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Selon La Vie Littéraire au Québec, le nombre de romans publiés dans la province entre 1870 et 1894 « est loin de satisfaire à la demande du lectorat, plus vaste en raison d’une scolarisation accrue, et davantage attiré par la lecture de divertissement. Pas un journal, pas une revue qui n’ait son feuilleton, français en majorité » (Lemire et Saint-Jacques 369). Quant à la production locale, Kenneth Landry nous apprend que « [d]es 77 romans québécois qui paraissent en volume pendant tout le XIXe siècle, près de 80% sont publiés sous forme de feuilletons » (69, note 13). C’est donc dans les périodiques que la plupart des romanciers canadiens-français se font la main (Lareau 490) et éventuellement un nom, auprès d’un public qui va s’élargissant[1] aux classes moyenne et populaire et où, désormais, les femmes « occupent une place importante » (Lemire et Saint-Jacques 438). Wenceslas-Eugène Dick ne fait pas exception. L’Enfant mystérieux paraît dans le mensuel L’Album des familles, du 1er février 1880 au 1er juin 1881, et dix ans plus tard, en deux volumes, chez J.A. Langlais.[2]

Né en 1848 sur l’île d’Orléans, Dick meurt à Sainte-Anne-de-Beaupré en 1919. Médecin de profession, il écrit pour « se divertir » (Dandurant 138) et sa production est particulièrement éclectique.[3] C’est un habitué des périodiques. On lui doit, entre autres, des chroniques ouvrières, des études sur l’influence du vin ou encore sur les expéditions au Pôle Nord, du théâtre, de la poésie, et même le livret d’un opéra-comique. Mais c’est l’auteur de plusieurs contes et romans qui retient l’attention. Firmin Picard le considère en 1897 comme « une des gloires du Canada » (276) et Damase Potvin, en 1951, parle encore de succès « presque triomphal » (951). La critique récente s’est montrée plus réservée. En 1971, Clairvaux estime que Dick « sait compliquer une intrigue, […] évoquer des mœurs, enfin transposer toute cette matière brute et extrêmement vivante non pas jusqu’au niveau de l’art, ce serait trop dire, mais jusqu’à celui d’une honnête composition littéraire » (95). De son côté, La Vie littéraire au Québec classe Dick, en 1999, parmi les « auteurs importants de l’époque » mais ajoute que ses récits « ne semblent pas avoir eu de retentissement » (Lemire et Saint-Jacques 194, 371).

Considéré comme le meilleur roman de Dick par Clairvaux (100) et Suzanne Lafrenière (210), L’Enfant mystérieux, dont Potvin nous apprend que le lectorat de l’époque « s’arrachait » les livraisons mensuelles comme plus tard le livre (954) et qui, toujours selon Potvin, « pouvait entrer en lice avec bien des romans d’aventures édités chez Taillandier » (950), n’a pourtant pas été réédité et n’a jamais suscité de lecture critique poussée (Lemire et Saint-Jacques 372). Le titre ne laisse aucun doute : il s’agit bel et bien d’un roman d’aventures,[4] genre très apprécié tout au long du XIXe siècle, et dont on a pu dire que Dick l’a « particulièrement popularisé [...] en canadianisant son espace »[5] (Lemire et Saint-Jacques 370). Aux dires du narrateur, c’est la « véridique histoire » d’Anna (Dick 2 : 289), une enfant de trois mois qu’un inconnu confie à un paysan aisé de l’île d’Orléans, Pierre Bouet. Elle fera la joie de ses parents adoptifs, que le sort avait privés de progéniture. Mais, au lendemain de ses dix-sept ans, Anna se trouve impliquée dans une suite ininterrompue d’avanies : enlèvement, séquestration, incendie, envoûtement, etc. tout cela fomenté par Antoine Bouet, frère de Pierre et son seul héritier, qui ne reculera devant aucune vilainie pour spolier sa nièce, provoquant même la mort des époux. Devant l’inanité de ses efforts, rongé de remords, il se suicidera. Par un concours providentiel, Anna retrouvera ses vrais parents, riches comme il se doit. Elle épousera l’élu de son cœur et, dans un bel accès de générosité, laissera son héritage aux enfants du perfide Antoine avant de quitter à jamais l’« Ile des Sorciers » (Dick 2 : 297).

Notre étude du fonctionnement du descriptif dans un roman d’aventures canadien-français, sous l’angle, essentiellement, de la lisibilité, s’inspirera des recherches effectuées par les théoriciens de la description. Parmi eux, Philippe Hamon s’est attardé sur le principe de lisibilité et sur son incidence dans le système descriptif. Hamon entend la capacité du message « à ‘retransmettre’ une information » (« Un discours » 422). La lisibilité d’un texte dépend alors de « l’interaction de plusieurs facteurs », d’ordre « interne » et d’ordre « externe » (« Un discours » 422). Nous retiendrons ici les facteurs d’ordre externe et surtout le « respect de certains sous-codes culturels qui définissent une acceptabilité », notamment la « conformité au genre » (« Un discours » 423). À ce propos, Hamon insiste sur le fait que la lisibilité d’un texte est « fonction des présuppposés idéologiques du lecteur, et de sa compétence esthétique (sa connaissance des lois d’un genre, par exemple), tout autant, ou bien plus, que d’une ‘propriété’ des lexiques » (Du descriptif 158, note 1). En d’autre termes, le principe de lisibilité du descriptif recouvre au moins deux exigences : transmission du message et adhésion aux règles du genre.

La lisibilité est une vertu cardinale du genre paralittéraire. Couégnas va jusqu’à dire que le texte paralittéraire « doit être aussi lisible dans son texte que dans sa couverture illustrée » (142). Alain Delormes fait même de ce souci le « véritable moteur » du genre (63) et si, pour Couégnas, la description n’y est pas admise de gaîté de cœur, c’est justement parce qu’elle constitue, dit le critique, une entrave à cette exigence (141-43).

Pourtant, à lire L’Enfant mystérieux, on constate très vite que le descriptif n’y est pas laissé pour compte, tant s’en faut. Lafrenière considère certaines descriptions du texte comme des « morceaux d’anthologie » (211). Clairvaux, de son côté, dans son appréciation globale des romans de Dick, est d’avis que certaines d’entre elles, bien tournées, « tiendraient honorablement leur place dans une anthologie de nos prosateurs du dix-neuvième siècle » (101).

