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Le fascisme veut la rédemption et l’élévation du peuple italien, sans distinction de classes, considérant ici avec le même amour fraternel tous les citoyens, des premiers de la hiérarchie au plus humble ouvrier. La nation entière entre dans son cadre, et le jour où tous les Italiens seront sincèrement fascistes, le fascisme aura essentiellement exercé son devoir et n’existera plus en tant que fascisme, mais bien en tant que nation italienne, comme État de pleine maturité politique, dans laquelle tous les citoyens, tous égaux, participeront à la vie de l’État, comme une famille bien ordonnée[1].

Mussolini cité dans Romagnoli 1933, 11

Ces mots sont prononcés par Benito Mussolini (1883-1945) en 1933, lors des célébrations du 10e anniversaire de la prise de pouvoir fasciste[2] à l’Institut de la culture fasciste de Malte[3]. Dès son arrivée au pouvoir, Mussolini accorde une grande importance à la culture et, plus particulièrement, aux arts considérés comme typiquement italiens. Cela lui permet d’appuyer l’idée selon laquelle le fascisme n’est pas une doctrine de violence et de domination, mais bien un régime de culture et de sensibilité. C’est en mettant cette idée au service de son entreprise d’« éducation du peuple » que le Duce instaure la propagande culturelle qui promeut l’italianité[4] sur laquelle s’appuie l’idéologie nationaliste (Gentile 2008, 16). Mussolini, qui est systématiquement présenté dans les médias comme une figure alliée de la nation artistique italienne, est d’ailleurs qualifié par le musicologue Raffaello De Rensis (1879-1970) de mélomane aguerri et même de véritable musicien « d’instinct » dans l’ouvrage de propagande Mussolini Musicista (De Rensis 1927, 17-21). Conscient de la longue tradition musicale du pays, le chef d’État est particulièrement sensible au rôle que peut jouer la musique dans sa propagande. Il assure ainsi une généreuse tribune à la musique savante dans des quotidiens tels Il Corriere della sera et La Stampa, dans des revues hebdomadaires de variétés telles la Rivista illustrata del « Popolo d’Italia » et La Lettura, ainsi que dans des périodiques culturels et musicaux comme Rivista musicale italiana, Bolletino di vita e cultura musicale et Scenario: Rivista mensile delle arti della scena, en plus d’exiger la création de nouvelles revues culturelles comme Vedetta fascista, Primato et Quadrivio. Il assiste également régulièrement à des représentations musicales (Illiano et Sala 2012, 11-15).

Avec l’objectif de légitimer leur doctrine, Mussolini et le gouvernement fasciste italien tentent d’obtenir un consensus populaire en instrumentalisant les arts et la culture au service d’un discours purement nationaliste déployé dans le cadre d’un vaste programme de propagande culturelle (Illiano et Sala 2012, 11-15). À l’instar d’autres régimes qui utilisent des oeuvres musicales à des fins politiques dans un contexte totalitaire, Mussolini et le Parti national fasciste (PNF) détournent à leurs propres fins l’image de compositeurs italiens du passé. En outre, dans les années 1920 et 1930, alors que les membres du gouvernement fasciste affirment rechercher des traits nationaux dans l’art (et notamment dans l’opéra), ils profitent du fait qu’il n’existe aucune définition claire de ce qui est « typiquement italien » pour accroître l’hégémonie du Duce en créant leurs propres associations et définitions du terme « italianité » (Sachs 1988, 11). L’utilisation de différentes conceptions du nationalisme[5] ainsi que de traits musicaux à la fois modernes et traditionnels expose toutefois une certaine dichotomie dans le discours culturel mussolinien. Le dernier opéra de Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot (1926), dont il sera question ici, en est bon exemple. L’oeuvre occupe d’ailleurs une place particulière dans la propagande culturelle fasciste, puisque c’est le seul opéra que Puccini a composé pendant le régime mussolinien (du moins en partie, le processus de composition s’étendant de 1920 — donc deux ans avant la Marche sur Rome — à la mort de Puccini en 1924).

Plusieurs auteur·trice·s ont déjà dressé un portrait de la culture musicale italienne sous l’égide de Mussolini, tel·le·s que Fiamma Niccolodi dans son ouvrage Musica e musicisti nel ventennio fascista (1984), Harvey Sachs dans Music in Fascist Italy (1988), Roberto Illiano dans Italian Music During the Fascist Period (2004) et, plus récemment, Charlotte Ginot-Slacik et Michela Niccolai dans leur volume Musiques dans l’Italie fasciste 1922-1943 (2019). Par ailleurs, quelques études ont plus spécifiquement été consacrées à Turandot, notamment Puccini’s Turandot: The End of the Great Tradition (1991) de William Ashbrook et Harold Powers, ainsi que « Modernism and the Machine in Puccini’s ‘Turandot’ » (2005) et The Puccini Problem: Opera, Nationalism and Modernity (2007) d’Alexandra Wilson. Une étude plus approfondie des quotidiens, des revues et des publications du régime de l’époque permet cependant de concrétiser davantage les correspondances entre l’opéra et l’idéologie fasciste.

