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Le 13 mai 2021, le ministre québécois responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, a déposé le projet de loi 96 (PL96), lequel vise à consolider le statut du français en tant que langue officielle et commune du Québec (Québec, 2021b). Le contenu de sa version originale reflète clairement tant la substance du nationalisme prôné par la Coalition avenir Québec (CAQ) que les attentes des Québécois, qui demeurent nationalistes quoique leurs préoccupations aient évolué depuis la Révolution tranquille. Décrypter le sens juridique du PL96 en considérant l’évolution sociopolitique du Québec permet de mieux comprendre quel est le nationalisme qui, de nos jours, fait battre le coeur des Québécois et de déterminer si ce texte législatif peut répondre à leurs attentes.

Avant de procéder à l’analyse, il importe de mettre ce projet de loi en contexte. L’élection d’un premier gouvernement du Parti québécois (PQ) en 1976 a été l’aboutissement d’un réalignement sociopolitique façonné par l’affirmation plus marquée d’une identité québécoise francophone et par des débats sur l’opportunité de l’accession du Québec à l’indépendance. L’adoption de la Charte de la langue française (CLF), mieux connue sous le nom de Loi 101, fut déterminante afin de concrétiser législativement l’évolution d’une nation québécoise dont le français serait la langue commune et normale (Québec, 1977). Le nationalisme québécois s’avérait d’abord linguistique puisque la langue commune, le français en l’espèce, constituait le « repère identitaire », pour reprendre le terme de Boyer (Boyer, 2017), le plus structurant afin de façonner la nation québécoise à la fin du vingtième siècle (Rousseau et Côté, 2019, p. 29-32). Toutefois, un autre réalignement d’envergure est survenu, en 2018, alors que la Coalition avenir Québec (CAQ) dirigée par François Legault fut portée au pouvoir pour la première fois. Si ce parti opposé à l’indépendance du Québec s’est réclamé du nationalisme, celui-ci s’avère différent de celui qui dominait en 1976. Si les Québécois souhaitent toujours que leur nation soit reconnue et autonome, ils priorisent moins qu’avant « la tenue d’un référendum sur l’indépendance du Québec » et même la « défense de la langue française » afin d’affirmer qui ils sont (Grégoire, Montigny et Rivest, p. 83, données d’un sondage CROP-L’Actualité publié le 15 mars 2016 [n = 1178]).Concrètement, le nationalisme québécois contemporain est surtout caractérisé par les volontés d’intégrer les néo-Québécois à une société plurielle et de défendre des valeurs et des principes communs, tels que la laïcité (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 82-83 et 121).

Ainsi, la CAQ a souvent relégué les enjeux linguistiques au second rang. Lorsqu’elle les abordait dans le cadre de sa première campagne électorale en 2012, c’était surtout pour mettre l’accent sur l’importance de franciser les néo-Québécois (Coalition avenir Québec, 2012, p. 112-113 et 114-117). D’ailleurs, son opposition au « projet de loi 14 » (PL14) (Québec, 2012) déposé par un gouvernement péquiste minoritaire en 2013 a été décisive afin d’empêcher une modernisation de la CLF et a eu pour effet de consolider le statu quo linguistique (Ouellet, 2013). Si la CAQ a opéré, particulièrement après l’élection d’un gouvernement libéral majoritaire en 2014, un recentrage nationaliste, elle continuait de traiter les enjeux liés à l’état du français par le prisme de l’intégration des nouveaux arrivants, notamment avec la publication du « Rapport Samson » (Coalition avenir Québec, 2016, p. 3 et 5). Un tel positionnement répondait aux voeux d’une majorité claire de Québécois qui considérait que le renversement du déclin du français, lequel était jugé réel, requérait prioritairement la francisation obligatoire des néo-Québécois (Coalition avenir Québec, p. 20). François Legault a fait écho à ce sentiment lorsque, à un (rare) moment où il a abordé frontalement les enjeux linguistiques pendant la campagne électorale de 2018, il a dit craindre que ses petits-enfants ne parlent plus français si l’intégration linguistique des immigrants demeurait lacunaire (Lecavalier, 2018). Toutefois, s’il était élu, il privilégierait la mise en place de réformes en matière d’immigration et de laïcité plutôt qu’une réforme du droit linguistique. Ainsi, si le gouvernement caquiste a fait adopter, moins d’un an après sa formation, la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) (Québec, 2019), la ministre responsable de la Langue française, Nathalie Roy, affirmait clairement que la CAQ ne modifierait pas la CLF substantiellement et se contenterait de l’appliquer plus fermement (Bourgault-Côté, 2018). Or, le 4 septembre 2019, les dossiers linguistiques ont été pris en charge par le ministre Simon Jolin-Barrette, qui avait déposé la Loi 21. Ce changement de garde fut un tournant alors que les enjeux linguistiques devenaient prioritaires et qu’une réforme majeure de la CLF était désormais envisagée (Lajoie, 2019). Celle-ci pourrait être incarnée par le PL96 s’il était adopté par l’Assemblée nationale.

Cette analyse est effectuée en trois parties en recourant à des méthodes doctrinales et sociohistoriques qui permettent de comprendre, dans une perspective normative, l’évolution du droit linguistique québécois en parallèle à celle du nationalisme québécois. D’abord, alors que plusieurs brèches ont effrité la substance originale de la CLF, l’efficacité de leur colmatage par le PL96 est évaluée. Ensuite, la capacité du PL96 de proposer des solutions à des problèmes contemporains en bonifiant le contenu de la CLF est étudiée. Finalement, l’hypothèse voulant que le PL96 ouvre une boîte de Pandore constitutionnelle, qui pourrait redéfinir les liens entre le Québec et le Canada, est examinée. De là, l’existence de liens entre le PL96 et un nationalisme contemporain façonné tant par le pragmatisme que par le volontarisme peut être démontrée et mettre en lumière le réalignement sociopolitique profond concrétisé par l’accession au pouvoir de la CAQ.

Le colmatage des principales brèches

Alors que des décisions judiciaires et des transformations sociopolitiques ont diminué la force normative de la CLF, des mesures contenues dans le PL96 ont pour but de colmater ces brèches. Ces brèches sont particulièrement liées au statut du français en tant que langue de l’Administration publique, d’affichage et d’enseignement primaire-secondaire. Il peut être alors conclu que s’il réaffirme les principes édictés par la CLF, le PL96 ne priorise pas la résolution des principaux problèmes passés, lesquels seraient jugés plutôt secondaires.

