[28]. » Il importe donc ici de donner quelques définitions et de démêler différents termes afin d’identifier plus précisément les procédés littéraires inspirés de Who’s on First ? que nous avons employés comme métarèglements dans le cadre de notre performance.

Tout d’abord, l’ambiguïté désignerait quelque chose de difficile à cerner ou à préciser. Elle concernerait plus directement la polysémie des mots. Dans son article « L’ambiguïté : définition, typologie », Catherine Kerbrat-Orecchioni présente en introduction une citation d’Apollonius Dyscole (d’après Jean Lallot) : « L’ambiguïté (amphibolia) est une expression signifiant deux ou plusieurs sens[29]. » Or, si la polysémie est une notion lexicologique désignant la propriété d’un signifiant de renvoyer à plusieurs signifiés qui présentent des traits sémantiques communs, l’ambiguïté, quant à elle, désigne un énoncé, partiel ou non, dont le sens est, en contexte, particulièrement indécidable. Pour sa part, la méprise serait, toujours selon Szpirglas, le fait de prendre quelqu’un pour quelqu’un d’autre ou de confondre deux choses ayant une grande ressemblance : « L’acteur qui se méprend se trompe sur la nature ou l’identité d’une chose ou d’un individu[30]. » Il s’agit donc d’une erreur d’attribution entre le signe et son référent dans un contexte donné. Le malentendu, quant à lui, serait une notion plus large qui concerne une « divergence d’interprétation du sens d’un dialogue, entre personnes qui croient se comprendre[31] ». Finalement, le quiproquo serait un malentendu de situation ; il est fondé sur la substitution d’intention entre plusieurs acteur·trices : « C’est un malentendu d’une forme particulière qui décrit le fait d’une personne qui a donné, pris, fait ou dit une chose pour une autre[32]. » Ces notions concernent toutes « un défaut d’interprétation », mais nous pouvons tout de même percevoir les quelques nuances qui distinguent leurs usages.

La trame narrative du sketch Who’s on First ? – et par extension celle de notre projet – est principalement constituée d’ambiguïté, de méprise et de malentendu. Tout commence par l’ambiguïté générée par l’indécidabilité face aux noms des personnages, qui sont des déictiques. Ici, l’ambiguïté est recherchée par nos scénarios et est créée par des interventions verbales lors des discussions au sein du jeu. Le nom des personnages est confondu pour un pronom qui renverrait à autre chose ou à quelqu’un d’autre, ce qui mène à une méprise. À partir du moment où les personnages sont mal identifiés, un malentendu émerge, puisque cela crée une multitude d’interprétations possibles au sein d’un dialogue. Ainsi, dans le cadre de notre performance, plusieurs procédés se télescopent : l’ambiguïté des noms des protagonistes de Who’s on First ? – et de nos participant·es – génère une méprise qui s’amplifie à mesure que les malentendus s’accumulent ; l’incompréhension résultant de ce cafouillage communicationnel est, ultimement, source d’humour. Aussi, pour maximiser le potentiel de provoquer des situations comiques lors des périodes d’échanges verbaux dans Among Us, nous avons établi comme pivot de notre métaréglementation le choix de noms d’avatar propices à engendrer de l’ambiguïté.

Maintenant que nous avons exposé les composantes conceptuelles du projet (transécriture, métaréglementation, ambiguïté, méprise et malentendu), nous pouvons passer à sa présentation détaillée.

DE L’IMPROVISATION À LA SCÉNARISATION, DE LA PARTIE À LA PERFORMANCE

quoi : Quelqu’un est mort. Personne est suspect.
tout : Pour l’instant !
personne : Mais je n’ai rien fait. J’étais dans la sécurité.
rien : Alors que quelqu’un n’y était pas.
personne : Je ne peux donc pas être soupçonné.
rien : Tout ne tourne pas autour de vous.
tout : En effet !

Nous avons décidé de lancer un projet, dont le titre est devenu « L’ambiguïté parmi nous », afin de créer une performance au sein du jeu vidéo Among Us, performance que nous souhaitions initialement à mi-chemin entre le théâtre et l’improvisation. Afin de nous assurer que tou·tes les participant·es à la partie parlent la même langue (en l’occurrence, le français) et prennent part au jeu en respectant les mêmes métarèglements, nous avons commencé à jouer des parties hebdomadaires, réunissant six membres du Collectif Obèle, dans un canal de jeu privé qui nous assurerait que nous seuls prendrions part à l’action[33].