Dans cet article, je traiterai de l’instrumentalisation de l’opéra Turandot dans le cadre de la propagande culturelle mussolinienne. Je vise tout d’abord à déchiffrer la réception du dernier opéra de Puccini ainsi qu’à cerner son éventuelle connotation fasciste, qui deviennent des prémisses essentielles à la compréhension de son instrumentalisation par le régime de Mussolini et du rôle politique qu’on lui fait jouer. Si les caractéristiques esthétiques recherchées par le PNF dans les oeuvres musicales demeurent implicites, puisqu’elles s’inscrivent dans un discours profondément ambigu[6], une étude centrée sur Turandot permet d’illustrer la relation complexe entre les opéras créés ou utilisés sous le régime mussolinien et l’idéologie fasciste.

Turandot, oeuvre inachevée

Turandot, un opéra en trois actes dont la trame narrative se déroule à Pékin, raconte l’histoire d’une princesse chinoise d’une grande beauté, Turandot, qui se trouve dans l’obligation de choisir un époux. Elle impose alors une condition à son mariage : ses prétendants devront se soumettre à trois énigmes, et faire face à l’exécution dans le cas d’un échec. Arrivé au moment de la décapitation du prince de Perse, qui n’a pas réussi à résoudre les énigmes, le prince Calaf tombe éperdument amoureux de la princesse et décide de solliciter sa main. Son habileté à résoudre les trois énigmes plonge Turandot, déconfite, dans un désespoir agité. Calaf lui propose alors à son tour une énigme : si elle découvre son nom avant l’aube, il acceptera de mourir ; autrement, elle sera à lui. Déterminée à obtenir son nom, la princesse ordonne à sa garde et à ses ministres Ping, Pang et Pong de trouver Timur, le père de Calaf, ainsi que l’esclave de ce dernier, Liù, afin de les torturer pour obtenir l’identité du prince. Liù, qui affirme être la seule à connaître le nom du prince, se donne la mort de peur de parler et de trahir Calaf. Au moment où la dépouille de Liù est emportée, Calaf arrache un baiser à Turandot. Soudainement séduite par le prince, Turandot se montre alors au peuple à ses côtés et proclame son nom : Amour.

Alors que l’état de santé de Puccini se détériore au cours de l’année 1924, le compositeur raconte dans des lettres à sa femme Elvira Puccini (1860-1930) qu’il est déterminé à terminer Turandot avant de mourir. Toutefois, il est de plus en plus conscient que son souhait de compléter l’opéra ne pourra pas se réaliser[7].

Lorsque Puccini s’éteint, les deux dernières scènes de Turandot, « Che è mai di me ? » et « Del primo pianto, si… la mia gloria », sont inachevées. Le compositeur laisse cependant plus de trente pages d’esquisses de contenu musical en lien avec ces passages. La maison d’édition musicale Ricordi, qui avait grandement publicisé la création de l’oeuvre, décide donc de trouver un compositeur pour retravailler ces matériaux et terminer l’opéra. Plusieurs compositeurs italiens, tels que Franco Vittadini (1884-1948), Vincenzo Tommasini (1878-1950) et Riccardo Zandonai (1883-1935), se proposent pour succéder à Puccini (Sciannameo 2002, 28). Toutefois, en 1924, Puccini avait déjà écrit dans une lettre adressée au metteur en scène Giovacchino Forzano (1883-1970) qu’advenant l’éventualité où il ne pourrait pas terminer son oeuvre, il serait heureux que le jeune Franco Alfano (1875-1954) puisse le faire[8]. C’est toutefois Arturo Toscanini (1867-1957), désigné à titre de chef d’orchestre par Puccini lui-même quelques mois avant sa mort[9], qui propose en définitive le nom d’Alfano à la Casa Ricordi pour terminer Turandot (Toscanini, cité dans Maehder 1983, 150), et ce, même s’il éprouve de l’aversion pour les idées politiques du compositeur (Alfano étant un sympathisant fasciste). Alfano est par la suite associé au groupe des compositeurs prolifiques de l’époque du fascisme, surnommé la Generazione dell’Ottanta (Ginot-Slacik et Niccolai 2019, 279). Il est pourtant loin de se douter que bien des décennies plus tard, il serait presque uniquement connu pour son travail d’achèvement de Turandot (Sciannameo 2002, 27-28).

Comme le rapporte le musicologue Franco Sciannameo dans « Turandot, Mussolini, and the Second String Quartet: Aspects of Alfano » (2002), Alfano produit deux finales pour l’opéra : une version longue chargée d’accords et de répétitions, mais comprenant très peu d’ornementations, ce qui crée une certaine discordance par rapport au reste de l’opéra, ainsi qu’une autre très écourtée, respectant davantage les premières esquisses de Puccini. Toscanini détient cependant un droit de regard sur le produit final de l’oeuvre. Peu convaincu par le travail effectué par Alfano, le chef d’orchestre somme le compositeur de réduire le plus possible sa version courte avant d’accepter la présentation de l’opéra, puis effectue lui-même des coupures dans la partition[10]. Ironiquement, les dernières suppressions réalisées par Toscanini ont pour effet de retrancher de l’oeuvre l’aria « Del primo pianto », un air important qui avait pourtant été prévu par Puccini lui-même afin d’introduire les premiers signes de Turandot se laissant conquérir par l’amour de Calaf (Sciannameo 2002, 28). Sans cet air, l’amour de la princesse arrive un peu par surprise dans l’oeuvre.