Le français en tant que langue de l’Administration publique

La CLF a reconnu que la consolidation du statut du français en tant que langue officielle du Québec requérait l’exemplarité de l’État et de l’Administration publique, lesquels devraient utiliser exclusivement le français sauf dans certains contextes, tel celui des interactions avec les membres de la communauté anglophone (Québec, 1977, chap. IV; Rousseau et Côté, 2019, p. 21). Toutefois, en 1993, l’obligation étatique de communiquer exclusivement en français avec les autres gouvernements et avec les personnes morales établies au Québec a été supprimée (Québec, 1993, art. 2) et le risque d’une bilinguisation progressive de l’Administration publique québécoise devenait alors plus vraisemblable. Afin de renverser cette tendance, une loi adoptée sous le gouvernement péquiste de Bernard Landry a imposé en 2002 le retour au principe inscrit originalement dans la CLF relativement aux communications susmentionnées, sauf exception énoncée règlementairement (Québec, 2002, art. 1. Cependant, l’article 1 de cette loi modificatrice, qui édictait la norme susmentionnée, n’entrait en vigueur qu’à la date fixée par le gouvernement (Québec, 2002, art. 49) et les gouvernements libéraux et péquistes successifs n’ont pas jugé qu’il était prioritaire de décréter son entrée en vigueur. Or, dans la foulée du dépôt du PL96, le gouvernement caquiste a décrété que cet article entrerait en vigueur le 5 mai 2022 (Québec, 2021a, p. 2361). Il a alors fait, sans y avoir été forcé, un geste attendu depuis dix-neuf ans afin d’affirmer la primauté de la langue française au sein de l’Administration publique.

De plus, en imposant explicitement l’utilisation du français par l’Administration publique sauf (rares et expresses) exceptions (Québec, 2021b, art. 6 et 15), le PL96 réaffirme plus largement la place centrale du français au Québec. En effet, la CAQ avait constaté en 2016 que moins de la moitié des interactions entre les fonctionnaires et les allophones avait lieu en français et que l’usage majoritaire de l’anglais répondait à un souci d’efficacité (Coalition avenir Québec, 2016, p. 17-18). Concrètement, malgré l’obligation d’exemplarité de l’État québécois, le bilinguisme institutionnel se serait alors imposé afin de faciliter la prestation de services aux citoyens maitrisant peu la langue française (Coalition avenir Québec, 2016, p. 17-18). La CAQ s’était alors engagée à faire en sorte que les communications étatiques en anglais ne soient plus la norme sociale et qu’elles ne soient effectuées qu’au bénéfice des membres de la communauté anglophone historique, soit les Québécois dont la première langue est l’anglais (Coalition avenir Québec, 2016, p. 18). Quoique les dispositions du PL96 prescrivent ce principe normativement, c’est néanmoins leur mise en application par les fonctionnaires qui déterminera si le français sera vraiment la langue de l’Administration publique au Québec. L’État québécois doit alors s’imposer un réel devoir d’exemplarité afin d’être à la hauteur de sa responsabilité de protéger le français en tant que langue de la vie publique.

Le français en tant que langue d’affichage

Si le Québec peut, voire doit, légiférer et agir de manière à consolider l’importance du français dans la pleine mesure de ses compétences, force est de constater que celles-ci ne sont pas absolues. En effet, le droit linguistique canadien, et donc québécois, doit trouver un équilibre, lequel a été déterminé principalement par les tribunaux, entre la valorisation des identités linguistiques, le respect des normes constitutionnelles et la protection des droits individuels et collectifs (Bastarache, 2010, p. 229). Les enjeux constitutionnels relatifs à l’affichage ont particulièrement mis en lumière la difficulté de concilier la lettre et l’esprit de la CLF avec les droits et libertés constitutionnalisés tant par la Loi constitutionnelle de 1982 (LC 1982) que par la Charte (québécoise) des droits et libertés de la personne (CDLP).

Afin de valoriser la présence du français dans la sphère publique et de limiter l’importante visibilité de l’anglais en son sein, la CLF a tenté de faire de l’affichage et des raisons sociales unilingues françaises la norme (Québec, 1977, art. 58 et 69, tels que rédigés originalement)..Or, cette mesure structurante attentait indûment à la liberté d’expression protégée par les chartes comme l’affirme la Cour suprême canadienne dans l’arrêt Ford (Canada, 1982, par. 2b); Cour suprême du Canada, 1988, par. 60). Certes, les juges ont reconnu que la préservation d’un « visage linguistique » francophone au Québec était un objectif législatif et sociétal légitime (Cour suprême du Canada, 1988, par. 72-73).. Toutefois, les restrictions relatives à l’affichage ont été jugées inconstitutionnelles parce qu’elles n’étaient pas jugées nécessaires et proportionnées pour atteindre cet objectif (Cour suprême du Canada, 1988, par. 73). Ainsi, une norme imposant la « prédominance du français » constituerait une solution plus équilibrée et ajustée que l’invocation de « la légitimité démocratique générale de la politique linguistique » pour imposer l’affichage unilingue français (Cour suprême du Canada, 1988, par. 73). Or, le gouvernement libéral de Robert Bourassa a maintenu en vigueur les normes invalidées judiciairement (Québec, 1988, art. 1 et 6) en invoquant, notamment, la disposition de dérogation de la LC 1982 qui permet à une législature de faire fi, pendant cinq ans, de certains droits protégés tant par la LC 1982 que par la CDLP (Canada, 1982, art. 33; Québec, 1988, art. 10). Si ce choix législatif, d’une nature tant juridique que politique (Rousseau et Côté, 2017, p. 396), fut controversé, il démontra qu’un gouvernement libéral fédéraliste pouvait être prêt à déroger à des normes constitutionnelles pour protéger l’intégrité de la CLF et que les indépendantistes péquistes n’étaient pas les seuls à avoir cet objectif.

Cependant, un jugement d’une instance de l’ONU, lequel réaffirma le caractère injustifié des dispositions de la CLF sur l’affichage (Comité des droits de l’homme de l’organisation des nations unies, 1993, par. 11.4), incita fortement ce gouvernement à les modifier pour qu’elles se conforment aux exigences affirmées judiciairement. De là, l’affichage n’avait plus à être exclusivement en français puisque seule la « prédominance du français » serait désormais imposée et cette notion relativement floue serait définie par règlement (Québec, 1993, art. 18). D’ailleurs, en 2015, il a été constaté que les lois et règlements en vigueur toléraient que les entreprises utilisent des raisons sociales et des marques de commerce dans une autre langue que le français (Cour d’Appel du Québec, 2015, par. 21-22 et 33). Afin de remédier à cette situation, le gouvernement libéral dirigé par Philippe Couillard a exigé par règlement qu’il y ait une « présence suffisante » du français dans l’affichage, notamment par l’ajout d’un descriptif, quoiqu’il n’ait pas imposé l’existence d’une raison sociale en français (Québec, 2016, p. 5799-5801). Si la CAQ jugeait initialement que ce règlement était insuffisant, elle jugea préférable en 2018 de l’appliquer plus scrupuleusement au lieu de le modifier (Bourgault-Côté, 2018).

