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Introduction

« Le Cameroun, c’est le Cameroun », cette expression familière, amplement usitée dans ce pays d’Afrique centrale pour exprimer une certaine résignation devant la fatalité, traduit, loin s’en faut, la complexité d’un État dont les dynamiques conduisent décennies après décennies à des analyses qui ne sont pas encore arrivées à leur terme. L’État camerounais est appréhendé tantôt comme « sorcier » (Geschiere 1995), « néo-patrimonial » (Médard 1977), « autoritaire » (Mbembe 2000), tantôt comme « post-autoritaire » (Pommerolle 2008), « absent » (Pigeaud 2011) ou « stationnaire » (Eboko et Awondo, s. d.). Cette catégorisation met en lumière plusieurs variables explicatives de la construction et de la formation de cette structure étatique[1]. Le Cameroun est un cas assez emblématique en l’occurrence, dans ce sens où le pays a connu une véritable alternance politique en 1982. En effet, Paul Biya, alors premier ministre depuis le 30 Juin 1972, accéda à la magistrature suprême après la démission du Président Ahidjo. Cette alternance politique vint mettre un terme à près de 25 ans de monolithisme[2]. Il convient avant de poursuivre notre réflexion, de ne pas faire l’économie d’une étude sur les changements politiques du Cameroun, comme d’autres pays d’Afrique qui n’ont pas échappé à cette dynamique relative à la « transition politique[3] » amorcée dès les années 1990[4]. Les thèses relatives à la transitologie (Dobry 2000, 586) pour certains auteurs s’appréhendent sous le prisme des théories du chaos, dans ce sens où les jeux des acteurs indéterminés par avance peuvent déboucher sur le contraire de ce qui était attendu ou sur des situations inextricables (Badie et Hermet 2001, 197). Pour Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin, la transition désigne « la négociation du passage d’un ordre politique autoritaire à un ordre politique démocratique » (Daloz et Quantin 1997, 19). Toutefois, certains auteurs mettent un bémol à ce processus à l’instar de Guy Hermet, pour qui « la transition est un intervalle incertain, imparfait et impur, entre l’effacement soudain ou progressif d’un pouvoir dictatorial et l’affermissement d’une démocratie digne de ce nom » (Hermet, « Le charme trompeur des théories » in Jaffrelot 2000). Ces changements politiques observables s’inscrivent dans le droit fil de ce que certains théoriciens ont convenu d’appeler « la troisième vague de démocratisation[5] » (Huntington 1993). Ces transitions sont le fait de facteurs endogènes et exogènes. Sur le plan endogène, elles se sont illustrées par « l’ouverture de la compétition politique et par une suspension du recours systématique à la coercition » (Daloz et Quantin 1997, 10) dans ces dynamiques politiques « extra-occidentales », « orphelines » (Badie et Hermet 2001) ou « exportées » (Bayart 1996) comme ce fut le cas au Cameroun, qualifié d’« Afrique en miniature », eu égard à sa diversité naturelle, linguistique et culturelle.

Si l’État camerounais a fait l’objet de nombreuses dénominations, c’est parce que le pays a montré une stabilité surprenante dans le maintien des oligarchies, proche de la réification. De ce point de vue, le Cameroun offre l’exemple d’une bureaucratisation intégrale de l’appareil étatique aux mains d’une même oligarchie depuis la fin officielle de la colonisation. Nous aimerions, à partir de l’hypothèse d’une oligarchie cooptée, analyser les résultats de la dernière élection présidentielle de 2018 pour montrer comment les jeux de démarcation des différents candidats confirment in fine le maintien d’une structure de domination. Les études sociologiques portant sur l’oligarchie insistent davantage sur le déclin de la démocratie représentative, sans voir la possibilité de cas limites avec des régimes qui se sont maintenus autour de clans (Kuhner 2016). La phrase « Le changement dans la continuité » de l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing qui était destinée à domestiquer un électorat qui lui échappait, s’applique curieusement au cas du Cameroun qui s’est enlisé dans une situation d’immobilisme après le mirage du multipartisme au début des années 1990. L’hypothèse de cet article est que le pouvoir a construit un discours justifiant sa simple pérennisation à partir de l’instrumentalisation de la menace Boko Haram et du refus du fédéralisme politique qui pourtant représentait une alternative politique en contexte post-colonial.

