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Introduction : la critique génétique et l’oeuvre de La Rocque

LA MATÉRIALITÉ DU DOSSIER GÉNÉTIQUE offre une documentation richissime à qui voudra suivre les étapes énonciatives et l’évolution discursive du texte littéraire en devenir, car elle constitue la trace visible du processus créatif. Témoin matériel de la dynamique créatrice qu’est l’activité scripturale, le dossier génétique permet au généticien de prendre connaissance d’un ensemble vaste de données inexplorées, puisque le plus souvent inaccessibles au grand public. Cellesci — sous forme de notes, plans, ébauches et variantes — mettent en lumière les opérations systématiques de l’écriture, le raisonnement de l’écrivain devant la multiplicité de ces opérations éventuelles, et établissent un rapport d’interdépendance entre elles et le texte imprimé. L’étude génétique offre donc la possibilité extraordinaire d’étudier un texte littéraire en devenir, à travers son énonciation dès les notes préliminaires de l’auteur jusqu’à la forme consacrée des énoncés de la version imprimée. Ce parcours, tracé par l’écrivain, passe par bien des méandres narratifs, discursifs, thématiques et stylistiques. Langue au travail et langue travaillée : c’est justement le passage du virtuel à l’actualisé, de l’énonciation à l’énoncé, des notes préliminaires au texte canonique qui nous fascine dans cette démarche. Aussi serait-il par trop réductionniste de vouloir réduire l’acte d’écrire en deux étapes ponctuelles, celle de la préparation, dans un premier mouvement, suivie dans un deuxième mouvement, isolé et hors de la portée de l’influence de celui-ci, de la rédaction proprement dite. La création littéraire est un processus totalisant à respecter et à reconnaître dans toute sa plénitude et son intégralité. Le cas du Passager de Gilbert La Rocque est exemplaire du dossier génétique d’où émane la réflexion subtile et suivie du scripteur lors de la conception et la textualisation de son oeuvre. Il n’est en effet guère étonnant que La Rocque ait laissé, à la suite de sa mort subite en 1984, des preuves inespérées de sa passion pour la littérature, sa correspondance avec le romancier et le critique, Gérard Bessette, en faisant foi.[1] À son propre titre, écrivain de grande valeur, La Rocque a apporté une contribution remarquable à la scène littéraire montréalaise en une douzaine d’années : nommé en 1972 rédacteur en chef aux Éditions de l’Homme; en 1975 directeur littéraire aux Éditions de l’Aurore; en 1978 directeur littéraire aux Éditions Québec/Amérique où il a fondé la collection «Littérature d’Amérique»; et enfin nommé en 1983 «Grand Montréalais de l’avenir» pour sa contribution aux lettres québécoises, à titre d’éditeur et d’auteur. De son vivant, La Rocque a fait paraître six romans (Le Nombril, 1970; Corridors, 1971; Après la boue, 1972; Serge d’entre les morts, 1976; Les Masques, 1980; Le Passager, 1984) et une pièce de théâtre (Le Refuge, 1979).

La présente étude se donne donc pour objectif une analyse de l’ensemble du dossier génétique du Passager, car il fait ressortir la dynamique énonciative et créatrice que suivait La Rocque dans la formulation de la pensée, la thématique et l’imagerie fondamentales qui se dégagent du texte définitif. Il s’agira dans un premier temps d’une étude de l’écriture scénarique (Grésillon 1992 177), à savoir des notes, plans et ébauches. Dans un deuxième temps viendra compléter ce volet une étude scriptique (Mitterand VI), celle des variantes. Dans sa vue d’ensemble, ce dossier génétique permet d’assister à la genèse et au développement du texte achevé. De surcroît, il souligne le fait que La Rocque, passionné de littérature, a soigneusement construit le programme scénarique de son oeuvre avant d’en passer à la textualisation par le biais d’opérations narratives et de stratégies discursives habilement conçues à cette fin.

Les dossiers génétiques, y compris les tapuscrits de La Rocque, sont conservés dans les Collections Spéciales et Archives Privées de la Bibliothèque Nationale du Québec à Montréal. Ces dossiers génétiques, dits aussi dossiers préparatoires, comportent une diversité de notes, plans et ébauches, le plus souvent écrits à l’encre noire ou bleue et sur du papier de divers formats. Les manuscrits dactylographiés sont l’objet de ratures et d’ajouts, inscrits soit dans le texte soit dans les marges, sous forme manuscrite à l’encre noire ou bleue, ou au feutre noir. Dans leur ensemble, ces matériaux constituent une documentation rarissime qui permet de dévoiler le processus qui aboutit à la production du texte achevé, parcours au cours duquel se font entrevoir la formulation et la reformulation narratives et discursives, thématiques et métaphoriques du texte en devenir. Aussi ces documents font-ils entendre la voix d’un témoignage remarquable devant l’acte d’écrire, et dessinent tout en les illuminant les chemins de la création littéraire empruntés par La Rocque. Le dossier génétique, ouvrant un regard sur l’écriture, permet de suivre l’évolution des opérations scénariques et scriptiques par lesquelles la création se fait texte.