Une création très attendue

Afin de préparer la première représentation de Turandot, Giuseppe Adami (1878-1946), l’un des librettistes de l’opéra, publie le 1er avril 1926 un texte dans lequel il présente un synopsis de l’oeuvre. Il saisit cette occasion pour glorifier le compositeur en le décrivant comme un « génie d’émotions éternel » (Adami 1926, 241-250), et va jusqu’à établir un parallèle entre Puccini et ses personnages. Ainsi, l’image mythique et le statut de héros artistique national du compositeur, créés et utilisés dès le début de sa carrière, sont préservés, voire même moussés.

Dans une veine similaire, le jour de la première de Turandot, le quotidien milanais Corriere della sera publie un texte indiquant la présence de Mussolini à l’évènement. Le texte insiste par ailleurs, dans un élan de propagande, sur l’admiration que le Duce porte à Puccini :

Le président du conseil [Mussolini], qui s’est lié d’une grande amitié avec Giacomo Puccini, a exprimé son désir de participer à cette soirée, qui prend une signification commémorative particulière à la mémoire du grand disparu. L’honorable Mussolini avait déjà eu l’occasion d’exprimer son sentiment d’admiration et de tristesse pour Giacomo Puccini, en organisant personnellement les célébrations entourant l’enterrement du compositeur à sa villa de Torre del Lago et en réalisant ainsi rapidement les souhaits de sa famille et de ses amis. La présence du chef du gouvernement, ce soir, dans une atmosphère de fortes émotions, donne à l’événement une valeur plus élevée encore d’austérité solennelle[11].

Corriere della sera 1926

Bien que le quotidien évoque une supposée grande amitié entre Puccini et Mussolini, les deux hommes ne se sont en fait rencontrés qu’une seule fois, en novembre ou décembre 1923, alors que le compositeur tentait de proposer des projets culturels et de discuter de l’état des théâtres nationaux. La rencontre s’est d’ailleurs soldée par un échec pour Puccini qui a ensuite affirmé, dans une lettre à son ami Guido Marotti, s’être retrouvé devant un homme droit et inflexible. Puccini sous-entend alors que sa dernière oeuvre sera, pour lui, un hommage au Duce (Marotti et Pagni 1926, 169-173).

Le 25 avril 1926, soit quelque dix-sept mois après la mort de Puccini, la création de Turandot a lieu à la Scala de Milan, dans une mise en scène de Forzano. C’est à l’invitation du directeur de la Scala que Mussolini devait assister à la première de Turandot. Le Duce réclame cependant que Toscanini ouvre la soirée avec l’hymne du PNF, Giovinezza (1924). Le chef d’orchestre s’y oppose farouchement, déclarant même que si Mussolini est présent, il ne dirigera pas. Le Duce décide alors de ne pas assister à la première, déclarant qu’il préfère que l’attention du public soit entièrement dirigée vers Puccini et son dernier opéra. Entre le premier et le deuxième acte, Mussolini envoie toutefois un énorme hommage floral à la Scala, avec une carte sur laquelle on peut lire « Mussolini à Puccini ». Il assiste ensuite incognito à une représentation dans les jours qui suivent la première (Nicolodi 1984, 40).

Lors de cette création déjà très médiatisée, Toscanini décide d’interrompre l’oeuvre à la dernière mesure complétée par Puccini, et énonce : « Ici, à ce moment précis, Giacomo Puccini a interrompu son travail. La mort, à cette occasion, a été plus forte que l’art[12] », avant de reprendre la direction (Toscanini cité dans Sciannameo 2002, 28). Ce passage de l’évènement est d’ailleurs mentionné par plusieurs critiques au lendemain de la prestation.

À la suite de la représentation de Turandot, les journaux, entièrement contrôlés par l’État durant le ventennio[13], encensent unanimement le génie absolu de Puccini — et ce, non seulement en Italie[14], mais aussi partout dans le monde, faisant ainsi du compositeur un outil de propagande efficace pour la popularisation de l’oeuvre auprès des masses. Dans l’Illustrazione italiana, le critique et musicologue Carlo Gatti vante ainsi les qualités italiennes de l’oeuvre :

Giacomo Puccini a écrit un opéra noble avec Turandot : italien dans ses modes, italien dans ses formes. Parmi tant d’incursions effectuées dans les champs d’autrui pour apprendre à cultiver le sien, il n’a retenu que les avantages de l’art de l’Italie. […] L’intuition de sa pensée mélodique est singulière. Quel compositeur aujourd’hui sait tracer et construire un acte d’une respiration ample et profonde comme c’est le cas dans le premier acte de Turandot ? Très peu d’autres compositeurs savent se faire valoir comme Puccini dans leur utilisation des masses chorales et instrumentales. Nous nous taisons donc sur sa capacité de créer des personnages vivants et dynamiques puisqu’ils figurent dans toutes ses oeuvres, également dans Turandot. […] La représentation de Turandot a été l’un des succès les plus sensationnels du Teatro alla Scala[15].

Gatti 1926, 470

Gatti ajoute à cela qu’en ce qui concerne le livret et les paroles, Puccini aurait même su dépasser Verdi quant à la place laissée à l’émotion et à la musique dans ses textes (Gatti 1926, 466), passant commodément sous silence que ce travail a en fait été effectué par les librettistes Renato Simoni (1875-1952) et Adami.