Notre analyse va donc convoquer deux notions opposées : l’acceptabilité et la non-acceptabilité du descriptif. En d’autres termes (ceux d’Yves Reuter), elle reviendra à dégager les modalités de marquage de la fonction dite « positionnelle », celle qui situe le descriptif dans un « espace donné », et l’indexe notamment à un genre déterminé (145-50). Cette démarche nous laissera entrevoir, à travers le texte de Dick, une spécificité descriptive du roman d’aventures canadien-français. Cependant, un examen plus attentif des « fragments expansés à dominante [descriptive] marquée », pour citer encore Reuter (24), révélera chez Dick des signes de contre-marquage, en particulier un certain recul par rapport au principe de lisibilité, nous permettant alors de parler de déviance générique.

Marquage de la fonction positionnelle

Les théoriciens, en particulier Jean-Michel Adam et André Petitjean, ont noté chez les écrivains réalistes français la mise en place d’« artifices d’écriture » destinés à « enrayer l’hétérogénéité » entre descriptif et narratif — la description étant souvent perçue comme une « excroissance parasitaire » susceptible de ralentir considérablement la fiction (39). Ils ont dégagé, au niveau de l’implantation du descriptif, deux stratégies d’écriture, le « camouflage » et, à la suite de Hamon, la « justification ».

Chez les écrivains réalistes, le camouflage de la description passe surtout par une narrativisation-temporalisation du descriptif, une démarche qui implique la mise en place d’« organisateurs » et/ou de « plans de texte », ou encore une aspectualisation « animée » de l’objet décrit, tant au plan sémantique que syntaxique (Adam et Petitjean 40). La justification de la description revient, pour Hamon, à « naturaliser » la pause descriptive en admettant sa prise en charge par un « personnage-truchement » doté d’une capacité de voir, de dire, ou de faire (Du descriptif 172-98).

Quant au genre paralittéraire, Couégnas rappelle justement que cette « liberté incontrôlable du descriptif » dont parle Hamon « menace l’ensemble du mécanisme narratif » d’un texte qui « ne peut se permettre de faire du sur-place » (141, 143). Et, de fait, L’Enfant mystérieux propose des segments descriptifs de longueur appréciable, susceptibles de compromettre la tenue du rythme indispensable au bon fonctionnement d’un genre qui, dans l’idéal, fait en sorte « qu’on ne puisse reposer le livre sur la table » (Tadié 7) — étant bien entendu, répétons-le, que la lisibilité d’un texte s’applique non seulement à sa transparence sémantique mais aussi à sa capacité de mobiliser l’attention du lecteur. Ce souci de tenir le lecteur en haleine, dont la présence attendue est confirmée dans le roman d’aventures canadien-français (Lemire et Saint-Jacques 370), appelle des procédés de nature à minimiser le piétinement descriptif. Tout comme le roman réaliste, le roman d’aventures peut d’abord recourir au camouflage.

Pour embrayer le plus discrètement possible du narratif au descriptif — pour camoufler l’hiatus en créant une apparence d’homogénéité, un premier artifice mis en œuvre sera le tiré à la ligne. En France, « [l]es ‘grands’ des années 1850-1910 », parfois soumis à des impératifs alimentaires et/ou mercantiles, « en usent et en abusent » (Vareille, Le Roman 221, 220). Dans L’Enfant mystérieux, le descriptif donne souvent lieu à un découpage typographique aussi systématique que celui du narratif. Ainsi, la description de la grotte où vit Tamahou, divisée en cinq paragraphes, en comporte trois de quatre lignes au plus (Dick 1 : 158-59). Celle des passagers de la « grande chaloupe » du fisc, longue d’une page à peine, requerra six tirés à la ligne (Dick 2 : 78-79). À la différence du pavé typographique qui, à première vue, signale au lecteur un risque de description et lui donnera même l’envie de passer outre, une disposition aérée peut leurrer la clientèle ou, plus vraisemblablement (car on a souvent exagéré les insuffisances de ce genre de public), minimiser l’hiatus discursif en conservant un format associé au narratif, et dont la seule présence a quelque chose de rassurant.[6] Ainsi recalibré et en somme désamorcé, même au prix d’un subterfuge, le descriptif est un obstacle moindre à la lisibilité. Ajoutons que le tiré à la ligne répond à la programmation annoncée, dans le genre paralittéraire, d’« une lecture ‘pas à pas’, donc relativement attentive, bien qu’assez rapide » (Couégnas 141) et contribue, au sein même d’un discours réputé dilatoire, à maintenir ce « rythme haletant et haché » (Vareille, Le Roman 223) qui est peut-être la première exigence du roman d’aventures.

La deuxième technique met en place un métalangage qui confirme çà et là l’adhésion aux exigences rythmiques. Ce métalangage, qui foisonne dans le narratif de L’Enfant mystérieux, en traverse également le descriptif, à une fréquence moindre, il est vrai, mais sans relâche. Des formules métalinguistiques du type « Et maintenant, pour fermer la parenthèse, disons vite que » (Dick 1 : 89), « Hâtons-nous d’ajouter » (Dick 1 : 71), « Mais, d’abord, il nous faut dire un mot » (Dick 1 : 17), « Un exemple entre vingt » (Dick 2 : 111), etc. sont de nature à rassurer le lectorat du genre, à ménager son confort lectoral. Elles rappellent le traditionnel « restez avec nous » ou, plus impératif encore, l’anglais « don’t go away », qui précèdent aujourd’hui, à la télévision, l’irruption intempestive d’une séquence publicitaire.

Le dernier artifice permettant de camoufler la transition du narratif au descriptif est aussi le plus subtil. Il raffine un procédé recensé, l’aspectualisation animée de l’objet du discours. Dans la description de la grotte où vit Tamahou l’Amérindien, le verbe « courir » figure à deux reprises mais pour assumer deux fonctions successives. La première fois, il opère comme un rappel intratextuel d’un moment du narratif : « dans un précédent chapitre, nous avons vu Antoine Bouet courir comme un fou vers les bouleaux » (Dick 1 : 159, nous soulignons). La deuxième fois, ce même prédicat sert à dynamiser la description : « Or, l’endroit choisi pour déterrer le prétendu trésor […] se trouvait être précisément au-dessus d’une profonde fissure qui, partant du fond de la dernière grotte, courait vers le nord jusqu’en arrière des bouleaux » (Dick 1 : 159, nous soulignons). L’originalité du procédé tient ici non seulement au cumul de ces deux fonctions en tant que telles mais au fait que leur indexation au même verbe d’action crée une intimité rythmique entre descriptif et narratif, pour le plus grand bien de la lisibilité.

