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Qu’un tel livre puisse exister est en soi un événement. Pour ceux qui souhaitent depuis longtemps que l’histoire académique d’ici entre à nouveau en dialogue avec la mémoire nationale du peuple québécois, le livre proposé par Martin Pâquet et Stéphane Savard est une contribution précieuse et bienvenue. Commémorée tous les dix ans dans une atmosphère de dévotion, constamment convoquée par les politiciens en mal d’inspiration et d’élévation, la Révolution tranquille reste un mythe. Ses principaux acteurs occupent une place de choix dans notre toponymie et font régulièrement l’objet de portraits, voire de biographies – écrits la plupart du temps par des journalistes. Un sondage le confirmerait fort probablement : davantage que la Fondation de Québec, la Conquête ou les Rébellions, la Révolution tranquille occupe la pole position des « événements » les plus chargés de sens de l’histoire du Québec pour la plupart de nos contemporains : plus encore, c’est probablement le seul événement un peu connu à partir duquel les Québécois politiquement éveillés jugent leur époque et leur classe politique. Les historiens universitaires ont évidemment le droit de choisir les sujets de leur choix, eux dont la certification professionnelle et l’avancement dans la carrière dépendent de la reconnaissance des pairs, non du regard public (Régimbald, 1997). S’ils n’ont pas à être les serviles fantassins de quelque cause particulière, fût-ce la mémoire nationale, il est très sain que certains d’entre eux se penchent avec sérieux sur des massifs de cette mémoire héritée.

« Les Québécois francophones ont une mémoire, écrivait Joseph Yvon Thériault au début du millénaire; leurs historiens n’en ont plus » (Thériault, 2002, p. 177). Le livre que nous offrent Martin Pâquet et Stéphane Savard, professeurs rattachés à deux universités québécoises importantes, animateurs en vue du Bulletin d’histoire politique, tend à montrer que ce constat de Thériault ne tient plus complètement la route, que les choses ont évolué dans le bon sens. En faisant de la Révolution tranquille un objet d’étude, les deux historiens nous permettent de passer de la célébration à la compréhension, de la commémoration à l’étude critique, non pour s’adonner au plaisir nihiliste de la déconstruction mais pour mieux juger l’événement, éclairer les intentions du départ, d’un mot installer entre notre époque et l’événement une salutaire distance. La démarche historienne pratiquée par Pâquet et Savard permet de situer cet événement dans son contexte occidental et canadien, d’en dégager l’esprit, de restituer les valeurs et les aspirations qui animaient ses acteurs. Le regard que peuvent poser les historiens sur un événement aussi capital que la Révolution tranquille constitue une contribution civique essentielle, tant pour les politiciens du présent qui entendent réformer les institutions conçues durant ces années fastes que pour les citoyens qui pourront juger si les changements proposés sont fidèles aux idéaux d’antan – idéaux qu’ils sont évidemment libres de discuter et de critiquer pour peu qu’ils les connaissent. Il est normal et sain qu’un événement aussi considérable que la Révolution tranquille fasse périodiquement l’objet d’interprétations nouvelles, divergentes. Pour que la discussion politique et civique soit constructive, encore faut-il que des historiens l’aient étudiée avec rigueur, ne serait-ce que pour fournir la gamme des faits essentiels et une compréhension honnête des intentions et des aspirations qui étaient à l’oeuvre. Comme l’expliquait Thériault, une mémoire qui n’est pas fécondée par l’histoire est vite instrumentalisée par les militants. « C’est en donnant une histoire à la mémoire, écrivait-il, qu’on peut le mieux contenir ses éventuels débordements » (Thériault, 2002, p. 180). Une mémoire sans histoire se fige dans la tradition; une mémoire éclairée par l’histoire contribue aux débats démocratiques d’une société qui cherche à se réformer, c’est-à-dire à conserver le meilleur du passé sans craindre de nécessaires changements (Bédard, 2022). Jusqu’à maintenant, plusieurs intellectuels avaient cherché à fixer le sens de la Révolution tranquille mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, encore bien peu d’historiens s’étaient sérieusement penchés sur l’événement (Berthiaume et Corbo, 2011; Bélanger, 2000).