Les dossiers scénarique et scriptique du Passager

De tous les dossiers scénariques de La Rocque, celui du Passager comporte la documentation la plus riche : une trentaine de feuillets ainsi que deux cahiers, d’une vingtaine et d’une trentaine de pages, de notes manuscrites. Les indices saillants qui en ressortent offrent un aperçu des opérations énonciatives suivantes : idée initiale d’intrigue et de thématique; scénario initial qui y correspond; titres éventuels; plans de détail (noms et histoires personnelles des personnages); structure et techniques narratives du récit. Il existe également trois tapuscrits incomplets du Passager, annotés de la main de l’auteur, ainsi qu’une version finale complète, également sous forme de tapuscrit et à laquelle est conforme le texte imprimé. Les trois tapuscrits incomplets comprennent un fragment de dix-neuf pages tapées de la première version du roman ainsi que de deux versions du Prologue, de neuf et de onze pages tapées, respectivement. C’est dans les versions intermédiaires des trois tapuscrits incomplets que j’ai relevé les variantes de lecture qui seront commentées. Les variantes d’écriture, dites aussi variantes immédiates, interviennent immédiatement au fil de la plume, et s’identifient grâce à un critère de position, car leur place est directement à droite de l’unité biffée sur la même ligne (Grésillon 1994 246). Il existe peu de ce type de variante chez La Rocque. Par contre, la variante de lecture ou variante non-immédiate se caractérise par son intervention manuscrite après une interruption du geste scriptural, généralement après une relecture du tapuscrit. Sa place se situe ainsi dans l’espace interlinéaire ou dans les marges (Grésillon 1994 246). Dans le dossier scriptique du Passager, la variante de lecture, en l’occurrence la rature — suppression ou substitution — l’emporte sensiblement dans sa fréquence sur la variante d’écriture. La réécriture semble ainsi se produire dès l’abord chez La Rocque avec une certaine aisance et une vigueur qui se trouvent complétées par une élaboration narrative et discursive grâce à la substitution et à la suppression. Les dossiers scénarique et scriptique permettent donc d’assister à la genèse et à la rédaction du Passager, et soulignent le fait que La Rocque en est à la fois scripteur déterminé et lecteur astucieux.

Il est évident en lisant le dossier génétique du Passager que cette oeuvre est l’objet de la réflexion de La Rocque à plusieurs niveaux et de façon cohérente. Le récit évoque au passé l’existence troublée de l’écrivain, Bernard Pion, jadis passager dans l’auto de son père alcoolique et abusif. Il existe une seule période où, très jeune, Pion trouve la paix intérieure et que son coeur éprouve la joie : trois jours idylliques passés à la campagne, dans les parfums épais des pins et des framboisiers, avec son grand-oncle Emilien. Chez ce dernier, Pion se trouve loin de l’insalubrité de la vie à Montréal, de la violence de son père et de la passivité de sa mère. Emilien, nommé aussi le Vieux, constitue le personnage principal du «chef d’oeuvre» que voudrait écrire Pion, adulte. Dans la trentaine et peu satisfait de sa vie professionnelle et personnelle, Pion est incapable de mener à terme son dernier projet de roman, et de vivre heureux avec sa compagne, Liliane Wilson. En fin de compte, il échoue également dans sa tentative de suicide à la fin du récit. Pion incarne l’impuissance et l’échec.

Les notes préparatoires du dossier scénarique

Dans ses notes préparatoires, La Rocque médite sur le noyau de l’intrigue ainsi que sur les niveaux actantiel et actoriel du protagoniste qui sera exemplaire de certaines thématiques : «Bien sûr, tout sera articulé autour du grand thème de l’ennui, de la platitude, de l’insignifiance, de la vanité de toute chose Þ la vie est plate, il ne se passe jamais rien, sauf dans la tête … .[2]» Les notions d’ennui et d’insignifiance se feront les verres filtrants à travers lesquels Pion se percevra tout au long du récit. Cette cohérence narrative s’explique par les notes copieuses qui, à titre d’exemple, décrivent en profondeur la crise qu’il vivra : «Les 3 désillusions de Bernard» : 1 — Le Héros, qu’il ne sera jamais — du moins dans le sens que, jeune, il rêvait (le montrer, jeune, rêvant cela) 2 — L’Amour, qu’il n’a su vivre avec Liliane, trop préoccupé de soi-même 3 — La Mort, le suicide, qui ne ressemble pas, dans la réalité, à ce qu’il avait imaginé, à ce qu’il avait décrit dans son premier roman» (DGP). Ainsi l’intrigue s’esquisse au fur et à mesure que La Rocque conçoit dans son scénario l’identité et les préoccupations existentielles de son héros. Les notions fondamentales sont donc posées sans que le dénouement soit encore explicité dans ses notes :

Le drame du désespoir — la fausse lucidité — l’humour grinçant — un constat d’échec (personnel et artistique).

C’est aussi beaucoup le drame d’un écrivain qui a perdu la foi en son oeuvre et en son talent, qui se sent posé en porte-à-faux sur des romans qu’il exècre. Il se trouve dans une impasse. Cinq ans qu’il n’a rien écrit. Rien. Les illusions perdues. (DGP)

D’autres notes cernent de façon schématique les rôles qui seront assignés à ce héros :

  • Bernard chancelle sur le bord du vide.

  • Il n’y a plus rien en lui.