Quelques commentateurs oscillent cependant un peu dans leurs opinions sur l’oeuvre. C’est notamment le cas de l’avocat et homme politique Innocenzo Cappa (1875-1954), qui écrit une recension pour la Rivista illustrata del « Popolo d’Italia ». Discutant tout d’abord du génie incommensurable de Puccini, il laisse néanmoins paraitre une certaine critique de l’oeuvre, qu’il camoufle tant bien que mal. Cela a pour effet de donner un texte où seuls l’imprécision et le manque de clarté sont réellement visibles :

Qu’est-ce que Turandot ? L’opéra a triomphé. Tant à la Scala, qu’au Costanzi de Rome. Mais il a triomphé — artistiquement — pour ses mérites, ou alors, un peu mince dans son inspiration mélodique, un peu artificiel dans ses couleurs, un peu trop tonitruant parfois dans les sonorités aux intentions décoratives, le test aurait été plus difficile, s’il ne nous avait pas forcés à ne pas discuter de cette atmosphère sombre, pour laquelle nous nous sentions tous prisonniers des sentiments d’un culte sans réserve[16].

Cappa 1926, 59

Le flou et l’ambivalence de cette critique peuvent notamment s’expliquer par le fait que la revue est publiée sous l’égide fasciste ; la Rivista illustrata del « Popolo d’Italia » a en effet été créée par Mussolini lui-même en 1914. Quand la revue devient un organe du PNF en 1922, sa direction est confiée à Arnaldo Mussolini (1885-1931), le frère du Duce, qui la conserve jusqu’à sa mort en 1931 ; Vito Mussolini (1912-1963) — le neveu du Duce — lui succède alors et garde le poste jusqu’à l’arrêt des publications, en 1943. Dans ce contexte, il est important de se plier à la ligne directrice du journal : il est possible que le manque de clarté du texte de Cappa soit attribuable à son souhait de divulguer sa déception de Turandot tout en tentant de répondre à l’obligation de suivre l’opinion globale du journal qui vise à encenser Puccini. Cela pourrait expliquer pourquoi l’auteur termine ainsi son texte en qualifiant Puccini de génie triomphant :

Oui, les Italiens… nous avons vécu ensemble des heures où beauté et douleur, vérité et rêve, vie et mort se sont amalgamés. Giacomo Puccini a remporté sa dernière bataille pour tous nous faire souffrir, spectateurs et interprètes, comme pour nous toucher le visage et faire battre nos coeurs avec cette divine annonce : « Le génie est immortel dans les oeuvres qui créent et conquièrent la mort des générations, mais n’est vaincu que par les individus ». Tragique vérité qui fait pleurer !
Gloire à Giacomo Puccini[17].

Cappa 1926, 61

Certains critiques abordent plus largement l’évolution musicale du compositeur pour mettre en valeur le cheminement constant de sa démarche. C’est notamment le cas du compositeur et bureaucrate musical fasciste par excellence Adriano Lualdi (1885-1971) qui, dans sa critique pour Il Secolo, souligne le contraste entre Turandot et les travaux précédents de Puccini. Le texte est d’ailleurs repris par les musicologues William Ashbrook et Harold Power dans leur ouvrage Puccini’s Turandot: The End of the Great Tradition (1991), dans le cadre d’une discussion sur l’évolution du langage musical de Puccini :

Aucun autre opéra de Puccini ne présente l’inspiration et la motivation pour la nouveauté de manière aussi émouvante et constamment évidente que cette oeuvre posthume […]. Le compositeur, qui a gagné la fortune et la célébrité mondiale avec son vérisme, a abandonné ici sa vieille plateforme et a abordé le théâtre de l’imagination. À l’âge où les autres pensent à la retraite, le sensible peintre des scènes intimes et des petits effets a confronté les scènes grandioses et s’est imprégné de vastes horizons[18].

Lualdi dans Ashbrook et Powers 1991, 156

Les deux musicologues citent par ailleurs cet autre passage d’une critique publiée dans La Stampa par Andrea Della Corte (1883-1969), qui juge que l’oeuvre n’est pas exempte d’une certaine laideur et utilise cette idée afin de souligner le talent de Puccini à évoquer une réalité poignante :

Pour la première fois, Puccini a réussi à présenter une situation cruelle et violente sans artifice, mais uniquement avec un art vrai, dans la scène des énigmes. […] Le bref thème de « La Volontà di Turandot », avec ses intervalles durs, ses modulations étranges, avec lesquelles débute l’opéra de manière stridente, dont les échos résonnent dans les accords tragiques, ne laisse aucun doute sur l’essence dramatique que le compositeur reconnait comme fondamentale dans le personnage de Turandot[19].

Della Corte cité dans Ashbrook et Powers 1991, 154

D’autres critiques reprochent à l’oeuvre son côté trop innovant et pas assez « puccinien ». C’est notamment le cas du musicologue Gaetano Cesari (1870-1934), qui, dans sa critique pour Il Corriere della sera, affirme que la musique de Turandot présente trop de dissonances et ne communique que très peu le drame, ce qui, selon lui, témoigne de la trop faible inspiration du compositeur (Cesari cité dans Ashbrook et Powers 1991, 155). Pour Raffaello De Rensis, Turandot ne représente pas le vrai calibre de Puccini, et ne convient pas à son tempérament ni à ses qualités (De Rensis cité dans Wilson 2005, 436). Ainsi, plusieurs critiques profitent de la création de Turandot pour célébrer la vie et le génie de Puccini plutôt que de discuter explicitement de l’opéra, ce qui témoigne peut-être de leur perplexité face à l’oeuvre.

