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Le Grec a réussi à faire pousser un figuier dans son jardin et l’a apporté dans son épicerie pour lui tenir compagnie…Mon Dieu, que d’efforts pour ne pas tout perdre. Pour ne pas trop souffrir du manque. Pour garder son passé vivant. […] Que le chemin est long avant d’arriver à se détacher… (44)

NÉE AU LIBAN ET IMMIGRÉE AU CANADA à l’âge de 6 ans, Abla Farhoud a publié des pièces de théâtre et trois romans dont Le Bonheur a la queue glissante en 1998, Splendide Solitude en 2001 et Le Fou d’Omar en mars 2005.

Par l’origine de son auteure et par la prédominance des thématiques de l’exil et de l’immigration, l’œuvre romanesque d’Abla Farhoud s’inscrit facilement dans la lignée des « écritures migrantes » pour reprendre un terme problématique mais populaire depuis que Pierre Nepveu, l’empruntant à Robert Berrouët-Oriol, s’en est servi dans L’Ecologie du réel. Aujourd’hui, de plus en plus de critiques littéraires, notamment Louise Gauthier, Suzanne Giguère, Simon Harel, Yannick Lahens, Lucie Lequin et Maïr Verthuy se penchent sur cette littérature produite en français au Québec par des écrivains immigrés.

Dans Le Bonheur a la queue glissante, Abla Farhoud se sert du monologue intérieur pour donner la parole à son protagoniste, Dounia, une vieille femme d’origine libanaise qui, au terme de sa vie, se remémore son histoire et celle de sa famille. Elle se souvient qu’à la fin des années 1940, âgée de trente ans, elle a quitté le Liban avec ses cinq enfants pour rejoin-dre son mari, Salim, émigré à Montréal depuis deux ans. Une quinzaine d’années plus tard, Salim convainc sa femme et ses enfants de retourner au pays natal. Mais, en 1975, éclate la guerre civile qui les oblige à revenir au Canada après 12 ans d’absence.

La représentation de cette double transplantation, de cet aller-retour entre le pays natal et le pays d’adoption fait que ce premier roman d’Abla Farhoud offre des perspectives intéressantes et multiples sur l’expérience de l’exil et de l’immigration et sur la question de l’appartenance et de l’identité. L’exil représenté dans Le Bonheur a la queue glissante est assez complexe, à la fois psychologique et spatial, intérieur et extérieur, dysphorique et euphorique, valorisant et démoralisant. Notre objectif ici est d’examiner les rapports entre la thématique de l’exil et de l’immigration et celle du silence et de la prise de parole. Comme l’exil et l’immigration, la parole et le silence sont liés à la question de l’appartenance et à celle de l’identité individuelle et collective.

Dans son étude « L’espace migrant dans Le Bonheur a la queue glissante » présentée sur l’Internet, Natasha Dagenais s’est déjà penchée sur la thématique de l’exil tout en attirant l’attention sur la double marginalisation de Dounia en tant que femme et en tant qu’immigrée. Dagenais insiste sur l’isolement de Dounia, sur le sentiment de son étrangeté et donc sur l’aspect négatif de l’exil. Le traitement de l’exil chez Dagenais est influencé par celui d’Edward Saïd qui dans « Reflections on Exile » affirme :

Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home : its essential sadness can never be surmounted […] The achievements of exile are permanently undermined by the loss of something left behind forever. (173)

Cette conception assez défaitiste de l’exil s’explique en partie par le fait que Edward Saïd dans l’étude en question s’intéresse surtout aux réfugiés politiques, à la solitude misérable et à l’horrible sentiment de perte dont souffrent des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants expulsés et déplacés dans le monde par des régimes politiques et militaires visant la destruction de leur dignité et de leur identité. La représentation de l’exil, qu’il soit choisi ou imposé, dépend cependant de l’expérience personnelle spécifique à chaque exilé. Dans sa postface au roman de Milan Kundera, L’Ignorance, François Ricard affirme que l’exil suscite des réactions différentes chez les « émigrés »,

des êtres qui, à un moment ou l’autre, ont été ou se sont eux-mêmes coupés de leur passé et qui, dès lors, se retrouvent dans un univers étranger, d’où ce passé leur paraît incompréhensible et lointain, aux uns inspirant le regret, aux autres l’amertume ou la honte, aux uns le désir d’y revenir, aux autres celui de s’en éloigner encore. (227)

Dans ce roman portant sur le retour au pays natal, sur le passé et sur la mémoire, Irène, l’émigrée tchèque de Kundera, est troublée par la question de son appartenance et de sa différence mais avoue que « son émigration, bien qu’imposée de l’extérieur, contre sa volonté, était peut-être, à son insu, la meilleure issue à sa vie. Les forces implacables de l’Histoire qui avaient attenté à sa liberté l’avaient rendue libre » (30). Il en est de même pour Josef, l’autre émigré tchèque de Kundera, qui a choisi, lui, d’abandonner sa Bohême natale vingt ans plus tôt pour vivre librement à l’étranger. Et François Ricard de conclure que si l’exil depuis Ulysse est une malédiction, le roman de Kundera se demande si

une chose aussi sérieuse, aussi évidente que le besoin d’appartenance, qu’un désir aussi ancien et ‘naturel’ que le désir du retour au pays natal ne soit pas pour lui un désir mais une obligation, un fardeau plutôt qu’une attente ? Et si la nostalgie n’était qu’un sentiment emprunté, et si elle n’était qu’un leurre ? Et s’il n’existait rien de tel qu’une patrie ? (227-28)