  • Plus le goût — ni la puissance de crier.

  • Son moteur ne tourne plus.

  • Ecrasé devant le déroulement obscène et ravageur des temps et du destin.

  • Insignifiant, absurdement infime devant l’Histoire qui avance, qui passe en emportant arrachant tout comme un fleuve en folie.

  • Faillite de sa vie — même sentimentale.

  • Démission devant l’écrasant fardeau de vivre sans foi ni espoir (DGP).

Les trois désillusions — traits fondamentaux de l’identité actantielle et actorielle qu’assumera Pion — se trouveront l’objet de l’expansion narrative conçue par La Rocque, et offriront les trois perspectives humaines de l’être et de la vision du monde de Pion.

À ces trois désillusions correspond la structuration ternaire que désirait La Rocque : Le récit se découvre en trois mouvements d’après ceux qui ont été élaborés dans les notes scénariques : «PROLOGUEPREMIERE PARTIEDEUXIEME PARTIETROISIÈME PARTIEEPILOGUE …» (DGS). Cette structuration en trois parties — Prologue, chapitres, épilogue — se trouve modifiée dans le texte définitif par l’introduction de sept chapitres entre le prologue et l’épilogue. Toujours estil que la structure ternaire est retenue par La Rocque dans le texte final, à la différence près qu’elle renferme une structuration en sept, les chapitres entre le prologue et l’épilogue se déroulant suivant une chronologie linéaire comme les sept jours de la semaine. Cette conception numérique des chapitres renforce à la fois le passage cyclique du temps et de l’existence, le fait que Bernard Pion, héros déchu, n’est qu’un passager dans le temps. Cette structuration s’allie de surcroît avec la «construction symphonique» (DGP) à laquelle réfléchissait La Rocque afin de créer les trois mouvments du récit : «exposition, développement, conclusion» (DGP). La cohérence de cette construction symphonique s’avère être d’autant plus claire que la symphonie traditionnelle, construite sur trois ou quatre mouvements, illustre un thème spécifique.

À l’intérieur de ces trois mouvements, le drame existentiel qu’affrontera Pion, et qui mènera à sa tentative de suicide, engendrera chez La Rocque des réflexions d’ordre théorique sur la stratégie narrative la plus apte à rendre compte de cette angoisse. La Rocque estime que le roman «doit jouer sur deux niveaux : • la vie réelle, où il n’arrive rien sauf le suicide • le monde de l’imaginaire où tout peut arriver» (DGP). En effet, La Rocque choisit une stratégie narrative qui se fonde sur «l’interpénétration des deux mondes — trouver le moyen d’opérer les transitions d’un plan à l’autre» (DGP). Pour ce faire, La Rocque propose de «[c]ommencer les scènes peut-être imaginées, fantasmeuses [sic], par des formules d’introduction qui peuvent suggérer cette éventualité au lecteur attentif. Comme : Il sut que — Il crut se souvenir —» (DGP).

Focalisation de la voix narrative

La Rocque organise ainsi son récit tout en reconnaissant l’importance de la focalisation de la voix narrative : «Repenser le point de vue : — 3e personne ? — Vu par le Vieux ? — Ou points de vues multiples ?» (DGP) Le Prologue sera à la première personne du singulier, et les parties suivantes, y compris l’épilogue, seront narrées à la troisième personne du singulier : «On pourra laisser sous-entendre que tout le récit à la troisième personne est plus ou moins raconté, imaginé-fantasmé, par le narrateur-acteur-romancier (moi) du Prologue … » (DGP). Cet emploi successif de je et de il ne saurait pas pour autant guider le lecteur vers une appréhension approfondie ou complète du réel du monde romanesque. L’énonciation, différenciée entre ces déictiques, doit s’effectuer subtilement afin de «glisser IMPERCEPTIBLEMENT dans l’action de la section à la 3e personne … » (DGP). En plus, “ce glissement doit se faire graduellement de sorte qu’on se trouve devant le fait accompli sans qu’on ne sache plus très bien si les péripéties racontées dans la partie centrale sont vrais [sic] ou racontés [sic] par le je du prologue […]» (DGP). La Rocque cherche ainsi à entraîner peu à peu le lecteur, à son insu, dans la psyché du protagoniste afin de créer un texte définitif dont les points de repère autoréférentiels ne laissent pas distinguer entre le réel et l’imaginaire, un texte qui se veut énigmatique, et qui communique la voix d’une conscience des plus troublées. Malgré ses commentaires et suggestions dans le dossier génétique, La Rocque a choisi en fin de compte d’écrire un récit uniquement à la troisième personne du singulier, mais dont l’ambiguïté imaginée/réelle en ce qui concerne les péripéties est en effet perçue par le lecteur averti. Celui-ci demeure sensible à la possibilité que tout fût imaginé par Pion, individu et écrivain qui vit sous le fardeau de l’impuissance.