Entre continuités et rupture : le scrutin présidentiel de 2018

Cette alternance politique fit naître l’espoir au sein de la population pour ce président qui prônait le « renouveau » et qui réaffirmait dans ses discours :

[I]l s’agira surtout de poursuivre l’instauration d’un projet de société, marque d’un nouvel ordre social ayant pour finalité la justice sociale, c’est-à-dire, organisant la répartition judicieuse du fruit de l’effort collectif entre les différentes catégories sociales et préparant l’égalité des chances, par des mesures appropriées à la solution des problèmes sociaux d’éducation, de santé, d’emploi, d’habitat, d’urbanisme, de transport, des salaires, des protections sociales […].[6]

Depuis l’accession du Cameroun à l’indépendance, de nombreuses clauses constitutionnelles ont régi le nombre de mandats présidentiels, à savoir l’article 13 de la Constitution du 4 Mars 1960, l’article 10 de la Constitution du 1er Septembre 1961 et l’article 7 de la Constitution du 2 Juin 1972. Il n’est point superfétatoire de relever que lors de la Conférence Tripartite qui regroupa du 30 octobre au 17 Novembre 1991, à Yaoundé, les représentants des pouvoirs publics, des partis politiques et de la société civile se sont réunis pour réfléchir sur les possibilités de réformer la Constitution de 1960[7]. L’ordre du jour afférent était circonscrit à l’examen du projet de loi sur les élections législatives, du projet de décret sur l’accès des partis aux médias et la réforme de la Constitution (Sindjoun 1996b, 11). Un comité fut créé et l’un des points à l’ordre du jour fut la limitation des mandats présidentiels à deux (Ngayap 1999, 170). L’Amendement de l’Acte constituant du 18 Janvier 1996 relatif à la non-limitation du nombre des mandats présidentiels a entraîné une forte mobilisation des acteurs politiques relative à cette disposition constitutionnelle ; ainsi, le 6 novembre, lors des cérémonies relatives à la célébration du 25e anniversaire de l’accession du président Biya à la magistrature suprême, les élites du département de la Lékié, adressèrent à ce dernier, un « message de soutien et de fidélité » et exprimaient ce vœu :

[U]ne modification de la constitution du 18 Janvier 1996 […] aux fins de la suppression de la limitation des mandats pour l’exercice des fonctions du président de la République.[8]

Cet extrait issu de Cameroon Tribune, le quotidien national, démontre à suffisance que cette dynamique fut d’ordre général ; la motion de soutien de certaines élites du département du Koung-Khi, le 15 Décembre 2007 en est une illustration :

Nous élites intérieures et extérieures du département considérant la pertinence et le succès de vos actions depuis votre accession à la magistrature suprême le 6 Novembre 1982 ; réitérons notre appel du 10 Novembre 2007 par la révision des dispositions de l’article 6, Alinéa 2 de la Constitution du 18 janvier 1996, portant limitation du nombre de mandats présidentiels, afin de vous permettre d’être notre candidat à l’élection présidentielle de 2011.[9]

Dans une interview accordée à la chaîne internationale de télévision, France 24, le Président Biya déclarait :

Les élections présidentielles camerounaises de 2011 sont certaines, mais je les considère comme lointaines […]. Il y a d’autres urgences en ce moment […]. Mais je suis ceux qui veulent ouvrir ce débat. Parce que vous avez aussi des gens qui estiment que pour assurer la continuité, il faut que le président se présente, je laisse le débat se dérouler [ …]. La Constitution pour le moment ne permet pas un troisième mandat et je sais aussi que les constitutions ne sont pas faites no varietur. Le peuple lui-même détermine ce qui est bon pour lui. Nous restons à l’écoute.[10]

Dans la même lancée, un communiqué signé par le Secrétaire Général du RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais)[11], faisait mention de la non-limitation des mandats présidentiels et encourageait le président Biya à en tenir compte (Tchoupie 2009, 22), tout autant que la déclaration de la communauté musulmane du Mfoundi, le 13 Décembre 2007, relative à l’amendement de l’article 6, alinéa 2 de la Constitution[12]. Cette dynamique allait permettre au chef de l’État d’annoncer sa décision de procéder au réajustement de certaines dispositions constitutionnelles tout en présentant son attitude comme une réponse à une demande pressante du peuple, comme l’attestait son message à la nation le 31 Décembre 2007 :

De toutes nos provinces, de nombreux appels favorables à une révision [de la Constitution] me parviennent. Je n’y suis évidemment pas insensible…Nous allons donc, dans cet esprit, réexaminer les dispositions de notre Constitution qui mériteraient d’être harmonisées avec les avancées récentes de notre système démocratique afin de répondre aux attentes de la grande majorité de notre population.[13]

