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Avec la montée en puissance des mouvements populistes depuis plusieurs dizaines d’années et l’omniprésence du terme de populisme tant dans l’analyse politologique que dans le langage courant, il allait de soi que la prestigieuse collection Que sais-je ? accorde un opuscule au phénomène. C’est Pascal Perrineau, grand spécialiste de sociologie électorale et de l’extrême droite, qui signe ce stimulant petit ouvrage.

Réalisant une synthèse très complète du phénomène, Perrineau procède en quatre chapitres, qui ont respectivement vocation à définir le populisme (chap. 1), à en prendre « la mesure » (chap. 2), à tâcher d’en dégager « les ressorts » (chap. 3), pour finalement mieux en saisir la portée dans le cadre de ce qui apparaît comme une crise de légitimité de la démocratie, au sein de nos sociétés contemporaines (chap. 4).

Afin de bien circonscrire le phénomène populiste, l’auteur commence par exposer les deux approches qui font l’objet d’un débat au sein des études sur le sujet : celle qui considère que le populisme est avant tout un style, que Perrineau qualifie d’approche « non idéelle » (p. 6), et celle qui voit plutôt dans le phénomène une forme particulière d’idéologie, approche qu’il est possible de désigner comme « idéelle » (p. 12). En brossant un portrait particulièrement dense des différentes façons d’appréhender le populisme comme style ou façon de faire de la politique, Perrineau évoque plusieurs des grandes thèses sur le sujet, comme celle de Margaret Canovan qui voit d’abord dans le populisme un « moyen de mobilisation des masses » (p. 8), celle d’Ernesto Laclau qui considère celui-ci comme un « moyen de réaliser une démocratie radicale » (p. 8-9), d’autres focalisant sur son rôle de déstabilisateur de l’économie (p. 9), sur son type particulier d’exercice du pouvoir, reposant sur un leader charismatique (p. 10), ou encore sur les spécificités d’un « télépopulisme » (p. 11), comme nouveau type de démagogie à l’ère des médias de masse (Silvio Berlusconi, Donald Trump, Jair Bolsonaro, etc.).

L’approche idéelle, quant à elle, tente de saisir l’émergence des populismes à l’ère du « déclin des idéologies traditionnelles » (p. 13). Cette perspective trouve sa forme canonique dans l’idée du politiste Cas Mudde, qui stipule que le populisme doive être appréhendé comme une idéologie « mince », dont on trouve la ligne directrice dans l’opposition entre le « peuple » et « l’élite », comme dans la mise de l’avant d’une « volonté populaire générale » (p. 18). Envisager le populisme en ces termes nous amène donc à considérer la nature polysémique du concept de peuple, qu’il soit posé comme « nation », « prolétariat » ou peuple « de souche », mais aussi, dans une optique plus péjorative, comme « populace » ou « classes dangereuses » (p. 19-20). Ces différentes circonscriptions de l’objet peuple supposent également qu’il s’oppose à des élites, comprises souvent comme un groupe homogène et corrompu (p. 29), et nous amènent à distinguer des populismes « d’inclusion » et « d’exclusion », selon qu’ils soient axés sur les vertus intégratrices de l’État-providence ou sur une nation conçue uniquement en termes ethniques, ce vers quoi tendrait le « national-populisme » (p. 36). Perrineau en profite également pour rappeler que le populisme ne doit pas être confondu avec le fascisme, car il ne repose pas sur un parti unique et une volonté claire de venir à bout de la démocratie libérale, sans pour autant nier que certaines de ses manifestations peuvent prendre des formes « nativistes », voire ouvertement racistes (p. 42).

Dans le second chapitre, Perrineau explore dans une perspective plus empirique la teneur des populismes contemporains, portant principalement son point focal sur la montée de ces partis en Europe. Si des formations comme le Parti de la liberté d’Autriche ou le Vlaams Belang belge ont pu accéder au Parlement européen dès les années 1990-2000 (p. 50), c’est la décennie 2010 qui consacre véritablement l’ascension du populisme en Europe, s’inscrivant dans le continuum de divers événements marquants, comme la crise financière de 2008, la prolifération d’attentats islamistes et la crise migratoire de 2015 (p. 51). Alors que la plupart de ces partis appartiennent à la droite radicale nationaliste, comme le Rassemblement national (France), l’Alternative pour l’Allemagne, le Fidesz (Hongrie), la Ligue (Italie) ou Droit et Justice (Pologne), l’auteur rappelle la présence de populismes de gauche au Parlement européen en 2019, tels la France insoumise, Syriza (Grèce), Podemos (Espagne) ou Die Linke (Allemagne), mais aussi d’un « populisme centriste » (tableau p. 64), incarné principalement par le Mouvement 5 étoiles en Italie (qui finira par former un gouvernement avec la Ligue). Mais c’est l’omniprésence des formations nationales-populistes de droite qui tend à retenir l’attention, formant une véritable vague de fond, comme manifestation d’une « insécurité culturelle » (p. 67) à l’heure de la mondialisation.

