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« L’artiste n’est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature. »

— Baudelaire : De l’essence du rire.

Les écrits romanesques de Nancy Huston constituent une œuvre singulière et originale qui témoigne d’une ambition et d’une maî- trise peu communes. Ce sont aussi des écrits complexes quant à leur construction et leurs thèmes. Ils se développent rarement de façon strictement chronologique, mais procèdent plutôt par retours en arrière, anticipations, évocations de souvenirs, et séquences qu’il est difficile de situer dans le temps. Mais c’est surtout la multiplicité de thèmes qui frappe le lecteur. Entre autres choses, les romans de Huston traitent des rapports entre la vie et l’art; l’écart entre la vie privée des personnages et la vie publique ou politique; l’impossibilité de saisir la réalité non linguistique par des mots; les liens entre la création littéraire et l’enfantement; la scission entre le corps et l’esprit. Et, bien sûr, le côté féministe de ces écrits est d’une grande richesse : la domination de la femme par l’homme dans la vie sexuelle, sociale, et artistique; les violences pratiquées par l’homme sur la femme; la vision de la nature et de la nature humaine imposée par le discours masculin.

Les Variations Goldberg, le premier roman publié par Huston, est déjà «un bel exercice de virtuosité» (Clerval, 129). Cette histoire d’une soirée pendant laquelle Lilianne Kulainn joue pour ses invités les Variations Goldberg, met en scène plusieurs personnages qui écoutent et réfléchissent sur la musique et sur leurs préoccupations personnelles. Dans Histoire d’Omaya, Huston raconte par souvenirs, retours en arrière, et scènes «réelles» ou imaginées l’histoire d’une jeune femme violée par un groupe d’hommes. Tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, Omaya (ou quelqu’un d’autre) relate, dans des séquences qui semblent être parfois des hallucinations, certaines scènes de sa vie, et surtout de son enfance. Trois fois novembre a lieu aux États-Unis pendant les années soixante. Une jeune étudiante franco-américaine lit à sa mère un manuscrit laissé par une amie qui vient de se suicider. Dans son manuscrit, l’amie raconte son arrivée dans une école privée, où elle tombe amoureuse d’un étudiant. Celui-ci finit par aller combattre dans les rangs de l’armée américaine au Viêt-nam et, privée de son amant, la jeune femme sombre peu à peu dans l’hystérie, la folie et la drogue. Dans Cantique des plaines, Paula retrace la vie de son grand-père d’après ses propres souvenirs et quelques notes que Paddon (son grand-père) a laissées. Elle brosse le portrait d’un homme élevé dans l’Ouest du Canada, amoureux des livres, déçu par la vie, incapable d’écrire le grand livre sur le temps dont il rêve depuis ses études de philosophie, et qui tombe amoureux d’une métisse appelée Miranda.

Avec La Virevolte, Huston produisit un roman dont la construction est plus simple que d’habitude. Il s’agit d’un récit généralement linéaire de la vie de Linn, mère de deux filles qui semble vouée à une vie de domesticité heureuse. Mais, sous l’impulsion de sa passion pour la danse, elle quitte son mari et ses enfants pour reprendre sa carrière de danseuse. Instruments des ténèbres, par contre, représente un retour à une construction et une intrigue plus complexes. Dans ce roman, Huston trace deux histoires alternées de deux femmes. Nadia, écrivaine américaine, recrée la vie de Barbe, jeune Française du 17e siècle, tout en notant dans son journal les vicissitudes de sa propre vie. Peu à peu, nous découvrons qu’à trois siècles de distance, ces deux femmes se ressemblent à plusieurs égards. Dans L’Empreinte de l’ange, Saffie, jeune Allemande arrivée à Paris peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, épouse un musicien fran-çais. Timide et renfermée, elle semble à peine exister jusqu’au jour où elle tombe amoureuse d’un réfugié juif polonais. Dans Prodige, enfin, Huston décrit, par les yeux et la voix de divers personnages, le génie musical d’une jeune fille et la descente dans la folie de sa mère.

Dans une œuvre romanesque aussi diverse que celle que nous venons de résumer, il y a pourtant une continuité profonde due à certaines préoccupations thématiques qui se répètent de roman en roman. Parmi elles, celle qui s’avère particulièrement utile pour l’analyse des écrits de Huston est le problème de l’identité. Le but de cet article est de montrer que la crise d’identité chez les personnages de Huston est aggravée par un sentiment de dédoublement, l’impression d’être scindé en deux person-nalités distinctes. Mais ce dédoublement même contient une possibilité de solution au problème de l’identité.

Pour Huston, le moi est une entité fragile et constamment menacée. Ses personnages sont conscients qu’ils pèsent peu face à un monde qui les ignore et les menace. Omaya, par exemple, se sent tellement fragile et entourée de menaces qu’elle passe sa vie à se cacher et à fuir: dans un hôpital psychiatrique, dans les rôles qu’elle joue au théâtre, et même derrière la frange de ses cheveux. Finalement, il n’y a pas d’Omaya, seulement un être éternellement absent. Jonathan et Selena dans Trois fois septembre se sentent également menacés et abandonnés par ceux qui les entourent. Selena dit de Jonathan qu’il est «lui, comme moi, un enfant dont on cultive l’absence» (70). Nadia a ce même sentiment qu’elle ne compte pas. «Dorénavant», déclare-t-elle au début d’Instruments des ténèbres, «mon nom, mon seul nom restant, c’est Nada. Le néant» (13). Paula dans Cantique des plaines essaie de recréer la vie de son grand-père parce que c’était un homme qui n’avait jamais réussi à s’imposer dans la vie, affirmer son identité, ou écrire le livre qui aurait assuré la survie de sa pensée.

Le cas extrême de ce sentiment de non-existence est Saffie, la jeune exilée allemande qui est absente de la vie à tel point que les autres la voient à peine : «C’est comme si elle était invisible, un fantôme» (L’Empreinte, 27). Quand Raphaël, son futur mari, la voit pour la première fois, il estime que «cette femme est là, et en même temps elle est absente» (16). Bien qu’amoureux d’elle, Raphaël a souvent l’impression qu’elle a cessé d’exister. «Saffie, je t’en supplie, existe!» s’écrie-t-il (133). Elle n’a pas d’identité, de personnalité qui capte l’attention, et son mari se rend compte qu’ «elle ne lui opposera jamais de résistance. Ni à lui, ni à un autre» (50).