Puisque, dans Among Us, chaque joueur·euse a la possibilité de personnaliser son pseudonyme pour chaque partie, il nous est rapidement apparu qu’un jeu de langage fertile pourrait prendre comme point de départ ces pseudonymes, si instrumentaux lorsque vient le temps de lancer des accusations ou d’orienter les suspicions. Cette approche nous a semblé cohérente avec une expérience typique du jeu, celle d’un dialogue ardu, voire insensé, vu l’information incomplète et asymétrique dont chacun dispose, en plus de la zizanie qu’ont intérêt à y injecter les imposteurs. Nous inspirant de Who’s on First ?, nous avons donc choisi de contribuer volontairement à la confusion par une sélection délibérée de noms confondants d’avatars : en vertu de cette volonté, les déictiques se sont vite imposés comme une solution efficace. Il nous a fallu toutefois respecter les contraintes préétablies par le jeu : le nombre de caractères est limité à 10 (espaces incluses) ; doit être composé de lettres ou de chiffres ; les lettres peuvent être en majuscules ou en minuscules, et elles peuvent être accentuées ; la ponctuation et tous les autres caractères spéciaux ne sont pas acceptés. Nous avons décidé de nous inspirer des échanges pendant les réunions, et donc de reprendre les pratiques langagières du jeu, afin de constituer une banque de mots pour la création de nos identifiants. La liste finale des termes a été établie après de multiples séances de jeu qui ont permis de tester le potentiel combinatoire de chacun d’entre eux. Nous avons constaté que tous les déictiques n’offraient pas le même degré d’interaction ou n’avaient pas la même pertinence pour le projet. Par exemple, les déictiques temporels s’incorporaient moins facilement et fluidement dans nos discussions et ont donc été écartés. Aussi, pendant ces expérimentations, nous avons constaté que faire fonctionner les personnages en paires (Quelqu’un/Personne, Tout/Rien, Ici/Là, etc.) permettait aux débats d’être plus dynamiques : les personnages isolés (non appariés ou dont le partenaire était absent, voire éliminé) avaient plus de difficulté à intégrer la conversation et leur potentiel de génération d’ambiguïtés était grandement diminué. Toutefois, nous avons constaté que la paire « Nous/Vous » s’intégrait mal à nos échanges, et a donc elle aussi été écartée.

Afin de garder une trace de ces expérimentations, les séances de jeu ont été enregistrées et placées dans un dossier infonuagique pour qu’elles soient accessibles à tou·tes les membres du Collectif. Toujours dans l’optique de la création de notre futur scénario, nous avons retranscrit les dialogues enregistrés, ce qui a permis une accumulation de données textuelles, à partir desquelles nous avons pu effectuer une sélection de manière à mettre en lumière les meilleures combinaisons de personnages, ainsi que les interactions les plus fluides et les plus pertinentes. Une fois ce travail achevé, les membres ont choisi un personnage sur lequel ils ou elles souhaitaient travailler, et nous avons trié les répliques afin de conserver celles qui offraient les meilleures possibilités combinatoires. À ce stade, les répliques pouvaient donc être considérées comme un répertoire de réparties, à mi-chemin entre l’improvisation libre et le scénario textuel contrôlé.

Au fil de ces séances d’élaboration, nous avons également constaté, de manière inattendue, que l’incarnation répétée des personnages (chaque membre du Collectif ayant accepté de reprendre le même nom d’utilisateur pour les parties) a fait émerger des personnalités chez chacun d’entre eux. En effet, des répertoires de répliques se dégageaient des tendances langagières qui se sont cristallisées en lignes directrices de l’identité des personnages. Par exemple, « Tout » multiplie les déclarations catégoriques, alors que « Rien » tente de se faire oublier ; « Quoi » est constamment sur la défensive, alors que « Qui » a la plus grande des difficultés à suivre les échanges. C’est par la mise en place de performances de plus en plus cohérentes, axées sur la personnalité des personnages, que nous en sommes venus à la décision d’élaborer un scénario fixe.

LES CYCLES HEURISTIQUES : DE L’IDÉATION AU PROTOTYPAGE, ENCORE ET ENCORE

personne : Tout indique que nous sommes dans une impasse.
tout : Ah oui ?
qui : Pourtant, quelqu’un est forcément coupable !
quoi : J’en doute, il est mort…
tout : Cette discussion mène à rien.
rien : mais enfin, foutez-moi la paix !