La justification de séquences descriptives, autre stratégie d’écriture mise en œuvre dans le roman réaliste pour sauvegarder le rythme par-delà les alternances discursives, trouve a fortiori sa place dans le roman d’aventures. Dans L’Enfant mystérieux, on parlera surtout d’intrusions du narrateur. Le discours du narrateur, « loin d’être totalement exclu des œuvres qui nous semblent tendre vers le modèle paralittéraire » — quand il s’agit par exemple, pour le romancier, de s’assurer « l’assentiment du public le plus large » (Couégnas 143, 144) — prend essentiellement, chez Dick, la forme d’un métalangage de régie du descriptif, où dominent les considérations rythmiques. Parlant d’Antoine Bouet, le narrateur nous avertit que le personnage « est appelé à jouer dans l’histoire […] un rôle trop proéminent, pour que nous ne fassions pas connaître son caractère jusque dans ses moindres replis » (Dick 1 : 62). Ce métalangage annonce non seulement un changement discursif, mais aussi l’imminence d’une description de longue haleine. Qui plus est, il justifie l’hiatus discursif en le présentant comme nécessaire à la bonne marche du récit et réfute donc a priori le grief de piétinement. Ici se profile l’image d’un guide disposé à aider le lecteur dans la gestion du descriptif. Nous la retrouvons dans un autre exemple où le narrateur tente de cerner le personnage de Titoine avant de passer au portrait proprement dit : « Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas le physique d’un héros de roman, Titoine!... » (Dick 2 : 220). En signalant l’écart par rapport au stéréotype, le narrateur, au moment de se muer en descripteur, pique la curiosité du lecteur et le garde mobilisé. Il fait miroiter un modèle atypique (surtout dans le roman d’aventures), celui de l’antihéros et, par là même, fait paradoxalement du piétinement un atout rythmique.

Il en va de même dans le portrait de la Démone, personnage décrété « indescriptible » par le descripteur (Dick 1 : 85-86) et littéralement inimaginable par le lecteur, même si ce dernier songeait à relever le défi : « faites un violent effort d’esprit pour vous représenter cette figure impossible…Vous n’y arriverez pas » (Dick 1 : 86). Ce genre de métalangage finit lui aussi par justifier le piétinement descriptif en dramatisant un type de discours souvent taxé d’inertie.

Dans le même esprit, il est des cas dans L’Enfant mystérieux où la justification fait intervenir, à divers moments de la narration, un mot ou un syntagme qui, véritable thème-titre d’une description à venir, aiguise encore la curiosité du lecteur attitré en lui promettant une description non seulement acceptable, mais souhaitée. Nous appellerons ce procédé ancrage anticipé. L’opération d’ancrage consiste habituellement à placer le thème-titre (l’objet du discours) en position liminaire dans le segment descriptif (Adam, La Description 104). Anticipée dans le narratif, elle permet de signaler sans équivoque, et avant qu’il ne soit trop tard, que le fragment descriptif qui va suivre n’est pas de ceux à éviter, bien au contraire, puisque l’objet décrit va satisfaire une attente. Certains mots, quasiment magiques, créent chez le lecteur du roman d’aventures un souhait de descriptif, né peut-être d’un fantasme, d’une obsession ou de simple voyeurisme. Plus tôt apparaissent ces mots dans le texte, plus grande est l’attente. Le mot « festin », par exemple, appelle presque inéluctablement une description abondante (Dick 1 : 33-34), pour le plus grand plaisir d’un lectorat attiré tout autant par la quantité que par la qualité — clientèle particulièrement sensible à un genre qui privilégie « [l]e fabuleux, l’incomparable et le paroxysme » (Vareille, Le Roman 84).

Mais, parmi les descriptions les plus attendues, la palme revient sans doute à celles du trésor caché, un lieu du roman d’aventures. Nous en distinguerons trois types : l’art de cacher un trésor, l’art de découvrir un trésor et le contenu du trésor. Pour des raisons évidentes (la quête du trésor échouera lamentablement), seuls les deux premiers types sont représentés dans L’Enfant mystérieux.

La description des façons élaborées de cacher un trésor interpellera le lecteur attitré, souvent inquiet du sort de son magot, curieux des subterfuges imaginés par ses voisins et, en règle générale, disposé à glaner dans le roman d’aventures (comme dans les almanachs) d’éventuelles recettes pratiques. Le deuxième type passionnera une frange importante du public, celle qui, plus ou moins consciemment, vit dans l’attente d’un miracle (voir, par exemple, de nos jours, le succès des loteries). Dans le texte de Dick, les Pape ont inventé un dispositif ingénieux pour mettre leur magot à l’abri du vol. Disons, pour résumer ces trois pages, que le dispositif exige un « sac de cuir », un « cadenas », des « anneau[x] », un « crampon de fer », un « nœud », des « cordes », etc. et provoque, en cas d’urgence, la chute du sac au fond d’un puits (Dick 2 : 125-27). Quant à la description, faite par la Démone à Antoine Bouet, du lieu où se trouve le trésor de Fournier, un aventurier ayant censément fait fortune en Californie, elle répond aux impératifs du genre par un relevé topographique digne d’un « arpenteur » (Dick 1 : 144). Nous reviendrons sur cette dernière description. Remarquons pour l’instant, dans le cas des Pape, que la curiosité du lecteur est attisée préalablement, dans le narratif, par les mots « Hum! hum! les Pape gagnent de l’argent; on ne leur en voit jamais », suivis du mot magique « magot » (Dick 2 : 124) — et que, dans son « étrange monologue », Antoine Bouet, naviguant en pleine nuit pour un motif encore inconnu, s’exclame : « Quel plus bel endroit pour cacher un trésor?... » (Dick 1 : 129) à la seule vue de l’île à Deux-Têtes. Dans les deux cas l’ancrage est suffisament anticipé pour exaspérer l’attente du lecteur. En tout état de cause, ces exemples de justification devraient suffire à nous convaincre que le présupposé d’une incompatibilité constitutive entre le texte paralittéraire et la description n’est pas sans faille.

Toujours en termes de lisibilité, les modalités de marquage de la fonction positionnelle se révèlent également, chez Dick, à travers les modes d’organisation du descriptif. On trouvera chez Adam et Petitjean une analyse précise du fonctionnement interne d’un segment descriptif et un catalogue des opérations mises en œuvre (112-16, 128-33). Dans L’Enfant mystérieux, certaines de ces opérations visent, très évidemment, à favoriser la lisibilité du texte.

