Article body

Rudolph Roden, dit Ruda, et Eva Vonchovské naissent à Prague en 1923[1] et en 1924. « Nous sommes tous deux d’origine juive » (21) écrit Ruda, « mais nous fûmes élevés dans un minimum de tradition juive et sans adhésion religieuse. On nous inculqua à la place un immense et ardent enthousiasme nationaliste » (21-22). En mai 1942, au lendemain de l’attentat contre Reinhard Heydrich, protecteur nazi de Bohême-Moravie, ils sont déportés à Theresienstadt, à la fois ghetto et camp de transit, où ils se marieront après avoir fait croire à une grossesse. En décembre 1943, ils sont internés dans la section BIIb, dite « familiale », d’Auschwitz-Birkenau. En juin 1944, 17 jours à peine avant la date programmée d’un « traitement spécial[2] », Ruda est transféré au camp de Schwarzheide, une annexe de Sachsenhausen. Eva, également envoyée en Allemagne, connaîtra plusieurs camps de concentration successifs[3] avant d’échouer à Bergen-Belsen. En 1945, Ruda est libéré et rentre à Prague. Il partira immédiatement à la recherche d’Eva, et les époux se retrouveront comme par miracle à Bergen-Belsen. En 1948, ils quittent Prague pour venir s’installer à Montréal. Ruda reprend ses études de médecine à l’Université Queen’s (Kingston) et obtient son diplôme de généraliste en 1955. Père de trois enfants, il tient pendant 15 ans un cabinet médical à Montréal. Après une formation de psychanalyste, il est nommé en 1976 professeur de psychiatrie à l’Université du Texas (Galveston). Onze ans plus tard, il revient avec Eva à Montréal pour se remettre à la psychothérapie jusqu’à sa retraite en 2012. Entretemps, il aura obtenu un doctorat du Département d’études slaves de l’Université de Montréal, ce même département qui décernera une maîtrise à Eva. Le couple s’investit aussi dans l’écriture. Eva et Ruda décident notamment de consigner leur expérience personnelle de la guerre (résumé ci-dessus), d’abord en anglais en 1984 chez Carlton Press (New York), puis en tchèque en 2007 aux éditions academia (Prague), enfin en français en 2010 aux éditions du passage (Montréal). Ils participent aux travaux de la USC (University of Southern California) Shoah Foundation en 1996. Enfin, Ruda témoigne lors de la 15e édition annuelle du Kleinmann Family Foundation Holocaust Symposium au Collège Vanier (2008) puis devant la Mountainside United Church (2013) de Montréal.

À propos de l’ouvrage qui fait l’objet de cette étude, Patricia Lamy, attachée de presse du Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal, précise : « [c]’est la première fois au Québec qu’une maison d’édition publie un témoignage de survivants montréalais en langue française ». Ce témoignage n’est pas passé inaperçu. « Magnifique » selon Éric Clément et Pascale Millot de Montréal Centre_Ville (56), « récit à couper le souffle! » d’après Shannon Desbiens, il est gratifié de quatre étoiles (donc à un cran du « chef-d’œuvre ») par Yvon Paré de Lettres québécoises (30). « On s’imagine avoir tout lu sur l’Holocauste », ajoute Desbiens, pourtant « chaque fois, c’est revivre l’horreur ». D’une « véracité bouleversante » selon Lamy, le livre, estime Suzanne Giguère, « [p]orté par une écriture sobre, détachée, digne », fait partie de ces « œuvres [qui] dérangent pour mieux interroger ». On comprend qu’il ait séduit la cinéaste Jo Légaré qui, dans Eva, Ruda, Léo et moi (2015), mêle documentaire — « poignant », au dire de Marc-André Lemieux — et autofiction.

