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Traditionnellement identifiée comme étant ancrée à gauche, la scène politique québécoise a dernièrement été traversée par de profonds changements qui ont également remis en cause le clivage entre souverainistes et fédéralistes existant depuis la Révolution tranquille. En effet, outre la domination récente de partis situés plus à droite sur l’échiquier politique provincial, les tendances sociales-démocrates et interculturalistes accusent un déclin relatif dans le mouvement nationaliste – pour lequel la souveraineté ne parait plus poindre à l’horizon. Intuitivement, l’on pourrait être porté à en déduire que le patronat québécois tire le meilleur profit d’un tel climat politique et idéologique, le statu quo constitutionnel l’autorisant à se figurer en fer de lance de la nation québécoise, ainsi qu’il aime parfois le faire. Cependant, la montée en puissance d’un nationalisme aux accents plutôt conservateurs qu’auparavant n’est pas sans présenter quelques défis auxquels il lui faut faire face.

À cet égard, mentionnons d’une part un nationalisme économique particulier pratiqué par la Coalition avenir Québec (CAQ) et le Parti québécois, à travers le Groupe de travail sur la protection des entreprises québécoises (Québec, 2014) et les programmes nationalistes figurant au portefeuille d’Investissement Québec (Rioux, 2020). Au regard des travaux antérieurs sur le patronat (Fournier, 1976; 1978), de tels développements pourraient scinder le patronat en deux courants contraires : d’un côté un Conseil du patronat (CPQ) tenant de politiques économiques non discriminatoires, de l’autre une Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ) plutôt portée à embrasser un certain nationalisme économique. D’autre part, le tournant identitaire pris par le nationalisme québécois contemporain vient heurter de plein fouet le multiculturalisme auquel souscrit largement le patronat et qui, du point de vue économique, est regardé comme une modalité permettant d’attirer investissements et main-d’oeuvre qualifiée de l’étranger. En somme, le succès récent de la droite politique au Québec oblige le patronat à concilier son libéralisme économique avec un nationalisme d’un genre nouveau.

C’est précisément l’évolution du répertoire d’attitudes du patronat que vise à étudier cet article, prenant appui sur le discours du CPQ et de la FCCQ quant aux politiques publiques québécoises. Pour ce faire, nous proposons d’abord un tour d’horizon synthétique des travaux antérieurs sur le patronat et sur son rôle d’acteur politique au Québec, tout en veillant à faire état de son attitude vis-à-vis du nationalisme québécois et du principe de libre entreprise. Partant, notre synthèse se décline en deux temps : nous étudions d’abord les mémoires du CPQ et de la FCCQ portant sur les questions budgétaires et économiques; puis nous analysons les positions sur les questions et enjeux identitaires traversant la province (aspects linguistiques, accommodements raisonnables, laïcité, etc.).

Sur le plan économique, une vision néolibérale sous-tend largement les énoncés, vision qui traverse les travaux des deux organisations. Une telle conclusion se situe à rebours du positionnement ouvert aux partenariats avec les syndicats et l’État que l’on avait cru entrevoir dans les années 1990 (p. ex., Fontaine, 2002). Sur le plan identitaire, le patronat campe sur son opposition à l’utilisation des leviers étatiques à des fins nationalistes, quoique ce discours paraisse moins présent et moins virulent que dans les décennies 1970 et 1980.

Par conséquent, ce texte propose une analyse de contenu du discours du Conseil du patronat et de la Fédération des chambres de commerce du Québec sur les politiques publiques à travers la lecture systématique des mémoires que ces deux organisations ont présentés au gouvernement et aux commissions de l’Assemblée nationale du Québec. L’analyse consiste à faire ressortir les positions des acteurs sur les enjeux reliés au rôle économique de l’État et au nationalisme, ainsi que les raisonnements qui sous-tendent ces positions. L’idée ici est moins d’identifier quantitativement à quelle fréquence certaines idées sont mentionnées ou de caractériser les stratégies discursives de l’acteur que de construire un portrait – à jour – de l’idéologie portée par le CPQ et par la FCCQ et de la manière dont cette idéologie se traduit dans des propositions de politiques publiques concrètes[1].

Objet et méthode

Depuis une vingtaine d’années, on note la quasi-disparition de l’étude du patronat québécois en tant qu’acteur politique. Quoiqu’un intérêt renouvelé se manifeste à travers la sociologie des élites économiques québécoises (Laurin-Lamothe, 2019, Hanin et L’Italien, 2019), la participation concrète des acteurs patronaux au débat public et leur contribution à la définition de politiques publiques restent relativement peu étudiées (Dupuy, 2016). À titre d’illustration, entre 1987 et 1998, L’année politique au Québec consacrait annuellement un chapitre au monde patronal et à son implication dans le débat politique. En revanche, l’annuaire L’État du Québec et ses précurseurs n’ont jamais consacré le moindre chapitre à ce sujet – et certaines années le mot « patronat » n’apparaissait pas du tout dans le volume. Sur le plan de la recherche universitaire, c’est principalement à travers des mémoires de maitrise que s’illustrent ces travaux. En dépit de démarches empiriques pourtant fructueuses (Baghdjian, 2013; Dupuy, 2016; Fontaine, 2002; Provost-Turgeon, 2017), ces mémoires n’ont – hélas – pas donné lieu à une publication subséquente sous forme d’ouvrage.