Il y a d’abord la schématisation descriptive par opération d’ancrage, qui consiste — rappelons-le — à situer le thème-titre au début du segment. Cette opération, expliquent Adam et Petitjean, « assure la lisibilité de la séquence en activant » (115) dans la mémoire du lecteur une « référence virtuelle » qui sera confirmée ou modifiée par la « référence actuelle […] produite au terme de la séquence » (Adam, La Description 105). Si l’ancrage est fréquent dans L’Enfant mystérieux, il est volontiers ostentatoire. L’« accentuation » passe ici par un des « moyens tactiques » signalés par Hamon, le positionnement du thème-titre au tout début du segment (Du descriptif 141). Le portrait d’Ambroise Campagna livre d’emblée son thème-titre : « Ambroise » (Dick 2 : 50). La description de la grotte où Anna est séquestrée débute, sans équivoque, par les mots : « La grotte » (Dick 1 : 158). Le lectorat de l’époque, souvent issu « d’une population récemment alphabétisée » (Lemire et Saint-Jacques 438), retrouvera ici une présentation analogue à celle des manuels scolaires, dont Vareille rappelle qu’ils constituent un repère important pour ce genre de clientèle (Le Roman 248-51).

La schématisation descriptive par ancrage peut s’accompagner de ce qu’Adam appelle « opération de ré-ancrage » ou « reformulation » (La Description 106). Le procédé « reprend en le modifiant le thème-titre initial » (La Description 105). Qu’elle soit locale ou globale, la reformulation est une façon d’améliorer la lisibilité dans la mesure où elle permet non seulement de « relier des unités lexicales mais surtout de fixer le sens (cohésion et cohérence) d’un ensemble de propositions par un ‘processus rétroactif’ » (Adam, Éléments 173). Dans L’Enfant mystérieux, cette opération est présente et souvent pressante. Le portrait d’Ambroise — stratégiquement ancré comme nous l’avons déjà vu — s’achève par une reformulation globale d’autant plus insistante qu’elle apparaît dans un tiré à la ligne, avec l’appoint d’un marqueur de clôture : « Tel était Ambroise Campagna, le deuxième voisin à main droite, en regardant le fleuve, de notre vieille connaissance Pierre Bouet » (Dick 2 : 51). La description conjointe des frères Bouet fournit un autre exemple de reformulation globale, non seulement du thème-titre, mais aussi du mot-légende : « contraste frappant » (Dick 1 : 62). Hamon appelle « mot-légende », l’éventuel syntagme qui « unifie la liste des prédicats » et qui permet souvent d’« index[er] la tonalité globale » de la description (Du Descriptif 153). Il remplit ici pleinement son office : Pierre sera décrit comme « un petit vieillard rondelet, large d’épaules et court de jambes », à la différence d’Antoine qui « n’offre de développement que dans le sens de la longueur » (Dick 1 : 62). Mais, au terme de la description, et comme s’il pouvait subsister la moindre équivoque, le contraste entre les deux personnages est rappelé une dernière fois par un bref tiré à la ligne, lui-même assorti d’un marqueur de clôture : « Ils sont enfin l’antipode l’un de l’autre » (Dick 1 : 63).

L’impératif de lisibilité incite parfois le descripteur à insérer dans le même segment non pas une reformulation globale, mais deux. La cargaison de la goélette l’Espérance est tout de suite identifiée comme de la « contrebande » : « sa contrebande consistait presque exclusivement en boissons spiritueuses » (Dick 2 : 7). Intervient alors une première reformulation, doublement accentuée par un tiret et un indicateur de reprise : « — le tout confondu, mêlé, sans caractère précis, à déconcerter le nez le plus subtil, même celui d’un douanier » (Dick 2 : 7). Mais cela ne semble pas suffire. Pour confirmer qu’il s’agit bien d’une ruse, une deuxième reformulation survient, renforcée par un tiré à la ligne : « Un beau désordre régnait dans cette cale à tout mettre; mais ce désordre n’était qu’un effet de l’art; il n’était qu’apparent et servait à masquer une répartition intelligente » (Dick 2 : 7).

Parmi les macro-opérations descriptives recensées par Adam et Petitjean, l’aspectualisation est celle qui consiste à fragmenter l’objet décrit en ses diverses parties et propriétés (130). Si l’aspectualisation donne souvent lieu, dans L’Enfant mystérieux, à une intensification du procédé — une « expansion maximale » sur laquelle nous reviendrons — il arrive aussi qu’elle privilégie l’« expansion minimale » (Adam et Petitjean 130). Une seule propriété — un seul cliché, souvent (voir infra) — suffira pour figurer une atmosphère tendue : la nuit sera « noire » (Dick 2 : 4, 73, 160) ou « obscure »[7] (Dick 2 : 170). Mais même quand le modèle échappe explicitement au stéréotype et semble appeler une aspectualisation développée (c’est bien sûr le cas du portrait), il arrive que cette dernière demeure sommaire. Bien que Pierre Bouet, à l’âge de soixante-douze ans, ne réponde pas encore à l’idée qu’on se fait d’un vieillard, l’aspectualisation se limitera à une seule partie et cinq propriétés : « Il est encore cependant alerte et dispos, bien que moins solide à l’ouvrage qu’au temps jadis. Ses cheveux grisonnent à peine, et il les a aussi abondants qu’un jeune homme » (Dick 1 : 116-17). Une telle économie, dans un genre de description souvent prolixe, améliore la lisibilité et même l’affiche comme une priorité.

Autre macro-opération descriptive, l’assimilation fait notamment appel à la comparaison et à la métaphore (Adam et Petitjean 128). Dans L’Enfant mystérieux, l’assimilation est souvent lexicalisée, c’est-à-dire qu’elle implique des comparaisons et métaphores « usées d’avoir été ressassées », pour parler comme Jean Kokelberg (71). Chez Dick, le ciel est « noir comme de l’encre » (1 : 221), l’eau « limpide comme le cristal » (1 : 132), le chien de Pierre est « fort comme un bœuf » (1 : 100), les cheveux de Jean Pape « noirs comme le jais » (2 : 128) et la chevelure d’Eugénie Latour « blanche comme neige » (2 : 254). Les métaphores, elles aussi, sacrifient volontiers au cliché. La Démone tombe dans « un sommeil de plomb » (Dick 2 : 54), Anna est un « chérubin rose et blond » (Dick 1 : 25) avant d’arborer, plus tard dans sa vie, une « chevelure d’or » (Dick 1 : 95). Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot soulignent justement la lisibilité du cliché en expliquant que ce dernier « affleure à la surface du discours sous la forme d’une expression toute faite immédiatement repérable » (72, nous soulignons). En outre, L’Enfant mystérieux semble privilégier la comparaison, une figure de style plus aisément identifiable et systématiquement introduite par un « terme au contenu explicitement comparatif », le mot « comme » (Kokelberg 76). Le recours aux comparaisons et aux métaphores préfabriquées, donc parfaitement visibles et lisibles, confirme en somme le verdict de Vareille : le roman populaire « ne travaille pas dans des nuances qui impliqueraient un flottement » (Le Roman 84).