Quoique le PL96 ait modifié la CLF en profondeur, il traite peu des enjeux liés à l’affichage. Il ne fait que réaffirmer l’importance que le français soit prédominant; sans pour autant préciser le sens de cette prédominance (Québec, 2021b, art. 47 et 48). S’il reste à voir si et comment le gouvernement caquiste compte édicter des règlements précisant la définition de la notion de prédominance, une occasion de mieux la protéger et de la définir dans une loi, laquelle est normativement supérieure à un règlement, a été manquée.

Le français en tant que langue d’enseignement aux niveaux primaire et secondaire

Le statut du français en tant que langue d’enseignement aux niveaux primaire et secondaire est une autre composante du droit linguistique ayant subi l’effet de plusieurs brèches qui ont fait couler beaucoup d’encre, mais dont le colmatage serait désormais jugé moins urgent. Il faut toutefois garder en tête que la CLF originale a eu un impact sociétal considérable à cet égard puisqu’elle a limité l’accès à l’école anglaise subventionnée aux enfants dont les parents ou la fratrie avaient effectué la majeure partie de leurs études au Québec (Québec, 1977, art. 72-73). Cela eut pour effet, sans menacer les droits acquis des Anglo-Québécois, de faire du français la langue normale de scolarisation aux niveaux primaire et secondaire. Quoique la CLF ait dû être modifiée subséquemment pour la rendre conforme à l’art. 23 LC 1982, notamment afin de remplacer le Canada par le Québec comme lieu des études en anglais (Canada, 1982, art. 23; Cour suprême du Canada, 1984, p. 75, 79 et 84; Québec, 1993, art. 24), l’esprit de cette loi n’a pas été altéré formellement. D’ailleurs, si le Québec ne peut pas déroger à l’art. 23 LC 1982 (Canada, 1982, art. 23 et 33; Cour suprême du Canada, 1984, p. 86), cette disposition a néanmoins été interprétée avec déférence de manière à reconnaitre que le pouvoir du Québec d’imposer que seules des études effectuées en « majeure partie » en anglais au Canada confèrent le statut d’ayant droit aux garanties linguistiques (Québec, 1993, art. 24; Bérard, 2017, p. 444-445). Ce critère devrait être évalué qualitativement, et non en fonction d’un nombre d’années de scolarisation donné (Cour suprême du Canada, 2005a, par. 28 et 35), et peut être défini par la CLF (Québec, 1977, par. 53-54).

Cependant, puisque les écoles anglophones privées non subventionnées (ÉAPNS) n’ont jamais été assujetties à cette loi, une brèche a été ouverte parce que des non-ayants droit au sens de la CLF et de la LC 1982 pouvaient y envoyer leurs enfants pour la majeure partie de leur parcours scolaire et, par là, demander qu’ils soient jugés admissibles à fréquenter une école anglophone subventionnée (Cour suprême du Canada, 2009, par. 6-7; Conseil supérieur de la langue française, 2010, p. 15-16). Le phénomène des « écoles passerelles » permettait alors à quiconque voulant y mettre le prix de contourner l’esprit du droit linguistique québécois sans que cela ne soit proscrit formellement. Le gouvernement Landry a tenté de colmater cette brèche en interdisant que la fréquentation d’une ÉAPNS soit prise en considération lors de l’évaluation de l’admissibilité d’un enfant à l’école anglaise subventionnée (Québec, 2002, art. 3). Cette solution se voulait nuancée afin de mettre fin à la pratique des « écoles passerelles » sans pour autant interdire aux non-ayants droit de fréquenter des ÉAPNS.

Dans l’arrêt Nguyen, la Cour suprême a toutefois statué que cette solution était inconstitutionnelle parce qu’une évaluation du parcours scolaire excluant d’emblée toute fréquentation d’une ÉAPNS était non qualitative et donc inadéquate (Cour suprême du Canada, 2009, par. 33-34 et 42). Elle a tout de même condamné fermement la pratique des « écoles passerelles » et cautionné l’intention du législateur québécois d’y mettre fin (Cour suprême du Canada, par. 36 et 43). La CLF fut alors modifiée afin d’habiliter le gouvernement à établir par règlement les conditions en vertu desquelles un enfant ayant fréquenté une ÉAPNS peut obtenir le statut d’ayant droit et être scolarisé dans le réseau anglophone subventionné (Québec, 1977; art. 73.1.; Québec, 2010, art. 2). Toutefois, il a aussi été établi qu’un parcours scolaire dans une ÉAPNS visant délibérément à faire de celle-ci une « école passerelle » était illégal et que tout contrevenant s’exposait à de lourdes sanctions (Québec, 2010, art. 5 et 9-11). Malgré tout, puisque cette modification de la CLF ne balisait que l’accès des non-ayants droit aux écoles anglaises subventionnées, il demeurait possible de contourner l’esprit de la CLF. En 2012, la CAQ avait proposé que l’art. 23 LC 1982 soit modifié afin d’abolir les « écoles passerelles » en constitutionnalisant les normes invalidées par l’arrêt Nguyen (Coalition avenir Québec, 2012, p. 105-106). Si cet engagement requérant une modification constitutionnelle complexe n’a pas été réitéré, il est notable que le PL96 n’ait prévu aucune norme visant à colmater la brèche engendrée par ces écoles qui ont suscité tant de controverses dans les années 2000.