Notre texte vise donc à revenir aux grandes lignes de l’analyse politique du patronat de la fin du 20e siècle, tout en les repensant à la lumière du contexte actuel. Dans son mémoire sur les premières décennies du Conseil du patronat, André Gagnon insiste sur le caractère réactionnaire de ce dernier. La création du CPQ est en effet une réponse à l’interventionnisme économique croissant de l’État du Québec dans la foulée de la Révolution tranquille et de l’incapacité des organisations patronales existantes à contrecarrer cette montée en puissance. En même temps, la nature de cet enjeu, intimement liée à la montée du nationalisme québécois, met en cause la légitimité de la voix d’un monde des affaires aux accents largement anglophones et qui cherche alors le plus souvent à freiner la francisation dans les entreprises et à maintenir le statu quo constitutionnel (Gagnon, 1992, p. 26).

L’analyse du positionnement économique du CPQ a donc surtout permis d’illustrer son opposition à l’étatisme caractéristique de la Révolution tranquille (sur ce dernier voir Pâquet et Savard, 2021; Paquin et Rioux, 2022). Elle a également permis de mettre en lumière son positionnement en faveur d’un marché conçu comme une institution par essence régulatrice des problèmes sociaux. En bref, le CPQ épouse le libéralisme économique classique (Pratte, 1985; Gagnon, 1992; Fontaine, 2002). Sur ce front, le CPQ n’est pas bien éloigné de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Hudon (1976) estime ainsi que la communication de cette dernière est grandement marquée par la promotion de la liberté d’entreprendre. Par la suite, certains chercheurs ont su cerner des changements dans les stratégies patronales. Par exemple, depuis la fin des années 1980, le CPQ a opté pour la concertation avec les syndicats et les acteurs communautaires autour des questions de l’emploi, de l’organisation du travail et de la formation. Selon cette lecture, l’organisation aurait donc abandonné un néolibéralisme pur pour embrasser une vision partenariale (Lévesque, Bélanger, Bouchard et Mendell, 2000, p. 58-59, 86; Fontaine, 2002).

Au registre du nationalisme, les analyses révèlent quelques différences liées aux clientèles respectives du CPQ et de la FCCQ, comme le souligne Fournier (1976, p. 63-66). En effet, le CPQ cherche d’abord et avant tout à promouvoir le principe de libre concurrence économique entre les entreprises. Peu lui importe ainsi que leurs propriétaires soient francophones ou anglophones ou qu’elles soient de propriété québécoise, canadienne ou étrangère. Le CPQ voit donc d’un mauvais oeil les politiques économiques privilégiant les entreprises de propriété québécoise (Gagnon, 1992, p. 148; CPQ, 1979). La FCCQ se montre quant à elle plutôt favorable aux politiques industrielles témoignant d’une préférence en faveur du patronat québécois (Fournier et Villeneuve, 1981; Gagnon, 1992). Le parti pris du CPQ pour le libéralisme économique a aussi eu des incidences sur la manière d’appréhender la question linguistique. Le CPQ se dit préoccupé par l’épanouissement du français au Québec, mais sa position reste hésitante : l’État doit encourager les entreprises à se franciser, sans toutefois s’engager dans des mesures coercitives ou s’ingérer dans ce qui relève de la gestion de l’entreprise (Provost-Turgeon 2017; Provost-Turgeon et Rouillard, 2017; Gagnon 1992).

Dans les années 1970 à 1990, le patronat s’est lancé dans la difficile tâche de tenter de convaincre les gouvernements nationalistes successifs (qu’ils relèvent du Parti québécois ou du Parti libéral du Québec) de limiter leurs politiques au principe du bon vouloir des entreprises dans le cadre d’un capitalisme néolibéral. On peut supposer que cette tâche soit devenue moins ardue dans les vingt dernières années. Sous Lucien Bouchard (1996-2001) puis Bernard Landry (2001-2003) déjà, les gouvernements du PQ avaient adopté des orientations relativement en phase avec les demandes patronales. On peut citer ici la quête de l’équilibre budgétaire, la réduction des taux d’imposition, la dérèglementation ou encore l’ouverture aux partenariats public-privé (Rouillard, Fortier, Montpetit et Gagnon, 2009). Le gouvernement libéral de Jean Charest (2003-2012) se disait quant à lui fier de poursuivre ce projet, tant par le discours sur la réingénierie de l’État qui a marqué son premier mandat (2003-2007) qu’à travers le rapport sur la tarification des services publics destiné à préparer son troisième mandat (2008-2012). Le gouvernement libéral de Philippe Couillard (2014-2018) montrait encore plus de dévouement à une politique d’austérité budgétaire en créant une Commission de révision permanente de programmes afin de contrecarrer la croissance étatique (Tellier 2018; Graefe et Rioux, 2018). De plus, à l’exception de la timide Politique d’affirmation du Québec publiée dans la dernière année de son mandat, le gouvernement Couillard ne portait pas de grandes ambitions quant au statut constitutionnel du Québec ni quant aux politiques linguistiques.