Dans d’autres cas, les personnages ont l’impression d’une identité en train de se fragmenter. Selon une invitée de Liliane, par exemple, celle-ci aime avant tout les Variations Goldberg parce qu’elle est à l’image de cette musique : «En fragments» (Variations, 45). Omaya se sent fragmentée et instable parce qu’elle semble changer de jour en jour. Ayant écouté ses craintes et ses aveux, son psychiatre lui demande : «Et votre identité à vous, en êtes-vous bien certaine? tes-vous bien la même que celle dont vous avez décrit les expériences du mois de décembre?» (Histoire, 12). Comme actrice, elle joue des rôles, incarne des personnalités différentes, et elle finit par se perdre dans ces rôles. Nous lisons qu’ «Omaya sait entrer dans la peau du personnage pour le faire vivre. Quand elle parle en son propre nom, ça ne marche pas» (13).

Huston écrit dans Nord perdu : «En fait, nous sommes tous multiples» (19). Comme le titre de cet ouvrage le suggère, le résultat de cette multiplicité de personnalités est souvent un sentiment d’avoir perdu l’équilibre. Ainsi, Selena est fréquemment prise par le vertige, «en proie à … free floating anxiety» (Trois fois, 199), un état d’esprit déséquilibré qui se trahit dans le style saccadé de certaines pages de son journal : «Carrousels and cotton candyFerris wheel and calliopesand the whole world madly turningturning, turning till you can’t see» (189). Quand Omaya avoue à son psychiatre qu’elle se trouve dans un état pareil, celui-ci répond : «En somme, vous-même auriez souffert d’un manque d’orientation dans votre vie» (Histoire, 152).

La fragmentation des personnages trouve son reflet dans la structure de certains textes. La Virevolte (dont le titre même suggère le manque de stabilité) se compose de courts passages qui créent l’impression de hâte et d’équilibre précaire. Dans Les Variations Goldberg, chaque chapitre présente le point de vue d’un seul personnage dans une série de «variations» qui évoquent le discontinu. Dans Prodige aussi, il y a plusieurs points de vue et diverses voix qui racontent l’histoire. Instruments des ténèbres contient deux récits, «La Sonate de la résurrection», où Nadia recrée la vie de Barbe, et «Le Carnet scordatura», où elle note ses propres préoccupations. Le texte d’ Histoire d’Omaya oscille entre «elle» et «je», comme si Omaya (ou la voix qui parle) avait perdu le sens d’exister comme un être unique et stable. En même temps, le texte passe rapidement entre l’évocation du passé lointain, le passé récent, et les scènes imaginées, soulignant ainsi l’impression que la vie d’Omaya manque de point de repère.

À la lumière de ces préoccupations, il est facile de comprendre pour-quoi Huston est fascinée par les écrits et la vie de Romain Gary. Celui-ci avait plusieurs identités, écrivait sous deux noms et avait été, pendant sa vie, écrivain, aviateur et diplomate. On ignore son lieu de naissance, s’il était russe ou polonais, s’il avait du sang juif. Réfugié avec sa mère en France, il était patriote français et écrivait en français, mais il était pris entre deux langues et plusieurs cultures, vivant ainsi un «enracinement paradoxal dans le déracinement» (Tombeau, 19).

Il est également facile d’établir le lien entre le problème de l’identité tel qu’il apparaît dans les écrits de Huston et les événements de sa propre vie. Anglophone de l’Ouest du Canada, elle habite en France et écrit en français, montrant par ce choix ce que c’est que «de vivre déraciné, expatrié, dans un malentendu identitaire permanent» (Désirs, 12). Elle écrit qu’en tant qu’Albertaine elle appartient à une partie du monde qui a si peu d’histoire, si peu d’identité culturelle qu’elle n’a rien, dit-elle, qui «me permette de revendiquer un quelconque héritage lié à cette appartenance» (Désirs, 177. C’est Huston qui souligne). En même temps, elle n’est pas française car elle n’est pas née en France et elle n’a jamais passé son enfance en France : «On peut conférer aux êtres d’origine étrangère la nationalité française […]. Ils ne seront jamais français parce que personne ne peut leur donner une enfance française» (Nord, 17). Quand les Français prononcent son nom, c’est avec l’accent français, et elle-même est obligée de répéter son nom plusieurs fois pour qu’on comprenne. «Il n’est pas facile», dit-elle, «d’être sûre de son identité quand on ne parvient même pas à la décliner sans atermoiements!» (Lettres, 135).

Ses années d’expatriation l’ont changée, car elle ne partage plus les valeurs de son milieu canadien, et ses amis et ses parents au Canada ne la comprennent plus, n’ont aucune idée de sa nouvelle vie, ne savent pas lire ses livres. « Mon pays », dit-elle, « c’était le Nord, le Grand Nord, le Nord vrai, fort et libre. Je l’ai trahi, et je l’ai perdu » (Nord, 15). Elle n’est plus la même personne, et «entre l’avant et le maintenant, il y a rupture» (Nord, 20). Maintenant, elle n’est ni canadienne ni française. Parlant d’un voyage fait entre le Canada et la France, elle déclare que «le décalage horaire s’accompagne de bien d’autres décalages et […] l’identité même finit par se brouiller» (Lettres, 71). Elle a «une existence ici et une là-bas» (Lettres, 20), et elle se lamente : «Je suis une fausse Française, une fausse Canadienne» (Lettres, 101). En conséquence, Huston est remplie d’un sentiment de flottement, d’instabilité et de vertige. Les gens «normaux», dit-elle, ne se posent jamais de questions sur leur identité, mais : «Rien de tel pour l’expatrié. Rien que le vertige» (Nord, 108).