Et pourtant, dans la version publiée, malgré la figuration constante de la voix narrative anonyme qui se réfère à Pion par le biais de il, on fait tôt de reconnaître, grâce à la focalisation interne communiquée par cette voix, que l’on a accédé aux manifestations de l’être-au-monde du seul protagoniste, à la formulation de ses réflexions et au va-et-vient des analepses qui juxtaposent son enfance traumatisée et sa vie d’adulte terriblement frustrée. On a donc la vive impression en lisant le texte imprimé que la voix narrative qui se réfère à Pion en tant que il correspond en effet à la focalisation interne de celui-ci. L’omniscience de la voix narrative est limitée à savoir et à raconter uniquement ce que pense Pion. Voilà qui se conforme au désir, explicité par La Rocque dans ses notes préparatoires, de rendre compte des réflexions de Pion : «séquences à la première personne en italiques [sic] commençant par : Et voilà que je … » (DGP). Alors que La Rocque projetait d’alterner la narration en je avec celle en il, Pion n’est pas le narrateur du texte publié. Il n’en reste pas moins toutefois que l’énonciation de sa subjectivité n’y est certes donc pas passée sous silence. En somme, l’opération narrative par laquelle La Rocque y parvient — l’emploi de la focalisation narrative interne dans le prologue et les sept chapitres qui le suivent — rend encore plus difficile chez le lecteur la distinction entre le réel et l’imaginaire, comme on le verra ultérieurement.

Dans l’épilogue du texte définitif, La Rocque introduit à travers la voix narrative anonyme une focalisation externe pour lever le voile sur l’ambiguïté scénarique imaginée/réelle qu’il a si habilement tissée dans la trame du récit. À travers la focalisation externe se raconte sans modalisation l’avant-dernière scène du récit. Sur un ton neutre, on lit que Liliane est arrivée au poste de police suite à la tentative de suicide de Pion. La voix narrative anonyme qui décrit de l’extérieur l’état physique de Pion, suicidaire et transporté à l’hôpital dans la scène finale du récit, se permet dans le dernier paragraphe du récit l’observation suivante à l’endroit de Pion : «Il dormait, le visage blême, paisible, presque sans respirer. Il avait l’air d’un cadavre qu’on mène au cimetière.» 3 Cette modalisation, la seule dans l’épilogue, qui juxtapose vie et mort, hôpital et cimetière met en relief la métaphore centrale du passager transporté par la vie vers la mort. Ainsi se clôt le récit, sur une image métaphorique qui résume l’impuissance du protagoniste, et les thématiques de l’ennui et de l’insignifiance esquissées dans les notes scénariques.

Métaphorisation de passager

Dans le texte définitif, la métaphorisation de passager souligne une insignifiance et une impuissance évidentes dont les origines remontent à l’enfance, à l’assujettissement de Pion au pouvoir paternel. Lors d’une soirée littéraire, Pion se dispute avec un critique littéraire, qui, à son avis, «écrit avec une pelle» (P 54), et, par la suite, imagine qu’il assassine ce dernier. Voilà, en effet, la péripétie centrale du Passager, qui éveille chez Pion des souvenirs violents du passé, venus hanter le présent, et décider inéluctablement de son avenir. Les notes préparatoires soulignent cet élément fondamental de l’intrigue :

Bernard Pion Þ lors d’un cocktail en dispute avec un critique littéraire Þ catalyseur qui précipite le processus de dépossession et d’auto-destruction annoncé depuis la petite enfance de B. En porte-à-faux sur la frontière de la réalité, cela jusqu’au décrochage ultime, la dépossession même de son destin. (DGP)

Au fond, Pion serait «l’idéaliste écrasé par le réel» (DGP). «À vrai dire, il [Pion] n’y pensait plus très souvent» (9), incipit du texte final, qui, à travers son ambiguïté, souligne la récurrence de l’analepse, cette «sorte de spasme de la mémoire» (9), élucidant cet objet fuyant de la mémoire qui se manifeste pourtant ainsi : «quelque chose se décollait bel et bien du fond du lui et se mettait à grouiller, des cellules de temps mort venaient crever comme des bulles à la surface d’un lac empoisonné» (9). L’inscription explicite du temps mort dans Le Passager renchérit sur la figuration implicite du chronotope — maison/mort — qui sert de matrice à Serge d’entre les morts (1976). Le temps passé, traumatisant, qui ne cesse de vivre à travers le souvenir obsédant est un leitmotiv dans l’oeuvre romanesque de La Rocque.

Dans ses notes préparatoires, La Rocque exposait très sommairement, mais à plus d’une reprise, la possibilité de produire une tétralogie. Il se peut qu’il ait envisagé d’y incorporer des romans déjà publiés bien qu’il n’y existe pas de personnages récurrents, ou que Le Passager en soit le premier tome. Toujours est-il qu’il l’envisageait dans le dossier préparatoire : «Le roman sur trois pieds 1– Bernard (le pied principal — fil conducteur vers la Tétralogie 2 – Liliane (le miroir dans lequel devra se voir Bernard 3 – Emilien (l’Histoire — préparer la tétralogie)» (DGP). En plus, La Rocque songeait, en élaborant la branche familiale de Pion, de relire Serge, pour voir s’il n’y aurait pas lieu d’utiliser certains matériaux … ou la famille des Masques?