Quels que soient les mobiles de l’émigration et de l’immigration, du départ et du retour, il reste que l’adaptation à un nouvel espace reste toujours difficile à vivre et que le malaise psychologique et identitaire, aussi éphémère soit-il, ne peut être qu’une constante dans la littérature de l’exil.

Sa présence dans Le Bonheur a la queue glissante ne surprend donc pas. Six mois après son arrivée au Canada, enceinte de cinq mois, accablée par le sentiment d’étouffement et par une solitude profonde aggravée par l’hiver, par son analphabétisme et par son incapacité à parler les langues du pays, Dounia pense souvent à la mort (34).

Le désarroi de Dounia, les difficultés de son adaptation au pays d’accueil ressemblent, à plus d’un titre, à ceux d’autres exilés éparpillés un peu partout dans le monde. Le malaise vécu par l’immigré ébranle jusqu’à ses connaissances les plus fondamentales et provoque la mise en question de sa propre valeur et même de son existence.

Le docteur avait dit de ne pas lui donner le sein, j’ai fait ce qu’il a dit parce que je croyais que tout était différent ici, que ce qui avait été bon, là-bas, pour mes cinq enfants ne le serait plus pour ma dernière du fait qu’elle était née ici. On aurait dit que je ne savais plus distinguer le bien du mal, je ne savais plus penser, je ne savais plus prendre de décision, je ne savais plus rien. J’avais oublié jusqu’à mon nom. (72)

Dounia parle souvent de sa peur, de son angoisse d’être étrangère : « Je rougissais de peur, la peur que quelqu’un m’arrête dans la rue et me pose une question. J’avais peur de montrer que je ne savais pas parler, que je venais d’ailleurs » (130). En plus, Dounia accepte mal sa dépendance de son mari et surtout de ses enfants pour ses moindres contacts, aussi limités soient-ils, avec le monde extérieur (95, 101).

Or, Dounia n’est pas une réfugiée politique : elle n’a fait que suivre son mari, le père de ses enfants. Le tout premier départ de Salim pour le Canada ne semble pas avoir été provoqué par la situation politique au Liban. Et il est aussi évident dans le texte que la famille n’a pas quitté le Liban pour des raisons économiques : « Salim possédait beaucoup de terres et sa mère lui envoyait aussi de l’argent du Canada. Il vivait sans travailler, comme un scheik. Et moi, j’étais la fille du prêtre… Nous aussi, nous recevions de l’argent de l’étranger et nous avions des terres » (42).

Comment s’explique donc le premier départ de Salim pour le Canada ? Faudrait-il conclure qu’il s’agit d’un exil provoqué par un échec personnel, dans le genre suggéré par Euchariste Moisan, le protagoniste de Ringuet à la toute fin de Trente arpents, ou Salim recherche-t-il tout simplement l’aventure pour échapper à l’ennui ? Nous reviendrons sur cette question.

Il est clair cependant que la peur et l’angoisse de Dounia ont pour origine son sentiment d’étrangeté et de non-appartenance. Il semble aussi que ce sentiment soit antérieur à sa condition d’immigrée et même inhé-rent à la condition féminine et au statut de la femme dans la société libanaise traditionnelle qui ont façonné l’identité de Dounia. Ainsi, avant de souffrir de l’exil au sens propre du terme, de ce qu’on appelle aussi l’exil extérieur, Dounia affirme avoir connu un premier exil au Liban. Il s’agit d’un premier déracinement provoqué par son mariage avec Salim. Elle a dû quitter Chaghour, son village natal, pour aller vivre à Bir-Barra, le village de son mari. Dounia a vécu cette première rupture d’avec son village natal comme une « émigration » qui a mis en relief sa différence et a fait d’elle une « étrangère » :

[« émigré » ] c’est le mot qui convient, parce que c’est en vivant dans le village de mon mari que j’ai commencé à faire des comparaisons, à voir les différences, à vivre le manque et la nostalgie, à avoir envie d’être ailleurs sans pouvoir y aller, à me sentir étrangère.

Pour moi, c’était un autre pays. Même si on pouvait parcourir facilement à pied la distance entre nos deux villages, les gens étaient différents, et, pour eux, j’étais différente. Pour eux, j’étais l’étrangère, en plus d’être celle qui avait volé Salim qui aurait dû se marier avec une fille du village. Mon accent n’était pas le leur, ils n’aimaient pas ce que j’aimais, je n’aimais pas ce qu’ils aimaient, les fruits et les légumes n’avaient pas le même goût, le prêtre du village n’était plus mon père, le paysage n’était pas celui que j’avais connu. Le village était entouré de montagnes, il y faisait plus chaud, l’air était moins bon. Le village de mon enfance était juché sur la cime d’une haute montagne, j’avais l’impression de voir jusqu’au bout du monde. Depuis la fin de mon enfance, je n’ai plus jamais contemplé l’horizon : dans le village de mon mari, les montagnes bouchaient ma vue ; à Montréal comme à Beyrouth, les maisons empêchent de voir loin.

