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M. Charles Gaudreault a beaucoup publié ces dernières années. En témoigne le site Internet « Vigile.quebec », qui donne accès à plusieurs de ses articles provenant de divers médias[1]. Or, aucune de ces publications n’a un lien quelconque avec le « génie des procédés » qu’il a étudié à l’Université de Sherbrooke, ou avec ses fonctions actuelles chez H2O Innovation, une société offrant des solutions de traitement de l’eau.

Manifestement, M. Gaudreault s’intéresse à des sujets très variés : la crise du logement, le prix des maisons, la pénurie de main-d’oeuvre, l’ethnie canadienne-française, le Québec multiculturel, le vieillissement démographique, l’immigration, les « Indiens inscrits », etc. Bref, l’auteur se fait tour à tour économiste, sociologue, démographe, voire anthropologue.

D’aucuns seraient tentés de le disqualifier d’emblée en arguant que l’on ne saurait être spécialiste de tous ces sujets. Nous pensons au contraire qu’il faut lui donner toute l’attention que sa grande curiosité mérite. Nous limitant à ses articles touchant les projections démographiques, nous les évaluerons le plus objectivement possible.

Migration de masse, ethnicité et identités

Dans l’introduction de son article initial paru dans Nations and Nationalism, Charles Gaudreault annonce son « objectif principal » qui est d’« évaluer l’impact de l’immigration sur le poids démographique […] de l’ethnie canadienne-française » (Gaudreault, 2022). Plus particulièrement, il se demande d’abord si l’ethnie canadienne-française « converge [sic] vers un statut minoritaire », et si c’est le cas, il cherchera ensuite à savoir « pour quand et à quel rythme » (Ibid.).

Cette préoccupation pour l’importance numérique relative des Canadiens français lui vient de ses lectures touchant l’impact de l’immigration internationale sur certaines populations, dont celles de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Nettement influencé par l’anthropologue-démographe britannique David Coleman, dont il énumère neuf publications, il souligne que « [s]es projections prévoient que la population britannique blanche tombera à moins de 56 % de la population du Royaume-Uni en 2056 » (Ibid.). Quant aux États-Unis, il rapporte que Smith et Edmonston « ont montré que les Blancs non hispaniques [comptant pour] 83 % de la population américaine en 1970 […] tomber[on]t à 51 % en 2050 » (Ibid.).

L’immigration de masse

Puisque « le Canada a proclamé le multiculturalisme comme politique d’intégration », on devrait, selon Gaudreault, le reconnaître « comme un laboratoire vivant pour étudier l’impact de la migration de masse sur la composition ethnique d’un pays » (Ibid.). Ayant distingué trois périodes de « migration de masse » dans l’histoire, l’auteur caractérise la troisième, celle d’après 1965, comme une « immigration des pays moins industrialisés vers les pays plus industrialisés » (Ibid.).

Or, ces deux caractéristiques que sont le nombre et la provenance des immigrants s’appliquent mal au Québec pour deux raisons. À propos des nombres d’abord, notons qu’au cours des années 1960, le Québec a accueilli en moyenne 28 500 immigrants par année (ISQ, 2022), soit une baisse de près de 14 % en comparaison aux années 1950 (moyenne annuelle de 33 000 selon Pâquet, 1997, p. 23). Ce n’est que dans les années 1990 que le Québec retrouvera un niveau d’immigration internationale supérieur de 5 % à celui des années 1960 (moyenne annuelle de 34 700). Il faudra attendre 2004 avant que le nombre d’immigrants dépasse 40 000 personnes par année; depuis 2010, l’Institut de la statistique du Québec rapporte plus de 50 000 admissions neuf années sur 12 (ISQ, 2022).

Reste la provenance des immigrants. Notons que M. Charles Gaudreault passe sous silence le fait qu’au Canada, et plus particulièrement au Québec, quels que soient le nombre et l’origine des immigrants, la très grande majorité d’entre eux sont sélectionnés à partir de plusieurs critères comme la formation (études), l’expérience de travail, les connaissances linguistiques, etc. (MIDI, 2018). L’application de ces critères de sélection vaut pour tous les « immigrants indépendants ». Quant aux autres catégories d’immigrants (travailleurs autonomes, immigrants parrainés, réfugiés, etc.), leurs nombres sont limités, sauf pour ceux qui ont « une connaissance en français oral de niveau 7 ou plus » (MIDI, 2022).

