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L’ouvrage collectif ici recensé, est indéniablement une contribution majeure à l’étude contemporaine de l’oeuvre de Darius Milhaud. Bien que défini comme une publication répondant non seulement aux attentes des musicologues mais s’adressant aussi « à toutes les personnes qui s’intéressent à la musique » (p. 6), l’ouvrage, de par son hétérogénéité et la spécificité de ses chapitres, semble s’adresser de prime abord à un public spécialisé. Regroupés en trois sections, « La figure de l’expérimentateur », « Le compositeur et ses contemporains » et « Le contexte des années trente : nouveaux enjeux politiques et esthétiques », les onze chapitres sont essentiellement des textes indépendants. Signés par des auteur(e)s reconnu(e)s pour leurs recherches sur le compositeur français ainsi que sur la musique française du xxe siècle, ces chapitres forment une constellation d’articles centrés sur Milhaud et apparentés à la musicologie historique, à la musicologie analytique ainsi qu’à la présentation de documents d’archives. Dans son ensemble, cette édition de Jacinthe Harbec et Marie-Noëlle Lavoie suit la tendance actuelle en musicologie, s’efforçant de maintenir une distance objective envers certaines sources primaires et secondaires, une approche bienvenue dans la recherche milhaldienne qui, par le passé, était parfois plus proche du commentaire hagiographique que de l’information biographique ou purement analytique. Néanmoins, on aurait pu imaginer dans certains chapitres des prises de positions encore plus ouvertement critiques envers certaines de ces sources qui, bien qu’essentielles, sont rarement impartiales. On aurait également pu souhaiter, particulièrement dans la section dédiée aux années trente, des articles prenant en considération un contexte musical plus global.

Pascal Lécroart, dans le premier chapitre, intitulé « Milhaud et l’expérimentation vocale : Un innovateur malgré lui », explore l’expérimentation vocale de Milhaud, dont Les Choéphores (1915) est l’un des premiers exemples. Ces innovations sont décrites comme le résultat de son travail avec Paul Claudel plutôt qu’une recherche expressive propre au compositeur. Dans « Le code Milhaud : Primitivisme et symétrie » (chapitre 2), Jacinthe Harbec cherche à démontrer « comment la notion de symétrie » caractérise L’Homme et son désir (1921), La Création du monde (1923) et Cantate pour l’inauguration du Musée de l’Homme (1937), trois compositions dont le dénominateur commun est « la thématique de l’Homme primitif » (p. 42). Le troisième chapitre, « Retour au point de départ ? Les dernières oeuvres de musique de chambre de Milhaud et la notion de “tardivité” », de Deborah Mawer, est une traduction révisée et augmentée d’un article de 2008 paru dans The Musical Times. Dans ce texte, Mawer montre comment, chez Milhaud, « la force de ses premières convictions » (p. 87) demeure également présente dans ses oeuvres tardives. Jens Rosteck, dans « Le portrait urbain dans la musique instrumentale de Milhaud » (chapitre 4), analyse brièvement divers exemples de compositions « topographiques », tels que Aspen Serenade (1957), qui sont, selon l’auteur, moins des illustrations géographiques qu’un prétexte pour de nouvelles expérimentations musicales (p. 97).

La deuxième partie du livre (intitulée « Le compositeur et ses contemporains ») se réfère principalement aux années 1910-1920. Le premier texte – « Autour d’une correspondance Milhaud-Guerra (1917-1921) » par Manoel Corrêa do Lago et Bernard Guerra (chapitre 5) – se révèle une mine d’informations concernant les activités de Milhaud au Brésil, dont certaines, inédites, proviennent de collections privées et publiques brésiliennes (voir p. 102, n. 3). L’article présente un compte rendu détaillé du séjour de Milhaud au Brésil (1917-1918), de son amitié avec Oswaldo Guerra (1892-1990) et son épouse Nininha Leao Veloso-Guerra, de son engagement dans la promotion de la musique du compositeur brésilien Glauco Velásquez (1884-1914), de ses activités en tant qu’instrumentiste (violoniste, altiste, pianiste), et de son travail d’attaché culturel favorisant la musique française moderne ainsi que certaines de ses propres oeuvres (p. 105-106). Le texte de Barbara L. Kelly (chapitre 6), intitulé « Milhaud et Ravel : Affinités, antipathies et esthétiques musicales françaises », offre une relecture intéressante du duo Ravel-Milhaud, soulignant certaines affinités qui, malgré une antipathie réciproque, semblent les avoir liés. La mention de l’influence de Charles Gounod et d’Emmanuel Chabrier sur les deux compositeurs dans leurs quêtes d’alternatives « à la voie tracée par Debussy » est à souligner (p. 136). Liouba Bouscant, dans « Milhaud et Koechlin : Une somme de convergences esthétiques » (chapitre 7), retrace « les points d’attache communs de ces deux compositeurs » depuis leur rencontre en 1914 jusqu’à la mort de Koechlin en 1950, l’auteure concluant que ce dernier n’a pas seulement joué « un rôle fondamental de mentor », mais a aussi contribué « à établir puis soutenir » la réputation publique de Milhaud (p. 163).

