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Est-ce pour ouvrir une voie vers l’impossible de dire, de parler de la blessure, du manque, ou de la beauté, que le poète trace souvent son chemin à l’aide de croquis, d’esquisses, d’études, de dessins? Est-ce lorsqu’il n’a plus de mots que le poète se rend à la galerie, au musée, à l’atelier, et qu’y cherche-t-il? Que connaît la poésie de la couleur?

Le recours à l’art permet-il au poète de s’approcher de l’inexprimable? Je pense que plus le poète touche au mystère, à la difficulté de dire, plus il a recours au silence des natures mortes, des tableaux, à l’espace sacré des musées.

(Louise Warren, « Musée », Bleu de Delft 75)

Nombre de poètes situent leur espace dans les ateliers d’artistes. Est-ce pour reconstruire une vie affectée par le deuil ? Est-ce pour nous rappeler qu’un poème est une construction ? Ou simplement pour nous rapprocher du travail de l’artisan et mettre en lumière la dimension d’humilité de la poésie ?

(Louise Warren, « Atelier », Bleu de Delft 20)

Étudier les espaces de création dans les essais de la poète, romancière et essayiste québécoise Louise Warren, c’est examiner à la fois le texte, l’image, l’atelier et le musée. Dans les essais de Warren, l’atelier et le musée, espaces éminemment ouverts et dynamiques, déclenchent la création littéraire et suscitent de nombreuses questions sur l’art. Composée de Bleu de Delft : archives de solitude (2001), Objets du monde : archives du vivant (2005) et La forme et le deuil : archives du lac (2008), la trilogie Archives fait appel aux œuvres, aux ateliers ou aux expositions de plus de 40 artistes, fusionnant ainsi l’écriture de Warren à la peinture, à la sculpture ou à la photograph-ie d’autrui et montrant un rapport inéluctable entre le scriptural et le visuel. En d’autres mots, en évoquant à maintes reprises les artistes et les œuvres d’art et en racontant des visites aux ateliers et aux musées, les essais de Warren proposent une telle interpénétration de textes, d’images et de réflexions sur la création que les Archives deviennent un espace de fabrication, d’exploration et d’exposition.

Afin de saisir la portée de l’atelier, du musée et de l’œuvre d’art dans la trilogie, la présente analyse examinera l’intersection entre l’art visuel et la forme littéraire dans Bleu de Delft, Objets du monde et La forme et le deuil. Il s’agira ensuite de s’attarder sur deux cas qui illustrent les façons dont le musée et l’atelier informent, reflètent et prolongent les pratiques d’écriture de Warren. Nous étudierons deux essais portant sur l’atelier et les tableaux du peintre Arié Mandelbaum dans lesquels Warren s’interroge sur les dimensions invisibles de l’art et de l’écriture. Ensuite, nous tiendrons compte d’un essai sur une exposition de la plasticienne Beatrijs Lauwaert dans lequel Warren désigne le mouvement comme principe fondamental de l’art et de sa propre création. Tout en mettant en lumière l’influence de l’art sur la fabrication du texte et sur l’exploration des idées, ces deux exemples montrent des recoupements extraordinaires entre les conceptions de l’art que Warren étale et les stratégies d’écriture qu’elle déploie.

Les Archives comme « texte-musée »

Très engagée dans le monde des beaux-arts, Louise Warren est une figure importante tant pour l’écriture contemporaine sur l’art que pour les pratiques interartistiques dans le domaine littéraire. La liste exhaustive de tous ses projets pluridisciplinaires remplirait plusieurs pages, mais les quelques exemples qui suivent soulignent le rôle fonda-mental des arts plastiques dans sa production littéraire. Dans Interroger l’intensité (1999), son premier essai sur la création qui fraye aussi la voie à la trilogie Archives[1] , Warren consacre toute la deuxième partie, intitulée « Ateliers », à des artistes dont elle a visité les lieux de travail. En 2003, elle a préparé La poésie mémoire de l’art, une anthologie de poèmes québécois qui entretiennent des rapports intimes avec les arts visuels. Elle est l’auteure de plusieurs textes sur le peintre Alexandre Hollan, dont Le livre des branches : dans l’atelier d’Alexandre Hollan (2005) et un catalogue pour une exposition de Hollan tenue au Musée d’art de Joliette, au Québec (2006-2007). Elle a également collaboré à de nombreux livres d’artistes publiés en France, tels Avant la pluie, avec des collages de Stéphanie Ferrat (2008), Tricots, avec des poèmes et des dessins de Krochka (2008), et Jour cinq, les noix, avec des gravures de Sylvie Lebon (2009).

Dans la trilogie Archives, les nombreuses allusions aux artistes et aux œuvres d’art passent souvent par des comptes rendus de visites aux ateliers et aux expositions. Tout au long de la trilogie, l’atelier d’artiste et le musée d’art doivent être saisis à la fois comme espaces réels et comme concepts, voire pratiques littéraires. Certes, le musée et l’atelier sont des espaces réels que Warren visite et décrit, mais les essais eux-mêmes sont aussi ce que Claudine Potvin appelle un « texte-musée » (« museum narrative » en anglais). Selon Potvin, un texte-musée inscrit l’objet d’art dans la narration ou dans le discours et fait de l’art une référence, une explication ou une signification. Dans les essais de Warren, l’art visuel constitue indéniablement une charpente de l’écriture; celui-là est « a structural element or principle of composition of the text » (Potvin, « Flirting with the Museum Narrative » 101). L’objet d’art, le musée et l’atelier informent la matérialité des volumes ainsi que la forme et le contenu des essais.

Dans sa trilogie, Warren décrit les œuvres, les ateliers ou les expositions de nombreux peintres, dessinateurs, sculpteurs et photographes, dont Arié Mandelbaum, Alexandre Hollan, Suzanne Dubuc, Hector de Saint-Denys Garneau, Angela Grauerholz, Stephen Sack, Denise Lioté et Beatrijs Lauwaert. Les Archives sont surtout textuelles puisque les seules images à voir sont celles des couvertures, mais chaque essai a un recours massif au regard, au visuel ou au plastique, phénomènes qui alimentent le processus de création. Puisque Warren ne néglige jamais sa propre présence dans les espaces de travail et d’exposition d’autres artistes, les visites aux ateliers et aux musées qu’elle représente dans ses essais sous-tendent aussi une expérience très personnelle de l’art et de la création, celle de l’écrivaine qui nous livre les méandres de sa pensée et les élans de son imagination.