L’ethnicité

Outre l’immigration de masse, Gaudreault se penche sur l’ethnicité. Considérant que [traduction] « la majorité des Canadiens français d’aujourd’hui peuvent s’identifier[2] comme Québécois, Français, Canadiens ou Canadiens français; [alors que] d’autres groupes ethniques s’identifieraient [sic] également comme Québécois, Français ou Canadiens », Charles Gaudreault cherche un moyen de distinguer les uns des autres. Déplorant que « les démographes se [soient] tournés vers la démographie linguistique », il prétend devoir faire un retour à [traduction] « la démographie ethnique […] encore courante dans les années 1970 » (Gaudreault, 2020a, p. 925-926).

Il est exagéré d’affirmer qu’une « démographie ethnique » ait déjà existé. Que des chercheurs aient jadis décrit la population du Québec en se servant de l’origine ethnique, voire de la religion, va de soi. Une Bibliographie démographique de Louis Duchesne l’atteste, faisant état de nombreuses publications, dont celles du très prolifique Richard Arès (Duchesne, 1980, p. 30-31)[3].

Le croisement de l’origine ethnique (variable indépendante, ou « facteur ») avec la langue maternelle (variable dépendante, ou « réponse » – Baillargeon, 2011, p. 11) par certains chercheurs montre l’intérêt marqué qu’ils portent à cette dernière. C’est le cas de Richard Arès qui, outre l’ethnicité comme telle, s’est beaucoup intéressé aux transferts linguistiques des groupes ethniques. Non seulement s’est-il penché sur « le cas des groupes portugais, hongrois, ukrainien, chinois et espagnol » de Montréal, mais encore a-t-il fait remarquer à propos des francophones hors Québec que « plus on va vers l’ouest, plus les chances du français s’effritent » (Duchesne, 1980, p. 31).

Marchant dans les traces de nombreux pionniers, Charbonneau et Maheu ont noté qu’au recensement de 1961, 13,6 % des personnes d’origine ethnique italienne avaient le français pour langue maternelle, contre 5,9 % qui étaient de langue maternelle anglaise; par contre, chez les personnes d’origine ethnique allemande, l’anglais dominait avec une proportion de 25,8 % contre 15,2 % pour le français (Charbonneau et Maheu, 1973, p. 55 et 61). Dès lors, faut-il s’étonner que les projections démographiques qu’ils ont faites portent sur les langues maternelles (Ibid., p. 407-431) et non sur les origines ethniques[4]?

On pourrait comprendre que Gaudreault écarte les données sur l’origine ethnique à partir du recensement de 1996, soit depuis que Statistique Canada (1996) a ajouté une « origine ethnique canadienne » à la liste des exemples présentés dans la question. Cet ajout a eu pour effet de briser la comparabilité diachronique des données : alors qu’en 1981, seulement 2 345 Québécois se sont déclarés « d’origine ethnique canadienne » (SC, 1984) sans qu’on le leur suggère, on en dénombrait 4,6 millions en 2016 (SC, 2017), alors que le formulaire de recensement inclut [explicitement] cette possibilité de réponse depuis 20 ans.

L’identitaire

Croyant à tort que le recensement de 1971 fut le dernier à n’accepter qu’une seule origine ethnique par personne (Kalbach, James-Abra et Edmonston, 2006) et espérant « élaborer des calculs précis », Gaudreault affirme que « s’identifier à plusieurs groupes ethniques différents […] empêche l’élaboration d’une méthodologie rigoureuse » (Gaudreault, 2020b, p. 70).

Pour une personne dont les parents n’ont pas la même origine ethnique, il va sans dire qu’une réponse double est plus authentique que le choix arbitraire d’une origine. Le recensement de 1971 est donc à cet égard moins rigoureux que ceux de 1981, 1986 et 1991, lesquels présentent des résultats hautement comparables. Par ailleurs, les réponses multiples ne sont pas, en soi, une entrave à la rigueur puisque celle-ci découle de l’application des règles de la statistique descriptive ou de celles de toute autre discipline telle la démographie.