La récurrence d’un souvenir traumatisant de ce «temps mort» qui figure dans l’incipit du texte final pousse Pion non seulement à ne cesser de revivre un événement des plus grotesques de sa jeunesse, mais également à refaire le même geste meurtrier. Ayant été battu un soir par son père, le lendemain, le jeune Bernard :

s’assit au bord du lit, … alors il enleva la serviette de sur la cage et le canari s’agita tout tremblant dans ses plumes jaune pâle et il se mit à chanter tandis que l’enfant s’habillait … quelque chose l’exaspérait … il ouvrit la cage, dans sa main l’oiseau n’était qu’un frémissement tiède et doux, et l’enfant serra, il serra de toute sa force jusqu’à ce qu’il eût mal aux jointures … (11-12)

Ce «temps mort», imprégné de révulsion, trouve son pendant dans la vie adulte de Pion, car après avoir imaginé l’assassinat du critique, il :

sentait couler dans ses bras une force animale et démente, une puissance extravagante … et sans même s’en apercevoir il la [son amante, Liliane] redressa rudement dans son lit … Oh non, il ne voulait pas faire cela mais il n’y pouvait rien, ou plutôt comme si ce n’avait pas été réellement lui qui serrait dans ses mains folles les épaules frêles de Liliane … il pouvait entendre ou voir ses dents s’entrechoquer car il la brassait vraiment fort et elle avait la tête qui branlait de tous les côtés, et en faisant cela il criait, criait du fond du ventre … cri de mort de la libération trop longtemps contenu. (138)

Le «temps mort» (9) ou le temps d’alors de la première page du roman vient s’installer ainsi dans le temps énonciatif, le temps de maintenant, ce qui confirme ce que Pion lui-même a entrevu : «peut-être avait-il perdu la notion du temps?» (P 38) ou encore : «le temps se mit à glisser et à se dérober …» (91). Situé donc hors du temps, en marge d’une temporalité référentielle, Pion vit les affres de ce temps mort. Après avoir imaginé l’assassinat du critique, «Pion venait d’entrer dans son passé, presque abstraitement, comme un nouvel échec dont il lui faudrait encore porter tout le poids» (116). Ce statut fatidique donne lieu à son impuissance à diriger sa propre vie, et engendre chez lui la prise de conscience «qu’un rouage venait de claquer quelque part en lui et qu’il ne lui restait plus qu’à attendre ce qui allait venir …» (73).

Il n’est pas sans intérêt de signaler que La Rocque a dressé une liste de noms de famille éventuels de son protagoniste : Houle, Rigaud, Hériault, Martineau, Jolicoeur, Bernier étant les possibilités avant de choisir Pion (DGP). Aussi la métaphorisation de l’impuissant opérée par «passager» se complète-t-elle par celle engendrée par «pion». Figé ainsi dans le temps mort, Pion se voit «condamné dès sa naissance à n’être guère plus qu’un spectateur, placé légèrement en retrait de cette vie qui vibrait et flambait autour de lui» (33). Il «se voyait soudain minuscule, infime, poussière à jamais anonyme et perdue dans le cosmos, ténébrion emporté par l’immense souffle des temps et des espaces, …» (72). Effectivement, Pion se dédouble dans «le mélodrame où il allait être à la fois comédien et spectateur, une tragédie noire en un seul acte …» (P 104). À la fin, ayant tenté de se suicider, Pion «se voyait pendiller, violacé, avec une langue informe et noirâtre qui lui sortait de la bouche … affublé de cette corde ridicule autour du cou … jouant le grand jeu de la mort et se donnant en spectacle pour soi seul» (202-203). Désintégré physiquement et spirituellement, exilé dans le temps mort, Pion n’existe à la fin de son trajet que pour permettre à sa destinée de se replier, comme le serpent, sur elle-même. Le dédoublement du protagoniste se manifeste à travers la métaphore du spectateur, et se concrétise dans l’image de celui qui se voit agir de l’extérieur, emprisonné dans le temps mort du passé et aux prises avec des souvenirs obsédants qui font rallumer chez lui des images de violence ou de mort.

La Rocque n’a pas réfléchi uniquement sur le nom du protagoniste, car il a également dressé la liste des titres éventuels suivants : «— Traces (sans laisser de traces) — Le Faiseur d’images — Bernard, ou l’échec — L’Effaceur — Le Passager — La Fuite — Mirages — Les Bouts perdus — L’Effaceur effacé — L’Enfermé — A fond de train» (DGP). Celui retenu pour le texte imprimé se révèle être le plus apte à faire ressortir la métaphorisation du nom du protagoniste, de l’impuissant qui se trouve contre son gré passager dans la vie, la mort et le temps. Force est de noter en outre que Pion se trouve littéralement passager dans la «Dodge rouillée» (16) de son père, la «Renault 5 déglinguée» (14) de Liliane, la «grosse Pontiac flambant neuve» de Paul Piette (29), la «grosse Trans-Am rouge» de Raoul Brisebois (161), l’auto-patrouille (182), et bien sûr l’ambulance (212), en plus de quelques taxis. À aucun moment ne se trouve-il donc au volant d’un véhicule. Il ne cesse d’être passager. Cette métaphorisation, en l’occurrence la figuration de la métaphore filée fondamentale du texte, met en relief la surdétermination sémantique au sens propre et au sens figuré d’un titre qui a été éminemment bien choisi.