Toutefois, ce tableau relatif à la non-limitation des mandats présidentiels ne fut pas aussi idyllique, comme en témoigne la radicalisation progressive contre cette réforme constitutionnelle en 2008. Le 5 Janvier 2008, le SDF[14] organisa à Bépanda (Arrondissement de Douala V) une marche de protestation ; le corollaire de ces actions fut l’activation de l’appareil répressif avec entre autres, la fermeture de « Radio Equinoxe » et de la chaine télévisée « Equinoxe », à Douala, le 21 février 2008 ainsi que de la station Radio « Magic FM » à Yaoundé, le 28 Février 2008. Au final, le processus de la suppression constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels s’est concrétisé le 4 avril 2008 avec le dépôt à l’Assemblée Nationale du projet de loi portant modification de la Constitution, c’est ainsi que l’on enregistra 157 voix pour et 5 voix contre[15]. Dans un ouvrage qui peut apparaître comme une propagande au service de l’action du Président Paul Biya, Bernard Amougou résume les concepts-clés de la gouvernance de Paul Biya autour de plusieurs priorités que sont le libéralisme communautaire, la politique intérieure, la justice sociale, l’économie camerounaise, la culture et la diplomatie (Amougou 2012, 19). Paul Biya promeut une idéologie de synthèse avec un Président qui incarne l’unité de la nation affectée par des clivages pouvant mener à la guerre civile et une forme de pragmatisme économique incarné par la formule « libéralisme communautaire », formule habile permettant de conjuguer développement entrepreneurial et solidarités locales. Il y a comme une manière d’indiquer une forme de décentralisation économique (Amougou 2012, 129). Les messages de Paul Biya sont à la fois simples et aphoristiques comme si ses citations incarnaient en filigrane une forme de conduite à suivre. Cette aphorisation fonctionnant en forme de détachement du message par rapport à un texte permet à l’énonciateur de maîtriser la polysémie des termes et de conserver une marge importante de manœuvre. Ainsi, le texte de Paul Biya, Pour le libéralisme communautaire (1986), fonctionne comme un programme idéal qui n’a jamais été mis en œuvre et qui était associé à sa prise de pouvoir[16].

Les élections présidentielles au Cameroun sont à un tour[17] et celles de 1992 sont en soi emblématiques, car elles consacrèrent le retour au multipartisme ; ainsi en 1992, Paul Biya au pouvoir depuis 1982 obtint 39% des suffrages, en 1997 il obtint 92,6% des suffrages, 70,9% en 2004, et 77% en 2011[18]. En vue de l’effectivité des élections, certains éléments opératoires sont mis en œuvre, au rang desquels, ELECAM ou Elections Cameroon, créé par la loi n° 2006/011 du 19 décembre 2006 marque un tournant décisif dans la vie politique au Cameroun. Elections Cameroon devient ainsi l’organe chargé d’organiser et de superviser les élections au Cameroun. Il vient remplacer l’Observatoire National des Élections (ONEL), créé six ans auparavant par la Loi n° 2000/016 du 19 Décembre 2000, qui était également une structure indépendante de supervision et de contrôle du processus électoral au Cameroun. Les membres d’ELECAM sont nommés par le président de la République, après consultation des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale et la société civile. Au rang de ces nombreuses réalisations, la biométrisation du fichier électoral, la numérisation des cartes électorales et la multiplication des campagnes de proximité d’inscriptions sur les listes électorales qui ont permis à plus de Camerounais de pouvoir prendre part au processus électoral dans leur pays. Les élections présidentielles de 1992, sont hautement symboliques, à cause du pluralisme politique et du retour au multipartisme[19] qui n’exclut pas le recours au communautarisme. Comme le relève si bien Hélène-Laure Menthong, nonobstant la proscription de la dimension communautaire dans l’article 3 de la constitution du 2 Juin 1972 et de la Loi N° 96/06 du 18 Janvier 1996 portant révision de la Constitution du 2 Juin 1972 et la Loi N° 90/056 du 19 Décembre relative aux partis politiques, on note toujours cette prégnance de la perspective communautaire lors des échéances électorales (Menthong 1998). Dans cet ordre d’idées, le RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais), parti au pouvoir associé aux « Beti »[20], (l’ethnie Beti est constituée du groupe Pahouin ou Fang Beti des régions du Centre, du Sud et de l’Est) reflète ainsi cette dimension communautaire tout comme l’UNDP (Union Nationale des Populations du Cameroun) qui serait le parti des « Nordistes », des régions septentrionales du nord et de l’Adamaoua. Le SDF (Social Democratic Front), est qualifié pour sa part de parti des « Anglo-Bami » (ethnie bamiléké de la région de l’Ouest et anglophones des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest) (Menthong 1998). Les partis politiques ont tendance à se structurer autour d’une dimension communautariste.