Turandot est pourtant rapidement présenté dans les grands théâtres occidentaux. En effet, l’oeuvre est produite à Dresde en juillet 1926, puis à Vienne trois mois plus tard. Le 16 novembre de la même année, l’opéra est présenté en première nord-américaine au Metropolitan Opera de New York. Il est ensuite produit le 7 juin 1927 à Covent Garden à Londres. Si les critiques sont tout d’abord mitigées, notamment à cause du caractère « extra-occidental » de l’oeuvre, tous les auteurs acclament le génie de Puccini. Son succès en Angleterre est tel que des extraits de l’oeuvre sont même présentés dans le cadre du couronnement du roi George vi (1895-1952) en 1937 (Ashbrook 1968, 210-211).

Turandot, opéra fasciste ?

Malgré les nombreux traits qui semblent distinguer Turandot du modèle musical traditionnel favorisé par Mussolini et le PNF, qui se traduit surtout par la musique lyrique romantique représentée par les oeuvres de Verdi, l’opéra a tout de même été utilisé à plusieurs reprises par le régime. Comment Turandot s’insère-t-il donc dans la propagande mussolinienne ? Quels éléments de l’opéra peuvent se rattacher au fascisme et à ses idéologies ?

Calaf : une représentation de Mussolini ?

Un premier rapprochement est effectué entre l’oeuvre et le régime par Cappa et Lualdi, dans des critiques de Turandot rédigées peu après la création de l’opéra. Selon ces auteurs, le protagoniste Calaf représente la virilité recherchée chez les hommes par le régime fasciste (Cappa 1926, 58-61 et Lualdi 1928, 240-250). Ce type d’idée est aussi présenté de manière implicite dans différents textes de la Rivista illustrata del « Popolo d’Italia » et L’Illustrazione italiana. Il est fréquent d’y lire des critiques de Turandot qui portent sur la grandeur, la résistance et la force de Calaf, puis de trouver dans la même édition de la revue un texte louangeant ces mêmes qualités chez Mussolini. Ces caractéristiques font d’ailleurs référence au concept de l’« homme nouveau », qui est souvent élaboré et idéalisé par les régimes totalitaires du xxe siècle dans la modélisation des individus et des masses (Gentile 2006, 121, 135). La virilité de Calaf comme élément de similarité avec Mussolini est soulignée bien des années plus tard par certains auteurs comme Anselm Gerhard et Zoey M. Cochran, qui exposent l’importance de cette qualité chez les hommes dans les représentations lyriques et cinématographiques à l’époque du régime (Gerhard 1998, 100-105 cité dans Cochran 2018, 72). Cochran note par ailleurs la résistance et le caractère séducteur de Calaf comme un important exemple du protagoniste mâle viril (Cochran 2018, 72).

Les nombreuses acclamations du prince par le peuple chinois semblent par ailleurs traduire, pour Lualdi et Cappa, un élément de confiance envers le souverain. Elles permettent de laisser croire au peuple que l’homme à la tête du gouvernement est un être bon et plein de convictions altruistes (Cappa 1926, 58-61 et Lualdi 1928, 240-250). Ainsi, le propos présenté par cet élément de la trame narrative de l’oeuvre de Puccini peut facilement être utilisé par le gouvernement fasciste dans le but de manipuler la nation.

Les critiques de l’époque soulignent également les expressions figées des personnages de Turandot et de ses trois ministres Ping, Pang et Pong. Saverio Procida et Guido Gatti, respectivement dans la Nuova Antologia et la Rassegna musicale, affirment que l’état psychologique pétrifié, en quelque sorte, de ces personnages reflète le caractère grotesque que Puccini a voulu leur insuffler (Procida 1926, 183 et Gatti 1927, 268, cités dans Wilson 2007, 211-212). De tels arguments comportent toutefois certaines limites, puisque Turandot est inspiré de la pièce de théâtre éponyme de Carlo Gozzi (1720-1806), créée en 1762, qui s’inscrit elle-même dans la filiation de la commedia dell’arte (Ashbrook et Powers 1991, 43), un genre de comédie théâtrale italienne basé sur de l’improvisation et des personnages stéréotypés dans lequel les comédien·ne·s utilisent des masques, figeant ainsi les émotions des personnages qu’ils incarnent.

La princesse perd toutefois son image de glace lorsqu’elle développe un amour profond — bien que soudain — pour Calaf. Cet élément est souligné par certains critiques, tel Ferdinando Neri, qui y voit une réelle assimilation de Turandot à la culture « supérieure » de Calaf (Neri 1933, 162). Cette caractéristique appuie par ailleurs l’idée selon laquelle Calaf pourrait être un substitut de Mussolini.

Bien des années plus tard, certains analystes observent encore dans l’opéra plusieurs éléments susceptibles d’avoir été instrumentalisés par le régime fasciste. C’est le cas de Jeremy Tambling, qui, dans son essai Opera and the Culture of Fascism paru en 1996, compare le sacrifice de Liù pour sauver le prince Calaf à l’idée que le peuple doit se battre pour défendre l’image et le pouvoir de Mussolini. L’image du Duce s’en trouverait tellement valorisée que le peuple pourrait ressentir le besoin de le protéger et, par le fait même, de combattre pour la patrie.