Mais cet « incroyable message d’espoir et d’amour qui résiste à tout » (Paré 31) qu’est le livre est-il une simple traduction? Loin de là. D’abord, le titre français, Eva et Ruda : récit à deux voix de survivants de l’Holocauste, se démarque de l’anglais, Lives on Borrowed Time, et de sa traduction littérale en tchèque, Životy ve vypůjčeném čase[4]. Ensuite, le texte anglais a été repensé avant le passage au français. Voici un échantillon particulièrement significatif : quand Ruda et un groupe de ses compatriotes retrouvent la Tchécoslovaquie, ils sont ovationnés : « the people cheered en masse, probably for the first and last time in history, “Long live our Jews!” » (144). Le texte français conserve la pointe d’ironie : « la foule nous acclama d’une seule voix — probablement pour la première et la dernière fois dans l’histoire » (223). Cependant, « “Long live our Jews!” » est devenu « “Longue vie aux Juifs!” » (223). L’ironie ne vise plus seulement les Tchèques (our Jews) mais l’antisémitisme universel (les Juifs).

Enfin, le texte a été singulièrement restructuré. De nombreux passages ont été découpés, déplacés, regroupés, renvoyés en bas de page, parfois amputés ou supprimés. Mais surtout, là où les éditions précédentes proposaient deux récits juxtaposés, celui d’Eva puis celui de Ruda, le texte français les imbrique à la manière d’un chant alterné. L’éditrice, Julia Duchastel, s’explique : « Au-delà de la simple traduction et par souci éditorial, nous avons choisi de faire alterner les voix des deux auteurs [. . .]. Ces deux voix, qui se croisent et s’entremêlent, permettent de découvrir comment deux individus de force et de tempérament différents ont pu survivre à une telle horreur » (10). En règle générale, la voix de Ruda et celle d’Eva interviennent de façon équitable, toutes les trois pages environ. Toutefois, il arrive à Ruda de garder la parole bien plus longtemps, près de 25 pages par exemple quand il décrit les installations de Birkenau et narre le quotidien des détenus (124-149). Parfois, au contraire, la « réplique » n’occupe qu’une page. Ces écarts atténuent évidemment ce qui pourrait passer pour un procédé.

La typographie elle-même a subi des modifications. Non contente d’identifier chaque locuteur par son prénom, Duchastel choisit de matérialiser la partition d’Eva en caractères italiques, laissant celle de Ruda en caractères romains. Il s’agit certes de marquer plus nettement l’alternance des voix en les inscrivant sur deux registres différents. Cependant, la décision d’affecter une écriture penchée et censément « délicate » au discours féminin relève d’un stéréotype, celui même que cultive Baudelaire, par exemple, dans « Le Thyrse » (« c’est l’élément féminin exécutant autour du mâle ses prestigieuses pirouettes » 336) et qu’illustre Robert Massin, adepte de l’« expressive typography » (Wolff 78), dans sa saisie de Délire à deux d’Eugène Ionesco, où il réserve l’italique aux répliques féminines (Wolff 88). Si l’on tolère l’italique comme signe de féminité, il faut admettre que le stéréotype joue ici pleinement quand par exemple Eva déclare : « Aujourd’ hui, lorsqu’il m’arrive de penser à Auschwitz, [. . .] plus que tout, je vois les enfants » (112). On reconnaît là cette « attitude du souci [. . .] particulièrement maternelle » (87) que Tzvetan Todorov assigne au « destin traditionnel de la femme » (88).

À la lumière de ce destin éditorial atypique, la refonte du texte conduit donc raisonnablement à considérer l’édition québécoise comme un inédit et à l’étudier comme tel.

Nous poserons que l’entrelacs des voix produit un tissu textuel plus serré qui matérialise l’étroite complicité d’Eva et Ruda. À Prague, écrit Ruda, « plus le monde extérieur se montrait cruel, [. . .] plus nous étions persuadés que “rien n’arriverait tant et autant que nous restions ensemble”[5] » (57). À Theresienstadt, avant le départ pour Birkenau, nous « passâmes, dit-il, les dernières heures blottis ensemble (comme nous le fîmes de nombreuses fois avant et plus tard), rien qu’à respirer et à goûter nos présences fondues l’une dans l’autre » (107).