Tableau 1

Élections présidentielles de 2011. Source : www.grip.org

Candidats

Parti

Nombre de votes

%

Paul Biya

RDPC (Parti au pouvoir)

3772527

78,00 %

John Fru Ndi

SDF

518175

10,70 %

Garga Haman Adji

ADD

155348

3,20 %

Adamou Ndam Njoya

UDC

83860

1,70 %

Paul Abine Ayah

PAP

61168

1,30 %

Edith Kahban Walla

CPP

34639

0,70 %

Albert Dzongang

La dynamique

26396

0,50 %

Jean de dieu Momo

PADDEC

23791

0,50 %

Jean-Jacques Ekindi

MP

21593

0,45 %

Bernard Muna

AFP

18444

0,40 %

Esther Dang

BRIC

15775

0,30 %

Olivier Anicet Bilé

UFP

15202

0,30 %

Anicet Ekanè

MANIDEM

11081

0,20 %

Victorin Hameni Bieleu

UFDC

10615

0,20 %

Fritz Pierre Ngo

MEC

9259

0,20 %

Jean Njeunga

FUC

9219

0,20 %

Isaac Feuzeu

MERCI

9216

0,20 %

Hubert Kamgang

UPA

8250

0,20 %

Simon Pierre Atangana Nsoé

GC

8032

0,20 %

Marcus Lontouo

CNCSLC

7875

0,20 %

Georges dogbima

SLC

5925

0,10 %

Joachim Tabi Owono

AMEC

5795

0,10 %

Daniel Soh Fone

PSU

5074

0,10 %

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Comme il est de tradition lors des scrutins présidentiels au Cameroun, les dignitaires et les chefs de communautés ne font pas l’économie du soutien multiforme qu’ils apportent au chef de l’État comme ce fut le cas avec la communauté Sawa par exemple[21]. Dans la même lancée, les chefs traditionnels du département du Mfoundi, siège des institutions, furent reçus à nouveau par le ministre secrétaire général de la présidence de la République. Sous la houlette d’Abanda Pie, chef du groupement Mvog-Belinga, les dignitaires réitérèrent la fidélité des populations de la capitale au président de la République[22].

Il convient de relever que le scrutin présidentiel de 2018 au Cameroun a dessiné les contours d’une nouvelle carte géopolitique caractérisée par l’émergence de nouvelles figures politiques, des chiffres relativement faibles d’inscription sur les listes électorales et de participation au vote. Cette élection qui a consacré la victoire du candidat de la « Force de l’expérience », Paul Biya, a parallèlement mis en relief de nouvelles figures de l’opposition camerounaise, notamment celles de Maurice Kamto, le « Tireur de Pénalty », leader du MRC (Mouvement pour la Renaissance du Cameroun) et de Cabral Libii li Ngué, du parti Univers. Cette victoire du RDPC subodore, loin s’en faut, l’organisation huilée du parti de la flamme (RDPC) qui a une implantation territoriale épousant les contours des unités administratives. En effet, il dispose de 377 sections, à raison de 360 dans toutes les communes du Cameroun et 17 à l’étranger ; huit régions sur dix ont ainsi accordé majoritairement leurs suffrages au candidat de « La Force de l’expérience » et dans les régions du Littoral et de l’Ouest, la percée du MRC s’est avérée fulgurante, à cause de l’érosion politique du SDF.

Tableau 2

Résultats de l’élection présidentielle de 2018. Source : Cameroon Tribune

Candidats

Parti

Suffrages exprimés

%

Paul Biya

RDPC

2.521.758

71,28 %

Maurice Kamto

MRC

503366

14,23 %

Cabral Libii Li Ngue

Parti Univers

221995

6,28 %

Joshua Osih Nambangi

SDF

118704

3,35 %

Ndam Njoya Adamou

UDC

61216

1,73 %

Garga Haman Adji

ADD

55037

1,56 %

Serge Espoir Matomba

PURS

19699

0,56 %

Frankline Ndifor Afanwi

MCNC

23683

0,67 %

Muna Akere Tabeng

Mouvement NOW

12259

0,35 %

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Tableau 3

Présidentielle camerounaise 2018 : Inscrits par région au 1er Octobre 2018. Source : ELECAM/ Cameroon Tribune, 3 Octobre 2018. Approche estimative de la population : 25 millions d’habitants. Source : Crisis Group 2017.

