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« Le gouvernement a mis en place le système des pauvres pour se donner des jobs », disait un vagabond qui avait parcouru des milliers de kilomètres dans sa carrière d’itinérant, lors d’un passage au Groupe de support émotionnel (GSE) de Moncton, Nouveau-Brunswick. Cette remarque de la part d’un « Canadien errant » me touche depuis le jour où je l’ai entendue de la bouche de ce « philosophe » vivant dans la misère. La conviction que l’État met consciemment en place un vaste appareil gouvernemental pour s’occuper de ceux et de celles qui ne contribuent pas au marché économique n’est pas nouvelle, mais une analyse aussi claire que celle-là suscite quelques réflexions. L’auteur d’un tel constat expliquait que le système, qui comprend nos élus, nos fonctionnaires, nos intervenants sociaux — et bien sûr les psychiatres —, encourage l’impuissance de l’individu plutôt que son autonomie. Et que dire du degré de perspicacité de l’auteur d’une telle remarque? D’une remarque qui émane d’observations de notre société? Qui est le fruit d’expériences vécues? Comment considère-t-on une telle leçon de vie? Quelle place accordons-nous à une telle « école » de l’expérience?

Après réflexion, je me pose la question en tant qu’intervenant dans un groupe d’entraide : est-ce que l’aide apportée par un pair-aidant, salarié comme moi, fait partie de ce système des pauvres? En fait, existe-t-il une différence entre les dispensateurs de services institutionnels et les intervenants communautaires dont je fais partie?

À cette grande question, Jean Vanier[2] propose une réponse : la communauté. Il nous rappelle que le vrai sens de la communauté, c’est l’entraide, le réseautage. Par contre, lorsque les intervenants n’aiment pas les gens dans leur quotidien, ils se réfugient dans la gestion! Ils mettent alors en place des règlements et des protocoles pour venir en aide aux pauvres de ce monde! En agissant ainsi, ils se distancient de leur réalité… mais ils créent des emplois.

Quelles sont les conséquences de cette aide distante? Regardons autour de nous : est-ce que nos problèmes sociaux et psychiatriques vont en diminuant ou en augmentant? Il y a vingt ans, une personne sur 10 avait un problème de santé mentale. Maintenant, on nous informe que c’est rendu une sur 5 et même une sur quatre!

Il reviendra à la communauté de juger si une ressource comme le GSE contribue au mieux-être des gens ou fait du tort à ces personnes. Pour ma part, je crois fermement qu’un Centre comme le nôtre, qui existe depuis 25 ans, comprend mieux le vrai sens de l’isolement et l’appel au secours des pauvres et des défavorisés que l’aide emmitouflée dans des concepts académiques.

Grâce à une vision collective, nous sommes appelés à créer l’histoire et non seulement à l’accepter en la racontant comme une dizaine de chapelet apprise par coeur. Soulignons que nos membres contribuent à la mise en oeuvre d’un journal à mission politique, Our Voice / Notre Voix. Depuis plus de vingt ans, cette publication remet en question le discours formel et fait de l’expérience vécue notre priorité.

En tant qu’intervenant, je me suis vite aperçu que même si je pouvais m’identifier aux douleurs et aux souffrances des membres du GSE, j’exerçais trop de pouvoir sur eux. Il nous fallait créer un moyen pour remédier à cette situation d’inégalité. C’est alors que j’ai mis en place le Programme des entraidants et du bénévolat communautaire et le Club du weekend. Ces initiatives constituent une réponse au fait que l’aide, quelle qu’elle soit, n’est pas égalitaire au départ. Ces programmes constituent des moyens de réduire les inégalités de pouvoir et de rendre les budgets flexibles, les transférant directement aux individus et créant de la sorte un lien d’appartenance et des connexions au sein du réseau. Nous sommes les seuls au Canada à pratiquer une telle redistribution du pouvoir et des responsabilités.

Comme un conférencier nous l’a fait un jour remarquer : « le client ne veut pas être seul. Il veut des amis et désire se sentir compris, accepté par la communauté. De tels services, les intervenants professionnels ne peuvent les offrir. » Mon psychiatre l’avait aussi remarqué lorsqu’il me rappelait que « parfois la personne a seulement besoin d’un pop pis d’un chip et prendre une marche avec un ami, mais nous, les professionnels, on a le tour de compliquer ça à mourir! »

Nous faisons face à des besoins simples, de base, auxquels l’État ne peut pas répondre! Pourtant, il continue de s’ingérer à tort et à travers dans nos affaires. Sinon, le « système des pauvres » n’existerait pas, pas plus que la main-d’oeuvre entraînée à fabriquer des besoins et à créer intentionnellement la dépendance.

Avec notre système actuel, seuls les plus forts subsistent. Ça se voit! Ceux qui ne peuvent s’inscrire dans un tel système de valeurs deviennent les victimes d’organisations qui gèrent la misère du pauvre monde. C’est ce que font les travailleurs sociaux, les psychologues et les autres professionnels : au nom des discours d’aide, ils nous gardent dans la dépendance, emprisonnés dans leur aide professionnelle. Malgré un nombre beaucoup plus grand de professionnels très formés, il y a de plus en plus de déchus, d’exclus, de pauvres, de suicidaires, de malades mentaux. À un moment donné, la question doit être posée : quelle aide les professionnels nous donnent-ils? Quelle est leur influence sur notre vie? Par ailleurs, si des programmes tels que le Programme des entraidants et du bénévolat communautaire et celui du Club du weekend étaient appliqués dans plusieurs réseaux, nous pourrions voir une vraie différence, bien plus que les mots que les professionnels nous disent pour nous faire mieux sentir sans changer nos conditions de vie!

Mais là, le système des pauvres continue de se nourrir, de nous illusionner et de produire des clients à perpétuité! Notre « Canadien errant » avait bien raison!