Simultanément, le renforcement du tissu textuel érige l’acte d’écrire en métaphore de la résistance[6]. Pour le détenu d’un camp nazi, résister peut s’entendre d’au moins trois manières différentes. Primo, survivre, physiquement et mentalement — c’est la « résistance-réflexe » qui selon Galichon « relève de l’énergie vitale qui anime tout être vivant » (46). Secundo, se joindre à un mouvement de résistance organisée. Tertio, engranger des souvenirs dans la perspective d’un témoignage futur[7]. Eva et Ruda satisfont amplement à la première exigence. Ils jouissent d’une excellente santé. Mieux encore, ils ont été vaccinés contre certaines maladies qui vont ravager les camps, comme la fièvre typhoïde et la dysenterie (138-139). Pour ce qui est du mental, Ruda, qui non seulement jouit d’un physique présumé aryen (89) mais possède une parfaite maîtrise de l’allemand[8] (89), affirme ses dispositions : « j’ai toujours cru que la survie dépendait de conditions particulières : de la volonté [. . .], de la vivacité d’esprit avec, à l’occasion, une pointe d’humour noir » (62). Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek est pour eux « une source inépuisable de sagacité » et « une sorte de guide de survie sur la manière de renverser l’absurde, non seulement pour garder le moral, mais aussi pour apprendre à rire des situations les plus embêtantes et cruelles » (62). Eva, de son côté, est résolument polyglotte. Elle connaît le français (199), l’anglais (240) et « quelques-unes de ces étranges langues » (240) parlées par les infirmières venues de Pologne, de Hongrie et de Yougoslavie[9] — pour citer Elizabeth Hart, l’infirmière-chef anglaise de l’hôpital de Bergen. Quant à la deuxième exigence, tous deux ont milité dans une organisation sioniste — le El-Al (mouvement juif de jeunesse sioniste) (50, 55). On conviendra, avec Terrence Des Pres, que ce passé d’activistes leur sera un atout précieux (122).

Mais c’est surtout la résistance à l’oubli − pour le « bien [ultime] de l’humanité » (Todorov 105) − qui nous intéresse ici, pour autant qu’elle se manifeste à travers le discours descriptif d’Eva et Ruda. Après la libération des camps, « [c]e n’est plus le même combat qu’il faut continuer », estime Todorov, « [i]l se joue ailleurs : dans le maintien de la mémoire » (268). On peut certes raconter Auschwitz. Il est plus aléatoire, peut-être plus utile, de décrire attentivement toute une « machinerie de mort » (176) — pour citer Rudolf Vrba, survivant d’Auschwitz[10], lors de son entretien avec Claude Lanzmann dans Shoah[11]. L’insistance de Lanzmann est révélatrice quand il demande par exemple à Franz Suchomel, SS Unterscharführer au camp de Treblinka : « Mais pouvez-vous, je vous prie, décrire très précisément votre première impression de Treblinka. Très exactement. C’est très important » (83). Dans cette « immense entreprise qu’étaient les camps » (157), écrit Eva, la plupart des détenus, par la force des choses, n’ont pu bénéficier d’une vision d’ensemble — « the mass of prisoners subsisted on slogans, rumors, and gossip » (252), souligne Eugen Kogon, prisonnier politique à Buchenwald[12]. Shlomo Venezia, membre du Sonderkommando[13] de Birkenau, nous apprend, quant à lui, que les SS avaient soigneusement cloisonné les divers centres de mise à mort dans le but évident de dissimuler le projet général — à la Croix-Rouge, donc à l’opinion internationale, mais aussi aux nouveaux arrivants afin d’éviter des incidents (99-110). Vrba explique : « Toute la machinerie de mort reposait sur ce seul principe : que les gens ne sachent ni où ils arrivent, ni ce qui les attend » (Lanzmann 176). Il y a, bien sûr, les photos prises à la sauvette, from the hip ou par une porte entrebâillée : déchirantes mais forcément lacunaires. Pour reprendre un exemple canonique, la grande majorité des détenus est aussi mal lotie que Fabrice del Dongo, le héros de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, incapable de saisir le déroulement de la bataille de Waterloo bien qu’il se trouve au cœur même de l’action (42-43).