À l’évidence, Charles Gaudreault est prompt à voir des « identités » dans les données statistiques qu’il a consultées. Bien qu’il soit communément admis que des personnes s’identifient à leur pays de naissance, à leur langue maternelle, à leur groupe ethnique ou à leur religion – sans oublier les identités multiples –, il faut d’abord traiter les données statistiques selon leur sens premier, c’est-à-dire selon le libellé des questions posées pour obtenir l’information. Par exemple, en ce qui a trait à la langue d’usage dans la vie privée, en l’occurrence « à la maison », il s’agit d’abord de « la langue parlée le plus souvent » et, accessoirement depuis 2001, de « la langue parlée régulièrement ».

Dans les projections de Marc Termote, les calculs sont effectués selon la langue parlée le plus souvent à la maison. Les 77,9 % de francophones projetés par le scénario de référence pour 2031 (Termote, 2011, p. 171) ne se rapportent pas aux seuls Québécois qui s’« identifient » à la majorité d’expression française du Québec ou à la minorité de langue officielle française pancanadienne, mais à toutes personnes « parlant le plus souvent le français à la maison ». Ce pourcentage inclut entre autres les immigrés francophones[5] déjà arrivés depuis 2006, ainsi que ceux qui arriveront d’ici 2031.

Là encore, ne disqualifions pas M. Gaudreault sur ces notions d’immigration de masse, d’identité, de variables statistiques et d’ethnicité, cette dernière revêtant chez lui une dimension que Danielle Juteau qualifierait d’essentialiste[6]. Nous nous proposons plutôt d’apprécier ses hypothèses, sa méthodologie et certains de ses résultats à leur juste valeur.

Une projection sur 80 ans : 1971-2050

Dans ses articles, Charles Gaudreault présente les résultats de ses calculs prospectifs ayant pour horizon l’année 2050. Partant donc du recensement de 1971, le seul scénario qu’il a élaboré comprend deux parties : une « rétroprojection » couvrant une période de plus de 40 ans et appartenant déjà au passé (1971-2014), suivie d’une projection proprement dite s’étendant sur près de quatre décennies (2014-2050). Au total, M. Gaudreault couvre une période de 80 ans.

Au recensement de 1971, le Québec dénombrait une population de 6,0 millions d’habitants, dont 79 % (4,8 millions) s’étaient déclarés d’origine ethnique française (Lachapelle et Henripin, 1980, p. 338). Selon Gaudreault, leur proportion aurait perdu une quinzaine de points en un peu plus de 30 ans, chutant jusqu’à « 64,5 % en 2014[7] » (Gaudreault, 2020c). Cette tendance à la baisse devrait se poursuivre dans l’avenir, nous annonce-t-il, car la proportion de Québécois d’origine ethnique française ne devrait compter que pour 45 % de la population en 2050 (Gaudreault, 2020a, p. 923).

Les immigrants mis à part de la société d’accueil

D’aucuns pourraient penser que le retour à l’origine ethnique nous ramènerait à la ventilation en trois classes qui avait cours jadis : française, britannique (anglaise, irlandaise, écossaise, galloise) et autres (italienne, grecque, etc.). En lieu et place, Charles Gaudreault a construit trois groupes de personnes qu’il décrit comme suit : [traduction] « les Canadiens d’origine ethnique française, (EFC, “Ethnic French Canadian”), les Canadiens d’origine ethnique autre que française (NFC, “Non French-Canadian”) et les immigrants arrivés après 1971 ainsi que leurs descendants (IAD, “Immigrants Arrived after 1971 and Descendants”) » (Gaudreault, 2020a, p. 927).

Comme noté plus haut, le premier groupe comptait pour 79 % de la population du Québec en 1971, laissant ainsi 21 % des personnes recensées dans le deuxième groupe où l’on trouve, indifférenciés, « la communauté anglophone, [les] immigrants et […] leurs descendants arrivés avant 1971 et [les] Premières [N]ations » (Gaudreault, 2022). Quant au troisième groupe IAD, partant de zéro en 1971, il est composé de tous les immigrants arrivés depuis 1971, de leurs enfants et de leurs descendants[8]; on y trouve, paradoxalement, les immigrants originaires de France ainsi que tous « les enfants de la Loi 101 », c’est-à-dire tous ceux que la Charte de la langue française oblige depuis 1977 à faire leurs études primaires et secondaires en français[9].