Le seul avantage, c’était l’eau. (45-46)

Le sentiment d’exil, ici psychologique et spatial, ou en d’autres termes, intérieur et extérieur, se manifeste tout d’abord dans son nouveau rôle d’épouse et dans la perte de son village à elle — le seul lieu où on l’appelait par son nom, « Dounia » (115), prénom signifiant « univers » et suggérant ainsi le rapport très étroit entre l’espace et l’identité. Le sentiment d’exil chez Dounia résulte du sentiment de sa différence et de sa non-appartenance à Bir-Barra. L’exil c’est le sentiment de ne pas être chez soi et d’être « étranger » par rapports aux autres ; et ce sentiment Dounia l’a éprouvé pour la première fois lors de son mariage. Nous partageons donc l’avis de Lucie Lequin et de Maïr Verthuy qui nous rappellent que « l’instabilité identitaire est pour les femmes un terrain familier » (1).

Cette instabilité ontologique intrinsèque à la condition féminine semble même à l’origine de la perte progressive de la parole chez Dounia. Elle se souvient que, gamine, elle savait parler ; pouvait amuser les gens avec ses histoires, même Mahmoud Boutrabi «connu pour son mauvais caractère et sa mauvaise humeur » (16). La petite disait ce qu’elle pensait et faisait rire les gens même en leur disant leur vérité. Mais elle a perdu progressivement la parole et Dounia ne sait pas à quel moment elle a commencé à devenir, selon ses propres termes, « muette ». Pourtant, bien qu’elle avoue que Salim se fâche, élève la voix dès que ses opinions diffèrent de celles de son mari (61), elle reste lucide et observe « Ce n’est quand même pas Salim qui a provoqué cela ? Si je lui ai cédé ma place, ma langue, si rapidement, c’est que j’avais commencé à le faire avant. Mais quand ? » (16). Ce n’est que plus tard que Dounia révèle qu’à la base de son silence et de sa soumission, il y a toute l’éducation traditionnelle de la petite fille, qui visait à faire d’elle une femme muette, obéissante et dépendante de la protection des hommes.

Si Dounia cède de plus en plus de place à Salim (12), c’est aussi à cause du don exceptionnel de son mari pour la parole dont la vivacité et l’éloquence divertissante (42) ne trouvent d’égale que chez sa fille Kaokab qui est enseignante. Dounia, dont la parole s’est affaiblie, s’exprime, elle, à travers les repas qu’elle prépare pour sa famille.

Je ne suis pas très bonne en mots. Je ne sais pas parler. Je laisse la parole à Salim. Moi, je donne à manger.

Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir, les pommes de terre que j’épluche, les feuilles de vigne et les feuilles de chou que je roule. (14)

[…] Quelquefois j’aimerais pouvoir parler, avec des mots. J’ai oublié, avec le temps. Depuis une quinzaine d’années, il m’arrive d’essayer. Ça sort de ma bouche en boules déjà défaites […] Alors je me tais. Le pire, c’est quand je veux raconter une histoire que je connais bien, que j’ai vécue. Quand Salim est là, il reprend l’histoire du début. […] tout le monde est accroché, suit l’histoire. Même moi. […] Je l’envie. Je l’admire aussi. (15).

En tête à tête avec sa fille Myriam, écrivaine de profession, Dounia parle avec plus de facilité et devient « une autre personne » (24). Myriam la harcèle de questions, veut tout savoir sur le passé de sa mère parce qu’elle projette d’écrire un livre sur elle.

Mais Dounia comprend les limites du langage et l’inutilité des paroles : les mots n’empêchent pas les gens de manger trop vite (16), de négliger leurs enfants, de garder des idées démodées ou erronées sur certains sujets, de souffrir de solitude et d’incompréhension, etc. : « Aucun mot ne me redonnera mes cinq ans, avant que ma mère ne meure. Aucun mot ne te donnera une autre mère et un autre père. Aucun mot ne nous donnera un autre passé. » (127)

Et quoique Dounia regrette d’avoir perdu la facilité de s’exprimer, elle reconnaît le mérite de la paix et du silence (22) comme celui des proverbes et des dictons pour éviter de répondre, de blesser les gens, et pour cacher les vérités pénibles qu’on préfère oublier (30) : « Il y a des choses que l’on ne peut ni raconter ni dire à voix basse tant on en a honte. Il y a des hontes qui ne peuvent s’apaiser avec le temps, que l’on ne peut se pardonner, ni oublier. Des hontes qui restent intactes comme si on venait de les vivre. (147, voir aussi 152-53).