L’ouvrage que nous présentent Pâquet et Savard n’a aucune ambition totalisante. Puisqu’il fallait être bref, les deux historiens ont dû faire des choix. C’est d’ailleurs le défi de toute synthèse, qu’elle soit destinée au grand public ou à des étudiants universitaires de premier cycle et à un lectorat plus cultivé – comme c’est le cas ici. Les deux dates charnières choisies par les historiens révèlent le fil rouge du livre, qui est la construction d’un État social-démocrate très volontariste. La première date, familière à la mémoire commune, est celle de la mort de Maurice Duplessis, le 7 septembre 1959. La seconde, inconnue de la plupart des Québécois, est le 16 février 1983 et correspond à l’adoption d’une loi qui forçait le retour au travail des employés du secteur public et parapublic après des mois d’affrontements. Le choix de cette seconde date est évidemment beaucoup plus révélateur que celui de la première. Selon Pâquet et Savard, s’appuyant sur une citation de Lise Bissonnette, cette législation controversée marquerait la fin de « l’État-providence » (p. 12), ou à tout le moins, la rupture d’une sorte de consensus autour du rôle que devait jouer l’État au Québec. La meilleure illustration de cette trame se trouve dans la seconde partie de l’ouvrage, divisée en trois chapitres bien structurés. Le chapitre trois présente la foi presque naïve des premiers révolutionnaires tranquilles dans l’action de l’État. En quelques années, de nouvelles élites « définitrices » formées en sciences sociales créent une série d’institutions qui visent une planification rationnelle du territoire et des ressources. Ces élites sont rapidement interpelées par la société civile qui fourmille de lobbies, de syndicats et d’associations constitués par des travailleurs, des étudiants, des femmes, des autochtones, des environnementalistes et des minorités culturelles. Tous ces groupes souhaitent que l’État souscrive à leurs revendications, développe de nouveaux programmes et élargisse son rayon d’action. Le premier mandat du Parti québécois au pouvoir serait une étape charnière pour l’État, ses dirigeants renouant avec le volontarisme des premiers technocrates, son programme législatif s’arrimant aux demandes de la société civile. La crise du début des années 1980 et l’émergence d’une vague néolibérale marqueraient la fin d’une certaine conception de l’État, c’est-à-dire, aux yeux de Pâquet et de Savard, la fin de la Révolution tranquille. Leur Révolution tranquille se présente donc comme un mouvement en trois temps : la thèse (l’État dirigiste); l’antithèse (les mouvements sociaux revendicateurs); la synthèse (le PQ du premier mandat).

Le choix des auteurs se défend mais il a ses limites. L’une d’elles est de laisser croire que cet État-providence et les transformations qu’a connues le Québec des années soixante et soixante-dix ne suscitaient pas de débat. Au chapitre 4, les auteurs dressent la liste de tous les militants qui réclamaient plus de droits et revendiquaient une extension du rôle de l’État dans divers secteurs. Il aurait été intéressant de présenter et de comprendre les arguments et les réticences des opposants à tous ces changements. On pense évidemment au mouvement créditiste très bien implanté dans plusieurs régions périphériques, aux franges les plus conservatrices de l’Union nationale, très critiques des réformes en éducation, mais aussi au Conseil du patronat du Québec, fondé en 1969 (Gélinas, 2007). S’agissant des femmes, l’épisode des « Yvette » durant la campagne référendaire de 1980 révélait l’existence d’un Québec onservateur qui rejetait le mépris de certaines féministes pour les personnes qui continuaient d’opter pour un mode de vie traditionnel. L’historiographie de la génération Linteau-Bouchard a bien montré que la « modernité » n’avait pas surgi soudainement en 1960, que les idées des révolutionnaires tranquilles avaient été longuement mûries bien avant l’arrivée au pouvoir des Libéraux de Jean Lesage. S’il y avait du nouveau dans l’ancien, notre génération d’historiens devra peut-être montrer qu’il y avait aussi de l’ancien dans le nouveau, et que du jour au lendemain, le Québec n’a pas soudainement suivi le camp progressiste, tel un troupeau de moutons.

Cela dit, pour les fins d’une synthèse, les bornes chronologiques choisies par Pâquet et Savard offrent une perspective claire et une vision cohérente de l’événement. Ce choix correspond certainement à la sensibilité d’un certain Québec « progressiste » pour qui le fait marquant de la Révolution tranquille est d’avoir institué une social-démocratie étatiste; ce même Québec « progressiste » qui n’adhéra à la souveraineté du Québec qu’à la condition expresse d’assurer la pérennité d’un modèle social, coeur d’un « projet de société » moderne. Pour ma part, je crois que l’avènement d’un État social-démocrate n’épuise pas complètement le sens de l’événement, même si le phénomène est évidemment capital.