Le dossier scriptique

La cohérence narrative et discursive manifestée dans l’écriture scénarique du Passager n’est décidemment pas absente de l’écriture scriptique. En guise de rappel, le dossier génétique se constitue d’un total de quatre tapuscrits : un fragment de la première version du récit, la première version incomplète du prologue, la deuxième version incomplète du prologue ainsi que la version finale du texte entier, tapée, à laquelle est conforme le texte publié. Alors que le nombre de pages de cette documentation est plus restreint que le dossier scénarique, il n’en reste pas moins qu’elle est révélatrice des efforts chez La Rocque de mettre en oeuvre les plans, les esquisses et le programme narratif, thématique et discursif qui en découle.

L’un des constats les plus extraordinaires que l’on peut faire en lisant le fragment appartenant à une première version du récit, c’est que La Rocque constituait lui-même le personnnage principal du récit en brouillon. Le texte du fragment s’écrivait alors à la première personne du singulier : «C’est La Rocque qui veut mettre son pied dans le cul à Régimbald … Mais déjà leurs voix se fondaient dans celle, moreuse, tempétueuse et grondante de la foule. Je m’éloignais, j’en avais assez de toutes ces imbécillités» (DGP). Cette scène correspond à celle, dans le texte publié, de la soirée littéraire au cours de laquelle Pion se dispute avec le critique littéraire, Marcel Guilbert. Ainsi, dans la version définitive, La Rocque devient Pion, et Régimbald devient Guilbert. Qui plus est, le changement de la voix narrative, à savoir la figuration de la première personne du singulier du protagoniste-narrateur nommé La Rocque, à celle, anonyme, qui se réfère à Pion à la troisième personne du singulier, répond au désir de La Rocque, écrivain, d’alterner entre la narration à la première personne du singulier et celle à la troisième personne du singulier, de «glisser IMPERCEPTIBLEMENT dans l’action de la section à la 3e personne …» (DGP). En fin de compte, la narration à la première personne du singulier sera complètement effacée du texte final pour céder la place à la narration qui se fera désormais uniquement à la troisième personne du singulier. Et pourtant, comme l’on a vu ci-haut, la focalisation interne de la subjectivité de Pion ne sera pas passée sous silence dans le texte définitif.

Les variantes de lecture et d’écriture

Les variantes de lecture, ou non-immédiates, se caractérisent par leur intervention manuscrite après une interruption du geste scriptural, généralement après une relecture du tapuscrit, et se placent dans l’espace interlinéaire ou dans les marges. Les variantes immédiates, ou d’écriture, interviennent immédiatement au fil de la plume, et s’identifient grâce à leur place directement à droite de l’unité biffée sur la même ligne. Chez La Rocque, la variante de lecture l’emporte sensiblement dans sa fréquence sur la variante d’écriture. Ratures, ajouts ou déplacements : autant de pratiques qui se manifestent dans toute opération de réécriture. Dans le dossier génétique du Passager, La Rocque a recours à la rature, opération scripturale qu’il pratique beaucoup plus souvent que l’ajout ou le déplacement. Elle a pour objectif d’étayer la programmation narrative et discursive esquissée dans le dossier scénarique. La rature, cette opération d’annulation d’un segment écrit pour le remplacer par un autre segment — substitution — ou pour le supprimer définitivement — suppression — (Grésillon 1994 245), a la propriété d’être orientée afin de répondre à des impératifs d’ordre narratif et discursif, par exemple. Enfin, chacune des variantes peut être du type lié ou non-lié. Est liée toute variante lorsqu’elle «intervient sous la pression d’une donnée syntaxique ou sémantique du contexte» (Grésillon 1985 326). C’est donc dans les variantes non-liées que se manifestent prioritairement la signification et la pertinence d’une réécriture. Le texte raturé dévoile ce qui semblait être insaisissable : «le passage de la pensée au langage» (Rey-Debove 106). Le texte corrigé du Passager nous invite donc à comparer le dossier scénarique à sa réalisation, et à nous efforcer de cerner l’intention de la multiplicité des productions énonciatives, inscrites dans les variantes de lecture, et créées pour mener à terme les réflexions pratiques et théoriques qui encadrent l’écriture scénarique.

La substitution et l’ajout

La rature, sous forme de substitution, contribue dans la réécriture du prologue à la mise en place conceptuelle implicite de l’impuissance de Pion, thème récurrent, et par conséquent à l’agencement de cette thématique dans ses parties constitutives. Il s’agit effectivement d’une variante de lecture qui, au cours de la réécriture, sous-tend les intentions narratives et discursives explicites de l’auteur. Les ratures les plus exemplaires de la tentative chez La Rocque de rendre compte de l’évolution du personnage, sans recourir à la voix narrative qui se raconte en je, comme c’est le cas dans le fragment d’une première version, commenté ci-haut, se produisent dès l’incipit du prologue. Dans les lignes qui suivent, ce qui est biffé l’est dans le manuscrit, et est suivi entre crochets carrés de l’unité qui s’y substitue; ce qui n’est pas précédé de biffure mais qui est simplement suivi de crochets est un ajout :