Les questions de Myriam amènent Dounia à réfléchir sur sa vie et à exprimer dans son for intérieur (140), sa révolte, sa colère et sa haine à l’égard de sa propre lâcheté, (151, 153) à l’égard de la trahison de son père et de la violence de son mari (147-48). C’est seulement dans un des derniers chapitres du texte qu’éclatent ses dénonciations mais Dounia reste incapable de les faire de vive voix. Elle refuse de tout dévoiler à Myriam au sujet de son grand-père, de son père Salim et du « martyre » de son frère Abdallah. Dounia est incapable de trahir l’éducation reçue :

[…] ce père […] nous avait appris à le respecter, à l’honorer, à respecter nos frères et notre mari, à dépendre du soutien des hommes. Parce que ce père et toute sa communauté d’hommes, et de femmes aussi, nous ont appris à plier, à nous taire, à ne rien dévoiler, à avoir honte, à tout endurer.

Sans même nous en apercevoir, notre muselière grandissait à me-sure que nous grandissions… Laisse ton mal dans ton cœur et souffre en silence ; le mal dévoilé n’est que scandale et déshonneur… Toutes les femmes étaient pétries de ces mots et les murmuraient en silence. J’étais l’une d’elles et je le suis encore ! (C’est nous qui soulignons 149-50, voir aussi 153).

Il faut reconnaître, cependant, que cette même discrétion permet à Dounia de rester maîtresse de son récit, oral et intime, de ne pas permettre à Myriam de relater à sa place son histoire, de « la déguiser, la changer, la rendre plus extraordinaire » (124-25) :

Est-ce que tu écris ce livre pour camoufler les choses, les ensevelir sous le tapis comme je l’ai fait toute ma vie ou pour montrer le vrai visage de ta mère ? […] Tu m’as vue plier, tout accepter, me taire, est-ce un exemple de vie pour mes filles ? (126)

Dounia s’avoue à elle-même ce que son éducation lui a appris à ne pas dévoiler aux autres. Cette révolte intérieure est un premier pas vers l’émancipation nécessaire vis-à-vis d’un passé qui continue de l’emprisonner.

Le monologue intérieur constitue une stratégie narrative tout à fait appropriée à une protagoniste qui se dit analphabète et « muette » et qui essaie de retrouver la parole. C’est aussi une technique qui limite l’expressivité des personnages masculins comme Salim. Or, si on y regarde de près, c’est l’expérience de l’exil et de l’immigration qui en est ainsi à moitié tue. Et cela par le fait que Dounia, dans la conscience de laquelle pénètre le lecteur, relate surtout sa propre expérience de l’exil et de l’immigration. Elle ne peut que suggérer les difficultés vécues par son mari et ses enfants qui travaillent et étudient à l’extérieur de la maison. Femme au foyer, soumise à l’autorité tyrannique de son mari, aux mœurs et aux traditions de son époque et de son pays d’origine, Dounia a une expérience très limitée de son pays d’accueil, une expérience qui se borne à l’espace domestique et à son rôle d’épouse et de mère. Et quoiqu’elle souffre de ne pas savoir parler correctement ni le français ni l’anglais et par cela de dépendre trop de ses enfants et de son mari, Dounia trouve à l’intérieur de son rôle de mère et d’épouse le moyen de valoriser sa vie et d’apaiser son sentiment d’exil :

Certains immigrants disent : ‘Je voudrais mourir là où je suis né. ’ Moi, non. Mon pays, ce n’est pas le pays de mes ancêtres ni même le village de mon enfance, mon pays, c’est là où mes enfants sont heureux.

[…] Mon pays, c’est mes enfants et mes petits-enfants […] Mon pays, c’est mes petits-enfants qui s’accrochent à mon cou, qui m’appellent sitto Dounia…dans ma langue.

Je veux mourir là où mes enfants et mes petits-enfants vivent. (22).

Dounia est donc arrivée à une période de sa vie où l’exil ne la fait plus souffrir et où son bien-être ne dépend pas de son appartenance à un es-pace et à une patrie particuliers mais uniquement de ses rapports affectifs avec ses enfants : « Pour moi, ici ou là-bas, c’est pareil. Si mes enfants habitaient là-bas, j’habiterais là-bas, puisqu’ils sont ici, c’est ici que je suis. La seule différence, c’est le climat. Plus de calme ici à cause de la neige, plus de joie là-bas à cause du soleil » (38). Ainsi chez ses enfants, Dounia est comme chez elle. Elle ne se sent pas étrangère et c’est ce sentiment d’appartenance qui la distingue de Salim, lequel « n’est bien nulle part » (81). Malgré les difficultés de langue, Dounia, elle, réussit à se faire comprendre par ses petits-enfants (21). Au contraire de Dounia, Salim dont les relations avec autrui se basent surtout sur le langage, est démuni face à ses petits-enfants qui ne parlent pas l’arabe.

Mon mari est très différent de moi. Quand les enfants atteignent l’âge de six, sept ans, on dirait qu’ils deviennent pour lui des étrangers. Je le comprends dans un sens. Il aime raconter des histoires et, dans ce cas, la langue est un gros handicap. Mes petits-enfants ne parlent pas notre langue. Ils disent grand-papa et grand-maman en arabe, c’est à peu près tout. Moi, ça ne me dérange pas. Nous arrivons à nous comprendre sur l’essentiel. L’essentiel n’a pas besoin de beaucoup de mots. (.19-20).