Qu’est-ce au juste que la Révolution tranquille? Poser la question à nos contemporains, c’est risquer d’entendre trois types d’interprétations, de nature assez différente. Un premier courant, probablement majoritaire chez les francophones, insistera sur l’éveil d’un peuple de langue et de culture française, évoquera spontanément l’expression « Maître chez nous », la naissance du mouvement indépendantiste, l’effervescence artistique, d’un mot, la fin de l’infériorité économique des Canadiens français et la quête d’émancipation d’un peuple. Les seconds insisteront surtout sur l’avènement d’un État-providence moderne, la démocratisation de l’enseignement supérieur, la mise en place d’un système universel de soins de santé et d’un programme de revenu minimum garanti. Ceux-là rappelleront le libéralisme intransigeant de l’ère Duplessis, le nationalisme défensif de l’Union nationale et vanteront les vertus d’un État qui promeut l’égalité des chances et favorise un vrai partage de la richesse. Un dernier courant insistera, lui, sur la mutation culturelle fondamentale des années soixante et soixante-dix, l’éclipse du religieux, la mise en cause du modèle patriarcal, la montée du mouvement féministe, la libéralisation des moeurs, la contestation des normes et des valeurs héritées du passé qui définissaient notamment des institutions comme la famille et l’école. Chez les premiers priment la question nationale et la mémoire douloureuse d’une époque où le centre-ville de Montréal s’affichait en anglais, où les cadres du Canadien National se disaient incapables de dénicher des Canadiens français assez compétents pour les seconder. Chez les deuxièmes priment la question sociale et le pénible souvenir d’une éducation supérieure réservée à une petite minorité ou de frais d’hospitalisation qui pouvaient provoquer la banqueroute. Chez les derniers priment des enjeux surtout anthropologiques liés à une quête de reconnaissance, de liberté et d’épanouissement d’individus affranchis de normes dictées par le groupe. On rappellera la lourde censure qui pesait sur les oeuvres d’avant-garde ou les constants rappels de curés intrusifs contre les femmes et les couples qui osaient « empêcher famille ».

Selon moi, si la révolution culturelle des sixties coïncide avec notre Révolution tranquille, elle n’en constitue pas une caractéristique originale qui distinguerait le Québec des autres sociétés occidentales. Cette mutation anthropologique permet de comprendre la rapidité avec laquelle l’Église postconciliaire cède la place à l’État en santé et en éducation, l’attrait des jeunes pour les idées nouvelles et les ruptures radicales, la transformation rapide et soudaine des moeurs. Sans contredit, elle est l’arrière-plan des grandes transformations politiques et sociales que connaît le Québec de la fin du 20e siècle, mais elle ne peut constituer un fil conducteur, la trame centrale d’un événement qui ne concerne que le Québec. Pâquet et Savard ont parfaitement raison d’insister sur le surgissement de l’État dans le Québec du début des années 1960 et ils tentent, non sans difficultés, de tenir en équilibre les justifications nationales et sociales qui sont à l’origine de ces grandes transformations politiques. C’est que la Révolution tranquille est à la fois volonté de mettre fin à l’infériorité économique des Canadiens français et aspiration à une véritable égalité des chances. Impossible de saisir l’événement si l’on ne comprend pas que des aspirations nationales et sociales sont à l’oeuvre et qu’elles se confondent dans un grand noeud de volontés politiques dirigées vers la construction d’un État fort. Face à ces aspirations complémentaires, mais mues par des logiques différentes, quel serait le fil conducteur, le principe d’intelligibilité qui permettrait d’appréhender la Révolution tranquille tel un « bloc » (Bédard, 2010; Pâquet et Savard, 2021)? Quelle cohérence proposer au lecteur pour saisir ce surgissement de l’État?