Régions

Total des inscrits

Bureaux de vote

Admaoua

430686

4062

Centre

1150821

4934

Est

320368

1437

Extreme-Nord

1125890

4062

Littoral

929536

2955

Nord

669314

2091

Nord-Ouest

609544

2333

Ouest

729309

2530

Sud

264327

1467

Sud-Ouest

371758

1694

Total

6598553

24988

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La crise du renouveau et les tensions socio-politiques résultantes

L’alternance politique, dans son principe, peut s’appréhender comme un chassé-croisé entre l’opposition et la majorité au pouvoir, dans le respect des normes constitutionnelles en vigueur, elle est étroitement liée au fonctionnement des régimes pluralistes. Elle manifeste de façon claire la capacité d’intervention du corps électoral dans le choix des gouvernants et, par là même, atteste l’existence des libertés publiques et politiques (Hermet et al. 2015, 18). Cependant, cette quête permanente, dans son essence, peut être diluée par des mutations lourdes, aussi bien sociales que politiques ; en d’autres termes, si des projets de société profondément antagonistes s’opposent, la perspective de l’alternance est de nature à faire monter la tension et à la limite, capable de déstabiliser la démocratie (Hermet et al. 2015, 18). Pour Luc Sindjoun, le champ social camerounais est de plus en plus marqué par des réseaux identitaires[23] et l’on est ainsi forcé de constater les tensions socio-politiques consécutives à l’instrumentalisation des réseaux communautaires car :

[L]a dynamique de l’instrumentalisation du désordre, rend très improbable de profondes mutations qui iraient dans le sens d’une véritable institutionnalisation […] la crise de redistribution aurait tendance à […], exacerber […], à alimenter les réseaux des modalités confinant de plus en plus à la criminalité ou à la violence armée […]. Le désordre […] constitue […] une ressource essentielle.

(Chabal et Daloz 1999)

La question anglophone : des mobilisations sectorielles à la résurgence d’un épineux problème

Au Cameroun, deux des dix régions du pays, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, constituent le territoire anglophone et représentent 16 364 kilomètres carrés sur une superficie totale de 475 442 kilomètres carrés et environ 5 millions d’habitants sur une population de 24 millions. Cette aire est le fief du principal parti d’opposition, le Social Democratic Front (SDF) et sur le plan économique, le pétrole y est exploité. Les tensions entre les communautés anglophone et francophone, indifféremment qualifiées de « problème anglophone », « crise anglophone », « question anglophone », ont leur racine dans le processus de consolidation historico-politique de l’État Camerounais[24]. Loin d’être une simple vue de l’esprit, « le problème anglophone », comme le souligne Piet Konings, « est devenu crucial pour l’État camerounais postcolonial soucieux de forger un État post-colonial stabilisé» (Konings 1996). Cette dynamique remonte à l’année 1916 avec le partage du Cameroun en deux par les colons français et anglais. La transmutation de l’État fédéral créé en 1961 vers un État unitaire centralisé en 1972 n’ayant pas satisfait la partie anglophone, entraîna des frustrations. Les racines de cette question épineuse, résident dans ce processus d’unification (1972) qui était basé sur la centralisation et l’assimilation. Certaines élites et les populations de cette partie du triangle national estiment que les règles du jeu n’ont pas été respectées. Avec l’avènement du libéralisme politique des années 1990, une fraction de l’Intelligentsia anglophone, s’estimant lésée, s’est organisée en vue de revendiquer certaines prérogatives dans l’échiquier national ainsi qu’un retour au fédéralisme. La société camerounaise est clivée sur cette thématique et les perceptions entre les communautés anglophone et francophone sont négatives. La crise actuelle constitue une résurgence particulièrement inquiétante de cette question épineuse et la grève des avocats du 11 octobre 2016 à Bamenda, constitue le détonateur de nombreuses revendications socio-politiques. Les revendications des avocats des régions du nord-Ouest et du sud-Ouest, ignorées jusque-là par le ministère de la Justice, portaient alors sur le non-respect de la Common Law dans ces deux régions. Les avocats réclamaient la traduction en anglais du Code de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) et d’autres textes de lois[25], tout autant que la création d’un barreau anglophone et l’adoption de l’anglais comme la seule langue dans les juridictions de la Common Law. Le 21 novembre, les enseignants organisèrent un rassemblement contre le manque d’enseignants anglophones, l’affectation d’enseignants ne maîtrisant pas l’anglais et le 28 novembre, la crise jusqu’alors contenue au Nord-Ouest se propage au Sud-Ouest. Les étudiant.e.s de l’université de Buea organisèrent une marche pacifique sur le campus pour réclamer le versement de la prime d’excellence du chef de l’État dédiée aux étudiant.e.s[26], pour dénoncer l’interdiction en 2012 de l’University of Buea Student Union (UBSU), et protester contre l’instauration d’une pénalité en cas de retard de paiement des frais de scolarité et de frais additionnels pour consulter les résultats des examens. La réponse du gouvernement à ces nombreuses protestations, fut de militariser la région et de procéder à de nombreuses arrestations (82 pour le ministre de la communication et 150 pour le SDF)[27], certaines plus emblématiques que les autres, notamment celles d’un magistrat influent de la Cour suprême, Paul Abine Ayah. Pour des voix critiques dissidentes comme l’écrivain Mongo Béti qui est décédé au début des années 2000, le Cameroun a transposé le régime unitaire du colon pour nier de manière systématique le fédéralisme[28]. De ce point de vue, la consolidation de l’État unitaire clanique est une tendance de fond qui bloque toute possibilité de progrès démocratique.