Pour ce qui est de la forme des essais, elle semble mettre en relief les rouages ou les ressorts de la création. L’essai pour Warren est une forme polymorphe; l’écrit change afin de cerner l’espace et d’appréhender les diverses formes de création dont il est question. Dans les Archives, il s’agit d’essais en forme libre qui entremêlent poésie, hommages, dialogues avec des artistes, visites aux musées et aux ateliers, notes critiques et réflexions diaristiques. Toute la trilogie adopte une forme rhizomique[2] , reposant sur des principes d’enchevêtrement et d’interpénétration; les liens qui se tissent entre les essais relèvent aussi bien de ressemblances thématiques et de rapports intertextuels que de jeux de sonorités, de reflets mnésiques ou d’expériences synesthésiques. Suivre la trace des liens complexes et hybrides, c’est voir se produire de nouvelles significations et de nouvelles perspectives sur la création. Certainement, la forme hybride et non linéaire des essais encourage des bonds, des retours en arrière, des relectures[3] , bref des étoilements qui reflètent mieux que n’importe quel trajet linéaire un parcours à travers une exposition.

Sur le plan matériel, l’agencement de chaque volume instaure une structure qui rappelle aussi un parcours d’exposition. À l’instar des panneaux indicateurs et des fiches explicatives d’un musée, divers indices guident le lecteur. La présence, dans chacun des volets, d’une liste de livres lus et de détails biographiques sur les artistes mentionnés rapproche les livres de l’espace du musée[4] . Warren reconnaît ainsi une dette intellectuelle, mais ces informations permettent aussi de frayer la voie à d’autres découvertes. D’autres aspects de la trilogie lui donnent une allure d’étalage où de nombreux textes et images se présentent aux yeux et à l’interprétation des lecteurs : les couvertures sont ornées d’illustrations qui entretiennent des rapports avec les propos des textes; chaque tome présente une épigraphe qui programme les attentes de lecture; tous les essais sont coiffés de titres qui prennent la forme de mots clés comme « Cercle » ou « Tournesol » (Bleu de Delft), de noms propres d’artistes comme « Mandelbaum » ou « Ostovani » (Objets du monde) ou encore de locutions hautement évocatrices tels « Plis, origami de la pensée » (La forme et le deuil); les trois volumes présentent 150 essais, le plus souvent fragmentaires. L’effet qui découle de cette accumulation en est un de collection et d’exposition.

Dans la mesure où cette pluralité dans la forme et le contenu révèle une volonté d’explorer l’écriture et l’expression artistique, les trois volets des Archives se présentent souvent comme un creuset. Le premier volume, Bleu de Delft, adopte la forme d’un abécédaire où 126 termes clés sont reliés tantôt par des associations conceptuelles, tantôt par des jeux de sonorités, tantôt par des images mentales ou visuelles. Souvent, les fragments s’apparentent davantage à la poésie en prose qu’à l’essai traditionnel. Pour sa part, Warren décrit le volume comme « une sorte de carnet de création » dans lequel les mots tissent « un fabuleux réseau d’énergie[5]  ». D’« abricot » à « voix », les entrées sont saturées de renvois à des artistes et à des écrivains qui défilent devant nous comme dans un musée imaginaire. Les 10 essais du deuxième tome, Objets du monde, ont chacun une idée directrice reliant les multiples fragments qui les composent. Encore une fois, les références à l’art et aux artistes sont nombreuses. Warren observe que sa démarche ici s’appuie encore sur « l’ouverture aux autres arts pour les relier à la poésie, au vivant[6]  ». Le dernier volet, La forme et le deuil, comprend 14 essais de longueur et de teneur variées, dont le dernier, découpé aussi en de nombreux fragments, constitue un bilan de toute la trilogie. Warren y explique les caractéristiques principales qu’elle perçoit dans les trois tomes : « Bleu de Delft constitue une sorte de livre des mots, Objets du monde, le livre des objets et cet essai que je termine [La forme et le deuil], le livre des formes » (161).

Warren conçoit l’écriture comme un art de plusieurs dimensions, tant par la présence concrète des mots sur la page que par le travail qu’elle fait pour modeler les idées et l’imagination. Dans Interroger l’intensité, elle affirme que « [l]’écrivain qui puise dans ses souvenirs, ses lectures, ses pensées, son imaginaire, ses phantasmes, ses rêves, et qui les transforme pour donner corps à un texte, fait de la sculpture » (36). Ce n’est pas seulement que la disposition matérielle, le contenu et la forme se rencontrent de façon percutante pour créer des textes qui sont à la fois ateliers et musées. Les visites aux ateliers et aux musées donnent forme aux idées et aux mots, alors que l’écriture (re)crée les contours de l’art que Warren contemple. Dans un compte rendu de Bleu de Delft, Paul Chanel Malenfant exprime bien son approche et les effets qui en découlent, commentaire qui élucide toute la trilogie :

Interrogatoire des formes, entre esthétique, philosophie et mystique [. . .] Sans cesse, la pensée s’informe de la présence matérielle des choses, elle s’irrigue de leur contemplation passionnée. L’idée ne se dissocie pas de l’affect qui lui insuffle sa portée, sa voix [. . .] Car l’émotion pactise avec l’image, avec les matières premières et élémentaires, avec les couleurs et les textures, les grains et les saveurs, les clairs-obscurs, les ombres portées. (4)

La nature interartistique des Archives reflète une conviction que chaque expérience de l’art visuel est plurielle et convoque non seulement le regard, mais aussi l’affect, le souvenir, l’intellect, l’imaginaire et surtout les mots. Le travail littéraire de Warren – la construction d’essais hybrides et fragmentaires, les recoupements spectaculaires entre les procédés picturaux et les stratégies littéraires – ouvre la voie à un saisissement des œuvres et des démarches, ces complexités de la création qui « vit dans le silence, l’invisible, l’immatériel » (Bleu de Delft 17).

Warren multiplie ainsi les couches : elle décrit des espaces de création et d’exposition d’art; elle présente ses essais comme autant de lieux de création littéraire; en même temps, la notion de texte-musée rend compte de la forme et du contenu de l’écrit. Les essais qui traitent de l’atelier du peintre Arié Mandelbaum et d’une installation de la plasticienne Beatrijs Lauwaert sont révélateurs des pensées et des convictions de l’écrivaine à propos de la création, illustrent le phénomène de texte-musée chez Warren et mettent en lumière l’influence de l’art sur la fabrication du texte.

