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Existerait-il deux Jacques Poulin : celui que la critique québécoise tient pour l’un des meilleurs romanciers des trente dernières années et celui auquel le Canada anglais réserve un accueil plus froid, sinon mitigé, et dont il estime la valeur littéraire surfaite ? C’est là l’un des points saillants d’une vaste recherche sur « La réception anglo-canadienne de la littérature québécoise (1867-1989) »[1], projet qui entend dégager et évaluer les écarts ainsi que les convergences entre deux lectures de la littérature québécoise, que nous posions comme différentes par hypothèse : d’une part, celle que fait l’institution littéraire anglo-canadienne, et d’autre part, celle qui se fait en français au Québec.

En nous appuyant sur les concepts d’effet esthétique, d’horizon d’attente, de polysystème et de communauté interprétative, tels que définis par les travaux de Wolfgang Iser (1985), Hans Robert Jauss (1978), Itamar Even-Zohar (1979) et Stanley Fish (1980), nous supposions, au départ, que l’expérience esthétique de la collectivité anglophone devait concrétiser un autre sens des oeuvres écrites au Québec. Cette différence, nous avons tenté de la saisir à travers l’ensemble des études savantes sur la littérature québécoise parues au Canada anglais entre 1867 et 1989, et plus précisément dans les choix qui s’y manifestent. Nos recherches ont mis en lumière la sous-représentation d’auteurs importants (Réjean Ducharme, Dany Laferrière, Francine Noël et Pierre Vadeboncoeur) et la sur-représentation de certains autres (notamment Roch Carrier) dans le canon anglo-canadien de la littérature québécoise. Elles ont également montré comment la réception d’une oeuvre accuse des différences notables, d’une institution à l’autre, sur le plan des jugements évaluatifs et des stratégies critiques. C’est le cas de la production romanesque de Jacques Poulin.

Une composante essentielle de cette dynamique — et qui intéresse le présent dossier sur la traduction littéraire — veut que tous les textes critiques en anglais consacrés à Jacques Poulin avant 1990 — à deux exceptions près — fassent suite à la traduction de ses oeuvres. Comme l’écrit Barbara Godard : « la sélection opérée dans le corpus québécois par les maisons d’édition canadiennes-anglaises — une sélection qui fonctionne comme un second système avec son propre processus d’admission, de légitimation et de consécration — révèle le discours poétique des oeuvres et le discours socioculturel d’où découlent une représentation de la littérature québécoise et une image du Québec pour le Canada anglais » (Godard, 1999, p. 496)[2].

Il y aurait donc deux lectures critiques de Jacques Poulin qui reposent sur des langues différentes. Pour les fins de cet article, nous nous limiterons à la réception anglo-canadienne de l’auteur, dont nous proposons ici une synthèse descriptive. L’analyse métacritique se concentrera sur l’appréciation des oeuvres de Poulin (et la lecture qui en est faite), ainsi que sur les stratégies argumentatives et perspectives critiques déployées dans les recensions. Chemin faisant, nous nous intéresserons à la traduction même des romans de Poulin, dans la mesure où elle fait l’objet d’un commentaire dans les comptes rendus. Sans vouloir entrer dans des considérations théoriques sur la question, il ne faut pas oublier que l’essentiel du discours critique anglophone sur Poulin porte sur une réécriture, voire une métalittérature.

Avant que l’oeuvre de Jacques Poulin ne soit traduite, deux critiques influents avaient attiré l’attention sur elle. Dans le Supplement to The Oxford Companion to Canadian History and Literature, paru en 1973, Sheila Fischman, la plus prolifique des traducteurs de la littérature québécoise au Canada anglais, consacre une entrée de trois paragraphes à celui dont elle deviendra la traductrice attitrée. Après un aperçu biographique et la mention des trois premiers titres et d’un quatrième à paraître, Fischman écrit : « Poulin writes with ease and grace and humour; he seems to share none of the usual preoccupations of Québec novelists of his generation — the Church, the land (escaping from it or rediscovering it), Québec’s political affairs. [...] one is struck particularly by the humanity of the attitudes and characters in the novels of this very important, unjustly neglected young writer » (Fischman, 1973, p. 269).

