Liminaire[Record]

  • Andrée Mercier and
  • Marion Kühn

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  • Andrée Mercier
    CRILCQ, Université Laval

  • Marion Kühn
    CRILCQ, Université Laval

Dans le roman Sphinx, Anne Garréta confie la narration d’une histoire d’amour à un « je » dont le lecteur ne saura jamais s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, pas plus d’ailleurs que le sexe de la personne dont il est amoureux. Le défi était de taille et l’on ne peut qu’admirer l’audace d’une telle contrainte d’écriture sachant à quel point la langue française échappe difficilement à la catégorie grammaticale du genre. En plus d’un tour de force linguistique, le roman constitue une habile réflexion sur la détermination générique en réussissant à présenter une histoire d’amour et de séduction qui ne dit rien de l’identité ou de l’orientation sexuelle des protagonistes. Cependant, le bien nommé Sphinx confronte aussi le lecteur à une énigme narratologique, dans la mesure où le caractère indécidable du narrateur problématise plus largement l’origine de l’énonciation. En effet, le brouillage de la voix conduit le lecteur à poser la question « qui parle ? » et fait de cette question un véritable enjeu du récit. Si la théorie du récit reconnaît l’importance de la narration, non seulement parce que l’histoire est le produit d’un acte narratif mais aussi parce que les circonstances de l’énonciation réelle ou fictive ne manquent pas de donner sens et d’orienter ce qui est raconté, ce ne sont pas tous les récits, loin s’en faut, qui font de la narration un événement. Pourtant, comme le rappelle Philippe Gasparini à propos des récits de fiction, la situation de narration est le lieu constitutif de la fictionnalité : Pour être fondamentale à plus d’un titre, la narration est malgré tout un lieu souvent fort discret, que le résumé d’un récit occultera d’ailleurs facilement. Mais il peut arriver que le roman s’empare de la narration et, mieux que tout énoncé théorique, sache attirer sur elle l’attention du lecteur par une exploration de ses possibles et de ses effets. Ce sont de tels romans qui se trouvent au coeur du présent dossier de la revue Tangence. L’histoire du roman a ses classiques en matière de narration inventive. Don Quichotte n’hésite pas à créer de vertigineuses apories sur l’origine du récit. Jacques le fataliste et son maître illustre à merveille l’autorité d’un narrateur ayant plaisir à rappeler au lecteur sa mainmise sur le déroulement de l’histoire. À deux siècles de distance, Tristram Shandy de Laurence Sterne et L’emploi du temps de Michel Butor présentent chacun un « narrateur tortue » ne parvenant pas à rattraper le fil des événements, situation qui dévoile l’intenable ambition de celui qui veut en même temps vivre et raconter. C’est néanmoins à la littérature contemporaine que seront empruntés les exemples étudiés dans les différents articles réunis ici, d’une part parce que les narrateurs singuliers y foisonnent, d’autre part parce que les questions soulevées par ces narrations problématiques touchent à des enjeux spécifiques de notre époque. On ne peut bien sûr prétendre que l’identité liée au genre sexuel soit un nouvel objet de réflexion, mais il faut reconnaître que Sphinx l’aborde dans une perspective et avec des moyens qui sont déterminés par les valeurs esthétiques et sociales actuelles. Les exemples de narrations singulières sont nombreux mais aussi variés. Sphinx a peu à voir avec Tendre Julie de Michèle Rozenfarb, où un « narrateur de secours » surgit en cours de récit pour aider le « narrateur principal » qui a trop à faire avec la vie intérieure du personnage pour se charger en plus de l’extérieur. Si le roman de Garréta partage avec Les miroirs infinis de Roger Magini une voix d’outre-tombe, puisque son narrateur en arrivera ultimement à raconter sa …

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