L’art et l’effacement dans l’atelier d’Arié Mandelbaum

Dans son étude de l’atelier du peintre dans le roman français du XIX e  siècle, Philippe Hamon soutient que cet espace « est d’abord un lieu de travail, où les personnages parleront de leur travail, où le narrateur décrira un travail dans la langue même de ce travail » (129). Lieu de création pour le peintre, l’atelier est aussi une exposition aux yeux de l’écrivain qui l’exploite pour accomplir une autre forme de création. Le travail de l’atelier dépasse ainsi celui entrepris par le peintre; les mécanismes littéraires requis pour évoquer ce lieu « fini[ssent] par “déborder” le référent décrit » et deviennent le lieu « d’un travail sur le lexique, d’une “exposition” à la fois d’un savoir onomastique et d’un savoir-faire stylistique de la part de l’écrivain qui concurrence les peintres sur leur propre terrain » (Hamon 129). Alors que les connotations agressives de la concurrence ne sont guère pertinentes dans les essais de Warren sur le peintre Arié Mandelbaum, il n’en demeure pas moins que l’espace réel de l’atelier est réinventé par l’auteure, celle qui se l’approprie et le modifie dans et par son travail littéraire.

Lorsqu’il s’agit d’examiner l’art et l’atelier comme moteurs de création chez Warren, il y a quatre éléments connexes dans les essais sur Arié Mandelbaum qui élucident le phénomène : les toiles de Mandelbaum, l’atelier bruxellois du peintre, le domicile de l’écrivaine aux bords d’un lac québécois et l’intertextualité.

Les rapports intertextuels se tissent dans et à travers les deux essais que Warren consacre à sa visite à l’atelier. Dans le premier essai, intitulé « Mandelbaum » (Objets du monde), les remarques que Warren fait au sujet de l’atelier et des tableaux procèdent par bribes, par retours en arrière, par associations. « Mandelbaum » est présenté en sept parties rhizomiques, chacune séparée de la précédente par une marque typographique; chacune reliée aussi aux autres par les thèmes, les réflexions, les figures et les motifs qui y sont présentés. À l’instar de ce qui se passe chez Roland Barthes, autre grand praticien de l’écriture fragmentaire, chez Warren, il n’y a aucune prétention à la représentation monolithe ou totalisante. Le fragment traduit bien tant une expérience subjective ou personnelle de l’art qu’une vision de l’art comme autant de morceaux épars qui ne revêtent pas une seule signification, mais plusieurs. Telle son expérience de la peinture, telle l’écriture dans ces essais, Warren révèle, fragment par fragment, diverses composantes de l’œuvre d’art pour enfin mettre en lumière ce qui n’est pas d’emblée évident. L’effet qui en découle est celui d’une « implication des images, des détails, des scènes minuscules qui enveloppent des sens multiples, contiennent des objets innombrables, recèlent des figures inouïes et résonnent de mille “feux de langage” » (Bensmaïa 368).

La reprise de la même visite chez Mandelbaum dans un deuxième essai, « L’invention du regard » (La forme et le deuil), s’ajoute au premier texte, multipliant les traces. « L’invention du regard » est moins fragmentaire que le premier essai, mais sa complexité vient du fait que Warren y élucide la genèse de l’essai « Mandelbaum ». Les descriptions de l’atelier et des toiles de Mandelbaum qui parsèment « L’invention du regard » peuvent être lues tantôt comme des gloses du premier essai, tantôt comme son prolongement. La relation intertextuelle entre les deux est ainsi fort séduisante et nous invite à saisir un texte à la lumière de l’autre.

Avant de regarder de plus près ce rapport intertextuel et la question de la genèse, considérons aussi les descriptions de l’atelier et des toiles d’Arié Mandelbaum. Tout paradoxal que cela puisse paraître, les dimensions concrètes et physiques de l’atelier véhiculent une expérience qui encourage la spectatrice à aller au-delà du visible. Dans « Mandelbaum », certaines descriptions rendent l’espace de l’atelier presque tangible :

Le lieu se divise en deux. Là où l’on entre, les chevalets, les toiles en devenir, les objets du quotidien, livres, théière, réchaud, table. Toutes choses accessibles. Tasse brûlante autour de mes doigts. De l’autre côté des portes coulissantes, un espace vaste et vide, un parquet usé qui me renvoie le bruit de mes pas. Il fait froid dans cette partie de l’atelier. Les œuvres terminées sont adossées aux murs à même le sol. (111-112)

Warren s’intéresse aux objets et aux détails architecturaux, les étalant devant ses lecteurs à la manière d’une composition picturale, voire d’une nature morte. L’espace de création devient, à ses yeux et par sa plume, non seulement un lieu où l’art est créé, mais aussi un lieu proprement esthétique, voire une œuvre d’art.

Tout comme une œuvre d’art, l’atelier est encadré par ce qui l’entoure. D’où l’importance de la porte et de l’escalier comme motifs récurrents dans les deux essais. « L’invention du regard » commence par une allusion à la porte verte, à la cour intérieure et ensuite à l’escalier qui monte vers l’atelier du peintre : « Porte verte ! J’avais mis ma mémoire en doute, mais je ne me suis pas trompée » (37). Et un peu plus loin dans le même essai : « Cette porte, cette cour, le long escalier intérieur mènent à l’atelier du peintre Arié Mandelbaum » (37). La fonction de cette entrée dépasse celle d’une simple mise en contexte. Les motifs de la porte ou de l’escalier mettent en relief la structure architecturale de l’atelier. De plus, l’acte d’accéder à l’atelier permet un mouvement, ce que Warren recherche toujours dans ses visites à ces lieux de création. On n’arrive pas tout d’un coup dans l’atelier ou dans le musée, lieux riches et complexes; on doit se préparer et se déplacer, intellectuellement et physiquement.

Or de cet espace réel, concret et tangible découle une conception de la peinture comme effacement ou dissolution. Les toiles de Mandelbaum adossées aux murs occupent l’espace de l’atelier, mais elles ne sont pas comme les autres objets. De fait, l’atelier est simultanément un espace de création, un endroit du quotidien où l’on peut discuter et prendre un thé, et un lieu où l’on peut voir ce qui ne se voit pas : « C’est en coup de vent que j’ai emprunté l’escalier qui mène à l’atelier d’Arié Mandelbaum. Le temps de regarder les œuvres récentes, de prendre un thé, d’échanger quelques mots, quelques silences, de mieux voir ce qui relève de ce qui ne se voit pas mais s’éprouve puis s’imprègne » (« Mandelbaum » 110). Ce n’est pas que Warren fait appel à la magie ou qu’elle souscrit à une vision divine de l’art; c’est qu’elle est attirée par une « trame intérieure, qui ne se voit pas tout de suite, se révèle par pressentiments puis apparaît plus solide » (Objets du monde 42). L’image selon Warren n’est pas le simple résultat d’un agencement de lignes, de formes et de couleurs sur une toile. L’image est plutôt une expérience esthétique et subjective qui ne peut être réduite ni à la composition des toiles, ni aux sujets représentés dans les tableaux.

