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Dans mon discours présidentiel de 2015 à l’Association canadienne de science politique (ACSP) (Vickers 2015), j’ai soutenu qu’en dépit d’un nombre beaucoup plus élevé de femmes au sein du corps professoral et d’une augmentation des recherches féministes, il n’y a eu qu’une transformation minimale de la manière dont les politologues « traditionnel·les » (mainstream[3]) pensent la politique. Mon point de vue s’édifiait sur les perspectives de chercheures féministes de premier plan dans cinq démocraties anglophones qui attribuaient le problème à la fragmentation de la discipline[4], à sa culture de recherche polarisée et aux incompatibilités théorique et méthodologique entre la science politique féministe (SPF) et son homologue, la science politique conventionnelle (SPC). J’ai théorisé que le « changement transformateur » nécessiterait l’intégration du savoir féministe dans la science politique conventionnelle et l’utilisation du « genre[5] » comme catégorie analytique. Dans mon discours, j’ai également présenté plusieurs stratégies qui, selon moi, pourraient favoriser la transformation.

Cet épilogue présente d’abord les idées exprimées par certain·es[6] des féministes francophones de ce numéro thématique qui ont rebondi à propos de la thèse avancée dans ce discours de 2015. Plusieurs de ces auteur·es remettent en question l’objectif de transformer la science politique conventionnelle : par exemple, Denis Carlier[7] considère que construire une pratique de recherche prenant l’expérience subalterne comme critère de signification est un meilleur objectif. Il remet en cause l’objectif du changement transformateur en raison du dénialisme structurel de la discipline qui, selon lui, limitera toujours la recherche à des problèmes alignés sur la « subjectivité dominante ». Plusieurs autres auteur·es exposent l’eurocentrisme qui, selon elles et eux, caractérise la SPF anglophone, en soulignant que les effets de la dichotomie public/privé diffèrent dans les contextes postindustriels[8] et postcoloniaux. La question la plus difficile est de savoir si le genre est le concept autour duquel la SPF devrait organiser ses efforts pour transformer la discipline. Plusieurs auteur·es se demandent implicitement si un tel changement transformateur est possible étant donné le masculinisme ancré dans la discipline depuis des siècles. Cet épilogue présente, en dernière partie, le cas des études sur le fédéralisme comme un exemple dans lequel un réseau de recherche féministe s’est engagé avec succès dans le courant dominant de la science politique.

Expériences différentes, perspectives différentes

Si tous les textes de ce numéro thématique sont en français[9], certains portent sur des pays postindustriels, d’autres sur des régimes politiques dans des contextes coloniaux et postcoloniaux[10]. Le point commun entre les recherches anglophones et francophones est la définition du « politique ». En tant que métaphore centrale de la modernité « occidentale » et de la démocratie libérale, la construction discursive de la dichotomie public/privé limite la recherche politique à la sphère publique. Les théoriciennes féministes anglophones du droit ont contesté trois préconceptions qui, selon elles, sous-tendent la dichotomie public/privé : 1) que la famille est pré-politique ; 2) que l’État de droit ne s’applique pas aux relations familiales ; et 3) que les familles sont ou devraient être immunes à la réglementation de l’État ou régies par le droit familial « privé ». Même lorsque le droit de la famille est réformé, ces présomptions restent ancrées dans les constitutions et limitent la portée de la citoyenneté à la sphère publique, laissant les femmes sans protection dans les relations privées. Dans son rapport de 2013, ONU Femmes (UN Women) soutient que les inégalités dans la famille sont les plus nuisibles pour la vie des femmes puisqu’elles sont sous-jacentes à tous les autres aspects de la discrimination. Plusieurs auteur·es de ce numéro thématique rejettent l’idée d’une forme unique et universelle de « famille » et l’utilisation du « genre » comme concept clé dans la recherche politique féministe, en particulier dans les contextes postindustriels et postcoloniaux.

L’argument de Carlier est que le dénialisme structurel qui caractérise la science politique conventionnelle limite celle-ci à des problèmes de recherche qui s’alignent sur le point de vue du sujet dominant, ce qui rend difficile la possibilité d’intégrer la recherche féministe dans la discipline traditionnelle. Au contraire, celui-ci privilégie une pratique de recherche où l’expérience subalterne est un critère de signification. Stéphanie Mayer[11] met l’accent sur le conflit interpersonnel qui survient en contexte de partenaires hétérosexuels qui tentent d’adapter leurs arrangements intimes afin d’atteindre une plus grande égalité – un aspect qu’elle considère négligé tant par la théorie politique dominante que par le féminisme. Mayer estime que la théorie politique conventionnelle limite les analyses des rapports de pouvoir et des conflits à la sphère publique. Inspirée par la tradition agonistique, elle rejette cette idée et conceptualise les rapports de pouvoir dans les couples hétérosexuels qui négocient des arrangements interpersonnels dans la sphère privée comme étant politiques. Sarah Rétif[12] pour sa part utilise une approche anthropologique de la citoyenneté pour étudier les réseaux de sociabilité des femmes immigrées en marge de la politique dans l’espace urbain français, remettant en question la définition classique comme un statut légal qui ne s’applique que dans la sphère publique. Elle conceptualise la citoyenneté comme incluant la participation politique dans les pratiques quotidiennes tant dans les sphères « privée » que « publique », telles qu’utilisées par les citoyen·nes et les non-citoyen·nes pour affirmer leur agentivité politique, c’est-à-dire l’expansion du « politique » dans la sphère privée. L’approche de Rétif et celle de la science politique féministe soutiennent toutes les deux que la politique « imprègne tous les niveaux de la vie sociale, y compris […] le foyer et la famille[13] » (Krook et Childs 2010, 3). Néanmoins, identifier les différences dans la manière dont la division public/privé structure la politique dans de multiples contextes nécessiterait une comparaison qui dépasse le cadre de cet épilogue.