Cela semblera une évidence à tous, à commencer par les auteurs de cette synthèse, mais l’État qui se met en place dans le Québec des années 1960 est national. Cet État du Québec se place en effet au service d’une nation, canadienne-française au départ, québécoise par la suite. Une telle idée est évidente pour les nationalistes groulxiens, cela va sans dire, eux qui rêvent depuis les années 1920 d’une intervention musclée de l’État. Cette évidence s’impose aussi aux Québécois engagés dans les sociétés Saint-Jean-Baptiste, au point de provoquer l’éclatement du Canada français institutionnel à la fin des années 1960. Cette évidence est aussi celle des journalistes du Devoir et des intellectuels de l’école historique de Montréal. Mais ce ne sont pas seulement les nationalistes qui investissent tous leurs espoirs dans l’État du Québec. Pour les syndicats québécois qui s’autonomisent de leurs vis-à-vis canadiens ainsi que pour le Parti libéral du Québec, il va de soi que c’est vers l’État du Québec qu’il faut se tourner pour accroître l’égalité des chances. La chose paraît aller de soi aujourd’hui mais quand on y pense, une partie de nos élites, plus préoccupée de justice sociale que de relèvement national, aurait pu miser sur l’État canadien. Après tout, cet État fédéral allait proposer son système de prêts et bourses, son régime de retraite et quantité d’autres programmes sociaux. Se fondant sur les recommandations des commissions Rowell-Sirois (1940) et Massey-Lévesque (1951), l’État canadien se croyait capable d’offrir une gamme étendue de programmes sociaux. Le gouvernement Duplessis avait réagi avec sa commission Tremblay (1956) mais la philosophie traditionnaliste du rapport (Foisy-Geoffroy, 2007) aurait pu rebuter le Parti libéral et les forces réformistes, pressées de déloger l’Église des secteurs de l’éducation et de la santé. Au pouvoir durant les années 1950, les Libéraux québécois, structurellement inféodés au parti fédéral frère, auraient-ils été en mesure d’imposer un impôt québécois sur le revenu? Dans un bel ouvrage consacré au régime de l’Union nationale, Pierre B. Berthelot en doute et ses arguments sont convaincants (Berthelot, 2021, p. 357-365).

L’État qui est mis en place en 1960 est donc un État québécois. Voilà la caractéristique essentielle et fondamentale de la Révolution tranquille. Les élites québécoises des années 1960 se convertissent à l’idée de l’État mais à la condition d’exercer un contrôle effectif sur ses grandes orientations. C’est bien là le fait nouveau, inédit, qui éclaire la suite des événements. Si l’ambition de plusieurs est sociale, on pense à la création de la Régie des rentes par exemple, elle prend rapidement le chemin d’une lutte constitutionnelle car l’État canadien projette au même moment de créer son Canada Pension Plan. Or le gouvernement Lesage n’entend pas seulement offrir un programme social généreux, il souhaite que ce soit des Québécois qui gèrent les immenses sommes qui seront accumulées par ce nouveau programme. Contrairement à ce que donnent à voir Pâquet et Savard (p. 114), la Caisse de dépôt et de placement n’est pas l’annexe d’une politique sociale, c’est un instrument majeur de reconquête économique par et pour les Canadiens français. Jusqu’à l’arrivée de Pierre Elliott Trudeau, les Québécois bénéficient d’une certaine ouverture des élites canadiennes-anglaises à leurs revendications (Lapointe-Gagnon, 2018; McRoberts, 1999). À défaut d’une entente constitutionnelle en bonne et due forme, ils font des gains, développent leur propre État. L’appétit venant en mangeant, des hommes politiques en vue et des technocrates de premier plan se convertissent à l’idée souverainiste, ce qui donne forme à une nouvelle polarisation partisane qui marquera le Québec jusqu’au tournant du millénaire. L’idéologie de la décolonisation a certainement inspiré beaucoup de jeunes et fait bien du bruit mais sans l’adhésion d’hommes comme René Lévesque ou Jacques Parizeau, le mouvement souverainiste n’aurait pas connu le même essor.