En parallèle à une première phase de travail prenant la forme d’expérimentations improvisées, il nous est rapidement apparu que, si nous voulions élaborer un scénario détaillé, il nous fallait d’abord bien comprendre les différentes composantes du jeu. Pour ce faire, nous avons monté un dossier comprenant la définition des rôles et des différentes mécaniques existant dans Among Us, de même qu’une liste des tâches pour chaque pièce du vaisseau, une description détaillée des différents modes de jeu téléchargeables, ainsi qu’un résumé des différentes stratégies qu’il est possible d’adopter lors des expérimentations. L’établissement de cette documentation rigoureuse nous a permis, entre autres, d’explorer les possibilités qu’offrait Among Us. Cela a également jeté les bases pour la création d’un scénario à la fois crédible (pour les gens qui connaissent le jeu et évaluent la vraisemblance de notre scénario) et compréhensible (puisque nous sommes en mesure d’expliquer les choix que nous avons faits), et ce, autant pour nous que pour les spectateur·trices d’une performance éventuelle. Ce dossier était également une manière de répertorier et de définir le langage spécifique à ce jeu vidéo afin de mieux l’intégrer au scénario.

Les différentes séances de tests mentionnées plus haut nous ont permis de faire ressortir plusieurs répliques (ou groupes de répliques) propices aux décalages sémantiques que nous voulions mettre de l’avant. Puisque certaines interventions ont été obtenues selon un contexte bien précis, il nous a fallu recréer ces conditions afin de les utiliser convenablement. Les dialogues ont donc été aménagés de sorte qu’ils s’agencent aux lieux et qu’ils continuent de produire du sens selon la disparition ou non d’un personnage donné. Le dossier élaboré en parallèle de nos séances de jeu a joué un rôle clé afin de garder une certaine cohérence dans la coordination des tâches et des actions des personnages.

Puisque notre objectif était de filmer notre performance, nous avons par la suite désigné un joueur pour agir comme témoin des événements tout en restant un élément actif de la mise en scène. Le personnage qui s’y prêtait le mieux devait être la première victime de l’imposteur : une fois tué, le joueur demeure dans la partie, mais dans un état de « fantôme » qui lui permet de terminer ses tâches en flottant d’un endroit à l’autre. Sa capacité à traverser les murs le dispense des contraintes physiques de déplacement au sein de l’environnement de jeu, ce qui lui permet de suivre les actions des vivant·es – et d’effectuer une captation de la performance. Cela lui donne également accès à la messagerie secrète des fantômes. Le nom du personnage était également important, puisque, comme cela a été mentionné plus tôt, le fonctionnement en paires favorise une certaine fluidité. Parmi tous les pseudonymes retenus, « Quelqu’un » semblait être le plus à même de permettre des échanges dynamiques le concernant sans que sa présence ou ses réactions soient nécessaires pour créer une ambiguïté sémantique avec son binôme. Par ailleurs, le fait que « Quelqu’un » soit tué par « Personne » participe à l’effet de confusion. De plus, le terme « Quelqu’un » peut diriger les soupçons sur tous les autres personnages tandis que « Personne » a comme effet de les éviter. Dans notre volonté d’ambiguïté sémantique, cette capacité à disparaître des conversations lorsqu’il est mentionné faisait de lui le candidat idéal à la position d’imposteur.

Une fois les lignes directrices établies, une phase d’ajustement s’est rapidement mise en place afin de tester et de retravailler certains dialogues ou encore de rectifier l’emplacement de certains personnages. Pour ce faire, nous avons enchaîné les séances pour rejouer le scénario, et certaines répliques ou actions ont été ajoutées ou supprimées afin de l’améliorer et d’en corriger les incohérences. En plus de permettre aux membres du Collectif de se coordonner et de se familiariser avec leur rôle, cette dernière phase nous a permis d’en arriver à ce que nous croyions être la version la plus aboutie de notre scénario.

Puis, lors de la première tentative d’enregistrement de notre performance scénarisée (qui était l’équivalent d’une « générale » de théâtre, puisque ne visant pas à être diffusée au public dans l’immédiat), nous avons constaté un raté de notre scénario : certains personnages prenaient la parole à de nombreuses reprises, et parfois pour livrer des répliques plutôt longues. Or, le système de discussion dans Among Us n’autorisant pas d’effectuer un copier-coller depuis une source externe, il fallait que chaque membre du Collectif prenant part à la performance retranscrive en direct chacune de ses répliques ; cela occasionnait parfois des latences dans l’apparition des dialogues en raison de la longueur des répliques, et pouvait engendrer un stress supplémentaire chez les personnes qui devaient retranscrire un plus grand nombre de répliques sans faire de fautes[34] ; nous avons donc dû procéder à une séance additionnelle de réécriture pour redistribuer et abréger certaines répliques afin de rendre l’exécution de la performance scénarisée plus fluide et équitable.