Au lieu de décrire en détail les compositions picturales, Warren s’attarde sur les blancs, qu’elle évoque et interroge tout au long de « Mandelbaum » :

Qu’ai-je vu sous le premier visage, quelle vie vient toucher la mien-ne? Comment faire apparaître la couche sensible d’un visage que je pense posséder et qui s’éloigne aussitôt? Rien à voir avec le portrait. Je dis les mots à fleur de peau, mais cela ne suffit pas. (112)

L’effacement physique des œuvres se produit par la chimie de l’eau et les blancs, les colles qui, en couches successives, se contractent. Blanc de titane, blanc d’Espagne ou de Meudon. Gessos. Craie, plâtres, huiles, colles et vernis. Blanc de baryum, de zinc, de silice. (113)

Dans de nombreuses toiles d’Arié Mandelbaum, les figures sont perceptibles grâce à des traits corporels en rouge, en rose, en gris, qui émer-gent, voilés, des fonds blancs[7] . La dissolution des fonds et des figures ne traduit cependant pas un vide, selon Warren. Au contraire, elle y perçoit une œuvre multidimensionnelle qui garde « l’empreinte d’un visage ou d’un corps, comme celui d’un moulage de l’être » et qui « [remodèle] le blanc pour mieux dégager l’espace autour de la chair » (« Mandelbaum » 113). L’effacement porte aussi un grand poids affectif pour le peintre et pour l’essayiste : « L’artiste dit éprouver une infinie tendresse pour le corps de ces femmes nues, dépossédées de tout, mortes dans les chambres à gaz [. . .] Leur effacement constitue notre matière première, qui produit le sens » (113). Le blanc des toiles est plus qu’un simple effet d’esthétique picturale; il est la seule façon de rendre en images ce qui est incompréhensible, la seule façon de peindre l’inexprimable.

Le blanc est important puisqu’il suscite des réflexions tant sur ce qui est représenté que sur ce qui ne l’est pas : « Le blanc, cet espace qui rejoint la pensée, accepte de se détacher des objets pour créer la mémoire. Le blanc ne vient jamais seul, il laisse apparaître, il se laisse lire, il crée ses propres distances, son propre temps » (114). Plus précisément, Warren suggère que ce que les tableaux révèlent dépasse ce qu’ils représentent : « En dessous de ce que je vois, j’imagine des arbres, leur vie secrète, invisible » (111). L’écrivaine sonde les blancs des toiles pour aborder tant ce qu’on peut voir dans les tableaux (les pigments blancs, les figures voilées) que ce qu’on ne voit pas (les arbres que Warren imagine). La formule célèbre de Paul Klee – « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » (34) – est ici prolongée puisque, devant le visible, Warren s’intéresse aussi à l’invisible. Ou, pour considérer le problème d’une autre façon, comme le fait Éliane Escoubas : « [l]a peinture fait voir ce qu’on ne voit pas ordinairement – ce qu’on ne voit pas du tout : elle peint, à chaque fois, la naissance du monde sous le regard – ce qui a toujours déjà commencé lorsqu’on commence à voir ce qu’il y a à voir » (25). Warren le confirme lorsqu’elle propose, vers la fin de « Mandelbaum » : « Ce que je reçois des œuvres de Mandelbaum n’a rien à voir avec l’image des visages, des corps, de la chaise que pourtant j’ai vus » (114). Ce qu’elle retient est plutôt une expérience où l’effacement des corps peints lui révèle ses propres images mentales.

Voilà ce que ces essais tentent aussi de faire lorsqu’ils rendent compte de la visite à l’atelier d’Arié Mandelbaum : aller au-delà du pictural et du visible pour capter l’essence et pour signaler la place fondamentale de l’imaginaire dans la perception. Cette entreprise de Warren – un recours à l’atelier comme espace réel et concret pour mettre en relief la part invisible de l’art visuel – est fondée sur une conviction que, dans la peinture, l’invisible et l’imaginaire sont aussi importants, voire plus importants, que la picturalité. Il n’en va pas autrement dans l’écriture : « Comme en poésie, il faut faire abstraction des mots et aller derrière le regard de ce qui s’écrit, il faut oublier la peinture et ne retenir que l’essence de ce jour traversé » (« Mandelbaum » 114).

Conçu ainsi comme une expérience, l’art est indissociable tantôt des espaces qu’il habite (ou qui l’abritent), tantôt de l’artiste qui le crée, tantôt de l’écrivaine qui le recrée. Parlant de la genèse de « Mandelbaum », Warren révèle dans « L’invention du regard » que sa visite à l’atelier de l’artiste avait été rapide et qu’elle n’avait pas alors envisagé son projet d’écriture sur ce peintre : « Je suis passée en coup de vent à cet atelier, rien ne laissait présager que j’écrirais sur ces œuvres que j’avais à peine vues. Assise dans l’avion avec le sentiment d’être nulle part, le lieu de l’atelier s’est imposé à moi » (38). Warren fait appel au souvenir, à l’imagination et à l’écriture pour reconstruire l’atelier. C’est ainsi que l’atelier et les œuvres de Mandelbaum sont pour Warren différés, revus plus tard dans ses souvenirs et dans l’imaginaire lorsqu’elle se met à écrire. Mais lorsqu’elle y pense, elle a l’impression de devoir « retourner mentalement dans cet espace dès à présent » (« L’invention » 38). L’espace de l’atelier, avec sa porte verte, sa cour intérieure, son escalier, ses tableaux adossés au mur, s’impose, l’encourage, voire l’oblige à écrire.

Dans « L’invention du regard », Warren explique qu’elle n’a pu rédiger son texte sur l’atelier bruxellois que bien après sa visite. Après Bruxelles, elle a fait un voyage en Amérique du Sud, avant de rentrer chez elle au Québec. Warren avait peur que « les tableaux ne s’effacent dans la puissance solaire de la Colombie » (38), mais la blancheur de l’hiver québécois semble l’inciter à en retrouver les traces. C’est ainsi que son lieu de travail aux bords d’un lac québécois se superpose en quelque sorte à celui de Mandelbaum, que son atelier et ses toiles à lui doivent être lus à travers le prisme de l’hiver canadien tel que vécu par l’écrivaine[8] . Serait-ce donc la neige de son lac qui (re)met en lumière le blanc des toiles de Mandelbaum?

Regarder l’hiver du lac, ce blanc, continue de m’enseigner les tableaux d’Arié Mandelbaum.
Ainsi je pense à son œuvre, en essayant de me rendre mentalement à son atelier en cherchant sur le lac enneigé des traces de son geste dans les marques des lames de patins, en écrivant porte verte, en poussant sur cette porte parce que l’eau frémit pour le thé. (« L’invention » 39)

L’acte d’écrire « porte verte » lui permet de revivre les sensations de l’atelier tandis que l’expérience de sa vie quotidienne informe sa façon de repenser l’atelier bruxellois. La description de sa visite est orientée tant par les souvenirs de la porte verte, de l’escalier, du thé et des tableaux que par le travail entrepris près de ce lac si cher à l’écrivaine, par l’acte de déchiffrer les traces des patins qui émergent de la glace, tout comme les figures peintes de Mandelbaum émergent du fond blanc des toiles. Les renvois aux blancs des toiles sont ainsi des reflets de la neige blanche que l’auteure contemple en se souvenant des tableaux.

