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Le rapport préparé par Jacques Bourgault a pour objectif « d’observer les changements de la pratique du rôle et du travail de la fonction de sous-ministre, plus particulièrement entre 2001 et 2015 » (p. 17). Cette méthode comparative entre un premier rapport rédigé en 2001 et une actualisation des données recueillies en 2015 vise à évaluer si les gouvernements de Stephen Harper et de Justin Trudeau ont amené des changements dans le rôle et le travail des sous-ministres. Pour mener à bien son enquête, le professeur Bourgault a transmis une demande d’entretien et un questionnaire à 37 sous-ministres travaillant au gouvernement fédéral. Pour constituer son échantillon d’entretiens, il utilise une définition large de la notion de « sous-ministre » : il regroupe en effet sous ce titre l’ensemble des hauts fonctionnaires qui participent au petit-déjeuner du greffier le mercredi, c’est-à-dire les sous-ministres titulaires d’un ministère, mais également les dirigeants des principales agences gouvernementales fédérales. Parmi les 37 sous-ministres contactés, 34 ont accepté de se prêter à l’exercice et c’est sur cet échantillon que se basent les analyses présentées dans ce rapport.

Afin de faciliter la synthèse, j’ai regroupé les principaux éléments du rapport dans deux grandes catégories qui ne sont pas utilisées par l’auteur, mais qui vont permettre de présenter l’information d’une manière concise et cohérente. Dans un premier temps, il sera question du rôle et des enjeux de la fonction de sous-ministre pour ensuite enchaîner avec les relations du sous-ministre avec la sphère politique et les organismes centraux du gouvernement.

Rôle et enjeux de la fonction de sous-ministre

Entre 2001 et 2015, le professeur Bourgault note, à la suite des entretiens menés, qu’il y a eu un changement considérable dans la fonction de sous-ministre. L’arrivée d’Internet et des médias sociaux a mené à un élargissement des acteurs de la société civile (associations, groupes de pression, citoyens, think tanks) qui participent au processus d’élaboration des politiques publiques. Alors qu’au début des années 2000, le sous-ministre était le principal conseiller du ministre en matière d’élaboration des politiques, l’externalisation de l’expertise de la fonction publique vers les entreprises privées et la participation de plus en plus accrue de groupes de pression dans la vie politique ont fait en sorte que le sous-ministre n’a plus ce monopole de l’expertise. Cette multiplicité des acteurs oblige le sous-ministre du XXIe siècle (contrairement à ses prédécesseurs) à anticiper les enjeux, à décoder les médias sociaux et à organiser le travail de son ministère de manière à gérer l’accélération constante de l’activité politique. Dans l’un des entretiens, un sous-ministre remarquait que l’époque où un ministère avait un mois pour produire une note sur un sujet est complètement révolue ; il est difficile aujourd’hui de concevoir qu’un tel délai serait même concevable pour produire une note.

Cette accélération constante de la vie politique et donc de l’activité des ministères oblige le sous-ministre à gérer de la manière la plus efficace possible sa ressource la plus importante : son temps. Selon les données compilées par le professeur Bourgault, un sous-ministre travaille en moyenne 65 heures par semaine et 40 % de ces heures sont dédiées à la gestion courante du ministère. Les heures restantes sont réparties entre les rencontres avec le ministre, les relations avec les organismes centraux et le greffier, ainsi que les activités de terrain. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs sous-ministres indiquent qu’il peut être facile, surtout au moment de l’arrivée en poste, de s’éparpiller dans les différents dossiers et ainsi perdre de vue ses priorités.

Un autre changement notable dans le rôle des sous-ministres est, selon l’auteur, le fait qu’ils ont perdu une certaine initiative dans l’élaboration des politiques publiques. Dans les années 1990, les sous-ministres avaient davantage de latitude pour créer des politiques publiques, étant donné qu’ils possédaient l’expertise pour le faire ; cette expertise est aujourd’hui de plus en plus externalisée vers des groupes hors de la fonction publique. Cette perte d’initiative de la part des sous-ministres s’explique également, selon Bourgault, par la croissance de l’intervention du bureau du premier ministre dans les affaires courantes de l’État. C’est souvent ce bureau qui dicte les orientations et qui lance les initiatives que les sous-ministres doivent, sous la supervision du Bureau du Conseil privé, exécuter.