Anne-Marie Veillette[14] esquisse un cadre épistémologique pour conceptualiser l’activisme politique des femmes dans la modernité postcoloniale. Elle croit que même si l’intégration de la recherche féministe dans la science politique peut pallier son androcentrisme, son eurocentrisme demeure. Elle préconise donc une « pensée de la frontière », empruntée à Gloria Anzaldúa (1987), pour y remédier. « En se fondant sur les contributions des théories du point de vue situé, des théories critiques et postcoloniales », Veillette (2023) conclut que la « la catégorie analytique du genre n’est ni universelle ni universalisable (Mohanty, 1984 ; Oyěwùmí, 2004 ; Lugones, 2010) ». Écrivant sur la politique anti et postcoloniale camerounaise (1945-2000), Rose Ndengue (2023) décrit la politique institutionnelle en Afrique francophone comme mâlecentrée, puisque les femmes sont généralement absentes et que leur politique implique souvent des mobilisations en marge. Elle propose de combiner l’analyse de genre avec des perspectives tirées des études postcoloniales, au lieu d’épistémologies féministes basées uniquement sur le genre. Selon Ndengue, cela permettrait de recadrer la recherche sur la politique des femmes autour des mobilisations de ces dernières plutôt que leur participation aux institutions politiques.

Des stratégies pour promouvoir la transformation

En dépit des doutes exprimés par plusieurs auteur·es de ce numéro thématique, je reste persuadée que, quel que soit le langage utilisé, la science politique féministe doit s’engager avec la science politique conventionnelle pour promouvoir un « transformative change ». Cette dernière section explore ce qu’implique le changement transformateur et pourquoi il est important en science politique, quel que soit le langage employé. Dans mon article « Can We Change How Political Science Thinks? » (2015), j’ai observé que les efforts pour « intégrer » (mainstream) la recherche féministe ont été plus fructueux en histoire et en sociologie, car ces disciplines se concentrent sur les sphères publique et privée et conceptualisent le pouvoir dans des cadres top-down et bottom-up. Cependant, la science politique se concentre sur le pouvoir top-down dans la sphère publique.

L’idée classique du changement transformateur, tirée de l’ouvrage Structure of Scientific Revolutions de Thomas Kuhn (1962), est celle d’un changement de paradigme qui ne peut se produire que si un paradigme alternatif existe pour remettre en question les concepts et les hypothèses centraux d’une discipline. Mais la fragmentation de la science politique et sa dés/organisation en silos ou sous-champs autoréférentiels rendent improbable toute « révolution » à l’échelle de la discipline. Dans son discours présidentiel à l’ACSP, Miriam Smith (2009) a néanmoins montré comment la création de « ruptures paradigmatiques » dans les sous-champs de la discipline pourrait produire un changement transformateur. Pour réaliser de telles ruptures, les chercheur·es doivent s’engager directement dans les sous-champs de la discipline. La dernière section présente un engagement réussi en ce sens.

Plusieurs des auteur·es de ce numéro spécial remettent en question l’utilisation du « genre » comme concept clé autour duquel organiser les efforts d’intégration de la recherche en SPF. En m’appuyant sur les multiples significations du « genre » à travers les disciplines, j’ai identifié les relations de pouvoir homme/femme – c’est-à-dire les régimes de genre – comme une « signification centrale » du genre suffisante pour la transversalisation du genre dans la SPC (Vickers 2010, 420). L’accent mis sur les « manifestations sociales des régimes de genre » a permis d’identifier de multiples façons de conceptualiser les féminités, les masculinités et les sexualités, ainsi que des façons de genrer discursivement les institutions politiques. Inspirée par les épistémologies féministes, afrodescendantes et décoloniales, Veillette (2023) propose un cadre épistémologique pour réfléchir à l’activisme politique des femmes à partir de leurs localités fracturées dans la modernité coloniale. L’auteure suit également la stratégie de María Lugones (2010) qui consiste à incorporer d’autres épistémologies pour produire une approche féministe décoloniale, remettant en cause la croyance de certaines féministes occidentales selon laquelle il existe une seule façon de conceptualiser le genre. Pour que la SPF s’engage dans la science politique traditionnelle dans divers contextes, il est important d’identifier les différentes manières de conceptualiser le genre et les concepts y étant associés. En les comparant, on peut établir un pont entre les politologues féministes de différents contextes.

