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Le phénomène et l’activité touristiques se sont développés, dans leur version moderne au sein des sociétés industrialisées des XIXe et XXe siècles, selon trois dimensions : une pratique socio-culturelle (art de vivre), un outil stratégique (développement socioéconomique du territoire), un intérêt scientifique (compréhension de la complexité sociétale). Comment ce triptyque est-il observé dans les sociétés et les économies des pays du monde arabe?

L’ancrage historique de la dimension socioculturelle du voyage est bien observé dans la civilisation arabo-musulmane, notamment dans la période allant du Xe au XIVe siècles. Ainsi l’on relèvera d’une part, à travers la dimension spirituelle, l’importance accordée au voyageur (il est béni et ses droits reconnus dans le texte sacré du Coran). Le voyage n’est pas non plus inconnu dans la société, au point où sa dimension mystique lui donne toute son assise vers un glissement futur au sens profane, passant de la « siyaha mystique à la siyaha touristique» (Larguèche, 2006 :17). On retrouve aussi cette pratique sociale dans les grandes villes, telle Bagdad au Xe, où l’on observait des populations bénéficiant d’une vie urbaine riche, distractive et aussi attractive, car de nombreux visiteurs étrangers s’y rendaient : « On les appelait des sayyâhs, ce qui signifie exactement des touristes […] ». (Mazahéry, 2003 [1953] : 246).

Lors de la colonisation des territoires du monde arabe, au XIXe siècle, on y observera un processus de déculturation ainsi que l’insertion d’un modèle de développement du territoire touristique et des destinations de voyages au profit des populations européennes et des élites métropolitaines. L’empreinte d’un tourisme international sera importante. Les reconquêtes nationales dans le monde arabe, qui suivent dès les années 1950, voient peu à peu aussi s’imposer la redéfinition d’un modèle de développement : le tourisme fait alors partie des moyens proposés par la Banque mondiale, dans les années 1960, particulièrement pour soutenir cette reconstruction nationale. Néanmoins, les premières analyses des années 1970, sur les rapports du tourisme international et du développement, montrent déjà les effets importants sur la culture dans les sociétés du Sud (De Kadt, 1980).

L’insertion du tourisme dans les sociétés arabes a souvent été diversement apprécié tantôt comme une nécessité économique, au sortir des indépendances, et tantôt comme un risque sociétal, un cheval de Troie du modèle culturel capitaliste. L’enfermement dans cette dynamique, qui met en scène le tourisme international et son système commercial imposant ses règles de promotion et d’image du pays, occultera l’existence d’un tourisme intérieur (mobilités au sein du territoire local et national) mais aussi un tourisme infrarégional.

La région du monde arabe, constituée de 22 pays regroupant plus de 400 millions de personnes, voit le développement du tourisme se réaliser, depuis quelques décennies, dans un contexte contrasté : une continuité géographique et linguistique ainsi qu’une immense richesse culturelle et patrimoniale, une richesse économique inégale entre les pays, ponctuée par des conflits régionaux, des mouvements sociopolitiques. Dans ce contexte agité, qui déborde sur d’autres régions (Afrique, Asie), des pays de la région arabe tentent aussi de jouer un rôle géopolitique hors de leurs frontières, tel le Qatar : diffusion internationale de sa chaine d’informations Al Djazeera, tentative de rapatriement du siège de l’OACI de Montréal à Doha, en 2013, achat et direction d’un club de soccer de renommée (Paris St-Germain), ou même une médiation dans des conflits internationaux (ex : l’Afghanistan)

Si l’on constate un développement touristique inégal entre les pays de la région, certains se démarqueront, tels le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, la Jordanie, le Bahreïn totalisant à eux seuls 74% des arrivées dans le monde arabe (OMT, 2019). L’investissement en loisirs et tourisme s’est développé dans les pays du Maghreb (Maroc, Algérie), ainsi qu’en Arabie Saoudite, reconnu pour le tourisme religieux (pèlerinage à la Mecque) avec de grands projets d’aménagement du littoral, ainsi que la valorisation du patrimoine préislamique.

Et même si ce développement est observé à travers certains pays touristiques, on relève toutefois une modeste participation du monde arabe au système touristique mondial (7%) ainsi qu’une reconnaissance sociétale du tourisme-loisir qui reste à préciser. Pourtant l’activité touristique peut jouer le rôle de révélateur des capacités des sociétés et des économies des pays arabes face à la mondialisation, notamment en ce qui concerne la redéfinition des destinations, l’adhésion des communautés locales à une économie plus diversifiée et moins dépendante des ressources en hydrocarbures. Par exemple, le tourisme national stimulerait une cohésion territoriale souvent mise à mal par des conflits sociopolitiques internes, mais aussi le développement d’une plus grande intégration régionale (tourisme et économie régionales). À ce sujet, le tourisme régional avait une réalité propre par rapport au tourisme international : dans des pays du Proche et Moyen Orient, durant la décennie 2000, La Syrie, Le Bahreïn, le Yémen, La Jordanie enregistraient des taux de 60 % à 70% du tourisme régional par rapport au tourisme total. Au Maghreb, on y affiche une préférence réduite pour le tourisme régional, mais la Tunisie montrait déjà que 38% de son tourisme global était lié au tourisme régional. Les crises successives après 2010 ayant secoué les pays du Moyen Orient ont réduit les activités transfrontalières ainsi que la mobilité touristique infrarégionale.

