Au début était le traducteur[Record]

  • Antoine Berman

La réflexion sur la traduction est pratiquement née chez moi avec mon activité de traducteur. Elle en porte, plus ou moins directement, la marque. Mais elle est loin de n'être que l'explicitation conceptuelle, ou discursive, de cette activité. Je pense aujourd'hui que, fondamentalement, elle atteste un autre rapport à la traduction que le traduire lui-même; rapport qui, à sa manière, est aussi intense et intime que ce dernier. Tout se passe comme si, depuis mes débuts de traducteur, s'était manifesté le sentiment que, face à cette réalité qu'est la traduction, la simple « pratique » de la traduction ne me suffisait pas. Il me fallait aussi réfléchir, sans trêve, sur la traduction. Et cela non plus ne semble pas m'avoir suffi, puisqu'au fil des années, j'ai été attiré par l'enseignement, et de la pratique traductive, et de la réflexion traductologique. Ce n'est pas tout : à 1'époque même ou je commençais des séminaires de traduction au Collège international de philosophie (1984), j'ai été nommé « conseiller technique » au Commissariat général à la langue française, qui voulait créer un grand centre national de la traduction et de la terminologie. Bien que ce grand centre n'ait finalement pas vu le jour, j'ai été amené à prendre la direction de sa formule actuelle, le Centre Jacques-Amyot, dont l'objectif est de promouvoir en France les activités de traduction et de terminologie, c'est-à-dire de mener une « politique » (aussi limitée soit-elle) en faveur de ces activités. Ma réflexion sur la traduction s'accompagne donc de trois autres relations au traduire : Puisque mon travail traductologique est inséparable de ces trois autres rapports à la traduction, il me semble utile, dans cette introduction, d'en dire quelques mots. Car bon nombre des textes que j'ai publiés — ouvrages, cours, articles, conférences, communications — ne se comprennent qu'en fonction de ces activités. Naturellement, et même si je ne traduis pas actuellement, il va sans dire que c'est l'expérience du traduire qui constitue le centre de gravité de mon rapport général à la traduction. Je ne suis traductologue que parce que je suis, primordialement, traducteur. La pratique de la traduction n'exige nullement que l'on soit aussi un traductologue, si du moins l'on entend par là : théoricien de la traduction. Il est maints traducteurs qui se refusent de même à discourir sur leur pratique ou leur expérience. Et non des moindres. Mais il est également aisé de voir qu'aujourd'hui, de plus en plus, l'activité traduisante se soutient et s'accompagne d'une réflexion sur le traduire : que cette réflexion elle-même, se soutient et s'accompagne d'un désir de transmission, voire d'enseignement. Un certain narcissisme, un certain autisme du traduire — souvent liés à un anti-intellectualisme douteux — disparaissent peu à peu. Acte par excellence de transmission, la traduction se veut maintenant transmissible. J'appartiens, avec beaucoup d'autres, à cette génération de traducteurs soucieux de communiquer, d'ouvrir, de faire parler leur pratique. Cela n’implique pas a priori, de parti pris « théorique ». Appartient à ce mouvement d'ouverture de la traduction le fait que, de plus en plus (et dans le monde entier), pratique traduisante et réflexion traductologique sont liées à l'espace de l'Université (au sens large). Cela ne signifie pas seulement qu'une proportion croissante de traducteurs littéraires soit des universitaires; ou plutôt ce fait indéniable renvoie à une réalité plus profonde. D'une part, l'espace universitaire est devenu (ce qu'il n'était pas de prime abord) un espace où traduction et pensée de la traduction peuvent s'épanouir; d'autre part, traduction et traductologie ne sont pas tout à fait, pour cet espace, des « matières » quelconques; l'assomption, par l'Université, de la traduction …

Appendices