À vrai dire, il n’y pensait plus très souvent … Le souvenir de cette sale historie lui fichait parfois la paix durant des mois, puis, subitement, comme ça, pour rien [sans raison apparente], la mécanique infernale se déclenchait toute seule et tout lui revolait en pleine face … Une sorte de spasme de la mémoire, on aurait dit — en tout cas, quelque chose se décollait bel et bien au fond de lui et se mettait à grouiller, des morceaux [cellules] de temps mort venaient crever comme des bulles à la surface d’un lac empoisonné, et il pouvait distinguer les images d’autrefois, la cage et l’oiseau jaune, sa chambre d’enfant avec sa fenêtre donnant sur les hangars de tôle ondulée, les escaliers de bois gris et les cordes à linge de la ruelle, il entendait nettement la voix [aiguë] de sa mère, ah non c’est pas vrai! dis-moi pas que t’es encore soûl, ah non non non, moi je suis plus capable de t’endurer comme ca! car [qui rageuse criait en sortant de la cuisine où le beurre roussissait dans la poêle, elle allait à la rencontre de] son père était là [qui], maigre et nerveux, il disparaissait dans le salon, dans l’obscurité grasse du salon où il faisait tinter les bouteilles … (DGP)

Substituer le complément circonstanciel de manière, «sans raison apparente», à «comme ça, pour rien» affirme, en plus de l’imprévisiblité exprimé par ce deuxième syntagme, l’aspect incompréhensible du souvenir obsédant. Cette substitution fait allusion implicite à la subjectivité de Pion, notamment à son inaptitude à mettre fin à la récurrence du souvenir du canari écrasé dans sa main. «Cellules» qui remplace «morceaux» fait appel à une image biologique, vivante et dynamique alors que «morceaux» évoque la notion de particules de matière inertes. La suppression de l’exclamation explicite de la mère en je modifie la focalisation narrative qui, grâce à la substitution qui décrit cette dernière à la troisième personne du singulier, nous permet de voir et de sentir la scène à travers les yeux de Pion. Nous ne sommes donc pas limités à percevoir le retour du père ivre uniquement à travers la réaction de la mère, qui est pourtant suggérée par le biais de l’ajout, «aiguë», décrivant le timbre de sa voix et la colère de ses paroles.

Or, comparant cette version avec la version publiée, on constate que deux séquences seules ont été l’objet de substitution : (i) «la mécanique infernale se déclenchait toute seule et tout lui revolait [sautait] en pleine face»; (ii) «il entendait nettement la voix aiguë de sa mère qui rageuse criait en sortant de la cuisine où le beurre roussissait dans la poêle, elle allait à la rencontre de son père était qui, maigre et nerveux, [qui à bout de nerfs criait dans la cuisine où ça puait le beurre en train de brunir dans la poêle, et il voyait surtout son père qui rentrait du travail et qui] titubait dans le corridor et heurtait les murs en rotant sa bière puis disparaissait dans le salon, dans l’obscurité grasse du salon où il faisait tinter les bouteilles …» (DGP 9-10). Dans la première séquence signalée, la réécriture de «tout lui revolait» en «tout lui sautait» renforce de toute évidence la violence imprévisible du souvenir récurrent. L’ajout, «il voyait», dans la deuxième séquence renchérit sur la thématique de la focalisation de Pion qui «voyait» son père et qui «entendait» la voix de sa mère. De nouveau, La Rocque a su garder l’effet de percevoir tout — sons, images et odeurs — à travers la focalisation interne de Pion alors que, comme nous l’avons constaté précédemment, le récit est raconté par une voix narrative anonyme, omnisciente seulement des pensées et réactions de Pion. La variante présente dans les séquences analysées ci-haut est principalement du type lié, car elle doit obéir au contexte syntaxique dans lequel elle s’insère. Unique, le style larocquien dans Le Passager, et dans ses autres romans, se reconnaît à la liberté du mouvement stylistique et à la fluidité des images qui s’enchaînent les unes après les autres. Il n’est guère surprenant que ce soit la variante non-liée qui caractérise la réécriture de ce style travaillé puisqu’elle doit s’introduire dans ces séquences qui ont déjà pris leur élan formel. Il est également à noter que ces variantes ont toutes le même but : celui d’assurer la textualisation cohérente et suivie telle que La Rocque l’a conçue dans le dossier scénarique, à savoir de créer le personnage Bernard Pion, et de le faire évoluer, à partir de la détresse de sa jeunesse jusqu’à l’échec de son suicide, entre les images et les sensations émanant du réel et de l’imaginaire.

Les derniers exemples du processus de la réécriture dans le prologue, peu nombreux mais éloquents, attestent le suivi qu’assure La Rocque dans ses remaniements du texte. Dans la version du prologue annotée de la main de l’auteur, on peut lire la scène dans laquelle le père de Pion bat ce dernier : «… et ses mains frappaient, ça faisait mal sur ses fesses et sur ses cuisses [ça chauffait comme feu d’enfer] mais il ne pleurait pas, pas encore de toute façon ce n’était pas la première fois que cette chose épouvantable lui arrivait, il connaissait bien les mains [osseuses,] dures [et] froides et maigres de son père …” (DGP). Ces ajouts et cette suppression effectués, le texte est celui de la version publiée. L’ajout «ça chauffait comme feu d’enfer» et la substitution «osseuses» à «maigres» met en relief ce que ressentait physiquement Pion, asujetti à la colère et à la violence du père : chaleur douloureuse et os qui frappent. Surdétermination de son état vulnérable, cette réécriture obéit à la même logique narrative et dis-cursive que les variantes signalées ci-dessus : mettre constamment en vedette la psyché de Bernard Pion, pourchassé sans cesse par des souvenirs obsédants de la violence et incapable d’y porter remède.