Et quoique de nature honnête et très sociable, Salim réussit dans les affaires, mais reste perdu face aux Québécois dont les habitudes diffèrent des siennes et chez qui il ne trouve pas d’auditoire pour ses récits.

Au Canada, plus de place du village, plus d’oreilles attentives pour l’écouter, plus d’yeux pour le regarder. Plus personne pour comprendre ses histoires. Ici, chacun travaille et rentre chez soi, et lui aussi a été obligé de travailler toute la journée. […]

Même s’il arrivait à se débrouiller dans les nouvelles langues, cela ne suffisait pas, un conteur a besoin de bien connaître la langue. Même ses enfants, qui auraient pu devenir son auditoire, à mesure qu’ils grandissaient oubliaient peu à peu la langue de leur père, ou n’y trouvaient aucun intérêt. (42-43)

Habitué à être le maître chez lui, Salim a plus de mal à s’adapter au monde d’autrui. Il n’est pas aussi flexible que Dounia qui comprend que « Quand on change de pays, on doit changer aussi tout ce que l’on connaît sur la vie. On doit apprendre vite » (73-74). De plus, Salim, comme d’autres immigrés, garde de son pays natal une image plutôt idéalisante qui n’évolue pas avec le temps :

J’avais beau lui dire qu’au Liban aussi on se divorce, plus encore depuis la guerre, que les mœurs changent partout dans le monde et pas seulement ici, rien à faire. Il fulminait au lieu d’avoir de la peine. Il a fini par dire que le monde va à sa perte et que la vie n’a plus de sens. C’est toujours sur cette phrase qu’il s’arrête de parler. Et il rentre dormir pour reprendre des forces ou pour oublier (13)

Il n’est donc pas surprenant que Salim veuille rentrer au Liban et que ce retour au Liban et l’adaptation nécessaire pour y réussir s’avèrent problématiques et résultent dans la perte de sa fortune (118). Salim et sa famille s’installent à Beyrouth, en ville, et non dans le village montagneux de Bir-Barra. Leur expérience, une fois de retour au Liban, confirme l’idée que ce n’est pas le fait de parler ou de ne pas parler une langue qui détermine forcément notre appartenance à un espace donné mais notre facilité de nous adapter et surtout de créer des rapports affectifs avec les gens qui y habitent. Dans ce contexte, il nous semble que Salim restera toujours bredouille entre un avenir qui lui échappe et un passé révolu. Dounia, pour sa part, ne veut pas rentrer au Liban où elle n’a plus ni amies, ni parents ; ils sont tous partis en Argentine (111). Et quoiqu’elle y retrouve une certaine autonomie grâce à l’usage de sa langue maternelle pour faire le marché, suivre une émission à la radio, à la télé, et rencontrer les voi-sines, Dounia se sent quand même « étrangère » (114) puisqu’elle n’a aucune affinité avec les Libanais de Beyrouth où « on vit sous le regard des gens » , où « tout se jou[e] sur les apparences, la superficialité et le clinquant » (118) et où on l’appelle « l’Américaine ». A Beyrouth, comme au Canada, Dounia comprend la nécessité de se « mettre au pas » et vite : « il y a une manière de se comporter en société, des convenances, ce que l’on doit cacher et ce que l’on peut dévoiler, ce qui est défendu et ce qui est permis » (114).

Si Dounia et ses filles s’adaptent plus facilement aux changements, aux différences, on ne peut pas en dire autant pour les personnages masculins du roman. Leur expérience de l’exil n’est pas développée dans le monologue de Dounia mais ce qu’elle en dit suffit à nous faire comprendre qu’ils n’ont pas fini d’en souffrir. Si la parole de Salim prend beau-coup de place au niveau de la fiction, elle est rarissime au niveau du récit. Salim ne s’exprime qu’une fois au discours direct et c’est seulement pour discourir sur la situation linguistique et politique au Québec (50-52). Ce n’est qu’à la veille de sa mort que Salim raconte à sa femme le désespoir qu’il a connu dans ses premières années au Canada. Il importe de remarquer que Salim a mis plus de quarante ans pour raconter cette histoirelà et que ce récit de la nuit où il a voulu se suicider c’est Dounia et non Salim qui le prend en charge : « Il n’avait pas de métier, pas d’expérience en rien puisqu’il n’avait jamais vraiment travaillé, il ne connaissait pas la langue et se sentait seul, désespéré et sans avenir » (156-57). La plus grande crainte de Salim était évidemment de ne pas pouvoir nourrir sa famille. Ainsi la violence de Salim peut se comprendre non seulement à la lumière d’un « caractère prompt à s’échauffer » (142) mais aussi à la lumière de la honte, du mépris de soi et des multiples frustrations, humiliations vécues, mais non racontées, par un immigré qui a du mal à s’adapter et qui n’en parle pas :

Les premières années passées ici, nous étouffions tous les deux, lui regardant vers l’extérieur, et moi le regardant. Lui éclatait par en dehors en frappant, en cassant tout ce qu’il touchait, et moi, j’éclatais par en dedans ne sachant où déverser ma peine. (43)

Comme leur père, Abdallah, Farid et Samir ont plus de difficultés que leurs sœurs à s’habituer. Adolescents, Samir et Farid fréquentent des gangs, abandonnent l’école, deviennent voleurs, menteurs et rebelles. La haine, dit Dounia, s’installe dans leur cœur ; et ils deviennent tout aussi « étrangers » pour leur famille que pour les autres.

