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Parmi la série d’ouvrages sur le péril allégué de l’université, rares sont ceux qui osent problématiser l’allégation elle-même et la mettre en relief avec le passé récent et lointain de cette institution millénaire. S’il fallait ne nommer qu’une seule contribution de Francis Dupuis-Déri à l’analyse de cette « crise », nous signalerions que l’auteur démantèle non seulement son caractère « nouveau », mais qu’il débusque les termes d’une équation aussi ancienne que bien rodée : l’action turbulente de la jeunesse, inoculée d’idées radicales, menace l’université.

Dès le deuxième chapitre de Panique à l’université, l’auteur démontre que le recyclage de cette équation consiste, d’abord, à maquiller ses constantes afin de les faire passer pour des variables. Il suffit ensuite d’adapter celles-ci au goût du jour pour avoir une bonne chance de voir l’opinion mordre à l’hameçon. Ainsi, au cours d’un demi-siècle, tant le marxisme, le féminisme, le postmodernisme, le multiculturalisme que les social justice warriors épris de political correctness ont tour à tour joué le rôle de cette menace qui, à chaque occasion, aurait porté un coup fatal à la science et au canon des dead white males. Or, même si le sac des bibliothèques n’a jamais eu lieu, la reprise des antiennes sur l’imminente victoire des ennemis de la raison ne connaît pas de répit.

L’auteur relate le cas de Robert Leroux qui, il y a vingt ans, identifiait cette menace au féminisme universitaire, alors que c’est le « wokisme » qu’il relie aujourd’hui à « une forme de terrorisme intellectuel » (p. 66). Puis, remontant le fil des emplois récurrents de ce topos, Dupuis-Déri rappelle qu’Allan Bloom, dans les années 1980, parlait déjà de campus « écrasés par la “terreur” des féministes et le “totalitarisme” des Afro-Américains » (p. 124). En mai 1968, ce même lexique fut aussi employé par Raymond Aron pour qui « les jeunes rebelles étaient […] des “barbares, inconscients de leur barbarie”, animés d’une “démence collective” […] pratiquant le “terrorisme institutionnalisé” » (p. 87-88).

En sus de la reprise de cette équation, tant au Canada et aux États-Unis qu’en France, Dupuis-Déri souligne l’enflure verbale qui caractérise ces interventions. Même en concédant que l’usage du mot terrorisme puisse être pris ici au sens figuré, nous remarquons au fil de l’analyse que le choix de l’hyperbole n’est pas accidentel. Il s’agit plutôt d’une convention de ce discours qui ne s’embarrasse d’aucune précaution historique pour décrier les actions de l’ennemi : lynchage, extermination, totalitarisme, camps de rééducation, etc. Avec une patience qui honore le métier de professeur, l’auteur rappelle ce que les mots et les choses recouvrent. Faits historiques à l’appui, il revient sur l’étendue de la violence meurtrière de ces crimes d’État et déplore avec raison que ces polémistes, en rivalisant d’outrances verbales, « n’expriment aucune empathie pour les millions de victimes réelles dont ils détournent la mémoire » (p. 134-135).

Comment expliquer qu’une manoeuvre aussi fragile que douteuse puisse être à ce point efficace ? C’est en s’appuyant sur le sociologue Stanley Cohen que Dupuis-Déri fournit une clé pour comprendre le succès d’une stratégie consistant à partir de quelques faits (un chahut étudiant, une action turbulente, une parole radicale) pour nourrir la machine de « discours amplificateurs exagérant à outrance le problème et diabolisant les jeunes » (p. 61). Dans Folk Devils and Moral Panics, paru en 1972, Cohen qualifie ces amplifications de paniques morales et il situe la chaîne de montage de celles-ci au coeur des médias populistes. Dupuis-Déri résume : « la presse à sensation joue un rôle central dans les processus de diabolisation d’une catégorie sociale (souvent des jeunes marginaux) par sa couverture médiatique disproportionnée et sensationnaliste qui identifie “une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts” » (p. 50). Selon Cohen, toujours, cette marge turbulente et déstabilisante pour le bon ordre et le bon goût est fabriquée de part en part. Si une bataille entre jeunes motards – prétexte de la panique analysée par le sociologue – fournit le fait divers minimalement nécessaire au décollage de l’affaire, elle demeure sans commune mesure avec le déchaînement de l’opinion à son sujet et les appels à la répression à son encontre.