La loi du 16 février 1983 ne met pas fin à cette conception nationale de l’État. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un gouvernement gère une fronde syndicale ou impose la manière forte. En 1972, le gouvernement Bourassa avait arrêté et emprisonné trois chefs syndicaux importants, plongeant le Québec dans une crise sociale de forte amplitude. Il est vrai qu’au début des années 1980, des voix se lèvent pour revoir le rôle de l’État, dont le fonctionnement est hypothéqué par des taux d’intérêt vertigineux. Mais cette critique de l’État n’est pas complètement nouvelle et ne vient pas seulement des milieux d’affaires et des chambres de commerce. Les forces syndicales du tournant des années 1970 avaient ardemment critiqué un État au service du grand capital et de la bourgeoisie[1]. Après la prise du pouvoir par le PQ, des intellectuels désenchantés avaient dénoncé un État technocratique, conçu pour servir les privilèges d’une « nouvelle classe » de dirigeants et de salariés (Vallières, 1977; Grand’Maison, 1979; Simard, 1979). Au milieu des années 1980, le gouvernement Bourassa et son ministre Paul Gobeil menacent de revoir de fond en comble le rôle de l’État mais, si l’on excepte le dégel des frais de scolarité, il ne prend aucune mesure significative. Les grandes missions sociales de l’État sont maintenues, voire renforcées, et ce même sous le gouvernement de Lucien Bouchard que les progressistes n’associent généralement qu’aux affres du déficit zéro alors qu’on lui doit notamment les Centres de la petite enfance, l’équité salariale, l’assurance-médicament et plusieurs autres mesures sociales importantes (Vaillancourt, 2018). Notons également qu’après la crise du début des années 1980, les syndicats changent de stratégie, créent des fonds d’investissement et tournent le dos à la rhétorique marxiste de la lutte des classes. Cette nouvelle culture syndicale est devenue une partie intégrante du « modèle social québécois », lequel continue d’accorder une place centrale à l’État et reste fidèle aux idéaux sociaux-démocrates de la Révolution tranquille (Paquin et Rioux, 2022). Dit autrement, si la loi du 16 février 1983 n’a pas imprégné les esprits ni marqué la mémoire collective des Québécois, c’est tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une rupture aussi brutale et marquante que le croient les auteurs de cette Brève histoire de la Révolution tranquille.

En revanche, personne n’a oublié la soirée du 30 octobre 1995, ni même la démission inattendue de Lucien Bouchard, le 11 janvier 2001. Ces dates sont beaucoup plus significatives que celle du 16 février 1983. Le développement de l’État québécois devait mener à une reconnaissance constitutionnelle et à une réforme importante du fédéralisme canadien pour les uns, à la souveraineté du Québec pour les autres. Dans l’esprit de bien des Québécois, quelles que soient leurs allégeances partisanes d’ailleurs, la « société distincte » ou la souveraineté politique constituaient une sorte de dénouement logique de l’action entreprise au Québec par les révolutionnaires tranquilles. Conséquence directe de l’échec de l’Accord du Lac Meech, le référendum de 1995 devait sortir le Québec de cette impasse politique, esquisser pour l’État québécois une voie d’avenir. Malgré ses talents de rassembleur, son intégrité personnelle et un charisme peu commun, Lucien Bouchard a été incapable de saisir l’opportunité de ce match nul pour forcer le destin. C’est après son départ que le Québec vit un réalignement des forces politiques qui mènera à création de Québec Solidaire et de la Coalition Avenir Québec. C’est après le départ de Lucien Bouchard que les Libéraux de Jean Charest et de Philippe Couillard font de la « réingénierie » de l’État, des partenariats public-privé, de l’austérité des finances publiques et d’une adhésion à peine voilée au multiculturalisme canadien, un programme politique. C’est après le départ de Lucien Bouchard qu’un courant progressiste se détourne des consensus nationaux de la Révolution tranquille et adhère à la philosophie trudeauiste fondée sur l’absolutisation des droits individuels et la judiciarisation du politique (Beauchemin, 2002; 2004).

Pâquet et Savard ont choisi de régler la focale sur la question sociale, je crois pour ma part que le sens et la portée de la Révolution tranquille seraient mieux compris si on la réglait sur la question du régime. Et s’il fallait choisir une date au début des années 1980, pour éviter un récit trop long, j’aurais opté pour celle du 17 avril 1982, date d’adoption de la Loi constitutionnelle canadienne. Le Québec y perd son droit de veto et son État ne se voit reconnaître aucune compétence particulière, aucun nouveau pouvoir. La Révolution tranquille a favorisé l’émergence d’un modèle social mais l’État québécois reste inféodé constitutionnellement et politiquement à l’État fédéral et aux institutions judiciaires canadiennes. Non seulement le Québec n’a pas d’État souverain mais la conception fédérale de bien des révolutionnaires tranquilles qui rêvaient d’États associés ou de statut particulier n’a jamais pu s’incarner dans la réalité malgré les efforts prodigieux de toute une génération de constitutionnalistes et d’intellectuels. Le vrai « coup de force » du début des années 1980 n’est pas celui du gouvernement Lévesque contre des syndiqués; c’est celui d’une nation majoritaire contre une nation minoritaire, à laquelle elle dicte ses valeurs et son régime, sans consultation populaire ni référendum (Bastien, 2013).