Salim devient plus violent envers ses fils et les valeurs qu’il cherche à leur inculquer leur semblent ridicules car ils interprètent l’embellissement et la glorification de la culture libanaise comme une dépréciation pour la culture de leur pays d’adoption (112-13). Dounia craint de les perdre pour toujours : « Farid et Samir n’étaient pas assis entre deux chaises comme Abdallah et Samira, mais debout sur le dossier d’une chaise au milieu de la rue, prêts à chavirer » (113). Si, avec le temps, Farid et Samir arrivent à gagner honnêtement leur vie, ils restent tout de même brisés par leur expérience.

Mes fils n’ont pas atteint leur juste dimension, tout comme moi. Mes filles naviguent tant bien que mal dans leur propre vie, mais j’ai le sentiment qu’aucun de mes trois fils n’est devenu lui-même. Quelque chose s’est cassé en cours de route. Bien sûr, tout pourrait être pire…Quelque chose les retient, les tire, les empêche d’être…d’être heureux. Aucun d’eux n’a perdu son regard traqué, le regard d’un enfant pris en faute […].

L’émigration est peut-être venue changer le cours normal des choses. La première, et le retour au Liban qui a été aussi très dur. On dit qu’un arbre trop souvent transplanté donne rarement des fruits à planter. Pourtant mes filles aussi ont été souvent transplantées… (141)

Ainsi c’est sa propre peur que voit Dounia dans les beaux yeux d’Abdallah (143, voir aussi 53, 57), atteint de folie vers l’âge de 18 ans ; et c’est le silence, le froid et le repli sur soi (85) qu’elle retrouve chez son fils Farid qui, vers la fin du roman, sombre « dans une maladie de l’âme et du corps qui l’empêch[e] de travailler » (158). Il est significatif que Salim, tout juste avant de mourir, fasse sa dernière livraison de nourriture à Farid — tout dernier geste d’un père qui a réussi à nourrir ses enfants en terre étrangère sans reconnaître le véritable prix que cela lui a coûté et sans avoir jamais su en parler.

Cependant, le plus malchanceux de ses enfants, « le mouton sacrifié de la famille » (142), d’après Dounia, c’est Abdallah, l’aîné, l’enfant de 12 ans, sensible et intelligent, sur lequel s’appuie Dounia lors de leur première installation au Canada. On ne peut trop insister sur le poids des responsabilités qui tombent sur les épaules des jeunes enfants de l’immigration. La maladie d’Abdallah est vécue par Dounia comme une punition :

Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Parce que nous sommes partis de notre pays ? Etait-il trop enraciné là-bas ou peutêtre ne s’est-il jamais enraciné nulle part ? Même là-bas il était diffé-rent des autres. Je lui ai donné trop de responsabilités quand son père est venu en Amérique […] J’aurais voulu apprendre autrement, être punie autrement. (128)

Comme Abdallah et Dounia avaient le même âge (18 ans) au moment où leur vie a basculé pour la première fois, Dounia ne peut s’empêcher de juxtaposer son mariage et la maladie d’Abdallah. Dounia et Abdallah ont été marqués à vie par l’exil et par la violence de Salim ; mais si, avec le temps, Dounia devient plus forte, Abdallah, par contre, succombe de plus en plus souvent au sentiment de son étrangeté (51) et au désir de mourir (144).

Salim, pour sa part, est surtout caractérisé par une sorte d’agitation qui s’exprime non seulement dans ses sautes d’humeur mais aussi dans son désir de déplacements et dans l’impossibilité de trouver la paix : « A cette époque, il allait et venait sans arrêt : Montréal, Beyrouth, Bir-Barra, son village, Montréal. Il cherchait une place où se poser, une place où il serait bien. Ici, il s’ennuyait de là-bas, là-bas, il s’ennuyait de ses enfants » (100).

La mobilité de Salim, au sens psychologique et géographique, nous rappelle l’observation de Leyda, un des protagonistes du roman Passages d’Emile Ollivier : « Le monde est constitué de deux grandes races d’hommes : ceux qui prennent racine, qui se tissent un destin minéral dans un rêve de pierre et ceux qui se prennent pour le pollen. Adeptes de vastes chevauchées, ils traversent, avec le vent, les grands espaces (75).