En novembre 2016, le Premier Ministre, Philémon Yang, constitua une commission interministérielle ad hoc, en charge de la conduite des négociations avec la partie anglophone. En décembre, les avocats et les enseignants formèrent à leur tour le Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC, « le Consortium »)[29]. Le 23 janvier 2017, le président de la République a créé une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme[30]. Le gouvernement a annoncé d’autres mesures le 30 mars de la même année, notamment la création d’une section Common Law à la Cour suprême et à l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM), l’augmentation du nombre d’enseignants en langue anglaise à l’ENAM, le recrutement de magistrats anglophones, la création de départements de Common Law dans des universités francophones et l’autorisation provisoire pour les avocats anglophones de continuer d’exercer les fonctions de notaire dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Malgré ces mesures d’apaisement initiées par le gouvernement, le 1er Octobre 2017, les militants séparatistes annoncèrent l’indépendance des régions anglophones du nord-Ouest et du Sud-Ouest, comme l’atteste ce communiqué de Sisuku Ayuk Tabe[31], qui œuvre pour l’émergence du Southern Cameroon Ambazonia et qui atteste que :

Ce 1er octobre [2017], nous allons commémorer la restauration de l’indépendance du Southern Cameroons et lancer des plans pour sécuriser les infrastructures dont notre pays a besoin[32].

Avec les mutations de la société camerounaise, la « question anglophone », relative à une « identité nationale plurielle » (Sindjoun 1996a) se pose désormais en termes de sécession, de revendications politiques et de repli identitaire. La crise anglophone est le moyen de reconsidérer la gouvernance, mais surtout de questionner l’effectivité de la décentralisation, aussi bien administrative que financière, sur le plan national. Elle apparaît comme la seule alternative au fédéralisme et par extension, à la sécession et présente l’avantage de pouvoir contenter à la fois les francophones, qui rejettent très majoritairement le fédéralisme à deux États, et les anglophones modérés, ouverts à un fédéralisme à dix États ou à la décentralisation. Au final, cette problématique, à la veille des échéances électorales présidentielles, sénatoriales, législatives et municipales de 2018 s’avère être « une dangerosité pour la stabilité du pays[33] » ; le pays demeure assez fragilisé par les actes terroristes de Boko-Haram dans la région septentrionale de l’Extrême-Nord et les dynamiques collatérales de la crise en République centrafricaine relatives à un afflux massif de réfugiés dans la région de l’Est.

Boko-Haram : des thèses complotistes internes et/ou externes ?