Si les blancs des toiles d’Arié Mandelbaum « nous donne[nt] une leçon de regard, nous [apprennent] à devenir aveugle et à franchir d’autres degrés de perception » (« Mandelbaum » 115), les blancs du texte et de la toile deviennent aussi sous la plume de Warren une leçon sur la pratique du visuel dans la littérature. Présentées sur le mode suggestif, les descriptions des toiles demeurent lacunaires pour tout lecteur qui cherche à se représenter mentalement les compositions du peintre. Il s’agit moins de faire une ekphrasis du contenu, des lignes, des textures ou des détails de la composition que de privilégier quelques éléments essen-tiels, que ceux-ci soient visibles ou invisibles. Pourtant, c’est précisément ainsi que les descriptions sont porteuses de connaissances et de sensations. Dans le texte, il y a aussi des blancs – sous forme d’ellipses ou de silences – qui dissimulent en quelque sorte les détails de la composition picturale, mais qui les réfléchissent en même temps.

Dans les démarches littéraires de Warren, c’est le blanc qui « crée du langage et ses réponses sont faites de clarté » (« Mandelbaum » 114). L’écrivaine affirme la grande importance du blanc en le comparant au mur sur lequel pend une toile : le blanc du texte « est aussi nécessaire que la surface du mur qui reçoit une toile »; le blanc « vient définir l’espace et doit se lire comme faisant partie de la forme [. . .] Le blanc réfléchit, le blanc n’est pas seul » (Interroger l’intensité 55). Pont qui relie les fragments tout en les maintenant à distance les uns des autres, le blanc est aussi une sorte de miroir qui permet aux thèmes et aux idées dans un passage de trouver leur réflexion dans un autre. Pour le dire autrement, les effets de dissolution qui caractérisent les descriptions des toiles respectent l’effacement que Warren y perçoit. Paradoxalement donc, par les lacunes dans sa description des toiles, l’écriture de Warren devient imagée, figurative et évocatrice des tableaux mêmes qu’elle ne raconte pas.

Par ailleurs, comme c’est le cas pour plusieurs textes dans la trilogie, les silences ou les blancs dans les essais sur Arié Mandelbaum affirment qu’on ne peut jamais complètement saisir une image; les mots peu-vent cerner des parties, des zones, mais jamais la totalité. Les notions d’unité et de complétude sont minées non seulement comme approches littéraires et picturales, mais aussi comme façons de voir. De plus, les réflexions qui saturent ces textes sont celles, très personnelles, de l’auteure et ne prétendent pas être une théorie universelle de la peinture. Cela dit, le lecteur peut néanmoins s’identifier avec les interprétations subjectives et fragmentaires de Warren puisque les réflexions de l’écrivaine, aussi poétiques, complexes et décousues qu’elles soient, rendent compte de l’expérience d’un spectateur qui n’absorbe pas tout dans un atelier ou devant une toile.

Comme le dit Jacques Rancière : « Le visible se laisse disposer en tropes significatifs, la parole déploie une visibilité qui peut être aveuglante » (15). Les essais ne permettent peut-être pas de voir vraiment, mais ils suscitent un désir de voir ces tableaux flous qui sont conçus dans l’espace tangible de l’atelier de Mandelbaum et qui sont révélés dans le lieu dissous qui est le texte de Warren. Enfin, dans les deux essais sur Mandelbaum, tout se passe par bribes, par touches successives et par couches superposées jusqu’à ce qu’apparaissent, encore comme les figures dans les toiles et les traces des patins sur la glace, une mise en scène de l’atelier et une notion des tableaux comme lieux de perception et d’imagination.

L’art en mouvement dans l’installation de Beatrijs Lauwaert

Alors que les essais sur Arié Mandelbaum développent une conception de l’art et de l’atelier qui joue sur les complexités de la perception et sur les différences entre la représentation et la révélation, Warren exploite les expositions de la plasticienne flamande Beatrijs Lauwaert pour soustendre sa notion du mouvement comme principe fondamental de l’art, de l’écriture et de l’imaginaire. Le sociologue Gordon Fyfe déplore une certaine analogie, courante dans le domaine de la muséologie, selon laquelle le musée de beaux-arts est perçu comme une prison, un lieu où les objets sont amputés de leurs ressorts de création (38). Habituellement définie avant tout par la collection qui la compose et par ses fonctions de démonstration ou de présentification, l’exposition d’art est souvent divorcée des actes créateurs, proposant plutôt le produit achevé de telles démarches. Pourtant, dans les essais de Warren, c’est tout le contraire; elle affirme le côté dynamique du musée et le présente comme un lieu de fabrication.

Comme soubassement à ce modèle du musée, Warren en propose un traitement qui valorise l’acte créateur, qui établit un rapport entre l’écrivaine et la plasticienne et qui rend compte du parcours de l’exposition comme expérience esthétique et kinésique. L’essai « Capteurs de souffle » (Objets du monde) décrit la visite de l’auteure à l’exposition Natures mortes pour Morandi, tenue à la Maison Arents, à Bruges, en octobre 2003[9] . Le deuxième texte, « Plis, origami de la pensée » (La forme et le deuil), a d’abord paru dans le catalogue de l’exposition De tafels van vermenigvuldiging, tenue à la chapelle Campo-Santo, à Gand, en 2004[10] . Il peut paraître insolite de parler du mouvement dans le cas des pichets en céramique qui composent Natures mortes pour Morandi, l’exposition qui nous intéressera le plus ici. Toutefois, pour Warren, il y a une vitalité incontournable dans l’agencement des objets, dans sa propre expérience de l’installation et dans son écriture. D’ailleurs, dans les rapports qui s’établissent entre ces deux textes, il n’y a rien de statique non plus : bien que la présente analyse se penche surtout sur Natures mortes pour Morandi, nous verrons que le rapport intertextuel crée des volumes, des couches de complexité et un mouvement d’un texte à l’autre.