Mais l’expatrié n’existe pas seulement entre deux pays. Il y a aussi le problème des deux langues. Huston est souvent consciente de «cette sensation de flottement entre l’anglais et le français, sans véritable ancrage dans l’un ou l’autre» (Lettres, 77). Obligée d’avoir recours au dictionnaire quand elle écrit, elle se trouve «dans l’effrayant magma de l’entre-deuxlangues, là où les mots ne veulent pas dire, là où ils refusent de dire, là où ils commencent à dire une chose et finissent par en dire une toute autre» (Nord, 13. C’est Huston qui souligne). Comme Solange dans Trois fois septembre et Saffie dans L’Empreinte de l’ange, elle travaille et existe dans une langue qui n’est pas la sienne. Comme Romain Gary, elle est «corps étranger dans la littérature française» (Tombeau, 39).

Il y a, pourtant, une autre raison pour laquelle Huston et les héroïnes de ses romans pensent que leur identité leur échappe, et c’est précisément parce que ce sont des femmes. En tant que femme (et en tant qu’écrivaine) Huston est très consciente d’exister dans un univers où le discours masculin domine. C’est l’homme qui crée les mythes qui gouvernent notre vie, «c’est-à-dire : l’homme devient créateur parce qu’il ment, parce qu’il (se) raconte des histoires» (Journal, 23). Il a pu faire cela parce qu’il a toujours exercé le pouvoir : «Ce sont les hommes qui ont gouverné, fait les lois et les guerres; ce sont eux, en un mot, qui ont détenu le pouvoir» (Jouer, 99). Ils ont, par conséquent, créé une société où ils s’imposent et imposent leurs mythes `: «Mais, qu’elle soit d’origine biologique ou sociologique ou les deux, l’agressivité masculine a toujours été valorisée par nos sociétés. Car si le fort n’était pas plus fort (qu’un(e) autre), comment saurait-on que c’est le plus fort?» (Jouer, 115. C’est Huston qui souligne).

Dans plusieurs domaines, la domination par les hommes menace l’identité de la femme. Dans les rapports sexuels, par exemple, le mythe imposé par les hommes insiste que la femme joue un rôle subordonné, au point où elle se perd. Selon cette conception de la sexualité, adoptée par des écrivains comme Bataille, «c’est toujours la femme qui devra être dissoute» (Journal, 187). Le cas extrême de cette domination est la pornographie, qui limite la femme à sa fonction sexuelle. La pornographie, écrite par des hommes pour des hommes, «s’est toujours appuyée sur cette identification entre le lecteur mâle et l’auteur mâle» et, écrit Huston, en tant que femme, «voici que je suis assimilée à l’objet de l’histoire» (Mosaïque, 16). (Et, même si le texte pornographique est écrit par une femme, celle-ci, dit-Huston, adopte le point de vue de l’homme). Comme objet du discours pornographique, la femme accepte toutes les violences que l’homme veut bien lui imposer, car «le caprice passager d’un homme, dit le texte, a plus de prix […] que la vie elle-même» (Mosaïque, 67). Ainsi, «le texte s’organise de sorte que la volonté propre des femmes n’existe pas» (Mosaïque, 16).

La pornographie illustre une certaine vision de la femme qui fait partie du mythe imposé par l’homme. Et l’homme finit par voir ses mythes comme «naturels», la seule vision possible. Il y a une morale basée sur la domination de l’homme et «cette morale-là est tellement vieille et tellement omniprésente qu’elle a tendance à se confondre avec la «nature» (Mosaïque, 211). Une partie essentielle de la vision de la femme représentée par cette morale masculine est «l’énoncé «toutes des putes» (Mosaïque, 102). En tant que pute, elle mérite d’être traitée sans ménagements, comme un simple objet du désir masculin.

Dans les écrits romanesques de Nancy Huston, Omaya est une excellente illustration de la force d’une certaine identité imposée sur la femme. Omaya est créée par les hommes — par son père; par son psychiatre, qui cherche le sens «caché» derrière ses mots les plus innocents et suggère des obsessions qui finissent par devenir les siennes; par des hommes dans le métro qui la voient comme un objet sexuel; par sa mère, femme dynamique et active au caractère viril. Il est évident, lors du procès de ceux qui sont accusés de l’avoir violée, que le juge et le procureur voient Omaya comme menteuse, psychologiquement instable et coupable d’avoir encouragé ses agresseurs. Le fait que le procureur et le juge soient des femmes ne change rien, car elles ont accepté le mythe masculin selon lequel toute victime de viol mérite la violence qu’elle attire. Enfin, il y a ses violeurs eux-mêmes, qui prétendent avoir le droit de faire ce qu’ils veulent d’une femme comme Omaya. En fin de compte, bien qu’elle essaie de se protéger en jouant des rôles qu’elle choisit elle-même, Omaya est obligée de jouer un rôle imposé par les autres. Elle déclare : «Mais tous vous avez appris vos textes par cœur, vos textes de loi et moi je ne dispose d’aucun texte» (Histoire, 133).

Omaya n’est pas la seule femme dans les romans de Nancy Huston qui souffre de la violence des hommes. Barbe, dans Instruments des ténèbres, est violée par le fermier pour qui elle travaille. Quand elle se trouve enceinte, c’est elle qui devient impure, car «si tu fais un bébé t’es impure» (89). Vue par les hommes (donc, par toute la société) comme fille perdue et sorcière, elle est condamnée à mort. La grand-mère de Miranda dans Cantique des plaines est violée par un blanc, tandis que Saffie et sa mère sont toutes deux violées par des soldats russes.

L’identité de la femme, telle que Nancy Huston la représente, est infiniment fragile. Elle est sujette à des forces puissantes venant de l’extérieur : le discours masculin, la violence des hommes, une vision de la nature humaine qui la transforme en être soumis aux caprices de l’homme. À côté de ces dangers, certaines autres menaces, dues à leurs circonstances particulières, pèsent sur la vie des personnages féminins de Nancy Huston et semblent fragmenter leur identité. Très souvent, pourtant, il s’agit moins, dans le cas de ces femmes, d’être fragmentées que d’être divisées en deux personnalités distinctes qui entrent en conflit, d’un dédoublement de l’être, qui menace l’unité et la stabilité de l’individu. D’où l’intérêt que porte Huston à Romain Gary, qui, bien qu’un homme, était aussi divisé en deux personnalités et utilisait deux pseudonymes pour ses écrits.