Basé à Maiduguri, dans la région du Borno, à la frontière du Niger, du Tchad et du Cameroun, Boko Haram multiplie les actes terroristes dans ces pays frontaliers. Cette dynamique frontalièrele entre le Cameroun et le Nigéria s’explique, à tout le moins, par la proximité socioculturelle de ces deux pays qui appartiennent à un grand ensemble socio-culturel remontant au grand empire du Kanem-Bornou au XVIe siècle. Le Cameroun septentrional (Nana Ngassam 2015) était une zone périphérique du califat peul de Sokoto au début du XIXe siècle, au moment de la constitution des micro-États appelés lamidats. Les déplacements et les échanges commerciaux y sont séculaires. De nombreuses ethnies (Peuls, Arabes Choas, Kotokos, Kanouris, Haoussas) se côtoient de part et d’autre de la frontière et partagent les mêmes dialectes. Cette situation permet à Boko Haram de se fondre parmi la population, comme le souligne si bien Rodrigue Nana Ngassam (2015). Au Cameroun, Boko Haram perpétue les attaques meurtrières dans la Région de l’Extrême-Nord (Pommerolle 2015, 163). Il n’est pas superfétatoire de rappeler que ces deux États partagent une frontière de 1690 kilomètres et malgré les nombreux liens socio-historiques, subsistent des tensions au sujet de leurs frontières. Le différend au sujet de la Péninsule de Bakassi, riche en gaz et en pétrole et rétrocédée au Cameroun en 2008, est en soi emblématique. La porosité des frontières et les complicités locales, ont ainsi permis à la secte de commettre des infractions de part et d’autre de cette frontière. En effet, une étude d’International Crisis Group en 2015 relève que c’est en 2004 que les premiers indices de la présence de Boko Haram au Cameroun sont notés ; après les émeutes sanglantes de Kanama au Nigéria et les répressions consécutives à ces évènements, les membres de cette secte se refugièrent dans les Monts Mandara à l’Extrême-Nord du Cameroun. Dans cette même veine, après les affrontements sanglants à Maiduguri au cours desquels Aboubakar Shekau fut tué, de nombreux membres de cette secte se refugièrent à nouveau au Cameroun ce qui favorisa le développement d’un prosélytisme en faveur de Boko Haram (« Cameroun, la menace du radicalisme religieux » 2015). L’on relève aussi des tensions entre l’Islam local et l’Islam rigoriste au Cameroun, qui n’ont toutefois pas empêché la condamnation unanime par les musulmans de l’ensemble du pays des actes terroristes de Boko Haram.

Les chefs traditionnels et le clergé musulman collaborent avec les forces de sécurité, cependant les analystes de cette ONG précédemment citée, à l’issue de nombreux entretiens avec des responsables administratifs dans plusieurs villes camerounaises, établissent le constat de la relativité de cette collaboration. Cette collaboration biaisée est sujette à de nombreuses interrogations, ou allusions ; en effet, les médias comme les intellectuels camerounais avancent la thèse d’un complot ourdi contre le régime en place. Les thèses complotistes relatives à ce conflit incriminant « certaines élites du Nord » et des « forces étrangères », notamment la France et les États-Unis, ont animé les débats camerounais ; cet entendement par analogie, permettait ainsi « d’ancrer l’interprétation complotiste des violences dans le précédent ivoirien » (Pommerolle 2015, 168). Le Cameroun septentrional, qui est constitué de trois régions (l’Adamaoua avec Ngaoundéré pour chef-lieu, le Nord avec Garoua, et l’Extrême-Nord avec Maroua), demeure la partie la moins développée du Cameroun. Pour y enrayer la sous-scolarisation, le gouvernement a décidé en 2011 de procéder à un recrutement spécial de vingt-cinq mille jeunes dans la fonction publique ainsi qu’à l’ouverture d’une université à Maroua. Ces attaques multiples, spectaculaires, meurtrières et asymétriques ont conduit le président camerounais, Paul Biya, lors de son discours du Nouvel an devant le corps diplomatique le 8 janvier 2015, à appeler une « réponse globale » face à cette menace et une aide internationale pour y faire face. Pauline Guibbaud se pose la question de savoir si l’on doit appréhender cette secte islamiste sous l’angle régional, voire international ou alors si elle ne serait qu’une composante de « l’arc islamiste sahélien » (Guibbaud 2014a). Dans cette optique, un de ses cadres d’analyse interroge sur la position des pays occidentaux, les réactions régionales et l’attitude de la communauté internationale. Dans cet ordre d’idées, la régionalisation de la contre-offensive, s’apprécie à la lumière de l’action concertée d’acteurs multiples au rang desquels les États membres de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) et du Bénin[34], de la Force Mixte Multinationale (FMM)[35], de la Force d’Intervention Conjointe Multinationale (MNJTF)[36]. Il convient de relever que la communauté internationale n’est pas inactive et de nombreuses rencontres au sommet ont eu lieu, notamment à Paris le 17 Mai 2014[37].