Si la nouvelle configuration du texte convoque dans Eva et Ruda la métaphore de la résistance, cette même métaphore intervient dans le descriptif à travers la focalisation, une focalisation « interne indirecte », dirait Jean-François Jeandillou, dans la mesure où le point de vue se limite à deux témoins[14] et où le récit est « rétrospectif » (122). C’est du point de vue que vont dépendre la force du témoignage et ipso facto la résistance à l’oubli[15]. Nous verrons d’abord, avec l’appoint de la théorie de la description, les diverses situations qui, dans le vécu, érigent le personnage-résistant en témoin oculaire « privilégié » de la Shoah. Nous montrerons ensuite que le descripteur-personnage-résistant[16], essentiellement préoccupé de résistance à l’oubli[17], marque une prédilection, dans la mise en discours, pour deux modes de description intimement liés au regard et pourvus d’une charge rhétorique de persuasion : l’état des lieux et l’hypotypose[18].

L’étude de la focalisation nous conduit à retenir, dans Eva et Ruda, ce que Jean-Michel Adam et André Petitjean appellent la « description de type VOIR[19] » (93-94), celle même que Philippe Hamon examine dans le roman naturaliste (1972, 1993). Hamon distingue trois modalités qui « tend[ent] à précéder ou à accompagner » (Du descriptif 189) ce type de description : le savoir voir, le vouloir voir et le pouvoir voir (Du descriptif 172). Mais s’il considère ces modalités comme une « thématique vide » sans autre fonctionnalité que de démarquer et de justifier la description (Du descriptif 171), nous verrons qu’elles forment ici, en syntagme ou non, une « thématique pleine[20] » (« Qu’est-ce qu’une description? » 485) qui joue en fait un rôle instrumental : elles permettent déjà aux deux protagonistes de s’engager dans une activité de résistance à l’oubli tout en conférant à leur témoignage, si besoin était, un surplus de fiabilité.

À Prague, Eva et Ruda ont eu l’occasion de développer leur savoir voir pendant leurs stages de formation et dans des emplois qui requièrent une vigilance de tous les instants. Ruda est retenu comme infirmier à l’hôpital juif (60) — là même où il a déjà effectué un stage de six semaines[21] (73). Eva, pour sa part, a suivi une « formation d’infirmière puéricultrice » (56), avant d’exercer au « jardin d’enfants juif » (60) puis à « l’orphelinat du foyer des enfants » (60).

Leur vouloir voir ne fait guère de doute : au lieu de rester à Theresienstadt, ils ont choisi de suivre leurs parents à Birkenau. Une « certaine ardeur nous animait » (106), révèle Ruda, « nous pouvions à tout le moins nous battre pour nous deux, mais quelque chose, une inspiration d’en haut [. . .] me souffla : “Il vaut mieux partir, peut-être pour servir à quelque chose et sauver quelques-uns d’entre nous” » (106-107). Servir à quelque chose in situ, certes, et si possible en sauvant des vies, mais aussi en notant le monde qui les entoure dans la perspective d’un témoignage à venir. « For most survivors the chance to speak comes later. To bear witness, écrit Des Pres, is the goal of their struggle[22] » (31). Cette démarche peut prendre des airs de défi. Dans Les naufragés et les rescapés, Levi cite Simon Wiesenthal à propos de ces gardes SS qui vont répétant à leurs victimes :

aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détru-irons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus : [. . .] ils nous croiront, nous qui nierons tout, et pas vous. L’histoire des Lager, c’est nous qui la dicterons. (11-12)

À ce compte-là, le vouloir voir devient vite un devoir voir.