Un an plus tard, dans un panorama du roman canadien-français de 1967 à 1972, le professeur Zion-Ben Shek consacre un paragraphe à Jacques Poulin, qu’il décrit en ces termes : « Jacques Poulin is the most appealing novelist to come out of Quebec City since Roger Lemelin, and his Le coeur de la baleine bleue (1970) is a fine example of the roman-poème » (Shek, 1974, p. 26). Shek donne ensuite une appréciation nuancée du jeune écrivain : « In spite of a certain amount of diffusion and lack of control over his material, Poulin is a promising and natural writer. These pluses and minuses are evident also in his first novel, Mon royaume pour un cheval (1967), and in Jimmy (1969) » (ibid.).

En 1979, ces trois premiers romans sont traduits et réunis dans The Jimmy Trilogy, et c’est à ce moment que la réception de Jacques Poulin au Canada anglais prend véritablement son envol. Dans les dix années qui suivent, on dénombre 22 comptes rendus qui portent et sur la trilogie et sur les deux autres romans traduits en anglais, soit Spring Tides (1986) et Volkswagen Blues (1988). Les trois premiers romans de Poulin ont donc été présentés au Canada anglais sous une forme différente, la trilogie, choix éditorial insufflant un surcroît d’unité à des oeuvres qui jusque-là maintenaient des liens plus ou moins serrés sur les plans de la thématique et des personnages. En tant que genre, la trilogie donne donc prise à des commentaires qu’on ne retrouve pas dans le discours critique québécois sur Poulin. Ainsi, Kathy Mezei pourra écrire : « There are certain technical difficulties in the trilogy. The same voice seems to be speaking through all the novels whether it is a dying writer or a lonely boy » (Mezei, 1980, 519).

Dans son évaluation de la trilogie, la critique anglo-canadienne se veut dans l’ensemble positive, bien que chacun des trois romans suscite des réserves. Keith Garebian décrit Jacques Poulin comme un « subtle writer who skins psychological accretions off his characters while he scrapes excrescences off language » (Garebian, 1980, p. 34), mais déplore la minceur de l’intrigue de Jimmy (« Doesn’t quite escape the mediocre domestica of plot. », ibid.) et souligne les difficultés de lecture que pose l’imaginaire de Poulin (« Reading it is sometimes like trying to find shapes in mist », ibid.). Pour sa part, Pat Merivale prise l’inventivité des jeux de langage de Poulin — qu’elle juge supérieur à Victor-Lévy Beaulieu —, mais reproche au Coeur de la baleine bleue de sombrer dans le sentimentalisme : « The first two-thirds are rendered diffuse by « gentleness» in both theme and style [...] to the point of lapsing into sentimentality » (Merivale, 1981, 129). De la même façon, Kathy Mezei est très élogieuse à propos de Jimmy : « This well-crafted, lyrical story is one of the best I’ve read from Quebec in a long time » (Mezei, 1980, p. 519), mais est plus sévère au sujet de Mon cheval pour un royaume — « the least original of the three novels » (ibid.).

Par ailleurs, certains comptes rendus se veulent plus tranchés. Pour Wayne Grady, « The Jimmy Trilogy is a clear indication that Jacques Poulin is a fine Quebec writer of whom English readers now can sit up and take notice » (Grady, 1980, p. 14). Après avoir vanté le style de l’auteur ( « a series of novels with the grace and style of poetry as well as the more immediate impact of expository prose », ibid.) et la force de Jimmy (« one of a very few novels told through a child’s point of view that can hold an adult’s attention », Grady, 1980, p. 15), Grady termine son compte rendu par une conclusion des plus élogieuses : « In short, Jacques Poulin emerges from Quebec in much the same way that Mikhail Bulgakov [...] once emerged from the Soviet Union » (ibid.). À l’opposé de ce dithyrambe, Linda Leith se livre à une charge contre la trilogie dans The Canadian Forum, allant jusqu’à dire qu’il s’agit là d’un gaspillage des fonds destinés à l’édition : « Unfortunately, however, the trilogy itself is less than impressive. At a time when so many writers are unable to find a first — or any — publisher in either language one may fairly ask whether this is where the all too scarce moneys now available for literary publication should be going » (Leith, 1980, p. 34). Elle affirme qu’il n’y a pas suffisamment de matière dans Mon cheval pour un royaume (« the tiresome story of the personal hang-ups of an overly intellectual writer and would-be terrorist », ibid.), Jimmy ou Le Coeur de la baleine bleue (« a self-indulgent and tediously disjointed account of a man who never becomes either interesting or convincing », Leith, 1980, p. 35) pour en faire des récits valables. Leith condamne les problèmes structurels et stylistiques de ces romans, leur manque de clarté et de réalisme ainsi que leur ton monocorde. Elle dénonce également l’absence de travail éditorial, que ce soit à propos de Jimmy (« With fairly substantial cuts, and with more bows to clarity and psychological plausibility, “ Jimmy” might have been a really good story », ibid.) ou de l’ensemble de la trilogie (« Each of the three [novels] is, moreover, so desperately in need of ruthless editing », Leith, 1980, p. 34).