Tambling ajoute que la violence dépeinte dans l’oeuvre renvoie à celle du régime fasciste (Tambling 1996, 146-148). Toutefois, il faut rappeler que bien des opéras du xixe siècle ont présenté de la violence sans que cela soit nécessairement associé à un régime politique autoritaire. Par ailleurs, il est évident que cet argument n’a pu être créé qu’a posteriori, puisque le PNF n’aurait pu l’utiliser comme élément de propagande. Enfin, la violence du régime n’a été réellement déployée qu’après la mort de Puccini, qui n’aurait donc pu avoir cet élément en tête au moment de composer Turandot. En somme, l’argument avancé par Tambling est difficilement conciliable avec la chronologie des évènements tels qu’ils se sont déroulés jusqu’à la création de Turandot.

Turandot et le mythe italien

Le fait que Puccini soit décédé avant la fin de la composition de son opéra a nettement contribué à la mythification du personnage, voulue par Mussolini (Ginot-Slacik et Niccolai 2019, 37). En effet, plusieurs critiques de l’époque ont tenté d’expliquer le décès du compositeur en évoquant l’idée qu’il aurait succombé parce qu’il était atterré par la mort du personnage de Liù, ou parce qu’il n’arrivait pas à écrire la scène d’amour finale entre Calaf et Turandot (Adami 1926, 250). La sensibilité et la sincérité attribuées à Puccini, aussi rattachées à la définition de l’italianité, ont largement nourri le mythe de grandeur entourant le compositeur et son statut en tant que héros national. L’opéra Turandot, utilisé à plusieurs moments clés de la période fasciste, devient ainsi un objet symboliquement unique au sein de la propagande mussolinienne.

De ce fait, pour plusieurs critiques de l’époque, tel Franco Salerno, Turandot confirme la grande sincérité italienne de Puccini (Salerno 1928, 8 cité dans Wilson 2007, 216). En outre, l’idée selon laquelle Puccini aurait voulu écrire cette dernière oeuvre pour le peuple et contre les classes bourgeoises a également été véhiculée dans la propagande mussolinienne ; pourtant, Puccini faisait lui-même partie de la bourgeoisie. À l’inverse, selon le journaliste Ugo Ojetti (1871-1946), c’est l’absence d’émotion relevée chez les personnages qui aurait réellement permis de remplacer le drame exacerbé par un discours plus sincère (et proche du peuple), en laissant place à une musique moderne, moins lyrique et axée sur des figures relativement vraisemblables, permettant ainsi de s’y identifier (Wilson 2005, 440). Rappelons qu’après la Première Guerre mondiale, les artistes aspiraient au développement d’un nouveau regard sur l’esthétique artistique, notamment avec le courant futuriste. Dans son article « Modernism and the Machine in Puccini’s ‘Turandot’ », Wilson affirme que l’absence d’émotion a pu servir de prétexte à une réévaluation des perceptions traditionnelles du sentimentalisme instauré par les classes bourgeoises (Wilson 2005, 439-440). Turandot devient donc l’image symbolique de la relation ambivalente de l’Italie envers cette nouvelle ère découlant des courants associés à la modernité et au futurisme. Cet argument ne prend cependant pas en compte l’influence de la commedia dell’arte dans l’opéra.

Turandot et l’image des femmes sous le fascisme

La « femme de pouvoir » qu’incarne Turandot contraste avec les représentations féminines soumises qu’on rencontre si souvent dans le répertoire de l’Ottocento[20]. Femme froide, voire frigide, Turandot va à l’encontre des valeurs du gouvernement fasciste, qui insiste sur l’importance de la fécondité et de la maternité dans le rôle des femmes pour la nation[21].

La présentation de la princesse dans l’opéra exemplifie pourtant très bien le discours prescriptif tenu sur le rôle des femmes pendant la période fasciste, notamment dans le cinéma italien. Tel que le rapporte Marga Cottino-Jones dans son ouvrage Women, Desire and Power in Italian Cinema (2010), une dichotomie s’établit entre la femme de la ville, sophistiquée, et celle de la campagne ou de village, naïve. Les femmes sont ainsi polarisées par l’expérience — entre autres sexuelle —, la richesse, le désir de contrôle ainsi que la cruauté d’un côté, et par la naïveté, la pauvreté, la bonté et la soumission, de l’autre. La citadine représente un danger pour l’homme tandis que la femme rurale est un exemple de bonne conduite (Cottino-Jones 2010, 23-25). Dans le cas de l’opéra Turandot, la sexualité n’est pourtant pas explicitement abordée. En revanche, la richesse, le contrôle et la cruauté de la princesse sont expressément présentés afin de rendre compte de la menace que le personnage incarne pour l’homme. L’image que projette Turandot a donc pu profiter aux journaux musicaux fascistes, et par le fait même au gouvernement, qui peuvent alors la dépeindre comme un être dégénéré et insinuer que la femme de pouvoir représente un danger pour la société (Mariani 1936, 134 et Gui 1944, 149, cités dans Wilson 2005, 444).