La seule variante non-liée («manoeuvres … escargot»), ajout dans le prologue, est à noter à cause de sa terminologie biologique qui, comme l’on a vu, caractérise la substitution «cellules» à «morceaux» dans l’incipit du prologue. Après être battu par son père, Pion essaie de s’endormir :

en attendant que ça passe, que son corps se ramollisse de nouveau et qu’il puisse croire qu’il allait dormir. Il était incapable de [(manoeuvres dérisoires] pour faire comme si [rien de] cela n’avait jamais existé, [comme si] De toute son enfance [avait pu sombrer dans quelque [le] néant, l’oubli, comme si rien absolument rien n’avait été — c’est-à-dire lui et seulement lui, sans racines et sans mémoire, apparaissant dans le présent comme par génération spontanée, surgi par un caprice des lois naturelles, sans passé qui traîne derrière lui comme bave d’escargot … (DGP)

Les ajouts «manoeuvres dérisoires», «rien de», «sans racines et sans mémoire», «apparaissant par génération spontanée», «sans passé qui traîne derrière lui comme bave d’escargot» sont tous exemplaires de la profonde carence à laquelle est sensible le jeune Pion, sans liens humains, sans efficacité dans ses actes, et en fin de compte profondément seul. Cette réécriture donne lieu dans le texte imprimé au passage suivant dans lequel sont indiquées ici les modifications apportées par La Rocque pour produire la version achevée :

en attendant que ça passe, que son corps se ramollisse de nouveau et qu’il puisse croire qu’il allait dormir (manoeuvres dérisoires pour faire comme si rien de cela [toute la substance même de ses souvenirs] n’avait jamais existé, comme si toute son enfance [tout son passé] avait pu sombrer dans le néant, l’oubli, comme si rien absolument rien n’avait été - c’est-à-dire lui et seulement lui , [s’il n’était pas né comme n’importe qui mais était apparu instantanément il y a quelques secondes,] sans racines et sans mémoire, apparaissant [se matérialisant] dans le présent comme par génération spontanée, surgi par un caprice des lois naturelles, sans passé [rien] qui traîne derrière lui comme bave d’escargot …) (13)

Surdétermination de la négation et de la dépossession, ces suppressions et substitutions amplifient en précisant ou en généralisant l’état phénoménologique et le dénuement extrême de Pion. Ainsi, «rien de cela» se précise par «toute la substance même de ses souvenirs», «toute son enfance» devient de façon totalisante «tout son passé», «comme s’il n’était pas né comme n’importe qui mais était apparu instantément il y a quelques secondes» fait de Pion un être anormal et solitaire, et «sans passé», remplacé par «sans rien», met en relief la négation fondamentale de son être. À travers ces opérations énonciatives dans son remaniement du prologue, La Rocque est resté fidèle aux stratégies narratives et discursives explicitées dans le dossier scénarique, et s’est montré stratège habile.

Conclusion

Dépossession de Pion; interpénétration du réel et de l’imaginaire dans le drame existentiel; opérations narratives et discursives subtiles par lesquelles se textualisent l’anéantissement et la confusion auxquels est confronté le protagoniste : voilà les points saillants qui sont formulés dans le dossier scénarique et énoncés dans le dossier scriptique. L’image de Bernard Pion, passager assujetti aux souvenirs grotesques de la mémoire involontaire, inapte à emprunter un chemin autre que celui qui est tracé devant lui, confirme que La Rocque a su mener à bien son projet de brosser le portrait de «l’idéaliste écrasé par le réel» (DGP).

Le dossier scénarique du Passager comporte des méditations sur l’appareil narratif à déployer afin de créer l’ambiguïté au sein de la diégèse, des ébauches de personnage et de thématique, une voix narrative anonyme complexe et sa focalisation étrangement liée à la subjectivité du protagoniste; et avant tout des commentaires qui mettent en relief au niveau discursif la subjectivité du protagoniste. Le dossier scriptique fait valoir le bien-fondé des stratégies narratives et discursives explicitées dans les notes préparatoires. Il révèle le parcours énonciatif qui a conduit La Rocque progressivement à partir des commentaires ponctuels du dossier scénarique à la formulation et à l’enchaînement d’énoncés, et par la suite à la reformulation et la réécriture du texte. Le paradigme des modifications apportées dans la réécriture relève, de toute évidence, du désir chez La Rocque de produire une oeuvre qui serait la textualisation raisonnée du dossier scénarique. Aussi l’étude des dossiers scénarique et scriptique du Passager enrichit-elle notre connaissance du texte publié en élucidant les priorités scripturales auxquelles a réfléchi La Rocque et en soulignant les opérations énonciatives par lesquelles il les a mises en oeuvre. En somme, le dossier génétique nous permet de suivre le processus de la création littéraire dans ses mouvements successifs, à partir de la genèse et des premières manifestations de l’oeuvre jusqu’à sa version canonique.