Si l’on peut classer Dounia parmi ceux qui sont disposés à s’enraciner, Salim, par contre, se situe dans le camp opposé. Dounia voudrait bien, malgré les déménagements — sept maisons en quinze ans (91) — avoir des rideaux aux fenêtres, tout comme les Québécois ; mais Salim, lui, vit toujours dans le provisoire, c’est-à-dire dans l’espoir d’un retour au pays natal et cela même longtemps après que ce retour au Liban s’est avéré un échec, une grande déception (19). Tout au fond de Salim, se trouve non seulement le rêve d’un retour impossible mais surtout une incapacité à prendre racine où qu’il soit [1].

Salim, comme Normand, le protagoniste d’Emile Ollivier (69 Passages), est en proie à un certain « ennui » (93 Le Bonheur), qui le pousse vers des ailleurs afin d’oublier son mal, de combler le manque. Mais comme le suggère Régis, le narrateur d’Ollivier, le voyage est illusoire :

On a beau se déplacer d’un endroit à l’autre, se livrer à une agitation sans relâche, en réalité, on ne fait que marquer le pas, tant les lieux restent inchangés. Dans leur soif de départ, les voyageurs ignorent souvent qu’ils ne feront qu’emprunter de vieilles traces. Mus par une pulsion, quand ils ont mal ici, ils veulent aller ailleurs. Ils oublient que le mieux être est inaccessible puisqu’ils portent en eux leur étrangeté. (159)

Tout en comprenant la vanité de ses nombreux déplacements « puisqu’on s’emportait avec soi où qu’on aille » , Normand trouve cependant que l’entreprise est nécessaire : « elle permettait de changer son mal de place » (74).

La manie des déplacements, l’incapacité de tenir en place, présente chez les personnages nomades tels Normand et Salim (à un moindre degré), est symptomatique d’une grande angoisse existentielle qui se mire dans le voyage et dans la condition même d’étranger. Loin de chez lui, loin des siens, l’étranger entrevoit son inexistence, le rien du tout qu’est sa vie. Et effectivement, c’est ainsi que le décrit Ferdinand Bardamu, le protagoniste et narrateur du Voyage au bout de la nuit de Céline, lequel débarque à New York, affamé, malade et sans le sou :

C’est cela l’exil, l’étranger, cette inexorable observation de l’existence telle qu’elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti.

Tout dans ces moments vient s’ajouter à votre immonde détresse pour vous forcer, débile, à discerner les choses, les gens et l’avenir tels qu’ils sont, c’est-à-dire des squelettes, rien que des riens, qu’il faudra cependant aimer, chérir, défendre, animer comme s’ils existaient. […] Le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons … (214)

Accablé par l’anxiété et l’angoisse, le protagoniste de Céline ne supporte la condition d’étranger que « quelques mois » avant de rentrer en France :

Je lui confiai que j’en étais arrivé à ce point de débilité et d’angoisse où presque n’importe qui et n’importe quoi vous devient redoutable et quant à son pays [l’Amérique] il m’épouvantait tout bonnement plus que tout l’ensemble de menaces directes, occultes et imprévisibles que j’y trouvais, surtout par l’énorme indifférence à mon égard qui le résumait à mon sens. (213)

Si le voyage, la mort et le sentiment d’inexistence se recoupent dans le roman de Céline, ce sont l’exil et la mort qui se retrouvent constamment juxtaposés chez Abla Farhoud ce qui illustre clairement le vieil adage « Partir c’est mourir un peu » :

Partir pour toujours, partir en sachant qu’on ne reviendra pas…quel étrange sentiment… je l’ai vécu deux fois et la troisième sera la dernière […]

[…] savoir que c’est pour toujours, que rien ne sera plus jamais comme avant…comme si on assistait à sa propre mort…comme si une jeune fille voyait son visage de vieille femme… (54-55).

Tout un processus d’apprentissage se met en branle pour la mort, comme pour l’exil. Dounia apprend à « apprivoiser la mort » (65), c’est-à-dire à se détacher petit à petit de tout et de tous en commençant par elle-même, par son corps qui se désintègre :

Des petits bouts de soi s’en vont, aussi distinctement qu’une petite lumière qui s’éteint. On le sent, on le voit. Cet étrange corps qui est devenu le nôtre, […] On sait que l’on devra peu à peu faire le deuil de soi-même avant même que nos enfants aient à faire le deuil de nous. (11)

Il s’agit d’apprendre à se séparer des choses, des lieux, et surtout des gens qu’on a aimés et à travers lesquels nous existons et nous nous définissons : « Un enfant apprend à marcher, un vieux apprend à mourir. […] Je sais déjà que cette odeur de café me manquera, cet arbre aussi, celui que je vois en ouvrant les yeux… et le rire de mes petits-enfants » (65). Dounia examine attentivement ses enfants et voit lucidement tout l’espace qui la sépare d’eux (13, 83). La mort de Salim aggrave sa solitude et signale la perte de sa joie, de sa peine (155) et du « rempart qui [la] définissait » : « Je ne sais plus où je commence où je finis. Je ne sais plus comment penser, je ne sais quoi penser. Je ne sais plus rien. En mourant, Salim a emporté notre peau commune. » (156).