À cet égard, une solution assez efficace, ne requérant aucun amendement constitutionnel, aurait pu être mise en oeuvre unilatéralement : il eût suffi d’assujettir les ÉAPNS à la CLF. Le Conseil supérieur de la langue française avait d’ailleurs fait une proposition en ce sens (Conseil supérieur de la langue française, 2010, p. 40) puisqu’il considérait que l’état du droit post-Nguyen s’appuyait sur une approche règlementaire qu’il jugeait indument ambiguë et subjective (Conseil supérieur de la langue française, 2010, p. 29-30 et 39). Il s’était inquiété que les citoyens perçoivent qu’une dérogation à la CLF puisse être monnayable (Conseil supérieur de la langue française, 2010, p. 32). Concrètement, assujettir les ÉAPNS à cette loi limiterait leur fréquentation aux ayants droit canadiens, comme c’est le cas pour les écoles subventionnées, et colmaterait pour de bon la brèche des « écoles passerelles » pouvant bénéficier aux Québécois allophones et francophones. Cette proposition serait d’ailleurs conforme à l’art. 23 LC 1982 et, ainsi, constitutionnelle (Conseil supérieur de la langue française, p. 40-42; Bérard, 2017, p. 454-456). En effet, la Cour suprême a clairement statué que cet article ne conférait pas un droit individuel d’être scolarisé dans une langue officielle minoritaire (Cour suprême du Canada, 2000, par. 29), mais plutôt un droit pour les communautés linguistiques minoritaires d’avoir un réseau scolaire leur étant propre (Cour suprême du Canada, 1990, p. 362; Cour suprême du Canada, 2000, par. 27 et 38). Quoique les droits linguistiques ne soient pas exclusivement collectifs au Canada (Cour suprême du Canada, 2005a, par. 24 et 31), ils appartiennent d’abord à des membres d’une communauté linguistique, sans égard à leur origine ethnoculturelle (Cour suprême du Canada, 2005a, par. 33; Cour suprême du Canada, 2009, par. 27), et non à chaque citoyen individuellement (Foucher, 2016, n. 30). Comme l’a constaté justement Foucher, l’art. 23 LC 1982 ne permet pas aux membres d’une majorité linguistique (p. ex : les francophones au Québec) d’être scolarisés dans la langue d’une communauté minoritaire, mais assure plutôt que les membres d’une telle communauté puissent être scolarisés dans leur langue (Foucher, 2016, n. 29). La Cour suprême a ainsi établi que les parents francophones ne pouvaient pas invoquer directement les droits garantis par la LC 1982 afin de faire de leurs enfants des ayants droit à l’encontre de l’esprit de la CLF (Cour suprême du Canada, 2005b, par. 9, 16 et 30-31). Conséquemment, le Québec détient le pouvoir de mettre fin unilatéralement, concrètement et simplement à la pratique des « écoles passerelles » en limitant l’accès aux ÉAPNS aux seuls ayants droit.

Or, depuis la modification de la CLF en 2010, le nombre de demandes de certificats d’admissibilité à l’école anglaise a diminué drastiquement (Orfali, 2016). Cela peut suggérer que le resserrement des critères d’admissibilité à l’école anglaise non subventionnée aurait atteint sa cible (Bérard, 2017, p. 459-461). Puisque le phénomène des « écoles passerelles » est demeuré marginal empiriquement depuis et a même perdu du terrain alors qu’il aurait pourtant pu en gagner, chercher à l’endiguer semble être devenu moins urgent et important politiquement. Si le PL96 ne propose rien à cet égard, cela s’avère toutefois cohérent avec le pragmatisme qui le caractérise et avec la volonté du gouvernement caquiste de traiter prioritairement des préoccupations concrètes et contemporaines des Québécois.

La résolution de problèmes contemporains avec une perspective neuve

Si le PL96 n’a pas colmaté toutes les brèches qui ont pu affaiblir la portée normative de la CLF originale, il l’enrichit considérablement en étendant son application dans des domaines ayant pris de l’importance dans la vie nationale, que ce soit en matière de langue commune, d’économie ou d’enseignement collégial. Si les normes édictées s’avèrent substantiellement modérées, elles témoignent d’une volonté claire d’incarner un nationalisme québécois contemporain.

Le français en tant que langue commune

Désormais, les Québécois attendent surtout d’un gouvernement nationaliste, comme la CAQ aspire à l’être, qu’il s’assure que les immigrants, lesquels transforment considérablement la nation québécoise, s’intègrent à celle-ci (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 125 et 129). Le français pourrait difficilement être la langue officielle du Québec sans être la langue commune des Québécois et celle par laquelle l’intégration des néo-Québécois, qui sont de plus en plus nombreux, s’effectue (Rousseau et Côté, 2019, p. 34). Cette préoccupation n’est pas nouvelle alors que la CLF a permis aux Québécois de définir leur identité et de s’affirmer au coeur d’un pays et d’un continent anglophones (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 118-119; Rousseau et Côté, 2019, p. 120-121). L’obligation pour les enfants des néo-Québécois de fréquenter l’école française a d’ailleurs engendré une génération d’« enfants de la Loi 101 » maitrisant le français sans que ce soit leur langue maternelle. Sans nier l’importance des langues et des identités anglophone et autochtones, le statut du français en tant que langue commune des Québécois, quelles que soient leurs origines ethnoculturelles, peut être affirmé. Or, dans une société de plus en plus pluraliste, des mesures normatives plus structurantes en matière de langue d’intégration peuvent être opportunes afin de concrétiser l’interculturalisme : un modèle québécois d’intégration qui synthétise l’existence d’une culture commune avec la reconnaissance de la diversité ethoculturelle de sa population. L’interculturalisme serait ainsi un compromis, certes précaire (Rousseau, 2021, p. 356), entre un modèle multiculturaliste libéral prioritairement individualiste et un modèle de convergence culturelle d’inspiration républicaine (Lampron, 2021, p. 324 et 326; Rousseau, 2021, p. 342) dont le caractère assimilationniste est néanmoins débattu (Rousseau, 2021, p. 344). Si le gouvernement caquiste n’a pas défini le concept d’interculturalisme législativement et maintient l’ambiguïté substantielle le caractérisant (Lampron, 2021, p. 324 et 331; Rousseau, 2021, p. 341), le PL96 a le potentiel de lui donner vie en institutionnalisant le statut de langue commune du français.

Les bases de l’approche caquiste sur cet enjeu se trouvent dans le Rapport Samson qui considérait qu’il était crucial de mieux franciser les néo-Québécois afin d’assurer la vitalité du français (Coalition avenir Québec, 2016, p. 3). La CAQ s’était engagée, entre autres, à adopter une Politique nationale de francisation, à instituer un guichet unique de francisation, à obliger les néo-Québécois non francophones à suivre des cours de français leur permettant d’obtenir une « Attestation de francisation du Québec », et à revaloriser les budgets en ces matières (Coalition avenir Québec, p. 6, 10, 12, 13 et 14). Alors que les lacunes de longue date en francisation ont permis à plusieurs néo-Québécois de vivre en anglais, la CAQ considérait que renverser cette situation, malgré le risque que des mesures correctives accentuent les divisions entre les régions et les groupes linguistiques (Richer, 2020), s’imposait afin de maintenir la cohésion nationale.