Outre sa dimension évaluative, la spécificité de la réception anglo-canadienne se donne à lire dans ses stratégies argumentatives et les perspectives critiques déployées. Dans le cas de la Jimmy Trilogy, ce qui frappe d’emblée, ce sont les comparaisons que les critiques établissent entre Poulin et des écrivains d’origines diverses. Kathy Mezei affirme que « The vivid description of the streets and landmarks of Quebec City assumes the mythic quality of Joyce’s Dublin » (Mezei, 1980, p. 518) et évoque la parenté stylistique de Mon royaume pour un cheval et des grands textes de la littérature européenne (« In the sepulchral and distant tones of Kafka’s K or Camus’ stranger », Mezei, 1980, p. 519). Gillian Davies, dans un compte rendu paru dans The Fiddlehead, propose une comparaison avec des écrivains québécois et français : « In his seriousness of conception and fantasy of execution, Poulin recalls Carrier, Réjean Ducharme, even the Boris Vian of L’Écume des Jours » (Davies, 1981, p. 129). Dans une veine similaire, Pat Merivale situe la trilogie dans le contexte littéraire québécois pour ensuite mettre à jour des filiations et américaines et européennes :  « My Horse for a Kingdom « reads like a deliberate answer to Hubert Aquin’s Prochain épisode » (Merivale, 1981, p.128), écrit-elle, tandis que le héros de Jimmy « seems a gentle re-working of that most violenty psychotic of creative brats, the heroine of L’Avalée des avalés, by Réjean Ducharme » (ibid.). Merivale ajoute à propos de Jimmy : « Jimmy of course does not know that he shares the sentivities of Salinger’s Holden Caulfield, expressed in and at times Queneauvian idiom, and is creating for himself a world of magic realism like Boris Vian’s » (Merivale, 1981, p. 129). L’influence de Salinger est également relevée par Linda Leith, qui décrit Jimmy comme un « latter-day Holden Caulfield » (Leith, 1980, p. 35) et par Wayne Grady, qui qualifie le même personnage de « Salinger-like 11-year old » (Grady, 1980, p. 15). Grady compare aussi — comme nous l’avons vu — Poulin à Boulgakov, avant de situer le premier parmi les meilleurs romanciers québécois : « What distinguishes Poulin — and indeed all the best Quebec novelists, among them Hubert Aquin, Roch Carrier, Jacques Godbout, Anne Hébert — is that he has a soul as well as a brain, and that he is concerned about the health of his soul more than about his sanity » (Grady, 1980, p. 14).

L’effet produit par ce réseau de comparaisons est multiple : universalisation de l’oeuvre, recentrement québécois et inscription de ce roman dans la nord-américanité, triple héritage que ne renierait certes pas Poulin, lui qui place ces ambiguïtés identitaires au centre de son univers thématique. Fait à noter, la critique ne fait ici référence à aucune oeuvre canadienne-anglaise et ne court pas le risque d’être accusée de vouloir « canadianiser » Poulin[3].