Le pouvoir voir d’Eva et Ruda est favorisé par les circonstances qui, à plusieurs reprises, accroissent leur champ de vision. Telle position surplombante, par exemple, permettra successivement un plan d’ensemble, un plan moyen, un plan rapproché et, pour finir, un plan très rapproché[23]. Arrivés en décembre 1943 en gare d’Auschwitz, « sur le sommet d’une crête » (116), dans un convoi de 5 000 déportés, Eva et Ruda montent dans un énorme camion, « à l’arrière » (116) duquel le hasard leur vaudra un poste d’observation privilégié. Ils verront d’abord (plan d’ensemble), dans « une large vallée en contrebas, [. . .] des millions de lumières (en dépit du couvre-feu), blanches pour la plupart, mais certaines bleues et rouges » (116). Un peu plus tard (plan moyen), ce seront « des dizaines d’immenses habitations en planches entourées de poteaux et de barbelés éclairés, avec un mirador à chaque coin » (116). Ils découvriront ensuite (plan rapproché) « un de ces murs de barbelés, puis une rangée de bâtiments en pierre et une gigantesque barrière portant l’écriteau “Konzentrationslager Auschwitz” [. . .] et surmontée, dans un arc, d’une inscription [. . .] : “Arbeit macht frei” » (116). Ils distingueront enfin (plan très rapproché) « une barrière coincée entre un mirador et une clôture électrique de barbelés dont chacun des poteaux était surmonté d’une lumière » (116-117) et « une grande baraque en bois » (117) dans la section BIIb, devant laquelle ils pourront reconnaître certains détenus du convoi de 5 000 personnes transférées de Theresienstadt 3 mois auparavant, en septembre 1943. Les circonstances les ont gratifiés d’une approche d’Auschwitz-Birkenau aussi méthodique que celle permise au cinéma par le jeu de la caméra.

Dans le cas de Ruda, le champ de vision est également favorisé par l’accès à différentes fonctions stratégiques qui l’autorisent à se déplacer « sous divers prétextes »[24] (Lanzmann 222). Déjà, à Theresienstadt, Ruda avait été nommé « travailleur général des convois » (109), il s’« occupai[t] des wagons de trains qui approvisionnaient » (102) le ghetto et, à l’occasion, s’employait « à les aiguiller de la voie principale sur la voie d’évitement » (102-103). Même si « les rails [étaient] condamnés dans un rayon de plusieurs rues » (109), Ruda, fort de ses prérogatives, se « débrouillai[t] toujours pour avoir quelque chose d’important à faire dans les parages de la voie ferrée » (109), ce qui lui valait d’« assist[er] à de nombreux départs de convois » (109) pour les camps d’extermination — occasion pour lui d’étudier les méthodes de chargement des SS. À Birkenau, ses fonctions de « coursier » (130) chargé, entre autres tâches, « d’acheminer les messages et du ravitaillement entre les différents blocs » (130), lui vaudront « une liberté de mouvement » (130) interdite au commun des détenus. Il pourra « maintes fois observ[er] les gens se rendre aux chambres à gaz » (165). Il pourra communiquer — chose rigoureusement interdite (Venezia 72-73) — avec les membres du Sonderkommando affectés à la section DIVb, à « deux rangées de camps au nord » (124) du camp familial, bref découvrir, pour oser l’expression, le « Saint des Saints » de Birkenau. Les coursiers, précise Kogon, « were able to observe everything that happened in the ranks of the SS and the prisoners » (Des Pres citant Kogon 126). Plus tard, Ruda se verra confier deux postes stratégiques avantageux. D’abord, celui d’infirmier au Revier, l’hôpital du camp (136), un « emploi exténuant dans une atmosphère sisyphienne de futilité » (140). Puis celui de chef du Revier (146) avec mission de « voir au fonctionnement pratique du Revier, à l’approvisionnement, au personnel, à ce que les choses soient en ordre » (146) et celle de « rapporter deux fois par jour à l’appel le nombre de détenus sortants » (146-147), sans oublier le soin de s’« assurer que le “kommando” dentaire avait arraché toutes les dents en or avant que le “kommando” des cadavres ramasse les morts » (147). Au Revier, Ruda sera « quotidiennement en contact direct avec le docteur Mengele » (138). Tenu à l’écart des expériences de ce dernier, excepté une « démonstration d’hypnotisme » (139) sur un détenu, il verra néanmoins « l’infâme docteur » (137) en étudier les résultats (138-139).