Si la tenue en compte du rôle des médias ne simplifie pas l’analyse de la panique à l’université, elle fournit toutefois de précieuses pistes empiriques pour confronter ce qui se dit avec ce qui se passe. C’est à cette tâche ingrate de rectification, pièce par pièce, que Dupuis-Déri s’attèle dans son cinquième chapitre. La déformation de la réalité à laquelle procèdent plusieurs médias est révélée par des dizaines d’exemples internationaux (qui sont réfutés un à un). Si l’on s’en tient aux seuls exemples touchant la science politique québécoise, Dupuis-Déri détricote cette série de propos sans fondement : on allègue qu’il n’y a plus moyen de lire ou d’enseigner les classiques de la pensée politique (alors qu’une simple consultation des plans de cours dresse la liste des lectures obligatoires des Anciens comme des Modernes) ; on allègue que les étudiant·es ne travaillent plus qu’à des thèses « wokes » (alors qu’un simple inventaire des titres de thèses déposées récemment révèle la nette prédominance de sujets très traditionnels) ; on allègue la même chose à propos des travaux des chaires de recherche (alors que l’inventaire révèle encore la nette prédominance de sujets classiques), on allègue enfin que les jeunes hommes n’ont plus aucune chance d’entrer dans la carrière (alors que 81 des 118 postes du corps professoral de la discipline sont occupés par des hommes, qui y détiennent de surcroît 80 % des chaires).

Que la presse à sensation et ses chroniqueurs vedettes soient imperméables à ces réfutations n’est guère surprenant. Le coût pour de telles « erreurs » est en effet dérisoire en comparaison des profits recherchés. Ce qui surprend davantage, c’est que des personnes progressistes, diplômées, voire en poste à l’université, se fassent berner par ces manipulations ou pis encore s’en accommodent au nom d’un combat à mener contre des recherches qu’elles n’apprécient pas. Si la brutalité idéologico-politique autorise tous les coups (à gauche comme à droite), il reste que les controverses médiatiques et les controverses savantes doivent être régies par des logiques distinctes. Alors que ces dernières conviennent d’un répertoire des armes et d’un registre des preuves admises afin de lever la controverse par la découverte de la vérité ou de l’erreur, les controverses médiatiques, inféodées aux impératifs du commentariat, échappent en bonne partie à cette déontologie. À lire Dupuis-Déri, nous en venons à penser que c’est dans la collision entre ces logiques distinctes que loge tout le drame de la panique à l’université. Cette panique est porteuse d’une crise autrement plus sérieuse que celle qui est alléguée : elle consiste à voir des universitaires reprendre à la lettre le cadrage médiatique d’un enjeu ou encore à voir des universitaires miser sur le rouleau médiatique pour régler leurs comptes avec des approches savantes qui sont autres que les leurs.

Cette manoeuvre mérite d’être critiquée, car même si des médias ou des universitaires hostiles aux revendications politiques sur les campus rendent compte d’un « événement choquant » à l’aide de quelques faits, le mensonge par omission reste souvent la règle : « on présente une action étudiante étonnante et radicale qu’on cherche à discréditer, mais on n’explique ni le contexte ni les rapports de force dans lesquels elle s’inscrit » (p. 94). Telle est cependant la brèche que la grille d’analyse de Cohen nous incite à exploiter et à problématiser : quels sont les rapports de force en présence dans la panique à l’université ? Si la désinformation tout comme la stigmatisation d’une minorité militante génèrent un profit facile dont seuls les marginaux expient le coût, qui donc engrange les bénéfices ? Fidèle au réalisme élémentaire de Cicéron, une analyse politique doit toujours demander : cui bono ?

À travers l’ouvrage, Francis Dupuis-Déri relève ce défi et évoque le jeu des intérêts qui se trame derrière la défense de la science comme institution à l’encontre de ses « contrefaçons » associées à l’antiracisme, au féministe ou au gauchisme. Il ouvre ainsi un chantier qui comporte deux avenues. D’une part, il rappelle que les groupes de presse sont de plus en plus sous le contrôle de milliardaires qui sont très campés politiquement (Murdoch aux États-Unis, Bolloré en France, Péladeau au Québec) et qui ont contribué à orienter le journalisme « sur le commentaire d’opinion et la chronique d’humeur plutôt que sur les reportages et les enquêtes » (p. 243). D’autre part, l’auteur rappelle très pertinemment la récupération de ces paniques par la hiérarchie du pouvoir puisqu’à tout coup les « politiques s’en mêlent, flairant la possibilité d’en tirer des avantages, y compris électoraux » (p. 51). Aujourd’hui, en effet, pas un·e seul·e chef·fe populiste d’Occident ne se garde d’attaquer le « wokisme », car les jeunes radicaux menaceraient les États qui comptent parmi les plus puissants et les plus riches de la planète. En définitive, une telle inversion des pôles dominants–dominés a beau être brandie chaque saison par les détenteurs du pouvoir et ceux qui y aspirent, Dupuis-Déri donne à penser qu’elle ne pourra l’emporter ni contre l’examen des faits ni contre l’exercice de la vigilance critique.