Si les populismes montent, c’est aussi car ils réussissent à accéder au pouvoir, comme en Hongrie, aux États-Unis (jusqu’à récemment), en Turquie, en Inde, aux Philippines, sans parler de leur présence importante en Amérique latine (p. 68). Du populisme comme mode de gouvernement, l’auteur retient une véritable tendance à l’autoritarisme, telle qu’elle peut se manifester par exemple en Europe centrale (Hongrie, Pologne, Slovaquie), où l’on voit des « tentatives de contrôle direct ou indirect des médias » (p. 70), et un glissement vers une « démocratie d’opinion » (p. 71).

Ensuite, Perrineau examine, dans un troisième chapitre, la toile de fond sociologique de l’émergence du populisme. Il est effectivement possible, selon lui, de considérer le populisme comme « le contre-mouvement d’une société de plus en plus individualiste et mondialisée » (p. 73). Car c’est comme symptôme des malaises économiques (p. 74), socioculturels (p. 77) et politiques (p. 79) qu’il faut envisager l’émergence (ou la recrudescence) de ce type de protestation. Y sont évoqués, parmi les causes possibles de la montée du populisme, le déclin d’une certaine identité politique ouvrière, l’exacerbation de la mondialisation des échanges, « l’accentuation des flux migratoires » (p. 77) et la crise qui en découle en 2015 (p. 83), ainsi qu’une certaine perte de confiance envers la classe politique, parfois associée à l’idéologie postnationale et à l’Union européenne. En effet, Perrineau rappelle qu’il est possible d’observer une montée de l’euroscepticisme (p. 93), récupérée et en même temps alimentée par les nationaux-populismes, qui se présentent comme l’alternative souverainiste à la domination de ces institutions transnationales parfois diabolisées (p. 95), en même temps que se trouve mise de l’avant une menace migratoire. Les tenants d’un populisme identitaire capitalisent effectivement sur les préoccupations et le sentiment d’insécurité des populations européennes face à la montée d’un islamisme radical (p. 91), associé pour eux à une trop faible régulation de l’immigration.

La dénonciation populiste de ces deux éléments, rattachés au mouvement général de la mondialisation, débouche selon Perrineau sur la formation d’un nouveau clivage politique : celui qui oppose les tenants d’une « société ouverte », cosmopolite, et les « nationaux-populistes », défenseurs d’un souverainisme revalorisant de façon radicale les frontières (p. 92) et la volonté du peuple majoritaire. De cette nouvelle ligne d’opposition, qui tend à dépasser le clivage droite/gauche, en découle une autre, entre les « valeurs permissives » et les « valeurs autoritaires » (p. 104). C’est du côté de ces dernières que l’on retrouve clairement les populistes.

Finalement, l’ouvrage tente d’inscrire plus largement la question contemporaine du populisme dans celle d’une certaine crise de la démocratie (p. 108). Pour Pierre Rosanvallon, que l’auteur évoque, le populisme est effectivement le grand problème politique du XXIe siècle, la plus récente menace pour la démocratie après la chute des totalitarismes (p. 111). Il s’agirait de tenter de faire concorder immédiatement le « peuple réel » avec son principe politique, qui est en fait « introuvable » (p. 110). Évoquant la belle formule de Guy Hermet, Perrineau parle ensuite d’un « hiver de la démocratie » (p. 112), qui se manifesterait dans la prolifération des « démocraties illibérales » (p. 115), qui tendent à survaloriser la souveraineté populaire face à l’État de droit. Mais l’auteur avance plus généralement l’idée qu’il faut considérer la montée des populismes autoritaires comme l’expression d’une « crise de sens » de la démocratie (p. 120). S’il est possible de constater la montée des défiances, du dégagisme et des intolérances, on constate également que l’État national « a peu à peu volé en éclat sous les effets dissolvants de la globalisation, de la décentralisation et de la dilution du politique dans le droit (judiciarisation), la finance (financiarisation) et la médiatique (médiatisation) » (p. 122). Car Perrineau souligne, dans une courte mais incisive conclusion, que le populisme, s’il est bien le produit d’un monde en mutation, pose tout de même des questions essentielles sur notre avenir politique : celles de la « souveraineté populaire », de la « place des nations », de la citoyenneté critique, de « l’autorité » et des « appartenances collectives » (p. 125) au sein de sociétés de plus en plus liquides. Il conviendrait cependant de reconnaître que le populisme, face à ces problèmes, apporte souvent « de mauvaises ou de trop courtes réponses » (ibid.).