La présentation de l’exposition de Lauwaert illustre ainsi la belle conception du musée étalée par Claudine Potvin : « Le musée, ce sera donc un espace ouvert qui s’arpente, se marche, se parcourt de long en large, se transforme à chaque lecture, à la mesure des pas, des arrêts, des doutes, des angoisses, des soupirs, des regards de la foule [. . .] » (« Muses et musées » 282). Plus précisément, alors que l’historien de l’art Donald Preziosi voit la dynamique qui existe entre les objets de l’exposition et le spectateur comme une sorte de chorégraphie effectuée par le spectateur (50), les essais de Warren montrent que la danse se fait aussi entre la plasticienne et les objets, entre la plasticienne et l’écrivaine ainsi qu’entre l’écriture et les objets de l’installation. Les deux essais sur Beatrijs Lauwaert rendent compte, donc, des aspects mobiles de l’art et de l’écriture.

L’incipit de « Capteurs de souffle » raconte l’entrée au musée où Warren découvre Natures mortes pour Morandi de Lauwaert, une exposition de pots et pichets en céramique qui rend hommage aux tableaux de bouteilles, cruches et pichets de l’artiste italien Giorgio Morandi. Les premières impressions que Warren nous livre de l’espace muséal posent les jalons de l’essai. Au départ, la description de l’entrée semble privilégier les aspects concrets ou matériels de l’espace : « Déjà, en me tournant vers l’escalier, en levant les yeux vers le mur de gauche, ma curiosité est appelée par trois grandes photographies de pots à lait, de pichets, qui brillent comme si elles venaient d’être vernies » (97). Comme dans les essais sur Mandelbaum, Warren montre son intérêt pour l’architecture, une autre forme d’art visuel qui est décrite et transformée par sa plume. Par ailleurs, tout comme elle s’attarde sur l’escalier qui monte à l’atelier de Mandelbaum, elle mentionne l’escalier qui la mènera à l’exposition de Lauwaert. Motif qui met en relief le mouvement ainsi que l’accès aux espaces de création et d’exposition, l’escalier est aussi associé à l’état d’être qui accompagne ses premières impressions du musée : la curiosité, l’empressement d’arriver. Autre élément frappant de l’incipit de « Capteurs de souffle », les photographies ouvrant l’installation évoquent pour Warren La Fontaine et un souvenir d’enfance des jeux de dînettes :

Devant ces pots à lait, je pense à la fable de La Fontaine [. . .], ensuite les images d’enfance se succèdent, appelées par la force du souvenir. Plaisirs d’enfance, jeu de dînettes, objets tant de fois manipulés, ordonnés, mais plus encore après ces longs repas du dimanche ou des fêtes, après le dessert, le thé, le café servi dans un rituel de porcelaine et d’argenterie [. . .] C’est soudée à ces souvenirs d’enfance que j’ai plongé dans le monde de Lauwaert qui m’attendait, la dernière marche franchie. (97)

C’est ainsi que la description des premiers moments au musée unit dans une même expérience le corps, l’affect, l’imagination et la mémoire. Autrement dit, l’incipit met d’emblée en relief la complexité du parcours à travers l’exposition, parcours qui fait appel au mouvement et aux sens, au souvenir et à une fascination ou une affinité pour l’artiste et son œuvre.

Soulignons que Warren s’attarde ici sur une artiste pluridisciplinaire dont le travail rapproche le musée de l’atelier. Dans ses installations, Beatrijs Lauwaert marie dessins, peintures, photographies et objets quotidiens qu’elle situe en fonction de l’espace qui les expose. Dans Natures mortes pour Morandi, elle a installé de nombreux pots et pichets céramiques dans les salles d’exposition, sous les radiateurs, sur les rebords des fenêtres, derrière les barreaux en fer forgé de l’escalier. Le musée garde certes ses fonctions de démonstration, mais les dispositifs spécifiques de l’œuvre de Lauwaert, et par conséquent les démarches requises pour la monter, dépendent de l’architecture du musée tandis qu’ils transforment en même temps le musée en une sorte de chantier pour l’installation. La plasticienne s’engage dans un acte créateur qui est sensible à l’espace de l’exposition et qui modifie cet espace par l’ajout délibéré d’une installation artistique. Le musée fait ainsi partie des matériaux que Lauwaert transforme dans l’aménagement de son œuvre.

Expliquant à quel point Lauwaert interroge et travaille l’espace muséal, Warren affirme que cet aspect du projet plastique l’encourage à articuler ses propres préoccupations concernant les démarches littéraires et visuelles :

Tous les langages de Lauwaert s’articulent, que ce soit avec Morandi ou avec les éléments déjà en place. Qu’est-ce qu’un artiste retient de la matière qui lui est offerte et comment cette matière met-elle en lumière ces objets du monde? Comment le langage dialogue, agit, interroge le monde? Ces préoccupations me touchent d’autant plus que j’œuvre avec des artistes, avec des livres, avec de nouveaux objets, consciente de me révéler à travers eux. (« Capteurs » 102)

Warren souligne ainsi des ressemblances entre la plasticienne qui exploite les objets et la matière pour exprimer le monde et l’écrivaine qui exploite le langage à la même fin.

Il y a de fait une synergie indéniable entre Louise Warren et Beatrijs Lauwaert, deux femmes dont l’œuvre est caractérisée par de riches rapports interartistiques, bien que leurs outils et matériaux de création ne soient pas les mêmes. Les ressemblances que Warren constate dans les réflexions citées ci-dessus sont élaborées davantage dans « Plis, origami de la pensée », un essai qui a été conçu pour le catalogue de l’exposition De tafels van vermenigvuldiging. Il s’agit d’une installation que Lauwaert a organisée autour du motif du pli, tant dans des tissus que dans des photographies de vagues ou de dunes. Dans cet essai, Warren entame une sorte de dialogue avec l’artiste, rapprochant ainsi son texte du processus créateur de la plasticienne. Certains fragments de « Plis, origami de la pensée » renvoient aussi aux pots et pichets de Natures mortes pour Morandi et s’adressent à un « tu » qu’on sait être Lauwaert : « Estce pour plus de certitude, tu peignais tes pichets en rouge » (32)[11]. L’emploi du pronom personnel « tu » suggère un document plus intime que les articles de présentation biographique ou d’analyse si souvent publiés dans les catalogues d’exposition. Ce texte, comme les autres de Warren, se distingue aussi du commentaire critique traditionnel dans la mesure où il est composé d’une série de fragments de prose poétique qui évoquent une expérience de l’art plus qu’ils ne décrivent les œuvres elles-mêmes. Mais au-delà de la forme de ce texte, c’est la suggestion d’une frontière floue entre l’installation et l’écriture sur l’installation qui est particulièrement frappante. Le « tu » bascule dans un « nous » qui établit un rapport incontournable entre l’entreprise de l’écrivaine et celle de la plasticienne : « Les volets et les vêtements, le w de nos noms. Cette lettre dépliée qui recueille nos questions, nos doutes » (« Plis » 32). Outre le fait que les deux artistes font face aux mêmes incertitudes dans la création, ce qui est intéressant ici, c’est que Warren traduit – par la forme même des lettres – le pli des tissus mis en œuvre dans cette installation de Lauwaert. L’écriture sur l’installation reproduit et reflète l’installation elle-même.