Parallèlement à la question des filiations littéraires, plusieurs critiques font état de la dimension intertextuelle de la trilogie poulinienne. Gillian Davies et Wayne Grady soulignent tous deux les renvois à la littérature québécoise — notamment un poème de Saint-Denys Garneau cité dans The Heart of the Blue Whale — et à Ernest Hemingway au sein d’une même oeuvre. Davies écrit : « Particularly in Jimmy, there is the larger-than-life quality present in certain cartoon characters and in the frequent invocations of Hemingway; and, of course, there is also the constant presence of the Quebec oral tradition » (Davies, 1981, p. 129). Quant à Grady, il s’étonne de la présence de Hemingway dans Jimmy et autres oeuvres québécoises : « Here’s an intriguing sign : Papa Hemingway is cropping up in Quebec literature in some of the oddest ways; he’s also in Godbout’s Dragon Island » (Grady, 1980, p. 15). Cette remarque traduit une attente trompée, le lecteur anglophone anticipant une intertextualité qui rattache traditionnellement le roman québécois à la littérature française.

Sur le plan des thèmes soulignés ou explorés dans les comptes rendus, on observe une certaine unanimité au sein de la critique de même qu’une concordance avec la thématique de la trilogie. La notion de  « gentleness » (douceur) dans les comportements humains, la réflexion sur l’écriture, la sublimation du quotidien dans l’imaginaire, la problématique identitaire, tels sont les éléments systématiquement mentionnés. Quelques écarts significatifs émergent toutefois du corpus critique. Ainsi, selon Wayne Grady, la dérive imaginée par Jimmy sur les glaces du Saint-Laurent, « assumes a political dimension that, in 1969, is also foreboding » (Grady, 1980, p. 15). Poursuivant dans cette voie référentialiste, Grady affirme que les lecteurs trouveront dans la trilogie un reflet de l’âme du Québec. Pour employer la terminologie de Jauss, cette interprétation signale un écart entre l’horizon qui résulte d’une lecture ultérieure de l’oeuvre et l’horizon d’attente des premiers lecteurs du roman de Poulin. Linda Leith aborde cette question politique au sujet de My Horse for a Kingdom, mais d’une façon négative, y voyant là une façon pour Poulin de combler un vide au niveau de l’histoire : « One strongly suspects his tedious ramblings about that overly effective carapace were written separately from the political frame in which he sets them, and which he may have hoped would give them the significance they so obviously lack »  (Leith, 1980, p. 35). Sans vouloir parler de dépolitisation de l’oeuvre de Poulin, on constate cependant le peu de commentaires que suscite la dimension politico-révolutionnaire de Mon royaume pour un cheval.

La problématique institutionnelle, abordée par quelques critiques, constitue un élément à ne pas négliger dans la réception anglo-canadienne de la trilogie. Wayne Grady souligne le double rôle joué par Sheila Fischman dans la reconnaissance de l’oeuvre de Poulin, évoquant son activité de traductrice et l’article précité où elle parlait d’un écrivain injustement négligé par la critique : « Now she herself has helped to correct that imbalance by translating Poulin’s first three novels [... ] and presenting them in a single volume as a trilogy. And she would seem to have proven her point » (Grady, 1980, p. 14). Kathy Mezei met également en lumière la fonction de cet important agent institutionnel qu’est S. Fischman : « Although Poulin is not one of Quebec’s best known writers, Sheila Fischman’s perseverance has opened up a new and intriguing fictional world for English readers » (Mezei, 1980, p. 518). Linda Leith, quant à elle, dénonce le réseautage qui a cours dans l’institution en affirmant que la trilogie est précédée d’une « glowing little introduction by Poulin’s friend Roch Carrier » (Leith, 1980, p. 34).