Le PL96 affirme clairement que le français est la langue commune des Québécois, et ce, grâce à trois mesures fortes. D’abord, il déclare expressément dans les préambules de la CLF et de la CDLP que le français est la langue commune et la langue d’intégration au Québec (Québec, 2021b, art. 1, par. 1 et art. 133). Cela indique clairement l’importance que les Québécois confèrent à l’intégration des immigrants à la nation québécoise et au statut du français en tant que tronc commun d’une identité nationale plurielle. Également, un droit de vivre en français est reconnu (Québec, 2021b, art. 134) et tout citoyen non-francophone obtient la possibilité, sans toutefois y être obligé, de suivre des cours lui permettant d’accroitre sa maitrise du français (Québec, 2021b, art. 4 et 62). Finalement, le guichet unique proposé par le Rapport Samson, Francisation Québec, est institué et rend l’apprentissage du français pour les adultes néo-Québécois plus efficace et accessible (Québec, 2021b, art. 62 et 134). Cet organisme devrait faciliter, par exemple, la mise en place de programmes de francisation dans les entreprises (Québec, 2021b, art. 89). Ce dernier point met en lumière la nécessité que le français soit, et demeure, la langue commune en milieu de travail.

Le français en tant que langue de l’économie et du travail

Alors que François Legault aspirait à défendre l’identité et la nation québécoises en devenant premier ministre, il a aussi, fort de son passé d’entrepreneur, souvent exprimé sa volonté d’être un « premier ministre économique » (Bélair-Cirino, 2018). Puisque la CAQ a pu s’imposer lors du présent réalignement sociopolitique en revendiquant tant l’étiquette nationaliste du PQ que l’étiquette économique du Parti libéral du Québec, elle semblait très bien placée pour concilier la protection du français avec des politiques favorables aux entreprises. Or, son accession au pouvoir l’a forcée à faire des arbitrages entre des préoccupations identitaires et économiques souvent contradictoires.

Dans l’opposition, réussir cette conciliation a été un travail d’équilibriste complexe. Quoique la CAQ ait toujours voulu faire du français la langue de travail normale des Québécois, elle préconisait surtout des mesures incitatives (Coalition avenir Québec, 2012, p. 117) qui ne diminueraient pas la compétitivité des entreprises. Elle qualifiait d’ailleurs de « harcèlement bureaucratique » (Ouellet, 2013) la proposition du PL14 d’assujettir les petites et moyennes entreprises (PME) comptant entre 26 et 49 employés à la CLF (Québec, 2012, art. 45). Dans le Rapport Samson, elle proposait un compromis qui aurait limité les contraintes administratives pour les entreprises. En effet, elle comptait instaurer des programmes de francisation ciblés pour les PME comptant un taux élevé de main-d’oeuvre non-francophone sans exiger qu’elles se dotent systématiquement d’un comité de francisation au fonctionnement plutôt bureaucratique (Coalition avenir Québec, 2016, p. 17). Une telle solution prenait la mesure de l’interrelation entre les processus d’intégration linguistique et économique des néo-Québécois, lesquels s’avèrent indissociables (Grégoire, Montigny et Rivest, 2016, p. 133). Ainsi, le français serait mieux protégé dans les PME sans qu’elles doivent nécessairement se plier aux contraintes actuellement imposées par la CLF, lesquelles ne seraient pas toutes adaptées à leurs réalités socioéconomiques.

Avant le dépôt du PL96, le premier ministre Legault s’était néanmoins montré ouvert à l’idée d’assujettir les PME comptant entre 25 et 49 employés à la CLF afin d’optimiser la francisation du travail, mais seulement dans la mesure où leurs obligations et les pratiques d’accompagnement seraient moins lourdes que celles visant les grandes entreprises (Chouinard, 2020). Cette proposition a été incluse dans le PL96 alors que ces PME devraient fournir à l’Office québécois de la langue française (OQLF) un état de leur situation linguistique et pourraient être assujetties à d’importantes obligations, dont l’institution d’un comité de francisation, si cela s’avère justifié concrètement (Québec, 2021b, art. 81-82). Un régime pragmatique et différencié est alors institué pour protéger et promouvoir l’usage du français dans les PME. Également, dans toutes les entreprises, le fardeau pour les employeurs de prouver que la maitrise d’une autre langue que le français est nécessaire pour embaucher ou pour maintenir en poste un travailleur s’avère nettement alourdi (Québec, 2021b, art. 35-36). Ainsi, en tenant compte des diverses réalités des entreprises, l’approche du gouvernement caquiste consolide le statut du français en tant que langue du travail dans une économie mondialisée.

Dans un autre ordre d’idées, le retour des débats linguistiques a permis une avancée considérable relativement à une revendication nationaliste de longue date : l’assujettissement des entreprises à charte fédérale à la CLF. François Legault avait demandé que le Québec obtienne cette compétence lors des élections fédérales de 2019 (Lajoie, 2019). Quoique le gouvernement Trudeau n’ait pas satisfait directement cette demande, il l’a fait indirectement en déposant, un mois après le dépôt du PL96, un projet de loi (C-32) créant un droit de travailler en français dans les entreprises privées au Québec avec des effets équivalents à ceux de la CLF (Canada, 2021a, art. 26-31) et un régime d’exception permettant à ces entreprises de s’assujettir à la CLF (Canada, 2021a, art. 45.26). Quoique le gouvernement caquiste ait jugé C-32 incomplet puisqu’il n’obtiendrait aucun contrôle normatif sur les entreprises à charte fédérale, il l’a néanmoins jugé acceptable (Boissonneault et Thibault, 2021). Conséquemment, les projets de lois linguistiques fédéral et québécois déposés au printemps 2021 se sont avérés somme toute complémentaires et ont montré la voie permettant de dénouer, certes timidement, des impasses existant depuis longtemps.

Le français en tant que langue d’enseignement collégial

Le dépôt du PL96 a ramené à l’avant-scène une proposition récurrente afin de faire évoluer le droit linguistique québécois : l’assujettissement des cégeps à la CLF. Alors que la proportion de Québécois effectuant des études collégiales a augmenté drastiquement depuis 1977, Poirier et Rousseau, de même que Chevrier, se demandent si cette proposition n’est pas devenue nécessaire afin de consolider le statut du français en tant que langue normale des études collégiales (Poirier et Rousseau, 2015, p. 363-364 et 397; Chevrier, 2020, p. 15). Elle pourrait être un corollaire de l’esprit qui a guidé la rédaction de la CLF. Pourtant, puisque les cégeps, contrairement aux écoles primaires et secondaires, n’ont pas de statut linguistique défini législativement (Chevrier, 2020, p. 2), les assujettir à la CLF constituerait une véritable révolution en droit linguistique québécois. Ce n’est d’ailleurs qu’en 2002 que le législateur québécois a agi pour la première fois en matière d’enseignement collégial quand il a imposé aux cégeps de se doter de politiques relatives « à l’emploi et à la qualité de la langue française » (Québec, 2002, art. 10). Or, cette mesure essentiellement incitative n’a restreint d’aucune manière l’accessibilité aux établissements anglophones et n’aurait eu, selon Chevrier, qu’un effet très limité afin de valoriser la langue française dans le réseau collégial, surtout en matière de recherche (Chevrier, 2020, p. 3-4, 8 et 10). Le PL 14, déposé par le gouvernement péquiste de Pauline Marois en 2012, a tenté de contingenter, sans l’interdire, l’accès des étudiants francophones et allophones aux cégeps anglophones (Québec, 2012, art. 30 et 33). La CAQ s’y est toutefois opposée, afin de préserver le libre choix d’étudiants souvent majeurs, et la proposition péquiste n’a pas eu de suite (Ouellet, 2013).