Les effectifs du groupe IAD – le seul qui est alimenté par l’immigration internationale – ne peuvent qu’augmenter pendant les 80 ans de la projection. Il s’ensuit inexorablement que la part relative des EFC et des NFC ne pouvait que décliner avec le temps (Gaudreault, 2020a, p. 931) dans le seul scénario de M. Gaudreault. D’ailleurs, ces deux groupes ne peuvent compter que sur leur fécondité et sur la faiblesse de leurs migrations vers l’extérieur du Québec pour au moins tenter de maintenir leurs effectifs stationnaires.

Pour justifier le choix de l’origine ethnique et remonter au recensement de 1971, Gaudreault s’appuie sur « une étude généalogique rigoureuse menée en 2005 par Vézina et ses collègues [qui aurait] montré que les ancêtres des baby-boomers étaient à 95 % d’origine française » (Gaudreault, 2020c). Or, dans cette étude, les auteurs analysent le bassin génétique d’un échantillon de « 2 223 généalogies contenant plus de cinq millions de mentions d’ancêtres » (Vézinaet al., 2005, p. 240) et mentionnent que « les ancêtres communs les plus fréquents se retrouvent, indéniablement, parmi les premiers immigrants venus de France au cours du 17e siècle, [avantage] demeuré insurmontable » par la suite (Ibid., p. 253). En somme, Gaudreault a confondu l’origine ethnique des premiers ancêtres patrilinéaires des Québécois qui ont répondu au recensement de 1971 avec leur pool génétique complet.

Les hypothèses

Les trois grandes hypothèses de Charles Gaudreault entrant dans les calculs du seul scénario qu’il a établi concernent l’immigration, la fécondité et la rétention des immigrants.

D’abord, le nombre d’immigrants augmente chaque année proportionnellement à la population totale : [traduction] « [d]e 2014 à 2050, l’immigration a été calculée comme la population totale multipliée par 0,0178 moins 93 000 » (Gaudreault, 2020a, p. 929). Inusitée en perspectives démographiques, cette façon de faire nie les fluctuations de l’immigration. Puisque la rétroprojection fait augmenter la population immigrée selon un taux constant, il s’ensuit des alternances entre sous-estimations et surestimations. Ainsi, durant les six premières années (1971-1976), il y a sous-estimation de près de 46 000 immigrants (-29 %), alors qu’au cours des 12 années suivantes (1977-1988), la surestimation est de 60 000 immigrants (+24 %).

Ensuite, l’indice synthétique de fécondité (ISF) est de 1,6 enfant pour les femmes nées au Canada et de 2,0 enfants pour les immigrantes. Enfin, [traduction] « pour tenir compte du taux de rétention des immigrants, ceux qui seront ajoutés à chaque année au groupe IAD seront multipliés par 0,87 » (Ibid., p. 930), ce qui signifie que, dans le scénario de Charles Gaudreault, 13 % des immigrants internationaux repartent tôt ou tard du Québec ((1 – 0,87) x 100 = 13 %).

Le talon d’Achille : la rétroprojection

Puisque les années 1971-2014 appartiennent à l’histoire, nous profiterons de cet avantage en basant notre évaluation des effectifs du groupe IAD sur des faits, ce que l’auteur, dans un esprit d’autocritique, aurait dû faire pour apprécier la vraisemblance de ses résultats. Charles Gaudreault nous informe, après arrondissements à 100 000 personnes près[10], que [traduction] « la sous-population des IAD affiche une augmentation constante, de 0,8 million en 2000, à 2,0 millions en 2020, à 3,0 millions en 2035, puis à 4,1 millions en 2050 » (Ibid, p. 931)[11].

Au recensement de 2001, on a recensé au Québec 510 100 personnes immigrées arrivées durant les trois dernières décennies du 20e siècle (SC, 2001)[12]; 258 700 étaient des femmes (50,7 %), dont 150 800 en âge d’avoir des enfants en 2001[13]. Elles auraient donné naissance à 7 530 enfants[14] dans les 12 mois qui ont précédé le recensement de 2001[15]. Au total, parmi les personnes recensées au Québec en 2001, 118 500 étaient issues des immigrantes de la période 1971-2001, de même que des filles nées ici de mères immigrantes de cette période[16].