Le prochain roman de Poulin à être traduit, Spring Tides (1986), connaît une meilleure réception que la trilogie sur le plan des jugements évaluatifs, mais assez similaire quant aux stratégies argumentatives. L’accueil se veut en général positif, mais parfois ponctué de réserves, la prose minimaliste de Poulin n’étant pas toujours reçue de la même façon. Pour John Urquhart : « The book’s simple story, spare prose, and gentle humour disguise a myriad of deeper ideas » (Urquhart, 1988, p.130). D’autres, comme Rachel Rafelman, y voient là une faiblesse, qui s’expliquerait par la nature politique du roman : « Like a great deal of fiction with a political subtext, the writing here is spare, the characterizations precious and vague, and the structure little more than a barely filled-in plot outline » (Rafelman, 1986, p. 46). D. O. Spettigue, dans Queen’s Quarterly, met en évidence les qualités stylistiques de l’oeuvre : « Its style is mannered, deliberate, carefully controlled, and effective » (Spettigue, 1987, p. 373). Il souligne de plus l’excellence de la traduction : « It must have been a fun book to translate. [...] Sheila Fischman is an experienced translator and catches the nuances nicely » (Spettigue, 1987, p. 374). Barbara Leckie reconnaît également la valeur de ce style « deceptively simple » (Leckie, 1987, p. 197) et parle du texte de Poulin comme d’un « exceptional novel » (Leckie, 1987, p. 195). Teresia Quigley estime que « Poulin’s book is delightful and thought-provoking » (Quigley, 1987, p. 103) et n’a que des éloges pour la traduction de Sheila Fischman.

David Homel, pour sa part, voit plusieurs faiblesses dans les Grandes marées : « Spring Tides is a book that is soft in the middle. The parable of the island refuge is not handled in a particularly original way, and the childlike, wistful sentiments are unsatisfying for those who read novels in order to plunge into a strange, new universe » (Homel, 1988, p. 88). Il ajoute que la traduction du roman en révèle les limites, notamment l’humour autocentré : « The language-play and bilingual punning will presumably be lost on readers who are not bilingual » (ibid.). Homel remet en cause le détail de la traduction — « the translation does not facilitate matters » (Homel, 1988, p. 89) — et même la conception de la traduction qui sous-tend le travail de S. Fischman : « Perhaps the translator belongs to the school of theory that holds that the translation must show it is a translation. Through the inclusion of foreign words, for example. But this is an unnecessary precaution, because all translated books speak their foreignness through the different fictional worlds they offer to us » (ibid).

Écrivain, critique et traducteur, Homel se situe ici à un autre niveau de lecture, qui est celui de la méta-herméneutique. Il défend une vision plus traditionnelle de la traduction à laquelle s’oppose une théorisation qui prend en compte la dimension idéologique de la traduction dans le contexte d’un polysystème. Ainsi Barbara Godard affirme que « l’unité de la langue est une fiction qui renforce l’hégémonie canadienne-anglaise. La critique anglophone trouve non conforme au discours dominant tout livre qui ne donne pas l’illusion qu’il est écrit directement en anglais » (Godard, 1999, p. 518). Faut-il rappeler que Spring Tides met en représentation un traducteur et son travail quotidien? Cela pourrait expliquer en partie pourquoi la traduction de ce roman de Poulin suscite tant de commentaires : comme si en codant sa propre lecture et en anticipant son interprétation ultérieure, Les grandes marées venait brouiller le jeu d’équivalence entre le texte-source et le texte-cible et problématiser leur rapport de dépendance.

Tout comme pour la trilogie, la réception de Spring Tides donne lieu à une série de comparaisons qui ont pour effet d’universaliser l’imaginaire poulinien. D.O. Spettigue situe le roman dans la lignée de la satire utopique chère aux Britanniques : « Its tone, however, is rather in the Defoe-Swift line, the detail handled as though it were unadorned realism » (Spettigue, 1987, p. 374). Teresia Quigley suggère une autre piste de lecture, tout aussi intéressante : « One is tempted to draw comparisons between the nonsensical characters of Lewis Carroll’s Alice’s Adventures in Wonderland and the various island visitors in Poulin’s novel who are defined by their names » (Quigley, 1987, p. 102). De son côté, David Homel propose une comparaison avec un écrivain américain : « Jacques Poulin is the closest thing in Quebec literature to Richard Brautigan, the American writer famous for Trout Fishing in America and other works. The same simple prose, wistful tone, and childlike sentiments are all there » (Homel, 1988, p. 87). Le lectorat de ces comptes rendus se voit donc donner des références familières, alors que l’oeuvre de Poulin se trouve enrichie par ces renvois aux littératures américaine et britannique. Par ailleurs, on ne retrouve qu’une seule comparaison avec la culture québécoise — qui porte sur un film et non sur une oeuvre littéraire. Barbara Leckie écrit : « The thematic focus on happiness parallels another Québécois success story, Denys Arcand’s The Decline of the American Empire in which the decline is directly related to the idea that the predominant goal and obsession of contemporary North Americans is happiness » (Leckie, 1987, p. 195).