La Résolution majeure de ce sommet était l’élaboration d’une coordination entre plusieurs pays fragilisés par les exactions de Boko Haram, plus spécifiquement le renforcement d’une coopération accrue entre le Nigéria et le Cameroun, qui s’est consolidée par la visite du Président Muhammadu Buhari à Yaoundé, du 28 au 30 juillet 2015, dans l’optique d’une discussion sur les questions sécuritaires entre les deux pays[38]. Dans le droit fil du sommet de Paris, le Nigéria abrita un sommet international relatif à la lutte contre Boko Haram, le 14 mai 2016 afin d’évaluer l’action régionale contre Boko Haram et d’adopter une stratégie collective susceptible de gérer les conséquences de cette crise sur la sécurité, le développement, la gouvernance, la situation socio-économique et humanitaire. Le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, lors de sa 7492e séance, le 28 juillet 2015, demanda à la communauté internationale et aux donateurs de financer la Force spéciale mixte multinationale pour la sécurité afin de renforcer la coopération militaire régionale et de lutter plus efficacement contre la menace que représente le groupe terroriste Boko Haram pour la région du bassin du lac Tchad et pour la paix et la sécurité internationales. Sur le plan régional, à l’issue du sommet d’Addis-Abeba des 30 et 31 janvier 2015, l’Union africaine a adopté le principe du déploiement d’une force africaine de 7 500 hommes destinée à combattre le groupe djihadiste. Sans précision sur la date, l’Union africaine a par ailleurs annoncé qu’elle saisira ensuite le Conseil de sécurité de l’ONU afin de « conférer à la force la légalité et la légitimité internationales, ainsi que les ressources nécessaires à soutenir ses opérations sur le terrain »[39]. Cela signifie qu’il y aura des financements internationaux comme ceux promis par l’Union Européenne, pour soutenir la lutte contre la secte islamiste[40]. Il convient de relever que les instruments mis en œuvre dans le cadre de cette action publique internationale avant d’être régionaux et internationaux, sont bilatéraux, comme l’illustrent les deux rencontres au sommet entre le Président Biya et son homologue Nigérian, Muhamadou Buhari. En effet, ces rencontres qui eurent lieu en juillet 2015 à Yaoundé et en mai 2016 à Abuja, eurent pour point d’orgue la lutte contre Boko Haram, sous toutes ses déclinaisons. Relativement aux instruments juridiques, le Parlement camerounais a adopté lors de sa session de novembre 2014, la loi portant répression des actes de terrorisme au Cameroun. La présente loi s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre, au plan interne, des mesures préconisées au niveau international en matière de lutte contre le terrorisme.

Conclusion

Cette étude a mis en relief la quête inlassable de cohérence relative à des continuités de pratiques électorales et constitutionnelles, et une éventuelle alternance politique dans un pays complexe, le Cameroun. Seule une amplitude conceptuelle suffisante était de nature à concevoir deux dynamiques du processus de démocratisation aux antipodes l’une de l’autre (Daloz et Quantin 1997). En effet, ces deux thèses qui s’opposent permettent d’analyser l’instrumentalisation de l’espace politique camerounais par des acteurs aux rationalités multiples. En définitive, la problématique de l’alternance politique au Cameroun, s’inscrit plus que jamais dans des perspectives d’avenir et il convient d’apporter à cette question toute la visibilité qu’elle mérite. Ce déplacement du curseur entre continuité et changement politique entraîne des perceptions différentes d’une thématique controversée. Le Cameroun est finalement un cas intéressant des ambiguïtés de la transitologie avec des évolutions contradictoires liées à des interprétations différentes du processus de démocratisation. Cette difficulté a servi d’assise à l’appropriation du pouvoir politique par une oligarchie qui a su manier un langage général pour ne pas affronter cette contradiction. Si la théorisation mi prophétique mi réaliste du libéralisme communautaire permettait à Paul Biya de jouer sur les deux registres des anciennes puissances coloniales, le problème de l’organisation territoriale et politique se pose avec la possibilité d’un État fédéral qui succède à un État unitaire. Paul Biya s’était référé à l’État comme étant « la collectivité humaine la mieux organisée politiquement, la plus achevée du point de vue de son appareil d’autorité : division très poussée entre les gouvernants, système complet de normes et de sanctions définissant les rôles et les statuts sociaux, concentration de la force matérielle de contrainte la plus imposante qui soit (armée, police, prisons…) » (Amougou 2012, 231). La défense du principe de l’État comme monopole de la violence légitime pour reprendre la conception wébérienne exclut de facto une réflexion sur les formes possibles d’organisation étatique. L’élection présidentielle de 2018 a ainsi été appréhendée sous la forme d’une renationalisation unitaire à renforcer pour éliminer les différentes menaces de sécession et le terrorisme. L’État a capté toutes les forces politiques autour d’un discours du pouvoir justifiant le statu quo avec des transactions négociées auprès des opposants multiples incapables de s’allier.

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Source : « Les Nations-Unies au Cameroun », Site hébergé par le PNUD (Dernière visite le 18 février 2019)

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