Bien que le secteur économique navigue en eaux relativement paisibles pour ce qui est des règlementations, la question nationale continue de se poser, mais différemment. Avec le recul du mouvement souverainiste, un nouveau nationalisme voit le jour sous des traits conservateurs, replaçant à l’avant-plan la question de la langue, des valeurs québécoises (parmi lesquelles s’inscrit la laïcité), de la capacité d’accueil d’une société minoritaire au sein du Canada ou encore du nationalisme économique. Déjà présents à la fois sous les gouvernements du Parti libéral et du Parti québécois, ces débats de société ont donné lieu à la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables (2007-08), au projet de loi sur une Charte des valeurs québécoises (2014) et à la création du Groupe de travail sur la protection des entreprises québécoises (2013-14).

L’élection de la CAQ n’a fait que renforcer ces tendances. Depuis ses débuts, celle-ci tient un discours économique teinté de nationalisme, que ce soit par la volonté affichée de créer « une économie de propriétaires et non de succursales » ou celle de rassembler les leviers économiques pour un « Projet Saint-Laurent » d’innovation économique (Graefe et Rioux Ouimet, 2020; Posca, 2020). Sur le plan identitaire, la CAQ appuie le renforcement de la politique linguistique, prône une vision de la laïcité limitant le port des signes religieux par certains employés de l’État et souhaite la réduction des seuils d’immigration au niveau de la capacité d’accueil de la société québécoise.

Le choix du CPQ et de la FCCQ découle donc du rôle phare qu’ils assument dans le paysage patronal du Québec. Si les entreprises oeuvrant au Québec se sont, en effet, donné de nombreuses structures pour s’assurer la représentation de leurs intérêts collectifs – que ce soit sur une base sectorielle ou sur une base régionale[2] – ces organisations ne peuvent véritablement s’exprimer au nom du patronat dans son ensemble[3]. Ainsi, le CPQ a été fondé en 1969 comme l’association des associations patronales, de manière à leur permettre de s’exprimer d’une même voix. La structure décisionnelle est fondée sur le vote des soixante-quinze associations sectorielles ou multisectorielles affiliées[4], alors que le financement et l’investissement en temps dans la vie associative proviennent surtout des 400 entreprises membres (Dufour, 2000, p. 51-54; Dufour, 1990, p. 148-149; Baghdjian, 2013, p. 80). Dès sa fondation en 1969, le CPQ s’impose comme l’organisation phare du patronat québécois. Après seulement six mois d’existence, le gouvernement du Québec lui assure le monopole de la représentation patronale au sein du Conseil consultatif de travail et de main-d’oeuvre (Dufour, 2009, p. 38). Au tournant du millénaire, il conserve encore son hégémonie au sein du milieu des affaires (Guay, 1999, p. 4).

Dans les années 1970, certains chercheurs ont soutenu que le CPQ, par sa structure, mais surtout du fait de son financement, véhiculait principalement le point de vue des grandes entreprises se trouvant le plus souvent sous contrôle étranger ou anglo-montréalais. Suivant cette logique, les propriétaires des petites et moyennes entreprises québécoises préfèrent s’organiser plutôt à partir de leurs chambres de commerce. De plus, elles auraient tendance à favoriser les interventions de l’État, pour peu que celles-ci bénéficient au capital québécois (Fournier, 1976, p. 63-66; Fournier, Bélanger et Painchaud, 1981, p. 40-43). Fondée en 1909, la FCCQ, fédère 155 chambres de commerce et leurs 60 000 entreprises membres. Une partie importante de son financement provient néanmoins de ses 1200 entreprises membres (Dufour, 2016, p. 251-52). Il est donc utile d’inclure la FCCQ dans notre analyse pour trois raisons. Premièrement, sa grande représentativité en fait un interlocuteur pertinent pour les gouvernements successifs. Deuxièmement, la différence de composition des deux organes patronaux que sont le CPQ et la FCCQ autorise la comparaison de leurs discours respectifs, saisis à la lumière des intérêts découlant de leurs paramètres sociologiques et organisationnels. Enfin, le fait de comparer les projets de développement de deux organisations peut aider à cerner les divergences entre elles, mais aussi à concevoir certains consensus relatifs aux visées attribuées aux politiques publiques valorisées par le patronat.

Considérant les analyses qui précèdent, trois hypothèses touchant la position du patronat québécois peuvent être avancées :

  • Concernant les orientations gouvernementales en matière de politiques budgétaires et de politiques économiques, on peut présumer – au vu de la proximité qu’entretient le patronat avec ces gouvernements situés au centre droit de l’échiquier politique québécois – que son discours adopte des accents moins radicaux et moins agressifs.

  • À l’inverse, pour ce qui a trait aux questions identitaires, on peut imaginer une attitude plus contestataire.

  • Sur ce même plan, on peut également supposer, en tenant compte de l’analyse de Fournier (1976), que la FCCQ se montre plus ouverte que le CPQ à la CAQ et aux politiques identitaires qu’elle poursuit.