Les différents thèmes dégagés par les comptes rendus se recoupent : critique du patriarcat, du monde des affaires et de l’industrialisation, satire sociale, quête du bonheur dans un monde d’artifices, langage, américanité et mythes chrétiens. Un aspect intéressant de cette réception est la lecture politique qui se fait entendre dans une minorité de recensions. Selon Leckie, le personnage du traducteur prend une dimension métaphorique, personnifiant le Québec : « He is isolated, he has difficulty communicating with others [...] he is passive and reluctant to defend his rights, and he is repeatedly referred to as marginal » (Leckie, 1987, p. 196). Rachel Rafelman fait une lecture semblable du roman : « This slight allegorical novel by the author of The Jimmy Trilogy (House of Anansi) is a literary caveat to Quebec concerning the perils of isolationism » (Rafelman, 1986, p. 46). Si rien n’est moins sûr que Poulin ait voulu lancer un tel avertissement aux Québécois, le propos de Rafelman illustre bien comment les communautés linguistiques peuvent interpréter différemment les oeuvres littéraires et comment l’allégorie permet l’inscription du politique dans la réception esthétique.

Volkswagen Blues, pourtant célébré au Québec comme l’un des romans les plus importants des années 80, connaîtra une réception assez froide au Canada anglais, tant sur le plan quantitatif que sur le plan évaluatif. La popularité croissante de Poulin et la diffusion plus massive de ses oeuvres en traduction auraient pu paver la voie à une réception des plus favorables, qui reposerait sur une modification de l’horizon d’attente, mais il n’en fut rien. Seuls quelques comptes rendus accueillirent Volkswagen Blues et ils formulèrent pour la plupart un jugement négatif. Dans Books in Canada, Terry Goldie déplore la superficialité du roman, tant dans son style, que dans ses emprunts intertextuels et son aspect cartographique. Le style dénudé de Poulin ne trouve pas ici preneur : « Instead, this lack of adornment makes it less a novel than a map or index »  (Goldie, 1988, p. 29). L’esthétique de la surface et de la trace fait l’objet d’une critique sévère : « But in the case of the novel, they (the characters) borrow only surfaces. It seems as though Poulin thinks cartography can replace cultural geography — as if a Texaco road map describes the United States » (ibid.). Et de conclure le critique :

« There are no doubt others more in tune with this book than I am. I find the Hemingwayesque tone almost ludicrous at times, but then I find Hemingway just as bad. Yet I still enjoy rereading On the Road, no matter how dated it seems. And there is certainly room for a similar book about the Quebecois finding the soul of America and his own American roots. This isn’t » .

ibid.

Exprimant une position similaire, Mark Anthony Jargan déplore l’aspect narcissique de l’intertextualité déployée dans le roman : « This (literary pilgrimage) could appeal to numerous literary groupies and beat fanatics but it is too reverent, too navel gazing for this cowboy » (Jargan, 1988, p. 188). Mais ce qui déplaît particulièrement au critique est le minimalisme et la lenteur du récit : « Wandering through Volkswagen Blues is like watching paint dry [...] The narration seems damaged, childlike [...] the understated tone and language court narcolepsy » (Jargan, 1988, pp. 187-188). Enfin, Jargan relève un usage défectueux de l’anglais dans le texte français. Il s’étonne de ce que les personnages craignent de frapper des « road mice » en voiture : « Have the editors or translators never heard of gophers or prairie dogs? » (Jargan, 1988, p. 188). De telles difficultés techniques ne peuvent que nourrir le reproche d’artificialité déjà formulé.