Ainsi, la somme des immigrés de la période 1971-2001 et de leurs descendants est de 628 700 personnes selon nos calculs. Mais comme l’ISF de cette époque était de 1,8 enfant par femme[17] (Caldwell, 1974, p. 76) au lieu de 1,9, il faut réduire le nombre de descendants à 106 500, pour un total révisé de 616 700 personnes[18]. La surestimation des IAD par Charles Gaudreault est donc globalement d’au moins 39,5 %[19].

Bref, près de deux points séparent les 70,6 % de Gaudreault de notre proportion de 72,5 % d’EFC en 2001. Cette différence augmente forcément par la suite : alors qu’il prévoyait une proportion de 64,5 % en 2014, le prolongement de nos calculs donne 71,2 %, pour un écart minimal[20] de près de 7 points[21].

Puisque la partie rétroactive de la projection de Charles Gaudreault surestime nettement l’importance relative des immigrants et de leurs descendants pour la période 1971-2014, il s’ensuit que ses résultats portant sur la partie prospective (2014-2050) sont très sérieusement compromis.

Rôle respectif de l’immigration et de la fécondité

Charles Gaudreault a aussi cherché à analyser « l’effet simultané des seuils migratoires et de l’indice de fécondité des Québécoises » (Gaudreault, 2020b, p. 81). Pour ce faire, il présente les résultats de 45 scénarios résultant de neuf hypothèses d’immigration et de cinq niveaux de fécondité (Idem, 2020a, p. 934-935). Or, seulement quatre scénarios reflètent notre histoire démographique du dernier demi-siècle : il s’agit de ceux qui supposent une immigration de 20 000 et de 40 000 personnes par année, associés à des ISF de 1,6 et de 1,85 enfant par femme[22].

L’auteur nous informe qu’il ne faudrait que 7 ans pour réduire d’un point le poids des personnes d’origine ethnique française avec 20 000 immigrants par année, et 3 ans seulement si on doublait l’immigration à 40 000. Or, ces résultats sont les mêmes, peu importe que l’ISF soit de 1,6 ou de 1,85 enfant. Mais ce qui sème davantage le doute, c’est qu’il en serait ainsi avec des indices de 2,35 et de 2,6 enfants par femme. De tels indices de fécondité assurent forcément la croissance de toute population.

La conclusion générale de Charles Gaudreault étonne : comment croire que « le recul du poids démographique des Canadiens français [soit] exclusivement expliqué par nos taux d’immigration élevés » (Gaudreault, 2020b, p. 82)? Puisque plus de 15 scénarios supposent à la fois une immigration anémique de 5 000 personnes ou moins par année, et une fécondité assurant au moins le remplacement des générations, il s’ensuit que sa conclusion devrait être impérativement inversée.

À preuve, certains résultats provenant de projections réalisées par l’ISQ (2019) :

  • Le « scénario de référence » suppose un ISF égal à 1,6 enfant par femme, et une immigration de 55 000 personnes par année à partir de 2026. Or, l’importance relative des naissances[23] devrait augmenter de 60 % à 66 % entre 2031 et 2046 avant de se stabiliser pour au moins 20 ans.

  • Advenant une baisse de la fécondité jusqu’à 1,45 enfant et une immigration de 40 000 à partir de 2019, l’importance des naissances augmenterait jusqu’à 71,2 % d’ici 2043; elle diminuerait ensuite jusqu’à 68 % en 2065.

  • Une augmentation de l’ISF jusqu’à un niveau jamais atteint depuis 1976, soit 1,75 enfant, concurremment à une hausse record de l’immigration jusqu’à 70 000 immigrants par année dès 2026, ferait augmenter de plus de cinq points l’importance des naissances pendant 40 ans, soit de 60,6 % en 2026 à 65,9 % en 2065.

Bref, les résultats de ces trois scénarios de l’ISQ montrent, contrairement aux prétentions de Charles Gaudreault, une nette supériorité de la fécondité sur l’immigration.

La méprise de Gaudreault sur cette question vient de son adhésion à une « loi de puissance ». Il décrit cette loi comme suit : [traduction] « la loi de puissance s’exprime par l’équation suivante : y = a*x−k où y est le nombre d’années nécessaires pour que le poids des EFC […] diminue de 1 %, où x est le taux annuel d’immigration, a et k étant des constantes pour un même ISF » (Gaudreault, 2020a, p. 934). Manifestement, cette équation, appelée pompeusement « loi de puissance », ne tient nullement compte dans sa formulation mathématique de la structure par âge de la population.