La femme intellectuelle surtout risque de se sentir divisée. Devant la pornographie, par exemple, elle est partagée entre la femme qui est profondément offensée parce qu’elle est l’objet du texte pornographique et l’intellectuelle qui essaie d’analyser froidement et objectivement. «Il y a depuis longtemps deux voix qui parlent en moi», écrit Huston, «la femme et l’intellectuelle, et il est rare qu’elles parlent à l’unisson» (Mosaïque, 12). En plus, l’intellectuelle qui écrit est fréquemment divisée entre la femme et l’écrivaine. Elle risque ainsi de perdre son identité individuelle dans celle de l’écrivaine, car les femmes ont du mal à «maintenir leur travail à l’extérieur d’elles, à la bonne distance» (Journal, 32). Tout écrivain se met dans ses écrits, mais, selon Huston, la femme a tendance à se perdre dans cette autre partie d’elle-même qu’est le texte. Citant le cas de Zelda Fitzgerald, Huston se demande : « Pourquoi est-ce que les femmes s’identifient — au sens propre, y compris physiquement — à ce qu’elles créent? » (Journal, 32. C’est Huston qui souligne). Elle admet que, quand elle écrivait Cantique des plaines, elle se sentait souvent devenir ses personnages : « D’abord, je suis la petite fille fugueuse, courant, essoufflée, euphorique, follement heu-reuse après son rêve; et, tout de suite après, je deviens le parent puissant, négateur et répressif » (Journal, 32). Elle décrit aussi la création d’un autre texte, pendant laquelle : « Je devins Omaya, l’héroïne hypernerveuse d’un de mes propres romans » (Journal, 61). Dans de telles circonstances, écritelle, « j’étais hors de moi, à la fois euphorique et absente; mon personnage avait pris ma place » (Journal, 36. C’est Huston qui souligne).

Pour la femme, la grossesse et l’enfantement peuvent souvent devenir une sorte de dédoublement, car elle se sent quelquefois envahie par un autre être. Ainsi, enceinte de son deuxième enfant, Nancy Huston écrit : « Un autre corps occupe et modifie le mien [… ] Suis-je encore moi? » (Journal, 21). Quand l’enfant sera né, elle « va se dédoubler » (Jouer, 61); et, même aux yeux de certains autres, elle sera désormais deux. Pour son mari, par exemple, surtout si l’enfant est une fille, celle-ci devient « un double de ma femme » (Jouer, 90). Souvent, la naissance de l’enfant crée un sentiment de plénitude, mais l’enfant peut aussi devenir un double qui menace. Dans Prodige Lara se dédouble dans sa fille Maya, qui, comme sa mère, devient virtuose du piano. Fière de sa fille, Lara voit en elle un autre moi, à qui elle déclare : « Chérie, tu es moi, n’est-ce pas? » (67. C’est Huston qui souligne). Mais Maya s’avère encore plus brillante que sa mère, et celle-ci se sent dominée par le talent de sa fille et jalouse d’elle. Lara finit, donc, par perdre sa personnalité avant de sombrer dans la folie.

Le cas de Lara montre que l’individu peut devenir victime d’une sorte de dédoublement extérieur : il (ou, plus souvent, elle) devient le double d’une autre personne et perd une partie de son identité dans l’autre. Ainsi, la femme peut chercher un double chez un homme, et, dans son Journal de la création, Huston cite plusieurs cas de cette tentative de trouver un autre moi. Simone de Beauvoir, par exemple, cherchait chez Sartre un compagnon qui serait son double, mais selon Huston c’était au prix d’abandonner sa nature féminine, et notamment la possibilité de devenir mère, tellement elle voulait ressembler à son compagnon. Sylvia Plath et Ted Hughes formaient un couple pendant une certaine période, mais Plath a trouvé en fin de compte qu’elle devait abandonner une partie d’elle-même pour garder le couple intact. Unica Zürn, en se soumettant à la volonté souvent sadique de Hans Bellmer, finit par se détacher de son corps, qui subissait les caprices de son compagnon. Dans ses écrits elle commence à parler d’elle-même à la troisième personne, et «c’est son propre corps qui s’aliène chaque jour un petit peu plus» (218). Laure, la compagne de Georges Bataille, connaît le même sort et «en se divisant contre elle-même […] Laure n’a réussi qu’à s’éparpiller et à se perdre» (191). Zelda Fitzgerald voit sa vie envahie par l’homme qu’elle croyait un autre moi. Scott va jusqu’à utiliser dans ses romans les lettres de sa femme, volant ainsi une partie essentielle de Zelda. Celle-ci essaie d’accepter les actions de son mari, mais, en même temps, elle veut se protéger. En conséquence, «il y a maintenant, vraiment, deux Zelda» (47). La Zelda qui veut plaire à Scott n’est pas la vraie, mais c’est «comme si la Zelda fabriquée, toute de charmes factices, était en passe de devenir plus forte que la Zelda réelle» (48).

Trouver un double à l’extérieur de soi n’empêche pas nécessairement les problèmes d’identité, et les écrits romanesques de Huston contiennent plusieurs personnages qui apprennent cette leçon. Paddon et Miranda dans Cantique des plaines sont des individus dissemblables à presque tous les points de vue, mais qui, par conséquent, se complètent. Mais une partie du couple disparaît quand Miranda perd sa mémoire et oublie son passé (représentant symboliquement la perte du passé, et donc de l’identité, d’un des peuples indigènes du Canada au contact avec les Blancs). Solange (dont le nom suggère «soleil») et Selena («la lune») sont également deux individus qui se complètent. Mais, tout à fait comme la lune n’est qu’un reflet du soleil, Selena se sent dominée par Solange, et elle est obligée de tenir son amie à l’écart pour garder son identité. Omaya trouve un double chez Alexis, mais elle doit abandonner celle-ci quand elle se sent trop dominée. Il y a même, dans Instruments des ténèbres, un exemple d’un personnage masculin qui se sacrifie et se laisse disparaître pour sauver son double féminin. Barbe est séparée de Barnabé, son frère jumeau, après leur naissance, et elle se sent toujours incomplète sans lui. Quand elle le retrouve, c’est comme si elle se retrouvait. Condamnée à mort comme sorcière, elle est sauvée par son frère qui lui rend visite en prison, où les deux échangent leurs vêtements. Barbe s’évade et vit, mais Barnabé reste pour mourir à sa place. La fin de ce roman indique symboliquement que la survie de l’un des doubles dépend presque toujours de la disparition de l’autre.