Faisant cavalier seul, Brent Ledger reconnaît une valeur à l’artifice du roman : « The reader’s pleasure comes from being pulled into a story that’s really an intellectual confection — flagrantly and deliciously artificial » (Ledger, 1988, p. 26). Contrairement aux deux critiques précédents, Ledger apprécie la virtuosité stylistique de Poulin et même le rythme du texte : « His delivery is fresh and lively [...] a nimble, witty performance » (ibid.). Sur le plan des comparaisons avec d’autres écrivains, la prédominance va bien sûr du côté des États-Unis, ce qui respecte la dynamique intertextuelle du roman. Chez Mark Anthony Jargan, la comparaison avec la littérature beat et Jack Kerouac prend une tournure défavorable : « This road book needs Neal Cassidy to power it through the curves » (Jargan, 1988, p.188). Terry Goldie reconnaît les liens intertextuels qui unissent Volkswagen Blues et On the Road et la volonté de Poulin d’inscrire son roman dans l’espace nord-américain. Il laisse cependant entendre que la réciproque n’est pas vraie en faisant allusion à la récupération francophone de Kerouac : « An author lately reborn as a Franco-American » (Goldie, 1988, p. 29). Goldie propose ensuite une comparaison qui vise à universaliser l’imaginaire poulinien plutôt qu’à le « nord-américaniser » : « A more logical connection, however, is unmentioned : Don Quixote. Jack, more quixotic in character than Kerouac’s hero, is also like the Spanish knight in his devotion to mythic patterns » (ibid.). Seul Brent Ledger articule une comparaison avec la littérature américaine favorable à Poulin : « In the hands of an American author this small fable would have ended in apocalyptic fury with a car crash, a burst of machine-gun fire, or a family in flames. Poulin’s light wit, however, sends it soaring, airy as a soap bubble » (Ledger, 1988, p. 26). D’une façon plus neutre, Ledger suggère un parallèle des plus pertinents entre Volkswagen Blues et l’univers des westerns et du cinéma américain : « The ending reminded me of Jane Fonda and Robert Redford in The Electric Horseman. The rest of the book can be read as an inspired parody of buddy films like Butch Cassidy and the Sundance Kid, with their unresolved sexual tensions » (ibid.).

La constellation thématique de Volkswagen Blues est bien circonscrite dans les différents comptes rendus, encore que l’opposition entre le nomadisme et le sédentarisme, essentielle pour comprendre la distribution géographique des francophones en Amérique et la relation duelle entre Jack et son frère Théo, n’est pas relevée. Contrairement aux romans précédents de Poulin, Volkswagen Blues ne donne pas lieu à une interprétation politique dans le corpus critique anglo-canadien. Force est de constater ici le silence fait sur l’archéologie des discours fondateurs que propose ce dernier texte de Poulin. Curieusement, les deux romans qui véhiculent le plus ouvertement une problématique indépendantiste ou identitaire — My Horse for a Kingdom et Volkswagen Blues — sont ceux qui suscitent le moins de commentaires d’ordre politique, alors que les deux romans en apparence les plus neutres sur ce plan — Jimmy et Spring Tides — incitent la critique anglo-canadienne à y trouver des métaphores de la relation Canada/Québec.

Un autre motif d’agacement que partagent Goldie et Jargan tient au paratexte de l’édition anglaise. Jargan écrit : « The jacket blurbs insist it is « one of the best novels of the 1980s », that is “ lively”. It isn’t » (Jargan, 1988, p. 187). Goldie formule un reproche identique : « This all should be a lot of fun, as the blurbs, such as “one of best novels of the 1980s”, suggest. But it isn’t » (Goldie, 1988, p. 29). Si l’on est en droit de dénoncer l’immodestie promotionnelle de l’éditeur, il n’en demeure pas moins que l’appellation rencontre l’approbation de nombreux critiques québécois. Comment dès lors peut-on expliquer cet écart évaluatif entre les deux institutions?