Dès lors, la question de l’espace mouvant de l’exposition se fait sentir de plusieurs manières dans les essais de Warren. Premièrement, le processus créateur de Warren suggère une sorte de mouvement lors de la rédaction de « Capteurs de souffle ». Dans le cas d’Arié Mandelbaum, la transformation de l’atelier réel en un espace littéraire a lieu bien après la visite, comme nous l’avons vu. Dans le cas de « Capteurs de souffle », par contre, Warren prend des notes au fur et à mesure que sa visite à l’exposition de Lauwaert progresse. Les réflexions que Warren déploie sur l’exposition sont entrecoupées de bribes tirées directement de son carnet :

Derrière les élégants barreaux de fer forgé de cet escalier, un demicercle de bleu, une première ligne de pots, variations de formes et de teintes, posée là, prête à retenir le souffle de chaque visiteur à la montée des marches. Bleu. Capteurs de souffle, ai-je noté dans mon carnet. Cobalt, bleu pâle plus loin, bleu nuit en retrait. Bleu ouvert. (98)

Musique de verre dans cette enfilade de carafes, de pichets et de pots qui ont franchi le seuil pour suivre un rai de lumière, dessinant des ombres. La marche de l’ombre, ai-je noté. (99)

Même si ces bribes sont peu nombreuses, elles constituent des traces d’un autre moment d’écriture et des pensées de l’auteure à l’instant même de sa visite au musée. Écrire sur l’exposition devient ainsi l’occasion de faire un va-et-vient entre la création sur le vif et le travail de réécriture ou de peaufinage qui advient plus tard, ainsi qu’entre le moment de sa visite et les réflexions développées par la suite.

Ce mouvement qui se situe dans la genèse sous-tend aussi les thèmes et le langage de l’essai publié. Dans l’essai sur Natures mortes pour Morandi, Warren exploite des motifs de la chorégraphie pour rendre compte de l’élégance des objets de Lauwaert : « Le mot danse. Le mot corps. En effet, l’anse, tel un bras replié, le bec, la courbe, les rondeurs, l’élancement, la ligne, agissent dans l’espace comme les formes d’un danseur, d’une danseuse » (« Capteurs » 100). Plus loin, Warren souligne l’influence que la danse aurait sur Lauwaert : « Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre que la fille de Beatrijs Lauwaert est chorégraphe, danseuse » (100). Pour parler de ces natures mortes, Warren évite les tropes conventionnels de la mort ou de l’immobilité, privilégiant tantôt l’action, tantôt les pauses entre gestes ou actions. D’une part, l’exposition des pichets et cruches évoque la quiétude des corps au repos : « Chaque pot semble un corps qui aurait été modelé naturellement par l’artiste, investi de son regard, en état de pause, comme le rappelle si bien la traduction du mot flamand stilleven (nature en pause). Pause du corps qui, lancé dans son univers propre, retrouve une plasticité unique et différente » (100). Les mots pot et pause forment un des jeux de sonorités et par extension d’associations conceptuelles que Warren affectionne. De plus, ce repos peut être saisi comme les blancs des toiles d’Arié Mandelbaum : un moment, un silence, un espace qui donne forme et sens à ce qui l’entoure.

D’autre part, ce calme peut advenir uniquement parce que les natures mortes de Lauwaert sont également perçues et conceptualisées comme des objets mouvants. Les objets qui composent l’installation n’occupent pas simplement l’espace du musée, ils l’animent :

À quel extraordinaire plaisir d’invention suis-je conviée en ces salles qui se succèdent, lourdes dans leur architecture et décoration néoclassiques et dont le poids n’affecte en rien ces petits pots qui suivent leur chemin, franchissent le seuil des salles, s’adaptant à une autre lumière, un autre lieu, et semblent aller parfois dansant, parfois méditant seuls, se tournant vers nous, frôlant les murs, se cachant et se révélant, s’installant sur les bords des fenêtres, le manteau d’une cheminée. Dans ces dispositions savamment orchestrées dans leur rythme interne, leurs variations de couleurs, leur hauteur, leur épaisseur, leurs formes, une lecture du trait, tantôt continu, tantôt discontinu, transmet la leçon du dessin, de la couleur, d’un mouvement heureux. (« Capteurs » 98-99).

Le champ lexical du mouvement est saisissant : se succèdent, suivent leur chemin, franchissent le seuil, aller parfois dansant, frôlant, mouvement heureux. Puisque sa conception de l’art est fondée sur un principe de mouvement, l’écriture de Warren respecte et miroite l’aspect mobile de l’installation. De plus, comme pour souligner la nature vivante de l’espace, l’art et le lieu de l’exposition inspirent ici une écriture presque synesthésique. Warren ajoute de l’épaisseur à l’écrit en ayant recours à de nombreuses sensations : poids, lumière, rythme, couleur, mouvement. L’écriture fortement évocatrice de Warren reflète le dynamisme que l’écrivaine perçoit dans l’installation. En d’autres mots, tout comme les objets de l’installation animent l’espace, l’enjeu de l’écriture est d’animer la page.

Les pas de cette danse trouvent leur réverbération dans « Plis, origami de la pensée ». Comme nous l’avons vu, ce texte évoque une exposition dans laquelle Lauwaert privilégie la forme du pli : tissus, vagues, dunes. Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur le pli, surtout dans la lignée de Deleuze, contentons-nous d’en soulever seulement quelques aspects qui mettent en lumière les enjeux et le fonctionnement du texte sur Natures mortes pour Morandi. Si le pli semble déjà être imprégné de mouvement et de souplesse, il n’est pas d’emblée évident que le concept du pli puisse aussi renvoyer aux pichets céramiques. Dans « Plis, origami de la pensée », une allusion à Natures mortes pour Morandi fait néanmoins le lien : « Longs becs de porcelaine, d’autres plis, d’autres murmures » (32). La Maison Arents elle-même, lieu de l’exposition des pots, pichets et cruches, suscite également des images mentales de plis : « L’escalier, le radiateur [. . .] Ces objets, je les regarde encore comme des éventails. Dans ma tête, les mêmes airs d’accordéon » (31). Les plis sont ainsi non seulement une forme visuelle, mais une notion qui permet de mettre en relief la fluidité et la mobilité des objets. Et certainement, le pli est une pratique littéraire chez Warren : « Écrire des essais est une manière de plier et de déplier une idée. Il faut montrer, démontrer, dévoiler, développer, étoffer. Écrire dans l’art du pli, le tissu du texte » (La forme et le deuil 153). La représentation littéraire de Natures mortes pour Morandi fait donc preuve de ses propres plis dans l’association inattendue entre céramique et pli, dans le rapport intertextuel que l’essai entretient avec un autre essai et dans les procédés de tissage qui caractérisent le genre même de l’essai selon Warren.