Quoique le ministre Jolin-Barrette ait brièvement envisagé d’étendre les dispositions de la CLF relatives à l’enseignement primaire/secondaire au niveau collégial, le premier ministre Legault a maintenu son opposition à cette mesure (Bellerose, 2020). Qu’à cela ne tienne : quoique le PL96 n’aille pas aussi loin que certains l’auraient souhaité, il contient plusieurs mesures costaudes. Il plafonne, et pourrait réduire, le nombre de places disponibles dans les cégeps anglophones en fonction du poids démographique des ayants droit (au sens de la CLF) au sein du Québec et priorise leur admission dans ces cégeps (Québec, 2021b, art. 58). De plus, les exigences relatives à l’enseignement en français dans les cégeps francophones sont considérablement resserrées afin d’éviter la bilinguisation effective du réseau d’enseignement supérieur (Québec, 2021b, art. 58).

Toutefois, parce que les transferts linguistiques survenant dans des cégeps anglophones surfinancés et surfréquentés par rapport au poids démographique de la communauté anglophone seraient inquiétants, le PQ, après avoir longtemps tergiversé, soutient désormais l’interdiction pour des non-ayants droits de fréquenter un cégep anglophone subventionné (Lajoie, 2021). Malgré l’ampleur des mesures contenues dans le PL96, le PQ les trouve insuffisantes et soutient qu’une majorité de Québécois pense, comme lui, que le temps est venu d’assujettir les cégeps à la CLF (Bellerose, 2021). Désirant reprendre l’ascendant sur la CAQ en tant que parti nationaliste, le PQ semble avoir trouvé en cette proposition un élément démontrant qu’il peut se démarquer d’une CAQ jugée trop modérée en apportant une contribution originale au débat public. À terme, il est possible que le pragmatisme de l’approche caquiste l’amène à sous-estimer la volonté des Québécois d’attaquer de front des enjeux contemporains comme ceux qui sont liés à l’enseignement collégial et soit jugé substantiellement insuffisant. Le pragmatisme manifesté par le gouvernement eu égard à ces enjeux contraste toutefois nettement avec le volontarisme dont il a fait preuve sur le front constitutionnel.

L’ouverture d’une boîte de Pandore constitutionnelle?

Au-delà des évolutions du texte de la CLF qu’il propose, le PL96 est le reflet d’une posture constitutionnelle caquiste qui, sans être indépendantiste, se veut nationaliste et volontariste. D’ailleurs, il est possible que l’impact principal de ce projet de loi soit d’affirmer le statut du français comme langue de la législation et de la justice placée au coeur de l’ordre normatif québécois dans le but de redéfinir la place de la nation québécoise au sein du Canada.

Le français en tant que langue de la législation et de la justice

Le PL96 modifie la CLF afin de refaire du français la seule langue des affaires législatives et judiciaires, tel que sa version originale le prévoyait (Québec, 1977, art. 7 à 13, tels que rédigés initialement). Colmater ce qui est devenu une brèche substantielle serait particulièrement crucial afin de consacrer le statut du français en tant que langue officielle du Québec (Rousseau et Côté, 2019, p. 23). Cette brèche aurait pu être étudiée au premier segment, mais elle se distingue des autres parce qu’elle soulève des enjeux constitutionnels bien particuliers. En effet, sur la base de l’interprétation judiciaire du contenu de l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867) (Canada, 1867, p. 24), le français et l’anglais doivent avoir une valeur normative égale au Québec dans les lois, devant les tribunaux et dans le cadre des travaux parlementaires (Canada, 1867, art. 133). Puisque la Cour suprême jugeait que les dispositions initiales de la CLF contredisaient directement cette disposition constitutionnelle, elles ont été invalidées par l’arrêt Blaikie (Cour suprême du Canada, 1979, p. 1022). De plus, il a été établi que la version française d’une loi québécoise ne pourrait pas être normativement supérieure à la version anglaise, même à des fins purement interprétatives (Cour suprême du Canada, 1997, p. 879). Certes, le Québec peut imposer l’usage exclusif du français pour la rédaction de certains documents ou la conduite de certaines procédures sans valeur proprement normative (Cour suprême du Canada, 1986, p. 483 et 486; Rousseau et Côté, 2019, p. 35). Néanmoins, il a été établi que seule une modification constitutionnelle formelle à l’art. 133 LC 1867 pourrait avoir raison du bilinguisme législatif et judiciaire (Cour suprême du Canada, 1979, p. 1025; Canada, 1982, art. 43 b)).

Cependant, Rousseau et Côté critiquent cette interprétation de la Cour suprême canadienne et soutiennent que le Québec détient le pouvoir d’amender unilatéralement cette disposition constitutionnelle en adoptant une loi dite ordinaire (Rousseau et Côté, 2019, p. 68-69, 88 et 119). Dans cet esprit, le PL96 s’avère très volontariste, beaucoup plus que sur d’autres plans, afin d’affirmer le statut du français en tant que langue de la législation et de la justice comme cela était voulu en 1977. Il restreint, entre autres, l’obligation pour les juges et décideurs juridictionnels de maitriser une autre langue que le français et réitère la prédominance interprétative de la version française des dispositions législatives (Québec, 2021b, art. 5).