L’individu qui se perd dans son double, ainsi que la femme qui dépend du discours masculin, ne sont que deux cas extrêmes d’un problème qui fait partie intégrante des rapports humains. Nous dépendons tous de l’autre pour notre identité, et notre existence même est une fonction de l’autre. Si l’autre n’est pas là, n’est pas conscient de notre existence, nous n’existons pas. Voilà pourquoi Selena ne se sent exister pleinement que quand Solange et ses amis lui prêtent attention. «Leur regard me donne une forme, une consistance, un poids», explique-t-elle (Trois fois, 45). De la même façon, «c’est […] le regard de Lin et Derek qui confère une existence à tout ce que font leurs filles» (La Virevolte, 70). Même Omaya, qui a peur d’être observée par les autres la plupart du temps, semble vivre quand elle joue des rôles sur la scène, devant un public qui la regarde. Quant à Paula dans Instruments des ténèbres, elle n’a l’impression d’exister pour de vrai que lorsqu’elle est persuadée qu’une sorte d’œil surnaturel la regarde. «Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un Témoin», dit-elle, et elle se demande : «Comment peut-on vivre sans Témoin?» (65).

Le langage joue un rôle privilégié dans la création de l’identité, surtout dans le texte littéraire. L’écrivain crée le personnage littéraire à partir de ses mots, et le personnage littéraire dépend pour son existence de la parole de l’écrivain. Le personnage est la possession de son auteur. La création littéraire est ainsi à l’image de la Création puisque, dans beaucoup de religions, Dieu crée en nommant, mais «la nomination est une tentative de rapprochement, un signe de maîtrise; elle présuppose la compréhension de l’objet» (Désirs, 27). Certains personnages de Huston agissent comme s’ils créaient des textes dans lesquels ils possèdent d’autres personnages. Nadia semble créer Barbe en parlant d’elle et en inventant son histoire, mais l’identité et l’existence mêmes de celle-ci dépendent de Nadia. Paula recrée Paddon en se souvenant de lui, et en écrivant son histoire. «Je te retrouve, te reconstruis», dit-elle à son grand-père. Son but, explique-t-elle, est : «tirer ton existence du vide comme un magicien tire de son chapeau des foulards multicolores» (Cantique, 46). Paddon et Miranda dépendent tous les deux, donc, d’une autre, qui les crée en écrivant, et qui dit : «Et pour moi, Paddon, ton maintenant à toi aussi est devenu un alors, et toi aussi, comme Miranda, tu ne peux continuer de vivre que dans mes mots» (59). Nadia également, en évoquant sa mère, donne naissance, pour ainsi dire, à cette femme qu’elle appelle : «Mère: ma petite fille» (Instruments, 382).

Il y a, bien sûr, un revers de la médaille : celui ou celle qui écrit, nomme, et crée, dépend pour son existence de la personne qui écoute ou lit. Paula découvre que, pour qu’elle existe, il faut que quelqu’un prenne conscience de ses mots. Elle dépend du texte qu’elle produit et du lecteur de ce texte. Ainsi, elle s’adresse au Paddon qui vit seulement dans son texte : «Paddon, je ne peux exister sans toi» (Cantique, 212). De la même façon, pour que la Selena qui se révèle dans son manuscrit existe, il faut que So-lange lise ce texte et que Renée l’écoute.

Paradoxalement, le dilemme du sujet parlant, qui n’existe que s’il parle et que d’autres l’écoutent, fournit la possibilité d’une solution au problème de l’identité. Si l’individu qui parle pouvait s’entendre parler, se voir, et s’éprouver de l’extérieur, être à la fois celui ou celle qui parle et celui ou celle qui écoute, il ou elle pourrait se suffire, exister pleinement, avoir une identité stable. Si l’on pouvait se nommer, comme le fait Nadia qui se donne un autre nom et qui dit : «Je me suis moi-même nommée ou plutôt renommée» (Instruments, 12), on pourrait se créer. Si la femme qui se dédouble pouvait être les deux doubles qui se voient et se parlent en égaux, elle pourrait se stabiliser. Si l’écrivain(e) pouvait se voir dans son texte, être en même temps celui ou celle qui nomme et celui ou celle qui est nommé(e), alors il y aurait équilibre et identité.

Certains personnages de Nancy Huston essaient d’utiliser le dédoublement pour atteindre ce type de stabilité. Paula, par exemple, crée un Paddon qui est, de plusieurs points de vue, un double, et elle lui adresse la parole directement, comme si c’était à elle-même qu’elle parlait. Dans Instruments des ténèbres, quand Barbe parle à son frère, elle semble parler à son reflet. Son frère, pour sa part, a des visions de sa mère morte qui sont une sorte de projection de ses propres désirs et élans mystiques. Quand il parle avec cette vision, c’est comme s’il se parlait. Naturellement, quand il retrouve Barbe, cet autre moi beaucoup plus réel et présent, il n’a plus besoin de la vision de sa mère, qui cesse de lui rendre visite.