Ailleurs, le champ de vision se trouve accru par la visibilité exceptionnelle de l’objet[25]. D’abord, en termes de distance : le couple vit « à moins de deux cents mètres des chambres à gaz » (113), ce qui autorise Eva à écrire que ces dernières « ne dérougissaient pas » (113). Puis en termes d’angle de champ : la rampe où les trains déversent leur « cargaison » humaine se trouve « juste en face » (113) de leur baraque. Ensuite, en termes d’ouverture : ils peuvent « tout voir » (113) car l’étroitesse des fenêtres (124) permet d’observer impunément. Leur regard ne trouve, en fait d’obstacle, qu’une rangée de barbelés électrifiés[26] (113). Enfin, l’éclairage est optimal, même et surtout la nuit : la rampe, comme le rappelle Vrba, est inondée par des projecteurs (Lanzmann 68), ce qui permettra à Eva d’oser cette comparaison : « nous pouvions tout voir, aussi nettement que devant un spectacle sur une scène » (113), comparaison d’autant plus opportune que la rampe, promue espace scénique, est circonscrite la nuit par des lumières comme un plateau de théâtre[27]. Par ce renvoi à l’univers du théâtre, le personnage-résistant étoffe la simple idée d’un pouvoir voir privilégié en convoquant la rhétorique, c’est-à-dire l’art de convaincre, laissant apparaître ainsi en filigrane la marque du descripteur-résistant luttant contre l’oubli.

Dans cette démarche, le descripteur-résistant va recourir à deux outils de persuasion : l’état des lieux et l’hypotypose. Voici, par exemple, le camp familial. Ruda dresse l’état des lieux en comptabilisant l’espace le plus rigoureusement possible[28]. En termes de vocation, on apprend que « [v]ingt-quatre des trente-deux baraques, ou blocs, servaient d’habitations » (126) tandis que les autres « comprenaient la cuisine, le bureau d’enregistrement, l’approvisionnement, les enfants, et les latrines » (127). Quant à la configuration, on lit que chaque baraque d’habitation était entourée de deux barrières, une « orientée vers le centre du camp », l’autre « à l’arrière » (126). À l’intérieur, on relève « deux petites pièces, une de chaque côté, et une longue structure en briques — d’environ un mètre de haut, sur un mètre de large et trente-six de long — où se trouvaient les chambres de chauffage » d’où « s’élevaient deux cheminées qui longeaient le plafond de chaque côté de la baraque » (126). Puis, la capacité humaine et animale de cette « structure en bois » (127) est précisée. D’abord dans son usage primitif : « une étable, construite pour recevoir deux cents hommes et quarante chevaux » (127). Ensuite au présent : capacité humaine et dimensions. Les châlits sont en surnombre et en surpoids : « S’y tassaient à présent des rangées de châlits à trois étages en planches grossières; l’espace entre les étages était d’environ trois quarts de mètre. Chacun des châlits d’environ trois mètres de large accueillait huit à dix détenus [. . .]. Ils étaient entassés tellement serré que si l’un d’eux voulait se tourner pendant la nuit, tous les autres devaient se retourner en même temps » (127). Les compagnons de lit, « avec de la chance », recevaient « trois ou quatre couvertures de cheval en tout » (127). Entre châlit et cheminée, la marge est d’à peine « deux mètres » (127). Au fond du bâtiment, on trouve « cinq barils et tabourets réservés à l’excrétion, un seau de chaux et une pelle [. . .], et une estrade en bois d’à peu près trois mètres sur deux » (127). Le bloc des latrines comprend « quatre rangées de coffrages de béton dans lesquels s’alignaient, à un mètre de distance, des trous d’à peu près cinquante centimètres de diamètre, ce qui permettait à quatre cents détenus assis de se soulager en même temps » (127-128). Au-delà de « l’établissement d’un savoir transmissible » (Parrau 290), l’acribie numérique donne ici une force inusitée au témoignage et contribue du même coup à sa pérennité, chose que la résistance organisée avait bien comprise à l’époque : « Another systematic effort on the part of the underground was to keep accurate records of everything, [and] to provide safe hiding places for them [. . .] so that the rest of the world could know “what deportation really meant” » (Des Pres 128).