Contrairement aux années vingt, la décennie suivante demeure probablement une des périodes les moins connues dans l’oeuvre de Milhaud, une lacune partiellement comblée grâce aux quatre derniers chapitres qui constituent la troisième partie de cet ouvrage (« Le contexte des années trente : Nouveaux enjeux politiques et esthétiques »). Christopher Moore, dans « Darius Milhaud à la fin des années trente : Entre conviction politique et recherches esthétiques » (chapitre 8), discute d’oeuvres liées « aux initiatives musicales du Front populaire » (p. 169) telles que la musique de scène pour Le 14 Juillet (1936) de Romain Rolland et La Fête de la musique (1937), une commande officielle composée pour les Fêtes de la Lumière de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne (p. 167 et p. 178). Ces compositions demeurent, pour Moore, des exemples « d’un créateur toujours enthousiaste devant les multiples formes d’expression musicale », c’est-à-dire, « le folklore provençal, la musique des rues, la musique ancienne, les grandes formes traditionnelles, ou encore devant les nouvelles possibilités technologiques » (p. 188). Le 14 Juillet et La Fête de la musique sont également des témoignages de l’impact de la crise économique sur la création musicale des années trente ainsi que de la participation de Milhaud à « la lutte antifasciste » et à « l’éducation musicale des masses » (p. 188). Dans « La Suite Provençale ou Campra revisité par Milhaud » (chapitre 9), Marie-Noëlle Lavoie réexamine l’attachement de Milhaud à la Provence à travers la Suite provençale (1936), une oeuvre fortement influencée par Tancrède (1702), tragédie lyrique d’André Campra. Cette oeuvre est également représentative de la « convergence de deux orientations esthétiques des années 1930-1940 : la mise en valeur du folklore et l’intérêt pour la musique du passé » (p. 190). Lavoie associe cette convergence non seulement aux « considérations géographiques et narratives » attachées à l’oeuvre de Campra, mais aussi aux « pratiques citationnelles utilisées par Milhaud », des pratiques qui montrent « comment la réalisation du compositeur traduit sa représentation de Campra » (p. 200). Pascal Terrien, dans le chapitre intitulé « Christophe Colomb de Darius Milhaud et Paul Claudel, ou la mutation d’un opéra en oratorio » (chapitre 10), s’attarde à cet autre exemple de la collaboration entre Claudel et Milhaud, 20 ans après Les Choéphores dont il était question au premier chapitre. Terrien se penche en détail sur la première française de l’oeuvre qui eut lieu en 1936 à Nantes. De par son « gigantisme », la première mondiale de Christophe Colomb, un opéra composé en 1928, ne put être organisée à l’Opéra de Paris. La première eu lieu à Berlin en 1930 sur un livret traduit en allemand. Sous l’initiative de Pierre Monteux, l’oeuvre fut aménagée en version de concert et présentée six ans plus tard à Nantes puis à Paris (p. 213). Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Milhaud et le film Espoir (1939-1945) : Raccords et dissonances » d’Audrée Descheneaux (chapitre 11), est consacré à trois extraits de la musique que Milhaud avait composée pour le film Espoir (1939) d’André Malraux. La partition, argumente Descheneaux, possède non seulement un statut fonctionnel « puisqu’elle naît des images », mais aussi « un statut autonome, car elle est aussi destinée au concert » (p. 244). Également spécifique à cet exemple de musique de film est la grande liberté créatrice que Malraux semble avoir laissée au compositeur (p. 258).