Dans d’autres textes, c’est comme si Huston créait des doubles d’ellemême. Romain Gary, en raison de son exil, de ses problèmes d’identité, de son emploi d’une langue étrangère dans ses écrits, est un double assez évident sur qui elle a écrit tout un livre. Dans Le Tombeau de Romain Gary, elle parle souvent directement à Gary, s’adressant ainsi à un autre soi-même. Il est clair que Huston a beaucoup de sympathie pour plusieurs des écrivaines qu’elle étudie dans Journal de la création; et que celles-ci lui ressemblent en ce qui concerne les problèmes qu’elles éprouvent, en tant que femmes, à vivre et à créer dans un monde saturé par le discours des hommes. D’un certain point de vue, c’est elle-même qu’elle voit dans ces femmes, surtout dans le cas de Virginia Woolf, à qui elle déclare : «Je vous tends la main» (86).

Huston écrit : «Chacun transforme sa vie en histoire pour la rendre compréhensible, avalable» (Désirs, 232) et, en effet, il y a un élément autobiographique assez important dans plusieurs de ses textes. On pourrait dire qu’en insérant cet élément dans ses écrits, Huston essaie de se voir et de se parler de l’extérieur. L’incident dans Mosaïque de la pornographie de la jeune femme qui, poussée par le besoin d’argent, accepte de travailler dans un établissement de «massage thaïlandais» est, au dire de Huston elle-même, en grande partie autobiographique (14). Comme Lara dans Prodige, Huston a connu des problèmes psychologiques et a commencé «à délirer en plein jour dans une rue de Paris» (Journal, 46). Comme Saffie (L’Empreinte), Sofia (Prodige) et Solange (Trois fois), c’est une exilée volontaire. Huston elle-même reconnaît que ses textes sont pleins de détails autobiographiques, et elle donne à deux des chapitres de Nord perdu le titre : «Les Autres Soi». Dans Désirs et réalités, elle explique qu’elle a recueilli dans ce volume des textes de jeunesse, et que c’est elle-même, plus jeune, qu’elle présente ici. Elle parle de son autre moi à la troisième personne, soulignant ainsi que cette «elle» est un double qu’elle voit maintenant de l’extérieur.

Certains personnages dans les romans de Nancy Huston créent un double aussi en écrivant ou en racontant des histoires. Quand Paula raconte l’histoire de Paddon, elle utilise comme point de départ ses propres souvenirs de son grand-père. Elle partage une partie du passé de Paddon, et en se souvenant de sa propre enfance, elle se voit très jeune. Nadia dans Instruments des ténèbres sort souvent du texte qu’elle est en train d’écrire sur Barbe pour réfléchir sur ce qu’elle écrit, se voir écrire, et observer un autre moi.

Il y a d’autres circonstances où les personnages eux-mêmes semblent se voir de l’extérieur. Paddon, à des moments où la routine de son travail et de sa vie domestique devient particulièrement ennuyeuse, s’observe accomplir les gestes de la vie quotidienne. Ainsi, quand il est en train d’enseigner, il se sépare de lui-même, et, lui dit Paula : «En prenant la baguette pour montrer une date essentielle, tu te voyais soudain de l’extérieur» (Cantique, 36). Selena connaît des moments où elle a l’impression de se regarder. Quand elle dévale une colline avec Solange, par exemple, elle se voit le faire. Elle écrit : «Je nous ai vues — «deux jeunes filles aux joues rouges, l’image même de la jeunesse insouciante» (Trois fois, 60). Lin dans La Virevolte, quand elle imagine comment sa troupe doit interpréter une danse, les gestes que ses danseurs doivent utiliser, s’imagine elle-même interpréter la scène. Égarés dans un quartier noir d’une ville américaine, deux personnages des Variations Goldberg se voient soudain par les yeux des Noirs qui les regardent avec haine.

La mère qui regarde sa fille se voit souvent dans «un rapprochement paradigmatique entre soi et l’autre» (Journal, 194). Ainsi, Lin, regardant sa fille danser, croit souvent se voir. Dans le cas de Barbe, c’est en regardant son frère qu’elle se retrouve, car «c’est comme si elle se regardait elle-même dans la surface d’un étang» (Instruments, 53). La référence à la surface d’un étang rappelle, bien sûr, l’idée du miroir et la théorie de Lacan, selon laquelle le stade du miroir est le moment où l’enfant comprend qu’il est intègre et autonome parce qu’il voit son reflet. Nancy Huston elle-même fait allusion à cette théorie dans Journal de la création (238). Il n’est pas étonnant, donc, de trouver au moins deux incidents dans ses romans qui semblent illustrer cette idée : Paddon se regarde dans un miroir et s’étonne devant son reflet, tandis que Lin se regarde dans une glace avant de danser pour s’assurer que son reflet incarne exactement le personnage qu’elle veut devenir en scène.

Pour pouvoir se voir et s’éprouver de l’extérieur, il faut évidemment une certaine distance entre soi et l’image de soi, entre celui ou celle qui observe et son autre moi. Selon Nadia : «Seul un autre «je» se tenant à une distance respectueuse et observatrice du premier aurait la bienveillance et l’empathie nécessaires pour jouer le rôle du Témoin» (Instruments, 167). Quand l’autre moi se révèle dans le texte littéraire, il est important de créer une distance entre soi et le texte. L’écrivaine surtout, selon Huston, a tendance à s’identifier à ses écrits et à ses personnages au point de se perdre dans le texte. C’est pour cette raison qu’Histoire d’Omaya alterne entre la narration à la première personne et à la troisième personne. S’adressant à l’Omaya de ce livre, Huston explique : «Je n’ai pu faire autrement qu’osciller entre deux choix : me projeter follement en toi par le je et me distancer follement de toi par le elle» (Histoire, 9). Paula, dans Cantique des plaines, maintient cette distance entre elle et Paddon, son autre moi, par des réflexions sur les problèmes techniques de l’écriture et sur des problèmes personnels. Selon un critique de ce livre : «Paula’s voice repeatedly interrupts and / or contextualizes the biographical narrative with her own writerly dilemmas, reminding the reader that the pseudo-biography is a fabrication and a substitution of Paddon and his book by her and her book» (Schick, 370). De la même façon, Solange, en lisant le manuscrit de Selena, s’interrompt de temps en temps pour parler avec sa mère, se permettant ainsi de se séparer de Selena et de voir ce double de loin. On pouvait comparer ces deux femmes à Liliane dans Les Variations Goldberg. Liliane a toujours peur de se confondre avec la musique qu’elle joue, aussi se concentre-t-elle toujours sur la perfection technique de son jeu. Elle traite la musique aussi objectivement que possible, refusant l’excès d’émotion. «À mesure que j’apprends un morceau de musique», explique-t-elle, «je fais de lui un objet autre» (15).