L’intention rhétorique transparaît également dans le recours à l’hypotypose, cette figure qui, selon Pierre Fontanier, « peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante » (390). Hamon y voit surtout une « sorte d’hyperbole de la description [. . .] qui rend “présent” les choses » (Du descriptif 73). L’hypotypose demeure cependant une arme à double tranchant dans l’effort de résistance à l’oubli. Autant le souci de crédibilité[29] appelle dans l’état des lieux la profusion du chiffre, autant l’hypotypose, de par sa démesure constitutive, incite à la parcimonie. Dans Eva et Ruda, le descripteur-résistant semble conscient du risque encouru et réserve cette figure aux cas avérés de gigantisme, comme celui de Bergen-Belsen, un « gigantesque mouroir » (Wieviorka 209), où l’arme du crime était la famine (« the murder weapon was starvation ») (Kogon 222-223). Le camp, écrit Eva, abritait au début de mars 1945 « soixante mille détenus à moitié morts » (226). Au centre du camp, dans une « immense tente de cirque — faisant vingt-sept mètres de large, soixante-treize de long et neuf de haut — [. . .] s’empilaient, soigneusement entrecroisés, des cadavres en attente d’un bûcher funéraire » (226). Quand Eva arrive à Bergen-Belsen, la tente est à pleine capacité. En l’absence d’installation sanitaire, les détenus « se soulageaient sur place et mouraient sur place; et on les laissait pourrir à l’endroit où ils s’écroulaient » (226). Dans les baraques, ils étaient « installés à même le plancher en béton, entassés les uns par-dessus les autres » et, par manque d’espace, il leur était impossible de « s’allonger ni même [de] s’asseoir », ils ne pouvaient que s’« accroupi[r] les uns contre les autres », ils devaient « se battre » tous les « deux ou trois jours » pour « un petit peu de bouillie d’avoine très claire » et « quelques gouttes d’eau » des robinets qui restaient ouverts « environ une demi-heure » (226). L’hypotypose s’achève sur ces mots : « Et les cadavres! Mon Dieu! lorsque je ferme les yeux en pensant à Belsen, je ne vois que des cadavres partout. Nous devions les enjamber et après un moment, nous cessions de les remarquer. Nous ne prêtions plus attention aux morts. Seules Ruth et moi semblions réelles parmi ce cauchemar » (226-227). On retrouve ici Des Pres pour qui « [t]he typology of Hell was everywhere evident in the world of the camps »[30] (172).

Certes, vouloir convaincre par l’hypotypose, procédé foncièrement spectaculaire, ou par un pouvoir voir exceptionnel qui, à travers la comparaison, fait de la rampe où défilent les déportés un espace scénique, peut paraître incongru, voire sacrilège. Ce serait oublier que le « jeu » appartient au quotidien des SS et des détenus[31]. « Les S.S. de la division spéciale, écrit Ruda, étaient passés maîtres dans l’art de duper » (84). Theresienstadt « n’était qu’un village Potemkine, un camp de concentration “bonbon” que la division S.S. conservait pour montrer à la Croix-Rouge internationale, suédoise ou suisse » et qui, avant chaque visite, « était l’objet de nombreux embellissements » pouvant aller jusqu’à l’installation de magasins « où se vendaient certains ustensiles en échange d’une monnaie de ghetto imprimée spécialement pour ces occasions » (91). En fait, c’était « un endroit lugubre et surpeuplé » où les déportés étaient « [a]ffamés, glacés et terrifiés » (91). À Auschwitz, tout est littéralement orchestré : quand les déportés arrivent sur la rampe (113) ou quand un kommando de travail franchit la porte du camp, une fanfare de détenus assure l’accompagnement musical — un concert entendu « à des kilomètres » et où dominent « les cuivres »[32] (141). Le jour où Eva quitte la section familiale pour celle des femmes, on joue deux grands succès de l’époque, « Ramona » de L. Wolfe Gilbert et « Granada » de Agustín Lara[33] (168). Mais les détenus ne sont pas en reste, quand il s’agit de battre les SS à leur propre jeu. Ruda imite leur gestuelle : « [a]vec beaucoup de chutzpah », il apprend à « claqu[er] des talons » (181), il maîtrise l’art SS de tout régler « au pas de course »[34] mais « lentement » (146), dans l’esprit du « jogging » (146, note 8). À l’hôpital, il jouera volontiers les illusionnistes pour épargner la Selektion à une malade « en la “convertissant” rapidement en infirmière à l’entretien » (148). En fait, la tromperie est généralisée, pour la bonne comme pour la mauvaise cause. À Schwarzheide, Ruda parle d’un « bon » SS d’origine alsacienne désireux « de compenser l’injustice de quelque façon » et qui d’un côté glissait des vivres et des cigarettes aux détenus et de l’autre feignait de les fouiller tout en les poussant, les bousculant et même les giflant « pour faire plus véridique » (187).