Contre-marquage de la fonction positionnelle

À lire L’Enfant mystérieux, on observe cependant qu’au niveau de l’organisation séquentielle le descriptif se prête parfois à un contre-marquage de la fonction positionnelle qui menace surtout la lisibilité. Nous avons retenu quatre indices de déviance générique : l’aspectualisation intensifiée, l’assimilation délexicalisée, l’intertextualité sous forme de référence ou d’allusion, enfin l’emploi d’un lexique spécialisé.

Si, dans L’Enfant mystérieux, la description se limite généralement à une aspectualisation sommaire et, ce faisant, sacrifie aux exigences d’un genre qui a « horreur de l’empilage paradigmatique » (Couégnas 143), l’inverse n’est pas rare. Intensifiée, l’aspectualisation constitue alors une déviance générique dans la mesure où elle cède à cette « liberté incontrôlable du descriptif » qui inquiète Hamon (Du descriptif 17). On trouvera alors, chez Dick, des séquences descriptives couvrant jusqu’à quatre pages du texte. Il va sans dire qu’une telle débauche aspectuelle pourrait décourager le lecteur, voire l’encourager à sauter les pages. Pour diminuer ce risque, l’excroissance descriptive sera réservée principalement au portrait de personnages stéréotypés (nombreux en paralittérature), comme celui d’une vieille sorcière à l’étonnante laideur (Dick 1 : 85-87) ou d’un paysan d’opérette — honnête, pas mauvais bougre mais retors, envieux et suspicieux (Dick 2 : 109). L’aspectualisation ainsi appuyée compromet d’autant moins la lisibilité que le lecteur « se retrouve en terrain familier » (Amossy et Herschberg Pierrot 78). Il en est de même lorsque le morceau descriptif est indexé au quotidien rural, comme le « temps de la fenaison » (Dick 1 : 121), ou se plie à une présentation connue — celle, par exemple, des manuels scolaires. La description de l’archipel d’îlots proche de l’île d’Orléans (Dick 1 : 125-27), présenté comme un locus amœnus (« charmante terre », « délicieux oasis ») — une de ces descriptions qui, selon Potvin, « nous font aimer notre pays » (960) — n’est pas sans rappeler, par sa tournure didactique, certains manuels de géographie : « Cet îlot [parlant de l’île à Deux-Têtes], qui n’a guère plus de deux milles de tour, semble constitué par deux bastions de roches volcaniques, surgis brusquement du sein du fleuve et reliés en contre-bas par une courtine de granit, — le tout recouvert d’une couche assez mince de terre végétale et boisé d’essences diverses, mais surtout résineuses » (Dick 1 : 127).

Si une catégorie de description répugne, par définition, à la lisibilité, c’est bien celle des démarches à suivre pour situer un trésor caché. La description, forcément technique, entraîne l’intensification, non point de l’aspectualisation à proprement parler, mais plus exactement de la « mise en situation spatiale » (Adam et Petitjean 134-36). Dans le passage qui suit, le descripteur sacrifie à la géométrie sans plus se soucier de lisibilité. Il produit un paragraphe compact qui multiplie les paramètres locatifs, quitte à l’achever sur une antiphrase. « Les cartes disent que ça doit être dans une de ces trois îles, pas loin du rivage et à proximité d’une talle de cinq bouleaux, formant un W, en tirant des lignes d’un tronc à l’autre. Le trésor est enfoui juste à l’endroit où les lignes prolongées de la première et de la dernière branche des V se rejoignent…. C’est clair […] » (Dick 1 : 131).

Mais cet accès d’illisibilité, toléré peut-être par le lecteur comme une contrainte de ce genre de description, provoquera un repentir. Quand Antoine et Tamahou se retrouveront sur le site, le descripteur proposera deux versions plus lisibles de son premier jet. Une d’entre elles épure considérablement la description : elle comporte notamment cinq tirés à la ligne, elle simplifie la mise en situation spatiale et elle est agrémentée d’images :

Ils [les cinq bouleaux] formaient deux lignes à peu près parallèles, à la distance d’environ six pieds l’une de l’autre.

La première ligne se composait de trois arbres énormes, couronnant une sorte de cap qui terminait le plateau de ce côté-là. Quelques-unes de leurs racines, après s’être élancées au-delà de la saillie du cap, se contournaient en dessous, pour aller s’enfoncer dans les crevases [sic] des rochers qui servaient d’assises au promontoire.

On eût dit un enchevêtrement de boas.

Trois pieds à peine séparaient chacun de ces arbres.

Les deux bouleaux de la seconde rangée — situés, comme nous l’avons vu, six pieds en arrière — étaient plus petits que leurs chefs de file enfoncés en pleine terre, mais la même distance existait entre-eux.

Tout, dans cette disposition fortuite, était donc conforme aux indications de la Démone. (Dick 1 : 143-44)

Le second effort de lisibilité se concrétise par une description en abyme : Antoine trace des lignes sur le sol et son travail justifie l’intervention d’un dessin, soigneusement introduit dans le texte. « Quand ce beau travail géométrique fut terminé, les lignes tracées sur le sol représentaient la figure suivante » (Dick 1 : 144-45) :

Figure 1

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Le recours à l’illustration présente l’avantage de visualiser l’agencement des bouleaux, de concrétiser la référence au V et au W, de montrer explicitement que cette disposition assume la forme et la fonction d’une flèche indicatrice — tout cela accompagné de détails à vocation ludique : le lecteur est confronté à un vrai paysage (les cinq bouleaux ne sont pas absolument identiques) et le dessin « cache » même, en bas et à gauche, les deux comparses. En somme, le texte propose ici deux doublets de la description-maîtresse de la page 131, dont l’un en tempère la rigueur, tandis que l’autre facilite la compréhension des détails techniques en les illustrant, selon une méthode pédagogique confirmée.[8]