Les narratrices qui réfléchissent sur ce qu’elles écrivent et sur les problèmes de l’écriture sont typiques d’une littérature réflexive qui se présente comme objet littéraire et qui maintient une distance entre l’écrivain et le texte (et, bien sûr, entre le lecteur et le texte). Il y a, dans Trois fois septembre, d’autres techniques qui sont typiques de ce type de littérature. Les allusions au mythe, par exemple, rappellent que l’histoire que nous lisons, comme les mythes, n’est qu’une invention, une fiction. Certains personnages de ce roman jouent dans une production de La Flûte enchantée et leurs propres vies ressemblent de plusieurs points de vue à celle des personnages de l’opéra. Cela est une autre façon de rappeler que Trois fois septembre aussi est une histoire, un objet fabriqué susceptible d’être analysé et tenu à distance. Dans ce texte Huston suit l’exemple de Romain Gary, qui faisait de sorte «qu’on voie les ficelles des marionnettes» (Tombeau, 31).

Cette nécessité de créer une distance entre soi et son double, entre le sujet écrivant et son texte, jette un nouveau jour sur le rôle de l’exil dans l’activité créatrice de Nancy Huston. Il est vrai que l’exil et l’usage d’une autre langue contribuent à la perte de l’identité, mais il ne faut pas oublier que, dans le cas de Nancy Huston, ce ne sont pas le résultat de circonstances imposées. Huston choisit de s’exiler et d’écrire dans une autre langue. Pourquoi faire précisément ces choix-là si elle risque de voir s’effriter son identité en le faisant?

L’individu qui s’expatrie se crée un autre moi, un double qu’il tient à distance et qu’il observe de loin. Il se voit par les yeux de ceux qui appartiennent à son nouveau pays et à sa nouvelle culture, devenant à la fois ceux qui voient et ce qui est vu. En choisissant de vivre en France, Huston découvrit plusieurs choses sur elle-même, comme si elle découvrait une autre personne. Ce sont d’abord des choses qu’elle partage avec tous les êtres hu-mains, car «l’expatrié découvre de façon consciente (et parfois douloureuse) un certain nombre de réalités qui façonnent, le plus souvent à notre insu, la condition humaine» (Nord, 19). Elle se découvre aussi en tant qu’anglo-phone canadienne puisque : «Au fond, on n’apprend vraiment à connaître ses propres traits culturels qu’à partir du moment où ils jurent avec ceux de la culture environnante» (Nord, 31). Elle voit maintenant cette identité culturelle de l’extérieur, par les yeux de ceux qui l’entourent.

Huston cherche à se recréer en choisissant l’expatriation. Son but est : «Habiter un autre sol, laisser pousser d’autres racines, réinventer son histoire en rendant étrange le familier, et étranger le familial. Soit en écrivant sa langue maternelle au milieu d’une langue étrangère […] soit en échangeant carrément de langue» (Désirs, 73). C’est évidemment la deuxième de ces options qu’elle a choisie et cet emploi d’une autre langue, d’une langue étrangère, dans sa vie quotidienne et dans ses textes, lui permet de se voir, de s’écouter et de s’observer tout le temps. Elle est toujours consciente de la langue qu’elle utilise parce qu’elle n’habite pas cette langue comme elle habite la sienne. En même temps, elle est consciente d’elle-même qui parle et écrit. Elle explique : «J’ai appris le français trop longtemps après ma langue maternelle; il ne sera jamais pour moi une deuxième mère, mais toujours une marâtre» (Lettres, 13). Elle est obligée de faire attention tout le temps à cette langue, «une attention extrême portée aux mots individuels, aux tournures, aux façons de parler» (Nord, 43. C’est Huston qui souligne).

L’emploi du français la sépare d’elle-même. «Dans mon cas», avoue-t-elle, «jouer la francophone me donne une distance salutaire par rapport à tous mes autres «rôles» dans l’existence, depuis celui d’écrivain jusqu’à celui de mère» (Nord, 38). Elle joue un rôle parce que «parler une langue étrangère c’est toujours, un peu, faire du théâtre» (L’Empreinte, 230), mais, en même temps, puisqu’elle est, pour ainsi dire, à l’extérieur de cette langue, elle peut aussi s’observer jouer. Et s’entendre aussi, car elle est très consciente de son accent, qui la distingue des Français qui l’entourent. Elle écrit à Leïla Sebbar : «Mais mon accent, au fond, j’y tiens. Il traduit la friction entre moi-même et la société qui m’entoure, et cette friction m’est plus que précieuse, indispensable» (Lettres, 13). Parlant français, elle a souvent «l’impression de vivre entre guillemets» (Lettres, 168), d’habiter un terrain à part qui la distingue des autres. Elle arrive même à se demander : «Serait-ce que […] je ne me supporte qu’étrangère, dotée d’un accent?» (Nord, 41-42).

Huston explique qu’elle avait choisi d’abandonner l’anglais parce que : «Je n’entendais plus ma langue; elle m’habitait comme un poids mort» (Lettres, 103). En français, par contre, «les mots […] avaient un goût ou plutôt un volume, ils étaient vivants» (Lettres, 103). En utilisant cette langue qu’elle connaissait seulement de l’extérieur, c’était aussi ellemême qu’elle découvrait. Elle se décrit dans Désirs et réalités, à l’époque où elle commença à écrire, «se cherchant dans cette nouvelle langue, dans ce Vieux Monde» (12).