C’est dans ce pan délaissé de la littérature académique, tel qu’exposé plus haut, que vient s’inscrire cet article. L’analyse porte sur les mémoires du CPQ et de la FCCQ depuis l’élection du gouvernement libéral de Jean Charest en 2003. Afin de nous faire une idée plus précise du rôle que ces deux organisations attribuent à l’État québécois, nous avons pris connaissance de tous les mémoires pré-budgétaires annuels ainsi que de tous les mémoires visant à fournir une réponse à des questions relatives aux finances publiques. De plus, pour déterminer leurs positions concernant les questions nationales et leurs déterminants identitaires, nous avons intégré à notre corpus les mémoires relatifs à l’immigration, aux politiques linguistiques, ainsi qu’aux grands enjeux et débats de société – à portée identitaire – qui ont émaillé les deux dernières décennies au Québec. Seront notamment abordés la controverse sur les accommodements raisonnables, les débats sur la laïcité, et le projet de loi 60 ou projet de Charte des valeurs québécoises émis par le gouvernement péquiste de Pauline Marois.

Dans cette logique de mise à jour de la recherche sur l’idéologie patronale, la grille d’analyse est construite à l’aide des thématiques identifiées dans les travaux déjà mentionnés (Fournier, 1976; Hudon, 1976; Gagnon 1992; Fontaine, 2002). Concernant les mémoires pré-budgétaires et ceux sur les finances publiques, l’analyse s’est faite en trois actes. Nous avons d’abord effectué une ventilation des principaux enjeux soulevés. Nous avons ensuite dégagé la « philosophie budgétaire » qui sous-tend les arguments portant sur la dépense publique, la fiscalité et les rôles respectifs de l’État et de l’entreprise privée dans l’économie. Enfin, nous avons cherché à identifier la présence ou l’absence d’un nationalisme économique, en particulier les initiatives susceptibles d’avantager les entreprises de propriété québécoise. Concernant les mémoires portant sur la langue française, qui datent des consultations gouvernementales de 2013 et de 2021, l’analyse comprenait deux volets. Nous avons d’abord identifié les propositions valorisant son renforcement au Québec. Puis, nous avons évalué la teneur des réponses aux propositions gouvernementales afin d’estimer leur dimension « volontariste », c’est-à-dire leur opposition à toute contrainte étatique. Quant aux mémoires portant sur l’immigration, nous avons procédé à une ventilation des commentaires et des propositions des organisations patronales de manière à vérifier l’actualité des conclusions d’autres chercheurs (Provost-Turgeon, 2017) voulant que la justification d’une posture pro-immigration soit entièrement basée sur des arguments de nature économique. Enfin, nous avons porté une attention toute particulière aux commentaires et propositions conjuguant les enjeux linguistiques à la question de la capacité d’accueil de la société québécoise dans le but de comprendre la manière dont le CPQ et la FCCQ articulent leur discours économique avec les enjeux identitaires et les termes nationaux du débat public.

L’État, l’entreprise privée et l’économie

Afin d’identifier les préoccupations du patronat, leur stabilité et leur évolution, nous avons analysé les mémoires produits annuellement au sujet des priorités budgétaires du gouvernement du Québec. Le Tableau 1 présente une synthèse de près de vingt ans de mémoires pré-budgétaires selon les thématiques identifiées. À travers la lecture proposée, l’on constate que la stabilité l’emporte largement sur le changement. On retrouve, en effet, les demandes habituelles témoignant d’un parti pris pour la liberté d’entreprendre : des baisses d’impôts et moins d’intervention étatique[5]. Pour les deux organisations, la réduction de la pression fiscale aurait pour conséquence certaine une croissance économique susceptible de renflouer les caisses de l’État et d’assurer un sain équilibre budgétaire. Des changements mineurs s’observent en fonction de la conjoncture. En temps de déficit, l’équilibre budgétaire est une priorité et implique la compression des dépenses. Quand le budget est équilibré, il faut continuer à comprimer les dépenses pour développer une marge de manoeuvre permettant de répondre à de nouveaux défis sociaux tel le vieillissement de la population. Entretemps, les mémoires préconisent la réduction de la dette et la baisse des impôts, ainsi que la mise en suspens de nouveaux programmes susceptibles d’entrainer des dépenses. Pour exercer ce contrôle, certains mémoires proposent même de nouvelles techniques. C’est au rang de celles-ci que compte la proposition d’un « cran d’arrêt » visant à assurer que chaque nouvelle dépense soit immédiatement compensée par une coupe budgétaire. Le CPQ a avancé cette solution avant le budget de 2011 (CPQ, 2011, p. 5) et l’a réitérée ensuite jusqu’à son adoption dans le premier budget du gouvernement Couillard[6]. Les appels à répétition concernant la révision de programmes (voir les mémoires de la FCCQ en 2012, 2015, 2016, 2019a ; ceux de la CPQ en 2011, 2017), les propositions d’ajouter une clause de temporisation pour tout nouveau programme (FCCQ, 2015) et de nommer un directeur responsable du budget (CPQ en 2017 et 2018) convergent dans une même direction : l’institutionnalisation recherchée du principe d’austérité budgétaire[7].

Tableau 1

Sommaire des mémoires pré-budgétaires

Sommaire des mémoires pré-budgétaires

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Bien que les mémoires du CPQ et de la FCCQ soient pour l’essentiel marqués du sceau du consensus entre les deux institutions, certaines particularités organisationnelles peuvent être identifiées à travers la structure de leurs argumentaires respectifs. Par exemple, la FCCQ aborde la thématique de l’immigration bien avant le CPQ et soumet des propositions beaucoup plus détaillées à ce sujet dans ses mémoires. Elle parait également plus encline à proposer des partenariats public-privé pour la prestation de services publics. Le CPQ, quant à lui, manifeste plus d’intérêt pour la question des retraites anticipées.