Le descriptif présente, chez Dick, un deuxième indice de déviance générique, l’assimilation délexicalisée (essentiellement comparaisons et métaphores). La restauration du sens initial, même si elle ne crée pas de problème irrémédiable de lisibilité, peut décontenancer le lecteur du texte paralittéraire, mieux préparé à affronter des assimilations lexicalisées, celles du moins qui appartiennent à son florilège (voir supra), et même s’il en ignore l’origine. Un premier exemple ne fait guère problème : dans le compte rendu des périples de Lord Walpole, la comparaison lexicalisée « riche comme Crésus » engendre la métaphore (plus exactement l’antonomase) « un Crésus blasé », d’autant plus lisible qu’elle est immédiatement précédée du syntagme « semant partout ses guinées », évocateur de l’ancienne monnaie britannique : « Bref, Richard Walpole avait parcouru la boule terrestre en tous sens, semant partout ses guinées avec l’insouciance d’un Crésus blasé » (Dick 2 : 238). L’affaire se complique dans le portrait d’Antoine Bouet, où l’expression « en… peau et en os » (Dick 2 : 79) délexicalise deux métaphores, « en chair et en os » et « n’avoir que la peau sur les os ». Plus complexe, dans notre dernier exemple, est la démarche de délexicalisation — ou, si l’on préfère la formulation de Catherine Fromilhague et Anne Sancier, le recours à une métaphore « rendue à la vie, resémantisée » (152). Il s’agit de l’expression « mijoter quelque chose » (un sale coup, une vengeance, etc.) qui apparaît en filigrane, juste en amont du segment descriptif, lorsqu’Antoine Bouet, inquiet du sort de sa progéniture, tente de rassurer son épouse Eulalie : « — Les petits! s’écria-t-il, ils ne pâtiront pas, j’en réponds. Satané corbillard! je voudrais bien voir mes enfants manquer de pain, tandis qu’une étrangère se gaudirait avec l’héritage de la famille… Non! non! pareille honte n’arrivera pas… ou il y aura du bouillon, je le promets » (Dick 1 : 76). La délexicalisation se précise, toujours dans le narratif, quand Eulalie répond : « — On le connaît, ton bouillon, […] : des queues d’échalottes [sic] avec de l’eau claire » (Dick 1 : 76). Puis elle s’étoffe quand Antoine explique la stratégie qu’il a concoctée pour éliminer Anna : l’image du « bouillon clair » rejoint alors celle du « bouillon d’onze heures ». Enfin, le verbe « mijoter » apparaîtra en toutes lettres dans le texte :

— Laisse… laisse mijoter, ma femme, répondit Antoine d’une voix sombre. Dans le bouillon que je servirai à la petite sorcière de cette nuit, il y a d’abord les maladies naturelles : la scarlatine, la rougeole, la grippe et autres ingrédients de cette nature, qui viendront se placer d’eux-mêmes dans la marmite; puis, si cela ne suffit pas, ajouta-t-il avec un geste de menace, j’y joindrai certaines petites combinaisons de mon cru qui me débarrasseront bien de cette aventurière et lui feront lâcher mon héritage légitime. (Dick 1 : 76)

Il s’agit là, évidemment d’une « description-recette », un cas de description d’action recensé et analysé par les théoriciens (Hamon, Du descriptif 191; Adam et Petitjean 171-73), et attesté ailleurs dans L’Enfant mystérieux, notamment dans le portrait de la Démone (Dick 1 : 85-86) et dans la description vestimentaire de Tamahou (Dick 1 : 147-48). Mais celle du « plat mijoté » par Antoine a ceci de piquant qu’elle décrit bel et bien une recette, avec les étapes à suivre (« d’abord », « puis »), les ingrédients (« les maladies naturelles : la scarlatine, la rougeole, la grippe […] »), les ustensiles (« la marmite ») et même les tours de main (« certaines petites combinaisons de mon cru »). Au plan de la lisibilité, cependant, la délexicalisation est ici une arme à double tranchant, car elle entraîne une métaphore filée, procédé plutôt littéraire qui, selon Hamon, peut certes favoriser la lisibilité dans la mesure où elle propose un « effet croissant de congruence », mais à la condition expresse que le lecteur soit rompu à ce genre d’exercice (Du descriptif 153). On peut tout de même estimer que le risque est minimisé, ici, du fait que la métaphore filée est indexée à une activité maîtresse du quotidien, la cuisine.

Les références et les allusions intertextuelles ne sont pas rares dans L’Enfant mystérieux. En fait, elles sont responsables d’un bon nombre d’incartades génériques, dans la mesure où elles convoquent des compétences encyclopédiques qui ne figurent pas forcément au bagage du lecteur.

Au niveau microstructural, Anne Claire Gignoux appelle « référence » le « fait de donner le titre d’une œuvre et/ou le nom d’un auteur auxquels on renvoie, qui accompagnent, ou non, une citation » (59). On rencontre essentiellement, chez Dick, des références d’ordre littéraire et pictural. Quand il s’agit, par exemple, de décrire le repas de baptême — véritable « festin » — c’est naturellement Rabelais qui est invoqué (Dick 1 : 33). Pour décrire le séjour idyllique d’Anna chez les Bouet, ce sera Théocrite, le maître incontesté du genre (Dick 1 : 121). Pour brosser le portrait de Titoine, « le bon Lafontaine [sic] » est sollicité, et le descripteur prend la peine de préciser le titre de la fable dans laquelle Titoine aurait pu figurer : le « Paysan du Danube » (Dick 2 : 221). Quant aux références picturales, l’extrême laideur de la Démone est celle des « affreuses mégères » du « peintre espagnol Goya » (Dick 1 : 85). L’« étrange spectacle » de deux vilains, Antoine et Tamahou, creusant frénétiquement le sol à la recherche d’un trésor, sous le « disque rouge-feu du soleil », est digne du « fantastique pinceau de Salvator Rosa » (Dick 1 : 147).

Gignoux entend par « allusion » un « fait d’intertextualité discret, implicite, voire totalement caché » (60). L’Enfant mystérieux contient surtout des allusions mythologiques et littéraires. Les « langes » d’Anna, apprend-t-on, « étaient marqués aux initiales A.W. — fil d’Ariane tout à fait insuffisant pour faire pénétrer le secret de cette mystérieuse affaire » (Dick 1 : 26, nous soulignons). Le père biologique d’Anna, nouveau « Prométhée », est « mordu au cœur […] par le vautour de ce fantôme de souvenir : sa femme et sa fille! » (Dick 2 : 269). Le réconfort qu’apporte Anna à la « Dame blanche » (en qui elle retrouvera sa mère biologique) suscite l’image d’une « nouvelle Antigone guidant une Œdipe femelle, frappée d’une cécité bien autrement terrible que celle du roi antique : la cécité de l’intelligence! » (Dick 2 : 231). Retenons pour finir, parmi les allusions littéraires, ces « citations sans référence, voire sans indexation typographique au moyen des guillemets ou des italiques » (Gignoux 61), comme l’expression « festin de Gamache » qui renvoie au Don Quichotte de Cervantès (Dick 1 : 32).