L’intérêt de cet ouvrage pour la recherche milhaldienne ne repose pas uniquement sur le contenu de ses chapitres, mais aussi sur les nombreux livres et articles cités en bas de page au fil des articles. Alors qu’une bibliographie finale regroupant toutes les sources primaires et secondaires mentionnées dans l’ouvrage aurait été souhaitable, ces références forment sans doute une des listes les plus actuelles des sources secondaires dédiées à Milhaud. Néanmoins, une note clarifiant le statut de certains documents cités, mais non accessibles en bibliothèque au moment de la rédaction de ce compte rendu (décembre 2015), aurait aussi été la bienvenue. Aussi, il nous paraît important de signaler que l’article de Milhaud intitulé « À propos du jazz », mentionné comme un texte inédit (p. 151), fut publié en deux parties en 1926 dans L’Humanité (3 août 1926, p. 5, et 4 août 1926, p. 5).

Plus regrettable que ces oublis involontaires est l’absence, dans certains textes, d’une approche plus critique envers des sources considérées comme primaires ou quasi primaires telles que Notes sans musique (1949, 1963, 1987 nouvelle édition sous le titre Ma vie heureuse), Notes sur la musique : essais et chroniques (1982), ou le Darius Milhaud de Paul Collaer (1947, 1982), « premier ouvrage de référence sur le compositeur » (p. 7). Comme mentionnée par Harbec et Lavoie dans leur introduction, « une biographie définitive [de Milhaud] reste encore à écrire » (ibid.), mais la question essentielle porte peut-être moins sur l’absence d’un tel livre que sur la notion de « définitif » en musicologie, que ce soit sur le plan biographique ou analytique. À notre avis, une approche critique n’exclut aucunement un respect sincère pour Milhaud et pour son oeuvre. Au contraire, en nous éloignant totalement des commentaires hagiographiques ainsi que de la notion de « génie créateur » et en nous appuyant sur des analyses qui prennent en considération la subjectivité de toute observation, nous contribuerions peut-être à faire entrer Milhaud de plein pied dans le xxie siècle. De plus, cela permettrait d’observer l’importance de son oeuvre dans un contexte historique ainsi qu’actuel sans devoir chercher continuellement à la justifier, comme semblent le faire certains auteurs.

Également à regretter est l’absence de tout commentaire sur les similarités (et différences possibles) entre la musique de Milhaud des années trente et les notions de « Gebrauchsmusik » (musique fonctionnelle) et de « Neue Sachlichkeit » (inadéquatement traduite par « nouvelle objectivité ») dans la troisième partie de l’ouvrage. Ces deux courants de pensée affectèrent profondément non seulement la création musicale de la République de Weimar après 1925, mais également celle de l’Europe centrale et de l’Europe du Nord, et ce, jusqu’à la fin des années trente. Il convient de relever la corrélation quasi parfaite entre les descriptifs utilisés dans l’ouvrage pour définir les caractéristiques musicales et extra-musicales des compositions de Milhaud de l’époque, et ceux associés à la notion de nouvelle objectivité musicale, tels que l’impact d’une idéologie de gauche; l’écriture d’une musique compréhensible, souvent à caractère populaire ou folklorique; l’emploi de musiciens amateurs; la création musicale pour les nouveaux médias; etc.

Il va sans dire que malgré les réserves susmentionnées, cet ouvrage est une contribution agréable et bienvenue à la recherche musicologique sur l’oeuvre de Milhaud. De plus, l’effort de traduction heureux et réussi des textes de Mawer et Kelly mérite également d’être souligné. Milhaud, défini à juste titre comme « l’un des principaux acteurs de la modernité musicale française » (p. 7), demeure relativement méconnu du grand public (et même de certains spécialistes), pour qui son importance se réduit souvent à sa musique des années vingt. Les onze chapitres de Darius Milhaud, compositeur et expérimentateur apportent un éclairage différent, voire nouveau, sur divers aspects de son oeuvre et contribuent avec succès à une représentation actualisée de celle-ci.