Genrer le fédéralisme : un exemple de réussite

Depuis trois décennies, certain·es chercheur·es en SPF (par exemple Haussman, Sawer et Vickers, 2010 ; et Vickers, Grace et Collier, 2020) se sont engagé·es dans les études sur le fédéralisme. Alors que la plupart des théoricien·nes féministes considèrent que tous les États sont unitaires, les personnes effectuant des recherches sur les fédérations ont commencé à réaliser que la gouvernance multiniveau pose souvent des obstacles au militantisme et aux efforts de réforme des femmes. Au départ, ces chercheur·es se sont concentré·es sur la manière dont le fédéralisme affecte l’activisme des femmes, leur participation politique, leur représentation législative et les campagnes pour l’égalité des droits et les réformes politiques. Dans la première vague de recherche sur le genre/fédéralisme (années 1980-1990), les chercheur·es des fédérations « occidentales[15] » se sont d’abord demandé si le fédéralisme était mauvais pour les femmes. À partir de l’an 2000, une deuxième vague de chercheur·es a commencé à explorer la manière dont les « arrangements fédéraux[16] » affectaient les efforts des femmes pour amener les gouvernements à mettre en oeuvre les droits à l’égalité et les réformes politiques. Ils ont également identifié les opportunités offertes par les arrangements fédéraux en matière de droits et de réformes, par exemple le venue shopping[17].

Le nombre de chercheur·es du réseau a augmenté au fur et à mesure qu’ils et elles partageaient des concepts, des méthodes et des résultats de recherche. En 2010, un groupe de chercheur·es principalement australien·nes et canadien·nes a produit un ouvrage de 16 chapitres intitulé Federalism, Feminism and Multilevel Governance, dirigé par Melissa Haussman, Marian Sawer et Jill Vickers et comptant 19 auteur·es. Les chapitres se concentraient toujours principalement sur les fédérations « occidentales », mais certain·es auteur·es travaillaient également avec le réseau émergent du féminisme institutionnaliste que Mona Lena Krook et Fiona Mackay (2011) ont présenté dans un ouvrage collectif de 10 chapitres intitulé Gender, Politics and Institutions: Towards a Feminist Institutionalism. Néanmoins, un quart des chapitres de Haussman et ses collègues (2010) explorent les interactions entre le genre et le fédéralisme dans les pays du Sud Global (par exemple, l’Inde, le Mexique, ou le Nigeria) et en Russie. Cela a permis d’analyser l’utilisation d’une perspective de genre pour comprendre comment le fédéralisme interagit avec la démocratisation. Jusqu’à ce moment, la connaissance du sous-champ genre/fédéralisme est restée largement d’intérêt pour les membres du sous-champ ou ceux et celles qui se concentrent sur les questions de politiques publiques. Mais en 2013, son impact croissant sur les études fédérales classiques est devenu apparent avec la publication d’un numéro thématique de Publius: The Journal of Federalism ainsi que d’articles individuels sur le genre/fédéralisme. Research Agenda for Federalism Studies, par John Kincaid (2019), comprend également un chapitre sur le champ de recherche « genre et fédéralisme ».

Une troisième vague de recherche sur le genre et le fédéralisme a été introduite avec la publication du Handbook on Gender, Diversity and Federalism, sous la direction de Jill Vickers, Joan Grace et Cheryl N. Collier (2020), qui comporte 23 chapitres rédigés par 26 auteur·es. Près de la moitié des chapitres se concentrent sur le Sud Global, avec trois chapitres chacun sur l’Inde et l’Amérique latine. Les auteur·es de la troisième vague sont plus ambitieux dans leur façon de définir les concepts clés tels que fédéralisme et la diversité. Certain·es utilisent des approches intersectionnelles qui combinent le genre avec la race, la foi et/ou les diverses formes de sexualités. Les ruptures paradigmatiques sont évidentes : par exemple, l’accent mis par les chercheur·es féministes sur le changement rend la recherche sur le fédéralisme/genre plus dynamique que son homologue traditionnel qui commence à remplacer le fédéralisme statique par les arrangements fédéraux dynamiques. D’autres ruptures paradigmatiques potentielles impliquent l’incorporation de la dé/colonisation et de la démocratisation dans les études sur le fédéralisme par rapport aux multiples formes de diversité, par exemple le genre et la race. Il est également évident que de nouveaux sites dans lesquels des réseaux de chercheur·es sur le genre/fédéralisme sont en train d’émerger, par exemple l’Inde et l’Amérique latine (chacun, rappelons-le, avec trois chapitres dans le manuel dirigé par Vickers, Grace et Collier (2020). Le champ de recherche en études fédérales est étudié encore principalement en anglais et en espagnol, mais peu en français ; il s’agit là d’une possible voie de recherche que la quatrième vague pourrait aborder.