On comprend aisément pourquoi Huston affectionne les jeux de mots. Jouer avec les mots exige qu’on les voie d’une certaine distance et qu’on s’écoute parler ou écrire comme si c’était une autre personne que l’on observait. Huston confirme que les calembours dans ses écrits sont «signe […] de mon écoute pathologique de cette langue, l’écoute d’une étrangère, attentive plus qu’un natif aux frottements et aux coïncidences sonores» (Nord, 44-45). L’étranger est toujours conscient de ces étrangetés de la langue parce que «dans une langue étrangère, aucun lieu n’est jamais commun: tous sont exotiques» (Nord, 46. C’est Huston qui souligne). Il y a maints exemples dans les textes de Huston de cette écoute qui se traduit en jeux de mots. Les titres de Dire et interdire et Jouer au papa et à l’amant viennent d’abord à l’esprit, ainsi que le titre du chapitre d’un autre texte : «J’ai envie de faire l’amère» (Désirs, 55). Quant aux pages de ces livres, elles regorgent de jeux de mots. Parlant, par exemple, des obsessions sexuelles de notre époque, elle écrit : «Aucune autre époque n’a été à ce point avide du joui-dire» (Désirs, 55). Un personnage des Variations Goldberg se souvient avec difficulté d’un colloque qui avait eu lieu à Brume-sur-Mémoire (60). Dans Dire et interdire, où elle parle souvent du livre de Georges Bataille, L’Érotisme, elle écrit : «L’érotisme de nos jours est un livre de batailles» (63). Dans le même texte elle évoque l’idée freudienne du retour au sein maternel en ajoutant que «les bains de mère sont toujours revivifiants» (149). Le chef d’œuvre de Proust est décrit dans un autre texte comme «un(e) livre de chair» (Journal, 83).

Les jurons, comme les jeux de mots, font également ressortir l’étrangeté d’une langue et permettent de s’entendre parler. Cela est surtout le cas de l’étranger, qui est frappé, dans le discours interdit, par «sa gratuité même» (Dire, 33). Il est évidemment facile de détacher les jurons du langage courant et de les voir comme des phénomènes en soi, presque comme des objets; et c’est précisément pour cette raison que Nancy Huston avait choisi les jurons comme matière de sa thèse universitaire. «Les jurons français», écrit-elle, «m’étaient certainement plus accessibles comme objet de savoir qu’à la plupart des autochtones, dans la mesure où ces mots n’avaient pour moi aucune charge affective particulière» (Nord, 63). Elle était un peu comme l’enfant qui apprend à parler, car : «Les vilains mots constituent, en quelque sorte, la première langue «étrangère» dont l’enfant fait l’expérience; sa première rencontre avec l’étrangeté dans le langage» (Dire, 123).

L’exil, l’emploi du français, les techniques réflexives sont, donc, des moyens d’établir la distance entre elle et le texte, et de se voir dans ce texte. Même l’intérêt que Nancy Huston porte aux jurons et aux jeux de mots montre qu’elle s’intéresse surtout au langage comme système d’expression qu’elle peut distancier en l’utilisant. C’est ainsi qu’elle se crée une identité, mais surtout une identité d’écrivaine : «L’adoption d’une autre langue s’avère ainsi le moyen d’accéder à l’authentique. Dans l’espace que ménage celle-ci du fait même qu’elle est étrangère elle permet de respirer, elle offre le jeu qui permet l’émergence du JE de l’écriture» (Klein-Lataud, 214). Miranda dans Cantique des plaines est à l’image de sa créatrice parce qu’elle aussi crée une identité culturelle, un passé, une histoire, et le sentiment d’exister en tant qu’individu en racontant la vie de son père et les mythes de son peuple. Nadia, qui prend le nom Nada pour illustrer le fait d’avoir perdu son identité et qui se compare à «la page blanche» (Instruments, 369), acquiert une identité en produisant un texte. À la voix intérieure, qui affirme qu’elle ne réussira jamais à se retrouver, elle finit par déclarer qu’au contraire, elle s’est retrouvée : «Nadia, je m’appelle» (404). Le texte qu’elle a écrit sur la vie de Barbe porte le titre La Sonate de la résurrection, ce qui indique que, grâce à son écriture, elle renaît. Elle dit, à propos de ce récit : «Enfin, grâce à La Sonate de la résurrection je pourrai abandonner le fantasme de mon frère jumeau comme Témoin parfait» (404). Elle a produit ce que Nancy Huston appelle ailleurs «une goutte d’encre, quelque chose qui laisse une trace» (Lettres, 101). Un écrivain comme Romain Gary, qui avait lutté toute sa vie contre les forces qui l’auraient détruit, y compris l’amour étouffant de sa mère Nina, s’est sauvé en s’affirmant dans ses écrits. Huston lui dit dans Le Tombeau de Romain Gary : «Tu n’es plus la créature de Nina, tu es devenu ta propre créature, c’est-à-dire tout ce que tu veux» (85). (Par contre, ne pas écrire équivaut à la perte de soi, et, à un moment difficile de sa vie où elle a du mal à créer un texte, Huston écrit à son amie : «Il m’est impossible d’écrire. Perte d’identité risible et prévisible» [Lettres, 151]).

Si Huston a fini par trouver une solution au problème de l’identité, c’est grâce, donc, à l’acte d’écrire. Son dilemme n’est, au fond, que le dilemme de tous les êtres humains. Nous sommes tous doubles: individus libres et victimes de toutes sortes de forces qui nous menacent, sujets parlants transformés en objets par le discours des autres. En même temps, nous sommes des exilés, des êtres aliénés dans un monde qui ne tient pas compte de nous, et Huston elle-même reconnaît cela quand elle écrit : «Dans l’histoire d’une vie il est toujours question de l’exil, réel ou imaginaire» (Lettres, 6). En tant que femme et écrivaine, Huston est évidement hypersensible à ces problèmes. Dans ses écrits elle soulève sans cesse la question qu’elle trouve également chez Romain Gary, «celle de l’identité au sens le plus mathématique du terme, à savoir, être un, coïncider avec soi-même» (Tombeau, 14. C’est Huston qui souligne). Mais c’est grâce au fait d’avoir illustré ce problème dans ses écrits qu’elle a réussi à dévoiler la présence du double, à se tenir à distance de celui-ci, et, enfin, à coïncider avec elle-même. Le problème, pour ainsi dire, devient sa propre solution.