Par ailleurs, un changement important se constate sur la question du développement économique et de la place des politiques publiques dans ce domaine. Au début du millénaire, la divergence entre le CPQ et la FCCQ observée par Fournier dans les années 1970 était toujours visible. Le CPQ s’opposait alors à l’aide directe aux entreprises au motif que « cette aide peut générer des effets pervers et s’avérer parfois couteuse pour la société quand elle bénéficie à des entreprises qui auraient néanmoins choisi d’effectuer leurs opérations en territoire québécois ». En revanche, il jugeait que « l’aide publique qui prend la forme d’investissement dans le capital humain (…) ou dans les infrastructures d’utilité publique est préférable » (CPQ, 2004, p. 10). Quant à la FCCQ, ses mémoires soulignent la nécessité d’adopter des politiques de développement régional. Ils contiennent de ce fait des suggestions tangibles autour de la recherche et de l’adoption de nouvelles technologies, de l’accès au capital d’investissement et du développement du secteur énergétique (FCCQ, 2006; 2009, p. 9).

En 2017, le mémoire du CPQ mentionne que « devant la montée du protectionnisme (…) toutes les économies développées se voient imposer une réflexion sur le rôle de l’État et sur sa manière d’intervenir » (CPQ, 2017, p. 9). À compter de cette même année, les mémoires pré-budgétaires du CPQ démontrent une disposition à entrevoir une implication plus importante de l’État québécois dans le développement économique. Ce même mémoire contient ainsi des revendications spécifiques pour les secteurs de la foresterie, de l’agroalimentaire, de l’aluminium et aérospatial. Deux ans plus tard, le rôle de l’État est reconnu comme « premier acheteur » et donc comme acteur essentiel permettant de « favoriser l’innovation dans les entreprises et sa commercialisation » (CPQ, 2017; 2019a, p. 6).

Le changement de positionnement du CPQ sur le développement économique s’observe aussi dans ses autres interventions. On note, par exemple, la volonté d’examiner les retombées possibles d’une politique d’achat local que l’on conçoit en conformité avec le principe de libre-échange plutôt que comme un affront à ce dernier (CPQ, 2018). La FCCQ semble prête à aller encore plus loin sur ce terrain, identifiant plusieurs rôles pour l’État en vue de favoriser les entreprises présentes au Québec, surtout à travers un emploi plus stratégique du pouvoir d’achat étatique (Deloitte, 2020). Une autre illustration de ce virage se manifeste en quelque sorte par l’abstention. Réagissant aux changements apportés par le gouvernement de la CAQ pour renforcer la place centrale d’Investissement Québec dans la politique économique québécoise, le CPQ n’a ainsi pas pris la peine de rappeler au gouvernement qu’il n’avait qu’un rôle secondaire dans la croissance économique, comme il le faisait régulièrement dans les années 1980 et 1990. On trouve même des arguments avec un arrière-goût nationaliste (certes modéré), par exemple un appel à l’État québécois pour qu’il favorise la succession des entreprises familiales. La position de la FCCQ est relativement semblable. Ainsi, l’élargissement par la CAQ du rôle du ministère de l’Économie et de l’Innovation a reçu l’approbation expresse de la FCCQ, assortie seulement de la recommandation de mesurer la performance du ministre dans sa mise en oeuvre de « programmes efficaces et efficients » (FCCQ, 2019b, p.  6). En comparaison des années 1970, on observe donc un changement d’attitude de la part du CPQ sur la question du nationalisme économique. À dire vrai, s’illustre ici un quasi-consensus patronal, largement défini autour de la position nationaliste de la FCCQ[8].

Thèmes identitaires

Sur le plan quantitatif, les enjeux reliés à la langue, à la laïcité et à la question nationale paraissent relativement marginaux dans les mémoires du patronat. À l’inverse, la question de l’immigration est beaucoup plus présente, quoique l’essentiel du discours ne porte que sur ses impacts économiques et sur la pénurie de main-d’oeuvre (Héroux, 2018). Depuis les débuts du CPQ, rien ne semble avoir véritablement changé. Toutefois, ainsi que Gagnon prend soin de le souligner, il « est pertinent d’évaluer les positions du CPQ » sur la question nationale, parce que cet enjeu « s’est posé lui-même dans le développement social du Québec » (Gagnon, 1992, p. 126).

Enjeux linguistiques

Le patronat a désormais un demi-siècle d’expérience des lois linguistiques dans le milieu de travail. En 1974, le CPQ avait sondé ses membres au sujet de la loi 22, quant aux facteurs d’attrait des sièges sociaux au Québec : quarante-cinq des soixante-douze répondants se disaient préoccupés par la nouvelle politique linguistique, exprimant cette inquiétude « souvent en des termes très forts, sinon virulents » (CPQ, 1975, p. 6). Face à la proposition de la CAQ visant à renforcer la loi 101, le CPQ a une nouvelle fois sondé ses membres. Plus des deux tiers des entreprises sondées (68 %) se disaient favorables à l’assujettissement des entreprises de vingt-six à cinquante salariés à la loi 101. La proposition portant sur la restriction de l’exigence d’une autre langue que le français lors de l’embauche ne faisait pas l’unanimité (55 % s’y opposaient), bien qu’une majorité fût favorable à de telles restrictions pour des postes relevant des communications internes (65 % tout à fait ou plutôt d’accord) ou des postes administratifs (51 % tout à fait ou plutôt d’accord) (CPQ, 2021, p. 2-4)[9].

