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Comment le militantisme à long terme se bâtit-il ? Quels sont les carburants de l’engagement politique et social ? C’est à ces questions que Pascale Dufour et Lorraine Guay réfléchissent, racontant le récit de Lorraine Guay, militante aguerrie qui depuis plus de soixante ans s’implique dans de nombreuses luttes : que ce soit auprès de la Clinique autonome de Pointe-Saint-Charles à Montréal, pour les ressources alternatives en santé mentale, dans les mouvements féministes au Québec, ou encore pour la solidarité internationale avec les Palestinien·nes.

Lorraine est décrite comme une militante à la fois de l’ombre et « omniprésente ». Il s’agit, d’une part, de reconnaître dans cet ouvrage le travail immense de cette femme qui gagne à être connue et reconnue et, d’autre part, de démystifier un engagement militant qui marque les esprits par sa longévité, son intensité et la diversité de ses espaces d’implication. Au fil des pages s’alterne le récit de vie de Lorraine Guay et les notes de contextualisation de Pascale Dufour, permettant de lier ce récit singulier à des contextes historiques militants plus larges. À cela, Dufour ajoute des réflexions qui mettent en relief l’éthique, les façons de faire et d’être de Guay.

Difficile de traduire en quelques lignes l’engagement multidimensionnel de cette militante, « infirmière de formation, et intellectuelle autodidacte » (voir quatrième de couverture). Le prologue de Rolande Fortin donne le ton, en commençant par le récit d’une adolescente rassembleuse et curieuse, que les religieuses décideront de mettre hors de l’école pour plusieurs motifs, dont ses mises en doute du cadre religieux strict dans lequel elle évolue ainsi que ses lectures sur le socialisme et le communisme.

La première partie du livre fait ressortir les valeurs et les principes qui ont façonné la posture militante de Guay, sans toutefois les isoler des contextes, des rencontres et des conjonctures qui ont créé sa trajectoire singulière. Celle-ci est née le 25 janvier 1943 dans le quartier Verdun, à Montréal. Issue d’un milieu modeste, d’une famille croyante et aimante, elle est l’aînée d’une famille de quatre. La rupture qu’elle opère avec l’église catholique des années 1960 constitue son premier acte de remise en question d’un système de pensée, ce qui la mènera par la suite à être réceptive aux remises en question et à la critique des cadres dominants.

Le chapitre 1 esquisse une posture militante conçue comme un travail permanent, appelant à cultiver le doute et à prendre des positions qui se reconfigurent en fonction d’apprentissages constants issus de points de vue multiples. La posture de Guay engage les acteur·rices et les structures. Pour elle, « changer la vie » nécessite « une combinaison dynamique entre structures et acteurs, entre institutions et irruptions citoyennes » (p. 47). Le chapitre 2, « Dans quelles luttes s’engager ? », a pour fil conducteur la prise en compte d’enjeux sociaux selon des perspectives situées, et donc guidées en grande partie par les expériences personnelles et les rencontres. Pour Guay, les choix sociaux et politiques se trouvent entre autres dans les savoirs expérientiels, ce que Dufour appelle le « faire avec » du milieu communautaire autonome. On peut penser aux implications de Guay à la Clinique autonome de Pointe-Saint-Charles et au Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RAMSQ), qui sont réfléchies à travers ses expériences de vie dans des quartiers modestes et la prise en compte d’expériences de plusieurs personnes dans sa famille ayant des enjeux de santé mentale.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Militer sur plusieurs terrains », les autrices abordent le vaste parcours d’engagement de Guay – de ses débuts militants dans la Jeunesse étudiante catholique (JEC) (chap. 3) à ses engagements en santé (chap. 4), puis dans les mouvements sociaux (chap. 5), à l’international (chap. 6), et dans (et contre) un contexte néolibéral (chap. 7).