Le désir de vengeance envers les hommes qu’éprouve Turandot représente donc, du point de vue fasciste, un matriarcat archaïque redoutable, qui, par opposition, permet d’en appeler à un contrôle absolu par les têtes dirigeantes de la société, alors toutes masculines (Clément 1981, 14-17, citée dans Stoïanova 1983, 210). Dans sa critique intitulée « L’ennemie de l’homme », Ferdinando Neri discute d’ailleurs du caractère dangereux de Turandot en tant que femme face aux hommes (Neri 1933, 162). Cette idée parait aujourd’hui toute désignée pour donner lieu à une analogie entre le contrôle que tente d’obtenir Calaf sur Turandot en l’embrassant de force et celui qu’impose le dictateur à la nation italienne. Dans ses écrits, le sympathisant fasciste Adriano Lualdi dénigre le personnage de Turandot en évoquant même l’idée que les femmes qui ont son caractère n’ont aucune raison d’être. Il ajoute que pour bien agir, Calaf aurait dû la gifler et la battre (Lualdi 1928, 248, cité dans Wilson 2007, 215). Ces propos d’une extrême violence apparaissent dans son ouvrage Serate musicali, paru en 1928. Par comparaison, certains critiques valorisent le personnage de Liù, qui, en femme raisonnable, accepte le sacrifice à la fois amoureux et politique (Cappa 1926, 58-61 et Mariani 1936, 134). Le fait que Turandot se plie finalement aux désirs de Calaf pourrait ainsi démontrer la défaite de l’émancipation de la femme (Clément 1979, 185-196, citée dans Stoïanova 1983, 210).

Il faut toutefois noter qu’avant même la mort de Puccini, le critique Gino Roncaglia (1883-1968) écrivait dans le périodique Il Pianoforte que « le sentimentalisme est la dégénérescence des sentiments[22] » (Raconglia 1923, 171). Il mentionnait d’ailleurs que Puccini aurait eu raison de ne pas trop exposer de sentiments lyriques dans ses mélodies, comme il avait l’habitude de le faire. Cette suspicion vis-à-vis des débordements émotifs s’insère alors très bien dans le développement de la modernité non seulement en Italie, mais aussi partout en Europe.

Turandot a ainsi joué un rôle emblématique pour le gouvernement fasciste, puisque les différentes facettes de l’oeuvre ont permis au parti de se situer à la frontière de la tradition et de la modernité. Cependant, aucun critère objectif ne permet de définir hors de tout doute ce qui est considéré comme traditionaliste ou moderne — ce dernier terme demeurant, encore aujourd’hui, difficile à cerner.

Turandot au croisement entre tradition et modernité

Turandot est généralement considéré comme marquant la fin d’une ère importante dans l’histoire de l’opéra italien, puisqu’il s’agit de la dernière oeuvre à correspondre au courant musical de l’Ottocento, qui se traduit plus largement par une musique lyrique et tonale. Pourtant, comme le mentionne Wilson dans The Puccini Problem: Opera, Nationalism and Modernity (2007), l’opéra présente déjà des éléments qui se distancient des cadres traditionnels de ce genre musical ; en fait, il est constitué d’éléments issus aussi bien des paradigmes traditionnels que de ceux de la modernité.

Dans ses grandes lignes, le livret de Turandot se distingue de l’ordinaire triangle amoureux, omniprésent dans les opéras de l’Ottocento[23]. Il est facile d’identifier le prince Calaf comme l’un des protagonistes habituels. Quant à Turandot, prima donna de l’opéra, elle détient plutôt un rôle d’antagoniste. À la suite de la création de l’opéra, le critique Raffaello De Rensis observe même chez le personnage un certain antagonisme vis-à-vis sa propre vie, puisque tout au long de l’oeuvre, Turandot n’exprime généralement pas les mêmes désirs et souhaits que les autres femmes (De Rensis 1926).

Liù, amoureuse du prince, n’empêche cependant pas ce dernier de vivre son amour pour la princesse ; elle ne cherche qu’à le protéger d’une mort quasi certaine. La garde royale rapprochée de la princesse joue un rôle sensiblement similaire dans l’histoire[24]. Ces hommes sont toutefois obligés d’obéir aux ordres de Turandot, sous peine d’exécution. Ce n’est qu’à la mort de Liù que Turandot prend véritablement un rôle de protagoniste. Les personnages de l’oeuvre ne se limitent donc pas aux rôles figés qui permettraient de les catégoriser clairement ; de ce fait, ils ne correspondent pas à la constellation des personnages stéréotypés de l’Ottocento. Cet aspect a d’ailleurs été largement souligné dans les critiques de l’époque. Par ailleurs, certains, tel Raffaello De Rensis, voient Liù comme la « seule vraie femme » de l’oeuvre, idée que reprend Wilson dans « Modernism and the Machine in Puccini’s ‘Turandot’ » (De Rensis 1926, cité dans Wilson 2005, 433).

Cette dualité présentée par les deux personnages féminins illustre le malaise vécu par les Italien·ne·s face au modernisme des années 1920 ; du moins, c’est ainsi que le critique Guido Pannain (1891-1977) ainsi que Lualdi le présentent au lendemain de la première, en abordant la qualité du sentimentalisme italien par opposition au scepticisme vécu face à la musique moderne, souvent décrite comme trop intellectuelle (Pannain 1927, 166, cité dans Wilson 2007, 196-197). Cette idée est d’ailleurs corroborée par Wilson, qui souligne l’image et le malaise que provoque Turandot chez plusieurs critiques de l’époque (Wilson 2007, 197).

Si Puccini est souvent considéré comme un compositeur traditionaliste, le pôle opposé est représenté par Gian Francesco Malipiero (1882-1973), un musicologue et compositeur perçu comme le représentant avant-gardiste de la musique italienne du xxe siècle. Le compositeur Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968) tend pourtant à percevoir une similarité entre ces deux compositeurs. Dans ses écrits décrivant son amitié et sa correspondance avec Puccini, Castelnuovo-Tedesco écrit qu’il a été surpris de réaliser que « Puccini, qui avait toujours essentiellement été un représentant de l’opéra traditionnel, est arrivé, à la fin de sa glorieuse carrière, à un concept de théâtre très similaire à ce que Malipiero a toujours tenté d’atteindre[25] » (Castelnuovo-Tedesco 1989, 153).