Malgré ce changement dans l’attitude de ses membres, la réaction du CPQ aux consultations sur les lois de 2013 (sous un gouvernement péquiste) et de 2021 (sous le gouvernement de la CAQ) est de maintenir la position traditionnelle d’appui au renforcement de la langue française, tout en désapprouvant toute contrainte légale imposée aux employeurs. Face aux réformes envisagées par le gouvernement caquiste, le CPQ annonce en prémisse que « la place du français doit demeurer une préoccupation afin d’assurer sa vitalité » (CPQ, 2021, p. 4). Néanmoins, il rejette ensuite tous les changements susceptibles d’affecter les entreprises et leur capacité à faire face à la concurrence. Le CPQ dénonce la lourdeur administrative des comités de francisation, et souligne la nécessité d’avoir des employés capables de communiquer avec des clients hors Québec.

En somme, derrière le discours de façade sur la nécessaire vitalité du français au travail apparait un véritable parti pris pour ce qu’on pourrait désigner comme un « bilinguisme compétitif ». À preuve, constatant la progression du bilinguisme à Montréal, le CPQ déclare que si « certains y voient une menace, nous, nous y voyons un atout » (CPQ, 2021, p. 4). Ce sont rigoureusement les mêmes arguments que ceux avancés en 2013 par le CPQ pour critiquer le projet de loi du gouvernement péquiste de Pauline Marois : la « volonté de valoriser et d’encourager les entreprises à faire des affaires en français » s’y conjugue avec l’opposition à toute action coercitive et l’affirmation de « l’importance de la maitrise concurrente de la langue anglaise » (CPQ, 2013b, p. 3, 8).

La trajectoire de la FCCQ est originale. En 2013, son positionnement était somme toute proche de celui du CPQ. La Fédération était alors favorable à la loi 101 – et même à une application plus stricte de ses dispositions. Elle critiquait cependant la volonté d’étendre l’application de la loi aux entreprises de vingt-cinq à quarante-neuf employés en raison des coûts administratifs que cela serait susceptible d’entrainer pour les entreprises : « On peut facilement imaginer l’épaisseur de la paperasse qui sera requise » (FCCQ, 2013, p. 5). De plus, la FCCQ conteste la volonté du gouvernement d’imposer de nouvelles responsabilités aux entreprises à l’échelle de la province tout entière alors que le non-respect du français comme langue de travail se limite pour l’essentiel à certains quartiers de Montréal (FCCQ, 2013, p. 8-9). Enfin se manifeste une déclinaison moins poussée de l’argument du bilinguisme compétitif : « Il y a une nécessité grandissante pour les entreprises de recourir à des employés qui parlent deux langues et même davantage. C’est la rançon de l’ouverture sur le monde » (FCCQ, 2013, p. 9).

Huit ans plus tard, la FCCQ affirme que soixante-dix pour cent de ses membres appuient le projet de loi 96 de la CAQ. Ceci donne lieu à deux conséquences inédites : la question de l’atout que constitue le bilinguisme est tout bonnement absente de l’argumentaire de la Fédération qui se dit même prête à appuyer l’application de la francisation aux entreprises de vingt-cinq à quarante-neuf employés. Il ne faut cependant pas exagérer l’ampleur de ce changement. Le reste du mémoire contient, en effet, une série de recommandations limitant la portée des nouvelles mesures. Dans la plupart des cas, les suggestions visent à réduire l’incertitude des petites entreprises quant aux procédures à suivre pour respecter la loi ou à réduire les coûts administratifs afférents. En d’autres termes, la FCCQ réclame que les nouvelles obligations s’accordent « avec les principes d’allègement règlementaire » (FCCQ, 2021, p. 3). Le parti pris pour le français reste donc relatif. Dans le dossier de l’immigration, pour prendre un autre exemple, la FCCQ se montre favorable, en 2016, à ce que le gouvernement fasse davantage d’efforts pour favoriser l’apprentissage du français par les immigrants, y compris sur les lieux de travail (Héroux 2018, p. 125-126; voir aussi FCCQ, 2019c, p. 4). Mais, en même temps, dans la quasi-totalité de ses interventions au sujet de cette politique le patronat demandait au gouvernement de diminuer les exigences linguistiques « reliées à la maitrise du français » et d’augmenter « celles relatives à la connaissance de l’anglais » (Héroux, 2018, p. 125-126).

L’immigration

Sur la question de l’immigration proprement dite, le patronat favorise une politique d’immigration économique conférant un rôle aux entreprises dans la sélection des dossiers afin de mieux arrimer l’immigration au marché du travail. La croissance de la pénurie de main-d’oeuvre dans la dernière décennie conduit le patronat à s’intéresser plus encore à ce dossier : les mémoires deviennent plus détaillés sur cet enjeu et soulignent l’urgence d’agir. Toutefois, la définition de la mission de l’État à cet égard ne change guère : admettre plus d’immigrants économiques et maintenir une position concurrentielle dans la compétition internationale pour le talent (CPQ, 2007, p. 4; CPQ, 2015; CPQ, 2016a; CPQ, 2019b, p. 1; voir aussi FCCQ, 2007, 2020).