L’image du spectacle resurgit de manière inattendue dans des scènes relevant du grotesque — ce grotesque que Joëlle Gardes Tamine et Marie-Claude Hubert définissent comme un comique issu « de la déformation significative d’une forme perçue comme la norme » (91). Le mot « grotesque » revient d’ailleurs sous la plume des survivants et figure même dans un titre, celui de Sara Nomberg-Przytyk : Auschwitz, True Tales from a Grotesque Land. Dans Eva et Ruda, le grotesque se manifeste dans des scènes de déshumanisation qui ne sont pas sans rappeler les films de Chaplin : on se souvient que les détenus sont « entassés tellement serré » dans les châlits « que si l’un d’eux voulait se tourner pendant la nuit, tous les autres devaient se retourner en même temps » (127). Le grotesque intervient encore dans une scène digne, selon Eva, « d’un film de Fellini » (212). Lors d’un raid aérien sur une petite ville proche du camp de Neugraben, Eva et son amie Ruth profitent de la confusion générale pour aller se goinfrer chez l’habitant et remplir leurs habits de victuailles et d’objets de première nécessité :

Nous étions là, deux sous-humaines, debout dans la cuisine normale d’un appartement normal, chose que nous n’avions pas vue depuis des années [. . .] Puis nous avons aperçu un vieil homme assis à la table de cuisine qui nous fixait d’un regard vide. Il ne paraissait pas nous voir; il restait là à marmonner. Nous l’avons observé, puis nous nous sommes jetées comme des possédées sur les armoires. (213)

« Jouée » au péril de leur vie, cette scène d’un monde à l’envers jouxte le carnavalesque.

Une étude du point de vue adopté dans Eva et Ruda montre que le regard, soucieux de résistance à l’oubli, répond aux exigences d’un savoir voir, d’un vouloir voir (doublé d’un devoir voir) et d’un pouvoir voir. Le soulignement du pouvoir voir permet d’affirmer que le texte offre d’exceptionnelles garanties dans la démarche descriptive. On peut dès lors esquisser un portrait du personnage-résistant dans le contexte de la Shoah. Au gré des circonstances, le sujet regardant disposera d’une vue d’ensemble de l’objet à décrire avant de le découvrir progressivement. Il détiendra un (ou des) poste(s) stratégique(s), gages de mobilité au sein même de cet objet dont il pourra alors appréhender le fonctionnement. Il bénéficiera enfin d’une visibilité avantageuse d’au moins une composante clé de l’objet.

Occupé de résistance à l’oubli, le descripteur-résistant, quant à lui, va faire en sorte que la description de type voir soit optimisée par la démarche rhétorique. S’il est vrai que la description, comme l’estime Hamon, est une « démonstration » par le descripteur de « son savoir-faire rhétorique » (Du descriptif 43), le descripteur-résistant devra lui-même recourir à cette pratique pour que le texte milite au mieux contre l’oubli. Comme dans Eva et Ruda, il pourra à l’occasion brandir certains outils de persuasion, par exemple l’état des lieux et l’hypotypose.

Yves Reuter assigne à la description, entre autres fonctions[35], celle dite « positionnelle », qui indexe le descriptif à « un champ de pratiques déterminé et à une certaine place dans ce champ » (145). Ainsi perçu, le soulignement du pouvoir voir, de même que le recours à l’état des lieux ou à l’hypotypose, pourrait bien être une marque de genre de la littérature concentrationnaire[36].

En tout état de cause, le destin éditorial exceptionnel d’Eva et Ruda atteste d’une pensée en devenir et interdit de considérer l’ouvrage comme un objet pétrifié, comme si le livre lui-même faisait de la résistance en refusant de tourner la page . . .