Or, ces mesures s’appuient sur des bases constitutionnelles précaires. Saint-Hilaire soutient d’ailleurs que toute remise en question de l’égalité linguistique contrevient directement à l’art. 133 LC 1867 et aux jugements qui ont précisé sa portée (Cour suprême du Canada, 1997, p. 879; Saint-Hilaire, 2021). Conséquemment, le cadre normatif canadien contemporain ne permettrait pas de refaire du français la seule langue de la législation et de la justice au Québec. Il y a deux raisons qui peuvent expliquer pourquoi le PL96 fait abstraction de cette interprétation. D’une part, il est possible que le risque que des conflits substantiels majeurs émergent entre les versions française et anglaise des lois québécoises soit considéré comme effectivement faible et que la prédominance interprétative du français s’avère essentiellement symbolique. D’autre part, il est possible que le gouvernement caquiste perçoive le PL96 comme un moyen non seulement d’affirmer ses revendications constitutionnelles nationalistes, mais de les mettre en oeuvre unilatéralement comme il serait en droit de le faire selon Rousseau et Côté (Rousseau et Côté, 2019, p. 75 et 80). Cette dernière option s’avère sensée en considérant que ce projet de loi ébranle à bien d’autres égards les colonnes du temple constitutionnel canadien relativement au français.

Le français en tant que langue au coeur de l’ordre juridique québécois

Au-delà du dépôt du PL96, le gouvernement caquiste a démontré une ambition certaine de prendre des initiatives constitutionnelles sans attendre la permission ou la caution d’autres entités ou institutions. Si ces initiatives peuvent être qualifiées de modérées, leur mise en oeuvre reflète un volontarisme incarné notamment par la défense unilatérale de ce qu’il considère être les intérêts du Québec. Par exemple, il est notable que les dispositions de dérogation de la LC 1982 et de la CDLP aient été invoquées préventivement (avant la sanction), et pour toutes les dispositions constitutionnelles dérogeables, afin de limiter le contrôle judiciaire de la Loi 21 (Québec, 2019, art. 33 et 34). Quoique le recours, surtout préventif, à la disposition de dérogation s’avère controversé ailleurs au Canada, il est globalement considéré comme politiquement légitime au Québec (Rousseau et Côté, 2017, p. 353-354). Relativement à la Loi 21, le recours à la dérogation préventive fut un geste d’affirmation de la souveraineté parlementaire et de la volonté identitaire d’un nombre important de Québécois inédit depuis que le gouvernement Bourassa y avait recouru après la reddition de l’arrêt Ford.

Quoique l’invocation de la disposition de dérogation fut très controversée, notamment sur le fond, il s’est avéré très difficile de nier sa légalité. En effet, tel qu’établi par la Cour suprême dans l’arrêt Ford, le recours à la disposition de dérogation n’est assujetti qu’à des conditions formelles (Cour suprême du Canada, 1988, par. 32). Par exemple, l’art. 33 LC 1982 ne requiert que l’adoption d’une loi déclarant expressément et précisément la nature d’une dérogation durant au plus cinq ans (Canada, 1982, art. 33). Cela fut confirmé dans la décision Hak alors que l’invocation de la disposition de dérogation a été jugée formellement valide et a limité le contrôle constitutionnel de la Loi 21, quoique le recours préventif et large à la disposition susmentionnée y fût critiqué par la Cour (Cour supérieure du Québec, 2021, par. 721-780). En réaction à cette décision, François Legault a confirmé que des dispositions de dérogation analogues à celles contenues dans la Loi 21 seraient édictées dans le PL96 afin de protéger plusieurs mesures identitaires ambitieuses d’un contrôle judiciaire pouvant déboucher sur leur invalidation (Bélair-Cirino, 2021b; Québec, 2021b, art. 199-200).

Cependant, il se peut que l’usage récurrent, voire systématique, large et potentiellement banalisé de la disposition de dérogation légitime des dérives liberticides fondées sur l’affirmation d’un nationalisme québécois majoritaire. Deux conceptions du constitutionnalisme s’opposent alors afin d’évaluer ce risque. Si Bosset regrette le refus de nouer un dialogue entre le législateur et les tribunaux sur la protection des droits constitutionnalisés (Boissonneault et Lavallée, 2021), Rousseau considère que soustraire le PL96 au contrôle judiciaire s’impose afin de préserver le pouvoir des élus du peuple québécois de concrétiser normativement ses choix sociétaux (Boissonneault et Lavallée, 2021). Bosset souligne à juste titre que la Cour suprême a su concilier la protection des droits individuels avec la reconnaissance du caractère distinct du Québec en évaluant avec plus de déférence les choix du législateur québécois (Boissonneault et Lavallée, 2021). Néanmoins, Rousseau considère que, plus largement, l’invocation récurrente de la disposition de dérogation par le gouvernement caquiste est un choix délibéré fondé sur une doctrine préférant l’autonomie décisionnelle de la législature québécoise à l’interprétation judiciaire des droits et libertés (Rousseau et Côté, 2017, p. 400, 403 et 408). Cette doctrine, qui fut invoquée beaucoup plus souvent au Québec qu’ailleurs au Canada (Rousseau et Côté, 2017, p. 376), ne prône pas le rejet des droits et libertés constitutionnalisés. Elle tente plutôt de concilier leur protection avec l’atteinte d’objectifs liés à la préservation de caractéristiques identitaires et à la concrétisation d’une plus grande justice sociale (Rousseau et Côté, 2017, p. 359, 365, 372 et 378).

La disposition de dérogation constitue alors, pour le gouvernement caquiste, un moyen d’articuler une vision nationaliste conforme au mandat qu’il a reçu de l’électorat québécois, que ce soit en matière de langue ou de laïcité, et d’éviter qu’elle soit invalidée judiciairement. Le PL96 s’inscrit parfaitement dans cette logique puisqu’il consolide un élément substantiel fondamental (la langue) du nationalisme québécois. Il importe, cependant, de noter que ce projet de loi a un impact constitutionnel majeur qui va bien au-delà des enjeux strictement linguistiques.

Le français en tant que langue d’une nation reconnue constitutionnellement

La quête de reconnaissance de la nation québécoise et du fait français a été un fil conducteur déterminant de l’histoire canadienne qui a fréquemment envenimé les relations entre le Québec et le reste du pays. Alors que cette entité fédérée est la seule qui compte une majorité sociolinguistique francophone, l’aménagement d’un cadre normatif équitable reconnaissant la pluralité des identités collectives qui caractérisent l’État fédéral canadien s’avère particulièrement complexe (Cour suprême du Canada, 2005a, par. 5). Certes, peu après son arrivée au pouvoir en 2006, le premier ministre Stephen Harper a déposé à la Chambre des communes une résolution (résolution Harper), qu’elle a approuvée, affirmant que les Québécois formaient une nation (Canada, 2006, p. 811-813). Cette résolution n’a, cependant, aucune portée normative intrinsèque sur le plan constitutionnel.