Dans ses mémoires, le CPQ réclame d’aborder la question sous l’angle économique. Sa position se résume surtout à la volonté d’attirer un capital humain et de disposer d’un bassin de main-d’oeuvre qualifiée. Dans le contexte des consultations relatives à la politique d’immigration de 2015, alors que le gouvernement note que peu d’études en montrent les impacts économiques directs à court terme, le CPQ veille à complexifier son discours. Il souligne ainsi des effets à plus long terme, comme celui de la diversité dans les entreprises, susceptibles de conduire à « [l’introduction] de nouveaux produits » et à « atteindre plus efficacement les marchés internationaux [pour] desservir des clientèles cosmopolites ». Le CPQ considère aussi que « les personnes immigrantes ont davantage un esprit entrepreneurial » (CPQ, 2015, p. 5). L’argument est similaire, mais plus complexe que celui du mémoire de 2007 qui affirmait que « les coûts de l’intégration se concentrent surtout sur le court terme », alors qu’« à moyen et à long termes, les bénéfices sont considérables » (CPQ, 2007, p. 3). Au raisonnement de la CAQ voulant que le taux de chômage élevé des nouveaux arrivants signale que les limites de la capacité d’accueil du Québec sont atteintes, le CPQ oppose que ce taux de chômage élevé suggère plutôt la nécessité d’accroitre le rôle des employeurs dans le processus de sélection afin d’obtenir une meilleure adéquation avec les besoins du marché du travail (CPQ, 2019b, p. 1).

L’argumentaire de la FCCQ n’est guère éloigné de celui du CPQ (voir FCCQ, 2007, 2020). Il comporte néanmoins deux particularités. D’abord, il est encore plus utilitariste que celui du CPQ, misant presque exclusivement sur le thème de la pénurie de main-d’oeuvre, mettant notamment l’accent sur le marché du travail dans les régions du Québec où « sévissent les pénuries les plus sévères » (FCCQ, 2020, p. 12). Tout comme le CPQ, elle favorise une politique centrée sur l’immigration économique et une plus grande participation des entreprises à la sélection des candidats. Elle vante également ses collaborations avec le gouvernement dans des projets visant à favoriser l’accueil et l’embauche des immigrants en région (p. ex., FCCQ, 2008).

La seule exception se produit en 2011, lorsque la FCCQ intervient sur la planification de l’immigration pour la période 2012-2015. Dans son mémoire, elle souligne que l’immigration est un puissant levier de développement économique, tout en reconnaissant qu’elle suscite parfois des craintes. Elle constate plusieurs difficultés liées à l’intégration des immigrants, ce qui « limite forcément le nombre d’immigrants que le Québec peut admettre » (FCCQ, 2011, p. 4). Elle fustige aussi « l’utopie de la régionalisation », rappelant « les résultats très mitigés » des efforts visant à favoriser l’accueil des immigrants dans les régions. En bref, les entreprises « ne ressentent absolument pas le besoin de recourir à court terme à la main-d’oeuvre d’origine immigrante » (FCCQ, 2011, p. 5-6), ce qui pousse la FCCQ à favoriser le recours à une immigration purement temporaire.

Dans ce contexte, la décision du gouvernement de François Legault en 2019 de réduire les seuils d’immigration de 20 % et de redéfinir le Programme d’expérience québécoise (PEQ) a été particulièrement mal accueillie. La réponse n’a néanmoins pas varié, puisque les associations patronales ont continué à mettre de l’avant l’argument économique, surtout relativement à la pénurie de main-d’oeuvre dans un Québec dont la courbe démographique démontre le vieillissement. La FCCQ exprime d’ailleurs son inquiétude et blâme le gouvernement, qui «  souhaite se “hâter lentement” alors, qu’à [ses] yeux, il faut accélérer le rythme » (2019b, p. 3; 2020, p. 7). Elle rappelle que les quatre premières recommandations de son livre blanc sur le développement régional portent sur l’apport de l’immigration (FCCQ, 2020, p. 4). Pour le CPQ (2019b, p. 5), il est impératif d’« accroitre le nombre d’immigrants [et ce] à un niveau bien supérieur au scénario maximal projeté par le MIDI ». Le CPQ ajoute enfin une légère saveur nationaliste à son discours en réponse à la CAQ, soulevant l’argument du poids démographique du Québec dans le Canada et de la perte d’influence politique qui s’ensuivrait si le Québec acceptait « une part d’immigrants qui [soit] moindre que son poids démographique » (CPQ, 2019b, p. 9).

Laïcité et diversité

Nous tournant à présent vers le dernier grand sujet de société ayant marqué les premières décennies du vingt-et-unième siècle, on constate que le patronat est demeuré très discret sur la question des politiques liées aux accommodements raisonnables et à la laïcité. On ne trouve, en effet, pas de mémoire d’une grande organisation patronale présenté à la Commission Bouchard-Taylor en 2007-2008, ni même de comparution en audience publique devant cette commission. La même absence se remarque pour les consultations sur la loi 62 de 2017 (Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes) et sur la loi 21 de 2019 (Loi sur la laïcité de l’État).