Dans un article intitulé « L’Ultimo Puccini », paru en 1936, Renato Mariani affirme pour sa part que la modernité de Puccini est irréfutable :

Nier ce Puccini, nier dans Turandot les valeurs positives de sa vie saine et de sa modernité, de la contemporanéité absolue incontestable, signifie ne pas connaître le meilleur de son art, méconnaître sa signification authentique. Cela signifie en même temps, nier le problème esthétique du théâtre et de l’opéra moderne déjà pleinement en place et résolu dans le dernier Puccini, réaffirmé avec joie et plus d’une fois par les autres compositeurs lyriques italiens importants qui vivent et travaillent encore aujourd’hui[26].

Mariani 1936, 140

Turandot permet donc de perpétuer une certaine sanctification du compositeur. Mariani écrit même :

Dans Turandot, le meilleur de Puccini se révèle enfin d’une manière ingénieuse. […] L’esthétique de Puccini — la nouvelle esthétique que nous avons essayé de valoriser depuis ses premières oeuvres — atteint sa phase définitive et définie dans Turandot, son expression sans équivoque. […] De cette élaboration minutieuse et continue, de cette participation vivante aux besoins d’une évolution artistique continue, ses oeuvres sont nées et, comme nous voulions le démontrer, représentent dans le dernier Puccini, le vrai et le meilleur Puccini[27].

Mariani 1936, 137-140

Comme le rappelle Wilson, les critiques ont en effet presque toujours situé Puccini à la frontière entre le développement de la musique savante moderne et l’important maintien de la supériorité historique de la tradition lyrique italienne (Wilson 2007, 37). D’autre part, favoriser un art à la fois révolutionnaire et conservateur est sans aucun doute le principal fondement original et artistique de la doctrine fasciste, que le régime a maintenu tout au long du ventennio (Ginot-Slacik et Niccolai 2019, 192). Par sa position ambiguë entre tradition et modernité, Turandot représente à son paroxysme le statut qu’a toujours eu Puccini en tant que compositeur national face à la nation musicale italienne.

Réappropriation de l’opéra

Lorsque vient le temps de promouvoir la supériorité de l’esprit italien à l’étranger, le gouvernement fasciste assure la diffusion de Turandot — parmi quelques autres opéras tel La bohème (1896) — dans les différentes campagnes politiques internationales. Des productions de l’oeuvre sont donc présentées dans des pays ayant d’importantes communautés italiennes, par exemple en Argentine, en 1926 et en 1928 (Ashbrook 1968, 210).

À la fin des années 1920 et pendant les années 1930, Turandot est produit à plusieurs reprises dans de nombreux festivals de musique, tels les Vagabondaggi d’estate présentés à l’Arène de Vérone en 1928 (Gara 1928, 138) et l’Estate milanese en 1937 (Gatti 1937, 777). Par ailleurs, l’édition de 1937 du Festival Puccini de Torre del Lago, qui se veut un hommage fastueux au célèbre compositeur, présente aussi cette oeuvre[28].

En octobre 1943, la dernière tournée des Carri lirici — des théâtres ambulants dont la fonction était de disséminer la propagande culturelle fasciste — présente Turandot. Le concert, qui a lieu dans la ville de Spalato dans l’actuelle Croatie — alors annexée à l’Italie —, est précédé par une projection du mini-documentaire Armonie pucciniane (1938), réalisé par l’Istituto LUCE[29], et qui insiste sur les qualités musicales de Puccini (Ginot-Slacik et Niccolai 2019, 161). Les représentations sont d’ailleurs très appréciées par le public, si l’on en croit le secrétaire général de l’organisation gouvernementale Opera nazionale dopolavoro[30] (Corriere della sera 1941).

Conclusion

Bien que plusieurs oeuvres de Puccini aient été utilisées à des fins politiques, son dernier opéra offre une meilleure compréhension du statut national de Puccini que lui confère le régime. Exacerbant la dichotomie entre tradition et modernité déjà présente dans la propagande culturelle fasciste, le cas de l’opéra Turandot illustre le manque de critères artistiques et musicaux établis par le régime mussolinien. Le PNF a plus précisément tenté d’encourager l’art en affirmant la supériorité de la musique italienne un peu partout dans la péninsule. En diffusant et en promouvant des oeuvres de différents compositeurs — soit partisans du fascisme ou ayant une grande réputation internationale —, le gouvernement de Mussolini a ainsi donné une vision homogénéisante de la musique nationale, pourtant si diverse. En d’autres termes, « l’art fasciste » n’aura jamais réellement été créé et n’aura été présenté que par la récupération ou l’instrumentalisation d’oeuvres déjà existantes. En outre, les particularités musicales que soulignent les critiques et les discours entourant les représentations de Turandot durant le régime mussolinien démontrent d’autant plus clairement la problématique d’un gouvernement totalitaire aux politiques diffuses, cherchant paradoxalement le contrôle absolu des activités culturelles et sociales de sa population. C’est toutefois en observant attentivement ces différents discours entourant Puccini et son oeuvre que l’on constate la force politique du régime fasciste, et qu’il devient possible de saisir la multiplicité des instrumentalisations artistiques et idéologiques dont a fait l’objet Puccini.