Si la crise sanitaire mondiale de 2020 a révélé les forces et faiblesses des sociétés industrialisées dans le monde et mis à mal le système touristique, dans la région du monde arabe l’intérêt d’une diversification de l’économie nationale reste encore prégnant, et des projets sont propulsés par les pays riches de la région désireux de sortir d’une dépendance à une économie pétrolière. Ainsi l’Arabie Saoudite avait lancé en 2016, la Vision 2030 pour une économie plus diversifiée : exploration de la richesse du patrimoine préislamique pour sa mise en tourisme, l’ouverture de la société vers les loisirs, le développement côtier de la Mer Rouge, l’ouverture d’un bureau régional de l’OMT, à Ryad en 2021. Les Émirats Arabes Unis et le Qatar, déjà dotés de compagnies aériennes reconnues (Emirates et Qatar Airways), des hubs d’importance vers L’Europe et l’Asie, continuent leur positionnement en tant que destinations incontournables : Dubaï (EAU), malgré sa perception de « paradis infernal » (Davis, 2006) est le lieu de l’Exposition Universelle, en 2021, et Doha (Qatar) organisera la coupe du monde de football en 2022.

Ce développement du tourisme ne peut rester réduit à une dynamique économique où domineraient les forces du marché, mais gagnerait à être davantage investi sur le plan scientifique. Si l’intérêt scientifique a émergé lentement grâce à l’activité touristique internationale de certains pays récepteurs, la question du tourisme est restée peu valorisée à travers les moyens de production et de diffusion des connaissances. Les écrits sur le tourisme sont disséminés dans des monographies relatant l’histoire, le développement économique des pays, ou l’aménagement des villes et du territoire national.

Peu de revues scientifiques internationales feront une place à la question du tourisme dans le monde arabe au cours du XXe siècle, et il faudra attendre surtout la décennie 2000, pour constater un intérêt scientifique plus prononcé. Une étude réalisée, en 2014, sur les revues abordant l’objet touristique dans le monde arabe, fait ressortir que sur 20 revues répertoriées (5 francophones et 15 anglophones), on dénombrait 147 contributions, dont 79,5% avait été réalisées durant la période 2000-2014, alors que 30,5% avait été publié dans la période des années 1980-1999. Les sujets abordés avant 2000 portaient sur les problématiques traditionnelles, tels les impacts, les tendances, le développement et l’aménagement, mais à partir des années 2000 on y observera une réalité autre. L’on constate que les lieux et territoires emblématiques du tourisme mondialisé sont davantage étudiés (Marrakech, Dubaï, Louksor), mais on relèvera aussi des problématiques nouvelles, telles l’écotourisme, la mondialisation et le développement des territoires, la gestion de la destination, la gestion du risque, l’approche critique postcoloniale du tourisme (Kadri, 2016).

Cette nouvelle réalité de la recherche touristique dans le monde arabe reste encore modeste, mais certains éléments font envisager une tendance vers une reconnaissance scientifique du tourisme dans plusieurs pays. Ainsi, au cours de la période 2016-2021, 3 ouvrages collectifs ont paru sur le tourisme dans le monde arabe : La mise en tourisme des territoires dans le monde arabe (Kadri. B et Benhacine D. dir. Paris l’Harmattan, 2016), qui projette un regard nouveau sur les rapports des territoires des sociétés avec le tourisme; Tourism in the Arab World. An Industry perspective (Almuhrzi, H., H. Alriyami et N. Scott (dir.) London : Channel View Publications, 2017, qui développe une orientation plus managériale du tourisme dans les pays arabes; Cultural and Heritage Tourism in the Middle East and North Africa Complexities, Management and Practices, de C. Michael Hall et Siamak Seyfi (2021), lequel aborde la problématique du rapport entre patrimoine et tourisme, souvent méconnue.