Si le CPQ et la FCCQ sont restés muets devant ces projets de loi des gouvernements libéral et caquiste, ils ont cependant tous deux soumis des mémoires en 2013 pour contester le projet de Charte des valeurs du gouvernement péquiste. L’argumentaire du CPQ comprend alors trois volets. Le premier, de loin le plus technique, porte sur les demandes d’accommodement pour motifs religieux. Pour la plupart, les membres sondés par le CPQ ne constatent pas de problème et trouvent que les décisions des tribunaux suffisent à déterminer leurs responsabilités. Le deuxième volet porte sur l’empiètement des dispositions concernant la neutralité religieuse sur les droits de gérance, sur leur propension à nuire aux initiatives des entreprises et à leur faculté de recruter une main-d’oeuvre diversifiée. Enfin, le CPQ note qu’au registre de la concurrence économique, il s’avère « essentiel que nous projet[i]ons, comme société, une image d’ouverture et de stabilité » (CPQ, 2013a, p. 7). Or, toujours selon le CPQ, le projet de loi risque de nuire à la capacité d’attirer une main-d’oeuvre qualifiée, de retenir les étudiants étrangers, tout en créant « une division marquée entre Montréal et le reste du Québec ». La FCCQ, jugeant ce débat peu urgent et « même inapproprié », invite quant à elle le gouvernement à « tabler sur les éléments majeurs de la laïcité qui rassemblent les Québécois ». Tout comme le CPQ, la FCCQ critique le projet de loi pour ses effets nocifs sur le recrutement de la main-d’oeuvre – surtout en provenance du Maghreb – ainsi que pour ses effets polarisants – en particulier la création du clivage entre Montréal et les régions (FCCQ, 2014, p. 4-6).

La non-participation aux débats sur la loi 21 semble moins révélatrice d’un changement d’opinion que de la volonté de demeurer discret. Sollicité par une journaliste, le porte-parole du CPQ anticipe des problèmes de gestion dans les secteurs public et parapublic, ainsi que quelques difficultés pour les entreprises ciblant des talents à l’international (Agence QMI, 2019).

Il y avait tout lieu de penser que le succès électoral des partis de centre droit et la mise en veilleuse de la question de la souveraineté avaient rendu la vie facile aux organisations patronales du Québec. L’étatisme de la Révolution tranquille étant révolu pour de bon et le statut politique du Québec ne semblant pas devoir être remis en question dans un avenir proche, les organisations patronales évoluent dans un contexte décidément favorable. C’est bien le portrait qui ressort de cette étude. L’idéologie néolibérale qui avait marqué les interventions du patronat dans les années 1980 et 1990 semble toujours commander son discours sur les politiques budgétaires.

En parallèle, l’orientation partenariale que Fontaine (2002) avait identifiée vers la fin des années 1990 a disparu du discours du Conseil du patronat du Québec. Ce discours s’est diversifié depuis dix ans pour accorder plus de place à des valeurs autres que la traditionnelle liberté d’entreprendre, par exemple la prospérité. Il parait plus enclin à accepter certaines initiatives étatiques en matière de politique industrielle. Sur ce front, la divergence entre le CPQ et la FCCQ que Fournier (1976; 1978) avait observée dans les années 1970 semble bien avoir disparu.

C’est plutôt sur les thèmes identitaires au sens large que le patronat se trouve en porte-à-faux avec les gouvernements de droite, en particulier celui de la CAQ qui a fait d’eux son cheval de bataille. Pour les questions portant spécifiquement sur la langue et l’immigration, le positionnement du CPQ a peu changé en comparaison de la période précédente (Provost-Turgeon, 2017) : les intérêts du patronat convergent en faveur d’une plus grande immigration économique et d’une politique linguistique non contraignante. La défense de ces intérêts se fait sur un ton moins alarmiste, la dynamique du conflit entre anglophones et francophones paraissant moins saillante, voire dépassée. Le patronat n’hésite pas, en conséquence, à justifier ses interventions au nom de la concurrence internationale, de l’attractivité du Québec et de ses entreprises en faveur d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée, mais en vantant également les avantages liés à la connaissance de l’anglais. Ici s’illustre une logique nouvelle que nous avons qualifiée de « bilinguisme compétitif ». Cette vision et ces ambitions tournées vers l’international semblent également expliquer l’opposition du patronat aux tentatives de légiférer sur les accommodements raisonnables, les valeurs québécoises ou la laïcité. En bref, suivant le principe d’un libéralisme cosmopolite, le patronat revendique le champ libre pour gérer lui-même la diversité au sein des entreprises, tout en positionnant le Québec comme un lieu attrayant dans l’économie mondiale.

Sur ces questions, la convergence des idées du CPQ et de la FCCQ est claire. Certes, quelques particularités propres à chacune des deux organisations se constatent, mais on aurait bien du mal à ramener celles-ci à une opposition entre capital québécois et capital canadien. La différence relève plutôt des caractéristiques sociologiques des deux associations patronales, de la taille et de l’emplacement des entreprises qu’elles représentent, selon qu’elles sont établies à Montréal ou dans les régions.