On retrouve ici le même genre d’angoisse, de désarroi que ceux éprouvés par Dounia au tout début de son exil. Et ce rapprochement entre l’exil et la mort est surtout évident avec l’observation que Salim a voulu mourir avant Dounia pour ne pas devoir vivre tout seul ce nouvel exil :

Je sais maintenant, puisque je le vis, que Salim avait peur de rester seul. Il avait pressenti que vivre sans moi, c’était entrer dans un territoire inconnu, un nouvel exil. Il ne voulait pas avoir à s’habituer de nouveau, s’exiler de nouveau, sentir sa mort venir à pas lents. (159)

La crise cardiaque qui tue Salim lui épargne le lent et pénible apprentis-sage de la mort, expérience semblable, comme on vient de le voir, à l’apprentissage de l’exil, avec sa solitude, ses frustrations et ses humiliations. Fidèle à lui-même, Salim préfère le retrait, le silence et l’oubli. Dounia, par contre, remue sa mémoire pour s’ouvrir à sa fille.

Dans ce contexte, il me semble, en y regardant de plus près, que s’il fallait classer Le Bonheur a la queue glissante d’Abla Farhoud, il faudrait tenir compte de l’ampleur de la dimension socio-culturelle du roman et le situer dans la littérature « immigrante » (ou « de l’immigration » ou « de l’exil ») plutôt que dans celle de la littérature dite « migrante ». Voici la distinction proposée par Pierre Nepveu et reprise souvent par plusieurs critiques littéraires :

Ecriture migrante » de préférence à « immigrante », ce dernier terme me paraissant trop restrictif, mettant l’accent sur l’expérience de la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent effectivement), alors que « migrante » insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. « Immigrante » est un mot à teneur socio-culturelle, alors que « migrante » a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle. (233-34; c’est nous qui soulignons)

Il me semble que les critiques littéraires qui préfèrent parler de littérature « migrante » plutôt que de littérature « immigrante » contribuent peut-être, sans le vouloir, à balayer, à faire taire les difficultés d’insertion représentées dans un grand nombre de romans comme ceux d’Abla Farhoud, au profit d’abstractions intellectuelles qui ne s’appliquent ni à la majorité des textes issus de l’immigration, ni à l’expérience quotidienne de la grande majorité des immigrés au Canada, comme ailleurs dans le monde. La distinction entre « immigrante » et « migrante » flatte, peutêtre, les écrivains immigrés en évoquant la question de la qualité esthétique de l’œuvre mais cette distinction fait passer sous silence la dimension sociologique du texte, laquelle paradoxalement est au centre de sa création et de son originalité.

L’adaptation à un nouveau pays, à ses langues, à ses mœurs et à ses cultures est très difficile et cela, que l’exil soit choisi ou imposé, que l’expérience s’avère à long terme positive ou négative. La représentation des difficultés d’adaptation en littérature mérite qu’on s’y attarde et donc qu’avant d’examiner la « migrance » de la littérature dite « migrante » au Québec, il faudrait peut-être s’attarder tout d’abord et davantage sur la représentation des problèmes inhérents à l’exil et à l’immigration. Les critiques littéraires se sont bien penchés sur les problèmes sociaux intrinsèques au passage de la campagne à la ville pour le Canadien fran-çais dans des romans tels que Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy et Au Pied de la pente douce de Roger Lemelin. Il faudrait que nous en fassions autant pour les romans écrits par les immigrés du Québec. Si ce n’est pour la simple raison que la majorité des immigrés ne sont pas des intellectuels ou des aventuriers qui se croient à leur place partout dans le monde, mais des paysans, des ouvriers, des réfugiés politiques ou des immigrés économiques, qui, nonobstant les obstacles, ont tout de même pris leur courage à deux mains pour chercher la paix, le pain et, si possible, le bonheur, au Canada. Au lieu de craindre un processus de ghettoïsation culturelle qui distingue la littérature des Immigrés de la littérature des Québécois « pure laine », il faudrait, au contraire, apprécier davantage leurs ressemblances et leurs affinités, au niveau thématique et formel, car si en plus d’être un déplacement géographique, l’exil est le sentiment de non-appartenance, peu importe qu’on vienne de la campagne ou de la ville, du Liban ou du Québec, de Chaghour ou de Bir-Barra, nous souffrons tous de l’exil quelque part au fond de nousmêmes.

Le sociologue Emile Ollivier affirme que l’instabilité et le mouvement caractéristiques du monde d’aujourd’hui mettent en question des notions comme celle de l’identité :

Jusqu’à une date récente, il ne pouvait exister d’être humain sans appartenance à une communauté qui l’intègre et lui lègue, de géné-ration en génération, ses valeurs ; les représentations identitaires étaient assiégées par un code paradigmatique : le nationalisme et dans son sillage, la nationalité, le sentiment d’appartenance à un territoire, à une culture, à une langue, qui se présentait aux yeux de populations entières comme une source d’identification individuelle et collective. Or, de partout aujourd’hui, des voix s’élèvent et viennent désaccorder, troubler, problématiser ce code paradigmatique. (88)