Si le descriptif de L’Enfant mystérieux se permet à l’occasion des accès d’intertextualité plus ou moins opaques pour le lecteur attitré de ce genre de roman, ces libertés sont pour la plupart compensées — avec des fortunes diverses. Remarquons d’abord que la référence intertextuelle, plus aisément identifiable, est généralement préférée à l’allusion. Ensuite, le descriptif assortit souvent la référence ou l’allusion d’un syntagme explicatif, soit comparaison, soit reformulation. Par exemple, le syntagme reformulatif « C’était un étrange spectacle, qu’aurait reproduit volontiers le fantastique pinceau de Salvator Rosa » a au moins le mérite de préciser le genre et la manière du peintre italien. Au moment où Théocrite est invoqué, le syntagme « douce comme une idylle » identifie au moins le genre illustré par le poète grec. L’allusion à Prométhée sera plus facilement gérée par le lecteur « récemment alphabétisé », du fait que le segment, non content de rappeler le destin du héros, compense la probable illisibilité du référent géographique (« Caucase ») et de l’incident (un vautour fouillant la poitrine d’un homme encore en vie) par le syntagme « mordu au cœur », aisément récupérable comme métaphore de la détresse. Cette démarche, naturellement, admet des exceptions. Dans la description des langes d’Anna, « marqués aux initiales A.W. — fil d’Ariane tout à fait insuffisant », le jeu de mots sur « fil » ne semble pas d’un grand secours. Quant à l’allusion « festin de Gamache », elle est proprement illisible pour qui Don Quichotte n’est qu’un titre.

Il arrive que l’intertexte soit rendu plus lisible par un appareil compensatoire assez élaboré. Revenons à la description du repas de baptême. Le début évoque Rabelais, que le lecteur peu cultivé associera néanmoins à l’écriture grâce à la mention « la plume de Rabelais ». De la référence, on passe à l’allusion, beaucoup moins lisible pour qui reconnaît difficilement, dans le syntagme « engloutissement pantagruélique » et surtout dans la forme adjectivale, un des personnages de Rabelais, le géant Pantagruel et ses habitudes de ripailleur. Mais il se trouve justement que l’allusion la moins lisible est placée en « position homologable » (Hamon, Du descriptif 160), moyennant deux reformulations d’autant plus décisives qu’elles sont hyperboliques : « absorption incroyable de volaille farcies, de pommes de terre frites » et « effrayante consommation de rôtis de lard […], de croquignoles ». Qui plus est, ces reformulations sont assorties de comparaisons (des « rôtis de lard gros comme des pavés », des « croquignoles larges comme des barrières… ») renvoyant, comme dirait Kokelberg, à des « réalités simples », avec « transparente évidence du rapport établi », ici le volume des mets (71, 74).

Le dernier indice de déviance générique est la mise en place dans le descriptif d’un lexique spécialisé. Cette présence peut étonner : à en croire Couégnas, le « vocabulaire compliqué ou spécialisé est rare [dans le texte paralittéraire] (puisqu’on n’‘entre’ que superficiellement dans le ‘réel’) : les champs lexicaux exploités sont toujours les mêmes. On ne requiert du lecteur aucune compétence linguistique et/ou technique approfondie »[9] (102). Or L’Enfant mystérieux n’exclut pas de ses descriptions ce que Hamon appelle le « lexique spécialisé des diverses professions qui s’occupent de l’objet décrit » — non sans ajouter que la description est un lieu éminemment propice à ce genre d’intrusion (Du descriptif 17). On relève par exemple, dans un des portraits de la Démone, un nombre appréciable de termes médicaux : « occiput », « orbites », « buccale » et « rictus » (Dick 1 : 86-87). Pour compenser l’illisibilité, le descriptif met en œuvre diverses stratégies. L’opacité d’« occiput » est corrigée préemptivement par la phrase « son front semblait absent, tant il fuyait vers l’occiput », qui réveille le cliché un « front fuyant » et, du même coup, identifie implicitement le point de fuite. Quant à « orbites », le sens s’éclaire grâce à une série synonymique qui s’engage avant l’apparition du terme moins lisible et s’achève après lui (cernant le mot, en somme), et qui, pour ne pas trop bousculer le lecteur, procède du métaphorique au littéral : « gouffres », « orbites », « abîmes », « globes », « yeux ». Pour ce qui est du qualificatif technique « buccale », l’insertion successive de la partie « bouche » et de l’hyperonyme « ouverture » facilite l’accès au sens. Enfin, pour le terme « rictus », l’illisibilité tend à se résorber dans la mesure où le terme est lui-même cerné par le syntagme « expressions diaboliques » et le mot « ricanement » qui évoquent l’image d’un sourire grimaçant.

Il arrive que le descriptif s’aventure plus loin encore dans le discours technique. Quand Ambroise sauve la Démone de sa maison en flammes, il pratique, pour la réanimer, une « opération qu’il avait vu tenter avec succès sur un noyé, par le médecin de l’Ile » (Dick 2 : 46). Il s’agit bel et bien de « respiration artificielle » (Dick 2 : 46), non point dans ses modalités actuelles, mais selon la méthode « Sylvester » de « ventilation artificielle », inventée en 1858 (Évolution du secourisme). L’appellation « respiration artificielle » n’étant pas encore entrée dans le vocabulaire courant justifie aussitôt un effort de vulgarisation : « Cette opération, très simple, du reste, consiste à rapprocher les coudes en avant de la poitrine, puis à les projeter en arrière, de façon à simuler aussi exactement que possible le jeu naturel des poumons » (Dick 2 : 46).