Cette observation d’un intérêt croissant pour le tourisme dans les sociétés du monde arabe, peut aussi être étayée en interrogeant la production scientifique à travers Google Scholar, par des mots clés, en anglais, tels – Tourism and Arab World, et en sélectionnant les revues disponibles au cours de la période 2010-2020. On y récence alors plus de 3000 titres, en langue anglaise. Néanmoins, on y retrouve aussi des analyses portant sur le monde musulman, dû au fait que ces deux ensembles partagent des traits culturels communs, tel le pèlerinage, le halal (ce qui licite en religion) et le tourisme, sujet de prédilection de plusieurs auteurs. La diversité des thèmes mobilisant la recherche scientifique sur ces deux ensembles est assez visible, concernant les politiques touristiques, la gouvernance, la perception des touristes, le halal dans les pays non musulmans, le tourisme médical.

S’interroger sur le tourisme et sa reconnaissance dans les sociétés des pays arabes, est une question encore peu investie. Cette dernière devra se développer en continuant de rompre avec une recherche qui s’est construite selon des aspects essentiellement disciplinaires (géographie, histoire, aménagement), et où les acteurs sociaux et économiques de ce développement étaient occultés, au profit d’une lecture centrée sur les structures politico-institutionnelles, et d’une vision aménagiste du territoire et du développement touristique. Cette pensée, qu’elle soit de nature académique, politique ou administrative, a privilégié des objets reconnus comme administrativement contrôlables, tel le tourisme international et sa vision d’apport en devises, ou le développement du territoire touristique selon une approche d’aménagement et de contrôle administratif, occultant ainsi le tourisme national, ou la gouvernance réalisée par l’association de divers acteurs engagés dans la construction de la destination.

Ce numéro de la revue Téoros contribue à l’exploration de la question touristique. Il s’ajoute aux réalisations engagées dans le cadre d’un programme de recherche sur le tourisme dans le monde arabe (PRETA). Ce programme a été mis en place depuis 2010, à l’ESG UQAM, et a bénéficié au départ du financement d’un donateur, Martin International, fondateur de Les Grands Explorateurs. Il vise la co-construction des connaissances et la promotion d’un espace de collaboration entre universités et centres de recherche. Cette collaboration s’exprimera, notamment travers un réseau de chercheurs (RETA) sur les destinations, ayant permis la réalisation de colloques depuis 2011 avec des universités : Marrakech en 2011, Montréal, en 2014, Agadir en 2016, Alger en 2018, et Tunis, prévu pour la fin 2022).

Les contributions à ce numéro de Téoros explorent deux thèmes : le tourisme des nationaux[1] et les enjeux et stratégies observés dans le processus du développement touristique dans des pays du monde arabe.

Christine Salomone et Hamed Haddouche, abordent la question du déplacement des fils d’immigrés algériens en France, vers l’Algérie, et analysent les représentations et images élaborés par ces touristes pour cette destination du « tourisme affinitaire ». Le tourisme national, celui de la mobilité des habitants à l’intérieur de leur territoire, constitue aussi un apport au développement des territoires. À ce sujet, Benbelaid aborde les pratiques des touristes nationaux algériens visitant des lieux très éloignés des villes (désert), ainsi que la possible contribution à une économie sociale. Cette analyse des pratiques de déplacements des touristes nationaux peut aussi contribuer à enrichir les données statistiques sur la mobilité interne. Wadie Othmani et Djamal Benhacine, en s’intéressant aux déplacements des touristes algériens, marocains et tunisiens, vers la Tunisie, décrivent des stratégies dans le choix de l’hébergement, enrichissant ainsi les données statistiques officielles, qui présentent seulement un ensemble monolithique.

Le tourisme dans le monde arabe suscite des questionnements relatifs aux enjeux et stratégies de son développement, et donc à la construction d’une gouvernance. Deux contributions y font référence. Observant le rapport entre politiques de préservation des aires naturelles (Parc d’El Kala, en Algérie) et développement du tourisme, Pierre Pech et Imène Diaf examinent les enjeux révélés par cette confrontation exprimée par la domination de l’action publique et la stimulation des organismes internationaux en faveur d’une action locale. La construction d’une gouvernance touristique émerge tel un enjeu crucial, notamment pour des territoires vivant en quasi-autarcie, comme l’est Siwa, en Égypte, une oasis et une destination touristique. Confrontant les modèles de la gouvernance touristique autochtone de divers pays, Haytham Raggab analyse les rapports de pouvoirs au sein de la société siwie, en faisant ressortir son hétérogénéité (chefs de tribus, groupes marginalisés, tels les femmes et les jeunes), et propose un modèle de gouvernance touristique construit selon la multiscalarité du territoire autochtone.

Aux articles sus mentionnés, s’ajoutent d’une part, une entrevue avec Abdou Belgat, expert international en tourisme-hôtellerie, vice-président de l’AMFORTH et de l’AFEST et d’autre part, une analyse critique de trois ouvrages liés à la question du tourisme dans le monde arabe.