Ses expériences de militantisme à la JEC (chap. 3) l’amèneront à côtoyer des militant·es d’Europe et d’Amérique latine, suscitant des réflexions sur les causes structurelles des inégalités liées au capitalisme, un décentrement de ses perspectives nord-américaines et une prise de conscience de certains privilèges. Le chapitre 4 survole ses quinze ans auprès de la clinique populaire de Pointe-Saint-Charles (1972-1987), et son travail à titre de coordonnatrice du RAMSQ dès 1990. Guay nous replonge dans les façons de faire et de penser les soins axés sur l’autogestion du quartier à la Clinique de Pointe-Saint-Charles et la participation des usager·ères qui contrastent particulièrement avec les structures actuelles verticales de soins et services sociaux. Dufour et Guay font ressortir les luttes importantes pour le statut des cliniques autonomes dans les années 1970, contre l’hospitalo-centrisme et la privatisation, de même que les débats autour de la création des centres locaux de services communautaires (CLSC) où les acteur·rices des milieux cliniques autonomes ont cherché, sans succès, à introduire des principes d’autogestion. L’autonomie dans l’engagement et la volonté de briser les silos transparaît dans la diversité des engagements de Guay dans les mouvements sociaux (chap. 5) et dans sa participation soutenue à de nombreuses coalitions comme la Coalition Solidarité populaire Québec (SPQ) en 1987. Cette autonomie et collectivisation des luttes fait écho aux pratiques des mouvements communautaires autonomes, au contexte de rejet de modèle unique d’intervention publique et d’un fort courant de conscientisation dans les milieux communautaires francophones. Son engagement en termes de solidarité internationale (chap. 6) est tout aussi diversifié et s’organise autant au Québec que dans les lieux et avec les personnes concernées. Ainsi, Guay s’impliquera physiquement au Nicaragua (1979), au Salvador (1983) et en Palestine (2009). À l’époque où les médias sociaux sont inexistants et où les médias relaient des narratifs alignés avec des gouvernements d’extrême droite, comme ce fut le cas au Salvador, elle sent le désir de se montrer solidaire sur les lieux des événements. Le chapitre 7 souligne l’intensification de son travail militant transversal à partir de 1995. Elle raconte ainsi sa participation à diverses grandes mobilisations féministes, dont la Marche du pain et des roses et la Marche mondiale des femmes, ses luttes contre les politiques néolibérales des gouvernements québécois, son travail à la réforme du mode de scrutin au Québec, et son implication pour l’accueil de personnes réfugiées. La section est aussi ponctuée de ses luttes pour la souveraineté du Québec, cause dans laquelle Guay s’engagera de façon plus soutenue à partir du référendum de 1995 et qu’elle lie aux luttes anti-impérialistes et à une vision sociale progressiste (p. 193). Ce chapitre aborde par ailleurs les remises en question de Guay et la confrontation de ses perspectives face à l’avènement de la Charte des valeurs. Se conciliant plus difficilement avec ses expériences et pratiques passées, la controverse autour de la charte vient perturber certaines de ses convictions.

La troisième section du livre montre qu’au-delà de la posture militante de Guay, il y a eu de multiples rencontres et de nombreuses lectures qui ont alimenté son engagement politique. Dufour identifie le milieu familial de Guay comme marquant par la transmission de certaines valeurs catholiques, mais également parce qu’il a constitué un lieu duquel elle a cherché à s’affranchir par les livres notamment – une source de réflexion politique qui contraste aussi avec son milieu scolaire (chap. 8). Ainsi, le parcours de Guay est animé des écrits sur le Salvador, la Palestine, ceux de Simone de Beauvoir, du Refus global, ou encore du récit des patriotes. C’est aussi un ensemble de réseaux de connaissances qui guidera son militantisme, des rencontres de militant·es étranger·ères dans le cadre de la JEC, qui font susciter des réflexions sur l’impérialisme, à la rencontre à la clinique de Pointe-Saint-Charles de l’attachante Mme Verreault, qui partage ses façons d’accepter les humains tels qu’ils sont.

En conclusion, les deux autrices enjoignent les mouvements sociaux à travailler à la préservation de la mémoire collective des luttes, et à considérer leurs transversalités. Et c’est effectivement ce que l’on sent à la lecture de Qui sommes-nous pour être découragées ? : il s’agit d’une pièce témoignant d’une mémoire militante riche de pratiques autonomes et solidaires et de réflexions. L’ouvrage conscientise à toute la pertinence de considérer les approches et le travail passé dans les milieux communautaires. L’exemple des perspectives en santé basées sur l’autogestion locale venant connecter les enjeux individuels de santé et les injustices systémiques est particulièrement frappant en cette année pandémique qui met la précarité du système de santé à l’avant-plan. À ce titre, les pratiques de la Clinique de Pointe-Saint-Charles dans les années 1970, où l’on valorisait et rémunérait les personnes pour leurs savoirs expérientiels, leurs compétences affectives et leurs engagements, font définitivement contraste avec les réalités actuelles. Ainsi, Pascale Dufour et Lorraine Guay proposent un récit qui constitue une généalogie militante judicieuse et inspirante, permettant d’envisager de multiples avenues militantes. La nécessité de réflexions et d’actions politiques soutenues et donc du militantisme à long terme transparaît, que ce soit à travers la reconfiguration d’enjeux sociaux et d’injustices selon les contextes ou à travers un apprentissage personnel continu en fonction de perspectives diverses. Ce livre conduit donc à percevoir la transversalité des luttes comme une avenue essentielle, mais également un défi constant.