On le voit, notre démarche de création a naturellement épousé l’approche des « cycles heuristiques » décrite par Louis-Claude Paquin[35], où le processus de création passe par des phases alternatives d’idéation et de prototypage[36]. De fait, la mise à l’épreuve des concepts initiaux au sein du jeu nous a amené·es à revoir certaines de nos intentions de départ : la découverte des nuances concernant le quiproquo et ses variantes a affiné l’écriture de notre scénario, et les expérimentations à même Among Us nous ont mené·es à de nouvelles idées, dans une boucle évolutive d’actions, de rétroactions et d’altérations successives.

En somme, la scénarisation de notre performance, bien que reposant sur des contraintes et des métarèglements tant vidéoludiques que littéraires, s’est élaborée dans une grande malléabilité qui tenait à plusieurs facteurs : d’abord, les faibles coûts de production et de « tournage » de notre performance ; ensuite, la possibilité d’incorporer de manière fluide les inspirations et épiphanies suscitées par le processus interactif de notre écriture de textes en direct puis en différé ; et finalement, la possibilité de scénariser une partie complète de jeu vidéo uniquement depuis la perspective d’un seul de ses participants, le « Quelqu’un » assassiné d’entrée de jeu et qui rôde dans le décor afin de capter l’action. Élaborer une performance qui repose sur une hybridation de deux pratiques artistiques nous aura ouvert·es à des marges communes au sein desquelles il s’est avéré aisé de manoeuvrer[37].

CONCLUSION : LES INGRÉDIENTS À RÉUNIR POUR PRÉPARER UN SCÉNARIO DE PARTIE/PERFORMANCE

Dans le cadre de notre projet, nous avons convenu que les conditions de victoire normalement prévues pour le jeu Among Us – à savoir trouver ou non l’imposteur, en fonction du rôle que l’on se fait assigner en début de partie – ne définissent pas strictement le « succès » d’une partie. Pour les membres du Collectif Obèle prenant part à la performance, « bien jouer » passe surtout par la métaréglementation d’ordre littéraire qui entre en scène lors des portions de jeu dédiées aux « réunions », soit au moment où les joueur·euses doivent argumenter afin de déterminer qui sera expulsé·e du vaisseau spatial à l’issue d’un vote. Avec le métarèglement forçant les joueur·euses à se doter d’un nom d’avatar pouvant créer de l’ambiguïté lors des argumentations, la réussite et le plaisir des parties sont déterminés par la confusion générée, et non par la séquence annonçant la fin de la joute et le parti victorieux. Aussi, toutes les variables que les joueur·euses peuvent modifier avant le début de la partie (le nombre de tâches à effectuer et la durée des réunions, par exemple) sont altérées dans l’objectif explicite de favoriser les conditions d’écriture. Ultimement, les conditions de « réussite » d’une partie/performance d’Among Us suivant la métaréglementation établie par le Collectif Obèle ne reposent plus sur les notions de victoire ou de défaite telles qu’établies par le jeu ; il s’agit de tirer du plaisir – un axiome prioritaire dans tous nos projets ! – à insérer dans le flux des conversations un maximum de répliques employant les noms des avatars des participant·es afin de générer de l’ambiguïté et du malentendu. Les règles du jeu n’en sont pas moins déterminantes pour l’expérience du jeu-performance de ceux et celles qui y prennent part, tout comme pour celle de leur éventuel public : la présence de l’imposteur n’a jamais pu être omise comme élément central dans le flux des événements et des discussions, le silence imposé dans le jeu entre les périodes de discussions n’a pu être rompu, les fantômes ont toujours été condamnés à l’observation passive, bien que nous ayons décalé ce rôle vers celui de caméraman. Autrement dit, le jeu au premier degré n’est pas abandonné dans le cadre de la performance, il est bonifié par une contrainte d’écriture qui en redéfinit la jouabilité sur les plans littéraire et ludique (puisqu’au final, nous jouons sur et avec les mots).