Tout donne à croire que pour un lecteur anglo-saxon, la représentation des États-Unis que propose Poulin apparaît superficielle ou naïve, tant du point de vue des références extratextuelles que du point de vue d’un lecteur familier avec les grands noms de la littérature américaine. Dans cette optique, le roman de Poulin, malgré son jeu intertextuel explicite, peut sembler dépourvu d’originalité en regard des oeuvres de Salinger, Brautigan, Kerouac ou Hemingway. Mais l’on pourrait inverser la problématique pour tenter de comprendre la réception défavorable de Volkswagen Blues et, au-delà, les difficultés de lecture que pose Jacques Poulin au Canada anglais depuis les années soixante-dix. Serait-ce qu’une fraction importante de la critique anglo-canadienne résiste à l’américanisation de la littérature québécoise ? Serait-ce que l’univers de Poulin ne correspond pas aux attentes des lecteurs anglophones de la littérature québécoise? La réponse se trouve peut-être dans cette constatation que fait Teresia Quigley à la lecture des Grandes Marées — et qui ressemble curieusement aux propos de S. Fischman cités en début d’article :

It is interesting to note that Poulin does not concern himself with the usual preoccupations of Quebec writers. Neither the Land nor the Church play an important role in this novel and political questions are of no great significance.

Quigley, 1987, p. 103

Tout se passe comme si la critique anglo-canadienne avait de la difficulté à reconnaître l’altérité de l’oeuvre romanesque de Jacques Poulin, du moins l’altérité qu’elle attend de la littérature québécoise et qui motive son intérêt pour cette dernière. Dans son ouvrage intitulé À l’ombre de la littérature, Brian Fitch rappelle qu’en l’absence d’une altérité constitutive de l’oeuvre littéraire, « le processus herméneutique qui se trouve au coeur de l’acte critique n’aurait pas de raison d’être, car le texte ne poserait pas de problème de compréhension et ne constituerait pas un objet à interpréter » (Fitch, 2000, p. 15). Gadamer, et avant lui Schleiermacher, parlaient à cet égard de non-compréhensibilité du texte. Or, les critiques anglo-canadiens sont unanimes à le constater et nombreux à le déplorer : le style de Poulin est résolument simple, enfantin, dénudé (de québécité ?). Ce manque apparent d’altérité n’est pas que d’ordre stylistique et socio-linguistique : il constitue en quelque sorte le fil unificateur des textes critiques que nous avons étudiés ici. Le minimalisme diégétique de Poulin va favoriser une lecture politique de certains de ses romans, façon pour le Canada anglais d’établir un dialogue avec une oeuvre aux contours imprécis, comme s’il lui fallait recréer le paradigme où il a déjà rencontré Hubert Aquin et Jacques Godbout. Et paradoxalement, lorsqu’un roman comme Volkswagen Blues se fait explicitement le récit de l’altérité en promenant des Québécois francophones sur les routes de l’Amérique, il n’opère plus de défamiliarisation aux yeux des lecteurs anglophones. Projeté dans une autre série littéraire par son intertextualité et son imaginaire états-uniens, Jacques Poulin apparaît soudain comme un écrivain américain de deuxième ordre.

Ce décalage entre les lectures anglophone et francophone de Poulin s'observe sur une période circonscrite de 1973 à 1989. Dans les années 90, un certain effet d’homogénéisation jouera, comme en témoigne la parution des ouvrages d'Anne Marie Miraglia (L'écriture de l'Autre chez Jacques Poulin, 1993) et de Paul Socken (The Myth of the Lost Paradise in the Novels of Jacques Poulin, 1993). Cette homogénéisation peut s’expliquer par la formation soutenue des chercheurs anglophones en milieu québécois, les progrès du bilinguisme, ainsi que les contacts nourris et fructueux entre universitaires dans des colloques, publications et institutions fédérales, tous phénomènes qui favorisent un espace interprétatif commun aux deux principaux groupes linguistiques du Canada. Une recherche plus exhaustive sur la décennie 1990-99 s’imposerait toutefois avant que nous pussions trop nous avancer dans ce sens et parler d’un horizon qui se modifie progressivement.

Pour la période qui nous intéresse, l’étude de la réception critique des oeuvres de Poulin renforce cependant l’hypothèse de deux communautés interprétatives distinctes : l’une qui place l’auteur de Volkswagen Blues très haut dans le ciel des lettres québécoises, l’autre qui lui réserve une place relativement modeste en marge de son canon. Si la mesure la plus manifeste de cette différence se retrouve dans la sanction évaluative — l’institution littéraire anglo-canadienne jetant un regard assez sévère sur l’oeuvre poulinienne — la concrétisation du sens participe tout autant de la représentation critique d’un « autre Poulin », différent de celui que met en scène la critique québécoise.