La mise en oeuvre d’une conception asymétrique du concept de fédéralisme se révèle, concrètement, non seulement pertinente, mais nécessaire, afin de défendre et de valoriser le caractère distinct du Québec au sein du Canada. À cet égard, sur le plan linguistique, la Cour suprême a reconnu que l’égalité entre les communautés linguistiques et entre les entités fédérées devait être réelle et asymétrique, plutôt que stricte et formelle, pour qu’elle ait du sens (Cour suprême du Canada, 1990, p. 369). Puisque le français a systématiquement un statut plus précaire sociopolitiquement que l’anglais au Canada, il importe qu’il fasse l’objet d’une protection législative particulière, même au Québec; un objectif qui a été motivé par le dépôt de C-32 (Canada, 2021a). Alors que ce projet de loi priorise l’égalité réelle et, comme vu précédemment, prend des mesures visant à assurer spécifiquement la vitalité du français au Québec, le gouvernement caquiste fut étonné de ce changement de cap de son homologue fédéral (Boissonneault et Thibeault, 2021). Ce dernier s’est même montré ouvert à l’égard d’une mesure contenue dans le PL96 qui est susceptible de transformer le constitutionnalisme canadien.

S’il est autrement pragmatique et modéré, le PL96 se révèle, en effet, constitutionnellement disruptif dans la mesure où il contient deux modifications unilatérales à la Constitution canadienne. Deux alinéas sont ajoutés à l’art. 90 LC 1867; ils énoncent respectivement que « les Québécoises et les Québécois forment une nation » et que le français est la seule langue officielle et commune du Québec (Canada, 1867, art. 90; Québec, 2021b, art. 159). Ces modifications constitutionnelles seraient effectuées en vertu de l’art. 45 LC 1982 qui confère à l’Assemblée nationale du Québec la « compétence exclusive pour modifier la constitution » du Québec (Canada, 1982, art. 45). Comme relevé dans l’arrêt S.E.F.P.O., une constitution provinciale est un ensemble, souvent formellement disparate, de normes fondamentales qui peuvent être adoptées ou modifiées via l’adoption par une législature provinciale d’une loi ordinaire (Cour suprême du Canada, 1987, p. 37 et 39). Ainsi, le gouvernement caquiste, en s’appuyant notamment sur des arguments avancés par Taillon (Bélair-Cirino, 2021a), soutient que ces amendements unilatéraux à la Constitution canadienne relèvent de l’exercice légal et légitime d’un pouvoir constituant québécois (Bélair-Cirino, 2021a; Labbé, 2021).

Cependant, Taillon considère, à l’instar de Bérard, que ces amendements unilatéraux ne pourraient faire du français la seule langue officielle du Québec que dans la mesure où cela ne contredit pas le texte explicite de l’article 133 LC 1867 (Canada, 1867; Bélair-Cirino, 2021a; Labbé, 2021). À cet égard, il importe de noter que les « modifications des dispositions relatives à l’usage du français ou de l’anglais dans une province » doivent aussi recueillir l’assentiment de la législature fédérale (Canada, 1982, par. 43b). De plus, Saint-Hilaire interroge le pouvoir du Québec de modifier la Constitution canadienne au moyen d’une loi ordinaire puisque cette dernière ne saurait avoir une valeur supralégislative formelle dans un système fondé sur la hiérarchie des normes (Saint-Hilaire, 2021). Or, même si son raisonnement s’avérait juridiquement exact, il sous-estime l’importance symbolique et interprétative de ces modifications et leur impact réel au-delà du constitutionnalisme formel. Si ces modifications pouvaient être interprétées d’une manière conciliable avec l’art. 133 LC 1867, Pelletier et Taillon auraient, en effet, raison de souligner que ces modifications permettraient au Québec d’être reconnu comme nation sans que l’approbation du reste du Canada soit requise (Labbé, 2021). Qui plus est, le Parlement fédéral a adopté, avec 281 voix contre deux, une motion reconnaissant leur pertinence et leur légitimité (Canada, 2021b, p. 1113-1115), réitérant le contenu de la résolution Harper et valorisant clairement le caractère national distinct du Québec.

Les dispositions constitutionnalisant l’existence d’une nation québécoise dont la langue officielle est le français pourraient être comparées à la controversée clause interprétative de la société distincte contenue dans l’Accorddu Lac Meech. Certes, Pelletier rappelle justement que celle-ci aurait eu une valeur normative au-delà de la juridiction québécoise (Pelletier, 2021). Les modifications contenues dans le PL96 pourraient, toutefois, avoir des effets structurants comparables tout en n’émanant pas d’une réforme constitutionnelle globale. En effet, toute disposition constitutionnelle a une valeur égale aux autres, peu importe sa source ou sa substance (Canada, 1982, art. 52 (2)). Ainsi, alors qu’un cycle politique façonné par l’antagonisme entre fédéralistes et indépendantistes s’achève, le présent réalignement pourrait être caractérisé par la résolution de la « question nationale » au moyen d’un compromis : la reconnaissance de la nation québécoise à l’intérieur du Canada. Pour le gouvernement caquiste, le PL96 permettrait, sans que des négociations constitutionnelles déchirantes et complexes aient lieu, de dénouer une impasse qui dure depuis des générations.

Cette contribution a mis en lumière les principales composantes d’un projet de loi qui reflète l’état du nationalisme québécois contemporain en considérant les enjeux linguistiques et constitutionnels qui ont façonné son évolution. Si le PL96 s’avère modéré, notamment en considérant qu’il ne colmate pas intégralement les brèches ayant progressivement fissuré la portée juridique de la CLF, il pourrait se révéler un instrument décisif afin d’assurer la reconnaissance constitutionnelle de la nation québécoise. Ainsi, le PL96 incarnerait juridiquement un nationalisme pouvant répondre aux préoccupations d’une majorité de Québécois, notamment en conciliant l’économie et l’identité et en balisant une troisième voie entre fédéralisme et indépendantisme. En le déposant, le gouvernement caquiste a concrétisé un réalignement sociopolitique majeur fondé sur une vision nationaliste normativement pragmatique et constitutionnellement volontariste.

L’efficacité du PL96 et l’impact du réalignement susmentionné ne pourront, cependant, être évalués à terme qu’en considérant leur capacité à évoluer sur deux plans. D’abord, comme noté plus tôt, les tribunaux auront le pouvoir, certes limité par l’invocation des dispositions de dérogation, d’interpréter, voire d’altérer, le sens de ce projet de loi comme ils l’ont fait avec la CLF. Également, la force d’une loi aussi structurante que la CLF, et des lois qui la modifient, ne résiste au passage du temps que si ces lois incarnent le nationalisme du présent et non celui d’un passé révolu. Comme l’état d’équilibre découlant du présent réalignement ne sera pas immuable, le droit linguistique québécois devra continuer d’évoluer sans perdre son âme.