Relations avec la sphère politique et les organismes centraux

Selon Bourgault, les sous-ministres consacrent en moyenne 30 % de leur temps de travail hebdomadaire à gérer les relations avec le politique (cabinet du ministre) et les organismes centraux (ministère des Finances, Secrétariat du Conseil du trésor et Bureau du Conseil privé). Contrairement à la pratique en vigueur pendant une bonne partie de la deuxième moitié du XXe siècle, les sous-ministres du XXIe doivent prendre en compte la plus grande intervention du bureau du premier ministre dans les affaires des ministres, ce qui tend à fragiliser les ministres et les relations que les sous-ministres peuvent avoir avec eux. De plus, l’accélération constante de la vie politique fait en sorte que la zone entre la sphère administrative et le politique devient de plus en plus mince, car les sous-ministres doivent dorénavant anticiper les enjeux politiques et ainsi préparer leur ministre en conséquence. Par ailleurs, selon Bourgault, la gouvernance interne des ministères a changé pour donner une plus grande place aux directeurs de cabinet qui tendent à gérer les affaires quotidiennes du ministère avec le sous-ministre, alors que les rencontres directes avec le ministre peuvent se dérouler uniquement sur une base hebdomadaire.

En ce qui a trait à la relation avec les organismes centraux, celle-ci peut s’avérer très complexe pour les sous-ministres. D’une part, le sous-ministre et le ministre souhaitent faire avancer leurs dossiers sectoriels alors que, d’autre part, les organismes centraux sont plutôt dans une logique de cohérence de l’activité gouvernementale. Les sous-ministres rencontrés rappellent l’importance d’obtenir l’appui des organismes centraux avant de recommander une idée à leur ministre. Plusieurs soulignent d’ailleurs avoir une très bonne collaboration avec les fonctionnaires des organismes centraux, précisant par ailleurs rencontrer des écueils avec les instances politiques de ces organismes. Sous le gouvernement de Stephen Harper, où le Conseil des ministres se réunissait rarement, la plupart des décisions étaient prises par le comité ministériel « Plans et Priorités » qui était présidé par le premier ministre. Même scénario du côté du Conseil du trésor où certains sous-ministres indiquent que les ministres membres du Conseil avaient une tendance à s’ingérer dans le micro-détail des dossiers.

Analyse

L’approche comparative utilisée par Bourgault dans son rapport permet de saisir de manière générale l’évolution de la fonction de sous-ministre entre le début des années 2000 et le gouvernement de Justin Trudeau. Cette étude prosopographique donne également certaines clés de lecture pour comprendre les grands rouages du fonctionnement de l’État à son sommet et les interactions que peut avoir le personnel politique avec les hauts fonctionnaires. Il est indéniable que le rapport de Jacques Bourgault va apporter un bon éclairage sur ce personnage central d’un gouvernement qu’est le sous-ministre qui, par définition, préfère rester dans l’ombre de son ministre.

L’une des forces du rapport est sans aucun doute l’échantillon d’entretiens. Les nombreuses citations présentées apportent une richesse au document puisqu’elles livrent des informations qu’aucun ouvrage d’administration publique ne serait en mesure d’apporter, puisqu’on y retrace le quotidien de plusieurs sous-ministres. Comme le rappelle le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps (Éditions de Minuit, 1989), une sociologie rigoureuse de l’État doit à la fois articuler, d’une part, une étude fine des structures qui composent l’État et qui met en lumière leurs interactions et leur position hiérarchique les unes par rapport aux autres et, d’autre part, une analyse rigoureuse des agents qui font fonctionner l’État, notamment leur parcours scolaire, leur origine sociale, leur manière d’aborder les problèmes et, in fine, leur perception qu’ils ont de leur rôle et de leur environnement. Ce rapport vient donc enrichir cette analyse du rôle des agents de l’État, en l’occurrence ici les sous-ministres.

La faiblesse du rapport réside cependant dans l’analyse des entretiens qui sont souvent retranscrits sans être analysés. La lecture du document me laisse penser que celui-ci a été écrit rapidement sans qu’une réflexion en profondeur n’ait été effectuée sur la manière de présenter l’information. Certains passages, souvent répétitifs, auraient pu être retirés pour laisser place à une analyse plus approfondie. Par exemple, la question des relations entre le sous-ministre et ses sous-ministres adjoints a été mise de côté alors que l’on insiste tout au long du document sur l’importance pour le sous-ministre de bien connaître son ministère afin d’être en mesure de prioriser les dossiers. Je comprends cependant que ce rapport est une lecture qui permet d’offrir au lectorat intéressé une matière première avec laquelle travailler pour creuser plus amplement certaines thématiques qui y sont abordées.

En dépit de ces quelques lacunes, Enjeux contemporains de gouvernance pour les sous-ministres du gouvernement du Canada demeure très intéressant pour celles et ceux qui s’intéressent à l’interface politico-administrative et aux grands enjeux de gouvernance de l’État.