Pour ce qui est de l’expérience personnelle de Warren, il se peut aussi que la spectatrice se voie dans les anses et les cruches qui ressemblent à des corps fluides et dansants. En ce sens, l’idée d’une chorégraphie du spectateur sillonne le texte en creux. Lors de sa visite au musée, Warren doit bouger, se déplacer, changer son corps pour observer les œuvres autour d’elle. À un moment donné, elle explique qu’elle doit même s’agenouiller pour mieux contempler certains objets : « Et pour ne rien perdre de ce tracé, de ce faufil, de cette manière très personnelle d’habiter l’espace, il ne convenait plus, devant les œuvres basses rasant le sol, que je me tienne debout » (« Capteurs » 101). Cette action la rapproche des objets et semble instaurer une syntonie entre les œuvres, elles-mêmes dansantes, et la spectatrice en mouvement.

De plus, si l’acte de s’agenouiller permet à l’écrivaine de se déplacer dans l’espace, il la mène aussi vers les univers littéraires, celui de livres lus ainsi que celui de ses propres textes. Lorsque Warren s’agenouille devant les objets bas, elle a « l’impression de franchir le monde des contes, tantôt Alice au pays des merveilles, tantôt La Petite Sirène d’Andersen [. . .] » (« Capteurs » 101). Warren décrit ainsi une expérience où les frontières entre le monde des beaux-arts et celui de la littérature sont poreuses. Elle montre en même temps que certains moments de cette exposition éveillent des souvenirs d’autres textes littéraires et engendrent un retour à l’enfance. Nous l’avons vu aussi au début de « Capteurs de souffle » lorsque Warren associe l’œuvre de Lauwaert à une fable de La Fontaine et aux jeux de dînettes. Par ailleurs, aussi insolite que cela puisse paraître, l’agenouillement devant les pots ou les pichets de Lauwaert rappelle une conception de l’écriture que Warren développe ailleurs dans sa trilogie : « Il existe des instants où écrire ressemble à un agenouillement. La tête fléchie entraîne le reste du corps et, dans ce repliement de ferveur, la vue se courbe vers un point clair : le vide, l’absence, rien » (Bleu de Delft 11). Il y a des parallèles entre l’acte d’écrire et l’acte de visiter un musée. Le corps, l’art visuel et la littérature y constituent un triptyque d’éléments qui se prolongent et s’informent.

Enfin, Warren situe les œuvres de Lauwaert dans l’espace du musée, tout en donnant à ses mots un mouvement qui reflète celui d’une trajectoire à travers le musée et en traçant les méandres des pensées et des souvenirs qui sont évoqués par les œuvres d’art qu’elle contemple. Le rapport que Warren établit entre son travail et celui de Lauwaert sous-tend la représentation de l’exposition, représentation caractérisée par le mouvement du texte, du corps et des objets puisque seul le mouvement peut articuler le projet de création auquel l’essayiste veut se livrer.

Conclusion

Les essais de Louise Warren dans la trilogie Archives mettent pleinement en lumière les façons dont l’atelier, le musée et l’œuvre d’art informent diverses stratégies d’écriture : dans les essais sur Mandelbaum, les lacunes dans les descriptions des toiles donnent une impression des tableaux tout en soulignant la nature nécessairement incomplète de l’écriture sur l’art. Dans les essais sur Lauwaert, les tropes du mouvement mettent en relief le parcours très actif à travers une installation qui convoque la plasticienne, les objets, l’espace du musée et l’écrivaine. Cette écriture du mouvement, des perceptions et des sensations traduit une certaine façon d’être dans les espaces du musée et de l’atelier, une façon d’être qui engage aussi tout le corps, toute la pensée, tout l’imaginaire. Dans sa conception de l’art et de la création, Warren reconnaît que l’expérience d’une œuvre d’art ne se réduit pas à un regard jeté sur une toile. Elle reconnaît que le spectateur peut être aussi touché par le thé fumant, par une porte verte, par le fer forgé d’un escalier, par l’acte de s’agenouiller, autant de phénomènes qui suscitent des réponses affectives, intellectuelles et kinésiques et qui peuvent se répercuter sur la façon de percevoir l’art et d’écrire sur l’art.

Du point de vue de la critique littéraire et de l’étude des rapports texte-image, le travail de Warren sur ses visites aux ateliers et aux musées renouvelle l’écriture sur l’art. Bien qu’elle traite de deux espaces canoniques dans le monde des beaux-arts, Warren visite l’atelier et le musée parce qu’ils montrent une incubation et une exploration de la création visuelle qu’elle transpose dans sa création littéraire. Son approche éminemment personnelle et subjective ne s’inscrit pas dans l’héritage des discours traditionnels de la critique ou de l’histoire de l’art; elle s’affranchit de la doxa théoriciste qui peut marquer certains écrits dans les domaines de la littérature et de l’histoire de l’art. Ses essais s’éloignent également de la sémiotique et même de l’herméneutique comme les boîtes d’outils principaux dans l’analyse de l’image ou l’analyse de l’écriture sur l’art. On pourrait plutôt proposer que Warren s’engage dans une ouverture ou dans une découverte de la création artistique, voire du monde, qui ressemble à une phénoménologie.

Dans la mesure où Warren rend compte de ses propres expériences et qu’elle affiche une conjonction séduisante entre ses pratiques et celles d’autres artistes, les visites aux expositions et aux ateliers tracent le portrait d’une écrivaine qui se constitue par rapport à ce qu’elle voit et ce qu’elle écrit, une écrivaine pour laquelle le projet interartistique est nécessaire afin de saisir les ressorts de la création. Par le biais de ces lieux où d’autres artistes créent et exposent leur travail, Louise Warren dessine les contours de son propre rapport à l’art et construit son propre musée : un musée textuel qui révèle ses goûts, ses convictions, ses pensées et ses préoccupations. Les essais littéraires de Warren, tout éclatés, allusifs, fragmentaires et riches qu’ils soient, sont un prisme, voire une loupe à travers lesquels elle cherche à comprendre les arts plastiques et littéraires. C’est ainsi que chez Warren l’art n’est pas présenté comme un système de signes, mais comme des traces d’une conscience et comme des objets de beauté qui inspirent les contours de l’imaginaire. Enfin, c’est ainsi que ses essais deviennent également un lieu d’exploration de leur propre création et que les réflexions sur l’art plastique basculent dans la pratique de l’écriture en train de se faire.