Trop générales et imprécises, les lois de population, comme celles de Malthus et de Quételet-Verhurst, n’ont jamais pu servir à la prospective. Depuis William Farr (1807-1883), les projections en démographie s’appuient sur la répartition par âge, ou par groupes d’âge, de la population; elles font appel aux éléments fondamentaux de leur dynamique que sont la fécondité, la mortalité et les différents types de migrations (Vallin, 1991, p. 101-102).

M. Charles Gaudreault a beaucoup lu en démographie, un domaine qui manifestement le passionne. Cependant, allant dans toutes les directions, ses lectures sont si éparpillées qu’elles montrent des lacunes importantes. C’est le cas du concept d’« immigration de masse » dont la troisième vague ne peut s’appliquer ni au Canada ni au Québec, essentiellement parce que la plupart des immigrants admis sont sélectionnés en vertu de critères clairement établis.

Outre les lacunes de M. Gaudreault en histoire de l’immigration, il faut aussi déplorer la pauvreté de ses connaissances en histoire de la démographie québécoise. Bien que certains auteurs, notamment Richard Arès, se soient intéressés à l’ethnicité comme telle, l’intérêt des démographes pour la démographie des groupes linguistiques n’a pas fait suite à une prétendue « démographie ethnique ». Les projections des démographes Charbonneau et Maheu pour la Commission Gendron ont été faites selon la langue maternelle (leur variable dépendante) et non selon l’origine ethnique (une variable indépendante). D’ailleurs, comme le montre la bibliographie de Duchesne (1980), l’origine ethnique n’a jamais servi à la prospective.

Aucune des raisons invoquées par M. Gaudreault pour remonter au recensement de 1971 comme point de départ de sa seule projection selon l’origine ethnique ne tient la route. Or, il s’avère que la plus importante d’entre elles n’aurait jamais été retenue s’il avait compris la nature des travaux de notre collègue démographe Hélène Vézina et de ses collaborateurs oeuvrant à l’Université du Québec à Chicoutimi ou à l’Université de Montréal. Une relecture attentive s’impose.

Manquant d’autocritique, Charles Gaudreault présente les résultats de son scénario couvrant huit décennies (1971-2050) comme s’il s’agissait de certitudes. Pourtant, ses résultats pour les années 1971-2014 sont ceux d’une rétroprojection couvrant une période qui faisait déjà partie de l’histoire au temps où il élaborait son scénario. Ainsi, l’auteur avait à sa disposition des données lui permettant de confronter ses résultats à la réalité observée.

Tirant profit de la population immigrée recensée en 2001 et accueillie au Québec entre 1971 et 2001, nous avons tenu compte de leur fécondité pour constater une importante surestimation dans le scénario de M. Gaudreault. En ce qui a trait aux IAD, c’est-à-dire les immigrants des trois premières décennies et leurs descendants, la surestimation est d’au moins de 39,5 %. Conséquemment, la proportion des Québécois d’origine ethnique française (EFC) en 2014 aurait été minimalement de 71,2 % au lieu des 64,5 % prévus. Ainsi, un écart de près de sept points compromet sérieusement la partie prospective (2014-2050) de l’exercice de Charles Gaudreault, d’autant plus que nous avons, contrairement à lui, opté pour des hypothèses conservatrices sur la fécondité et sur la rétention des immigrants.

Mystifié  par une « loi de puissance » qui ne tient aucun compte de la structure par âge de la population québécoise et de ses composantes, Charles Gaudreault ne pouvait pas voir l’importance relative de la fécondité en comparaison de celle de l’immigration internationale. Bien au contraire, il a prétendu à tort que le déclin des Ethnic French Canadians ne s’expliquerait que par une « immigration de masse ». À l’aide de trois scénarios de l’ISQ où la fécondité est pourtant insuffisante pour assurer le remplacement des générations, nous avons démontré empiriquement tout le contraire.

Refusant de disqualifier les projections de Charles Gaudreault pour son usage non orthodoxe de formules et de méthodes, nous avons préféré évaluer de manière concrète la vraisemblance de ses résultats. Malgré les quelques avantages que nous lui avons concédés dans le choix de certaines hypothèses, force est d’admettre que sa seule projection n’a aucune valeur scientifique objective.