À l’occasion, l’asémantème (ou perçu comme tel par le lecteur attitré) donne lieu à une note explicative en bas de page. Parmi les mots et expressions appartenant au riche vocabulaire de la marine à voile, et dont l’usage dans L’Enfant mystérieux est, selon Clairvaux, « digne d’un vieux loup de mer » (101) : « voiles carguées » (Dick 1 : 19), « huniers de misaine » (Dick 1 : 19), « loff[er] » (Dick 1 : 20), « flèches de cacatois » (Dick 1 : 194), « flat (1) » (Dick 1 : 128), etc., c’est ce dernier qui semble constituer le plus grand défi à la lisibilité. Il est d’ailleurs mis en italiques comme pour mieux attirer l’attention du lecteur sur le mot nouveau à retenir, et il est expliqué en note : « (1) La plupart de nos compatriotes appellent flat, — mot anglais qui signifie bâteau [sic] plat, — une petite embarcation pointue par un bout, à bordages minces et à fond plat, d’un usage général sur les rives du fleuve » (Dick 1 : 128). La formulation est à peu près celle d’un dictionnaire technique bilingue, et l’ajout d’une note de bas de page fait penser à certains manuels scolaires, comme celui publié en France par P. Fontenille et L. Roy, Cent récits. Livre de lecture courante et expressive. Cours Moyen (1924). À l’occasion d’un morceau choisi, « La mort du marin », provenant d’un roman pour enfants d’Hector Malot, Romain Kalbris (1869), le manuel propose huit notes explicatives, toutes consacrées au lexique en question : « rouf », « guidon », « armateur », « beaupré », « remorque », « embardée », « porte-haubans » « huner » (notes 1-8, 186). Nous sommes donc en présence d’un paradoxe : le contre-marquage de la fonction positionnelle, qui défie les règles du genre en recourant à un lexique spécialisé, débouche cependant, dans L’Enfant mystérieux, sur des stratégies d’écriture censées remédier à l’illisibilité — et qui répondent, de surcroît, à un autre caractérisant du genre : sa « part non négligeable de pédagogie » (Goimard 21). Vareille est donc en droit de demander, à propos du roman-feuilleton : « […] le lecteur qui n’a pas prolongé sa scolarité au-delà de l’enseignement élémentaire, ne continue-t-il pas à recevoir une leçon de choses, de sociologie contemporaine, et de morale bien évidemment? » (« Le conditionnement » 121). Ajoutons : une leçon de vocabulaire.

* * *

À propos de la narration populaire, plus particulièrement des romans-feuilletons publiés en France entre 1836 et 1848, Lise Queffélec-Dumasy fait observer que la lisibilité, la redondance et la théâtralisation « y sont particulièrement développé[e]s et exhibé[e]s » (241) — sans qu’il y ait exclusivité générique. Notre étude du descriptif de L’Enfant mystérieux, en dégageant un vif souci de maintien de la lisibilité, à travers des modalités de marquage et même, a contrario, de contre-marquage de la fonction positionnelle, semble rejoindre les conclusions de Queffélec-Dumasy.

Nous voudrions ici emboîter le pas à Couégnas qui, au terme de son analyse, distingue une série de traits permettant de conclure qu’un texte « ten[d] vers le modèle paralittéraire » (181-82) — et renchérir sur le sixième et dernier trait, celui qui relève le plus explicitement du descriptif (« 6. Des personnages procédant d’une mimésis sommaire et réduits à des rôles allégoriques facilitant la lecture identificatoire et les effets de pathétique » 182). Nous proposerons deux traits supplémentaires de paralittérarité. D’abord, la présence au texte d’un nombre significatif de procédés textuels qui, soutenant le rythme, facilitent la lisibilité en évitant le piétinement descriptif – par exemple, chez Dick, le tiré à la ligne, le métalangage, l’aspectualisation animée et l’ancrage anticipé. Ensuite, le recours répété à divers procédés textuels (ici l’ancrage, la reformulation, l’aspectualisation sommaire, l’assimilation lexicalisée) qui exhibent le souci de lisibilité.

Mais Couégnas dégage également des traits « repoussoirs », qui font qu’un texte – narratif et descriptif confondus — « s’éloigne du modèle paralittéraire dès lors qu’il présente », notamment, « l’affirmation de sa nature langagière, de l’opacité et de l’arbitraire des mots qui le constituent » (182). S’agissant du descriptif, ce trait pourrait être ainsi explicité : la présence au texte d’aspectualisation intensifiée, d’assimilation délexicalisée, d’intertextualité et de lexique spécialisé, tout cela de nature à compromettre la lisibilité, est à prendre comme un signe de distanciation vis-à-vis du modèle paralittéraire. Même si L’Enfant mystérieux met en œuvre divers moyens compensatoires susceptibles d’assurer la lisibilité du descriptif auprès d’un lectorat nouvellement acquis à la lecture, on n’y constate pas moins des signes évidents de décrochement générique. On pourrait même parler d’un effort de littérarité dans la mesure où le descriptif de L’Enfant mystérieux « s’exhibe comme art et artifice » (Vareille, Le Roman 137) en exagérant le souci de lisibilité au point d’en révéler les ficelles et, surtout, en délexicalisant l’assimilation. À cet égard, la description-recette sous forme de métaphore filée est exemplaire. On sait, au demeurant, que la délexicalisation est une des marques de fabrique du littéraire, une démarche dont Eugène Ionesco, entre autres, a démontré les vertus. Ses Exercices de conversation et diction françaises pour étudiants américains nous enseignent, par exemple, qu’« une précieuse ridicule ne peut exister car le ridicule tue » (926). Ce type de « glissement d’un plan à un autre », Vareille l’appelle « métalepse » et précise ainsi sa pensée : « Outil qui permet de passer outre, et notamment de passer outre les conventions, [la métalepse] est par définition apte à faire sentir le caractère dérisoire des formulations convenues et admises. Sous le sérieux elle glisse ainsi le rire, ou plutôt le sourire (le sous-rire) qui ne s’affiche pas trop de peur de devoir être nié à son tour » (Le Roman 137, 138). Le procédé est utilisé, de façon plus appuyée encore que chez Dick, dans le descriptif d’au moins deux « romans noirs » canadiens-français : La Fille du brigand (1844) d’Eugène L’Écuyer et Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices (1837) de François-Réal Angers.[10] Il semblerait, en somme, que le jeune roman canadien-français procède vers la maturité en pervertissant, de façon perceptible, un genre réputé mineur. Bien sûr, ce recours à la métalepse n’est pas l’apanage du descriptif. Le narratif a aussi son mot à dire — dans L’Enfant mystérieux justement. Ainsi, nous pourrons nous demander s’il faut prendre à la lettre ou lire au second degré, c’est-à-dire comme un rappel amusé d’un des présupposés du texte paralittéraire canadien-français,[11] le chiasme suivant :

Mais Dieu veillait……

Il veille toujours, Dieu. (Dick 2 : 240)