Article body

Les études sur le populisme et les partis populistes foisonnent dans la littérature en science politique (voir Canovan, 1981 ; Taguieff, 2007 ; Kriesi, 2014). Toutefois, beaucoup d’incertitude caractérise cette notion et plusieurs aspects du populisme demeurent inexplorés. Cas Mudde (2007) et João Carvalho (2014) repèrent par exemple la nécessité d’étudier en profondeur l’influence des partis populistes sur les politiques publiques. Pendant de nombreuses années, la majorité des partis qualifiés de populistes – et particulièrement populistes de droite radicale – ont été placés au ban de la société, que ce soit par les partis politiques traditionnels, par les médias ou encore par les citoyens eux-mêmes. Encore aujourd’hui, malgré une récente tendance évolutive, par exemple avec l’intégration de ces partis au sein d’un exécutif national, comme cela a été le cas en Autriche en 2017 (Biard, 2019a), les partis populistes de droite radicale rencontrent toujours des difficultés à se faire accepter et à exercer des responsabilités politiques. Le cas du deuxième tour des élections régionales françaises de décembre 2015 qui n’a permis au Front national (aujourd’hui Rassemblement national) d’obtenir la majorité dans aucune région illustre ce phénomène.

Pourtant, un parti souvent catégorisé de « populiste de droite radicale » (Skenderovic, 2009) semble se démarquer nettement de cette généralité, et ce, depuis de nombreuses années. L’Union démocratique du centre (UDC) est un parti atypique à deux égards. D’une part, il évolue dans un système politique particulier (État fédéral, mécanismes de démocratie directe largement développés, directoire) et, d’autre part, il entretient un rapport avec l’exécutif national qu’on ne retrouve nul part ailleurs : premier parti au Conseil national en termes de suffrages exprimés depuis 1999, l’UDC est un parti à la tradition gouvernementale longue puisque disposant d’au moins un siège ministériel depuis sa fondation.

Sur la base de l’étude de l’UDC, cet article propose de répondre à la question suivante : quel rapport les partis populistes de droite radicale entretiennent-ils avec le populisme de droite radicale quand ils sont au pouvoir ? À travers cette question, c’est le caractère populiste de droite radicale de l’UDC qui est interrogé, au-delà des périodes de campagne électorale. Nous appuyant sur la littérature existante et grâce à l’analyse de données originales, nous allons tenter de déterminer précisément à quels égards le parti peut être considéré comme un parti populiste de droite radicale lorsqu’il est au pouvoir. C’est par le prisme de dossiers spécifiquement sélectionnés que la présente étude est menée.

Le populisme : à la recherche d’une définition minimale

Le terme « populisme » a été longuement employé au fil du temps et à travers le monde pour désigner des partis, des mouvements ou des leaders de types parfois très différents. Les Narodniki russes du XIXe siècle et des partis comme Aube dorée en Grèce ou le Jobbik hongrois au XXIe siècle semblent par exemple se situer aux antipodes l’un de l’autre, mais ils sont régulièrement caractérisés de populistes (Canovan, 1981 ; Reynié, 2013). Il est reconnu que le terme peut être employé très différemment, notamment en fonction de la personne qui y recourt et de son but, c’est-à-dire à des fins de délégitimation de l’adversaire, d’autolégitimation ou de tentative de décrypter l’actualité politique (Ennser, 2010 : 56). Cependant, malgré cette réalité a priori plurielle et cet usage multiple du terme, certains auteurs ont tenté d’élaborer une définition minimale du populisme, c’est-à-dire d’en dégager les traits identiques ou les caractéristiques communes (Jagers et Walgrave, 2007 ; Rooduijn, 2014). Les éléments clés qui forment un dénominateur commun aux partis populistes contribuent dès lors à stabiliser davantage la notion.

Le premier critère essentiel à la définition et reconnu par tous depuis les premiers travaux scientifiques portant sur le populisme (par exemple Ionescu et Gellner, 1969 ; Canovan, 1981) est la place accordée par les populistes au peuple. Ce peuple est caractérisé comme étant homogène et majoritaire (Taggart, 2000 : 91-98) et est ardemment défendu par les populistes qui entendent le protéger des menaces qui pèsent sur lui (internes ou externes) et renforcer son rôle dans la société. L’appel ainsi lancé au peuple permet aux populistes de forger et de renforcer leur légitimité et contribue au développement d’un répertoire discursif populiste. Les expressions « homme de la rue », « homme ordinaire » ou « monsieur tout le monde » sont ainsi particulièrement mobilisées par les populistes (Jamin, 2009 : 94).

Cet appel lancé au peuple se réalise en opposition à une élite caractérisée par les populistes comme étant parée de tous les vices. Cette élite recouvre de multiples visages puisqu’elle est politique (l’establishment), économique, médiatique ou encore culturelle. Contrairement à l’image du peuple, l’élite est présentée comme étant hétérogène et minoritaire (Jamin, 2013). En ce sens, elle est pointée comme disposant d’un pouvoir trop important et non légitime.

Cette opposition entre deux groupes souvent mal définis par les partis populistes eux-mêmes afin que leurs discours soient portés auprès du plus grand nombre se retrouve complétée par d’autres éléments caractéristiques. La place occupée par un leader charismatique est ainsi centrale dans tout mouvement ou parti populiste (Charaudeau, 2011). Christian Godin (2012 : 216) précise :

On ne peut parler de « culte du chef » comme pour les fascismes, car les démocraties l’ont neutralisé et affadi en vedettariat. Toujours est-il qu’il n’y a pas de populisme sans leaders incontestés. Le parler dru de ces leaders, qui usent volontiers de tours familiers et de tournures argotiques, ravale l’idiolecte des professionnels et des experts de la politique au rang de moyen cynique de dissimulation et de mensonge.

Le leader populiste, en mobilisant des tactiques discursives propres, notamment le « parler dru » dont fait mention Godin (idem), prétend être issu du peuple et, en ce sens, le connaître suffisamment pour le défendre face aux élites illégitimes. Par là même, il se dote d’une double légitimité : rationnelle-légale et charismatique.

Même s’ils sont souvent perçus comme constituant une menace à l’encontre de la démocratie libérale (Albertazzi et Mueller, 2013), les populistes accordent enfin dans leurs discours une attention particulièrement forte à la démocratie. En conséquence d’un déficit de la représentation (Manin, 2012 : 299) qui trouve ses origines notamment dans le double partage du pouvoir politique de l’État (horizontalement par de nouveaux modes de gouvernance et verticalement avec des processus d’européanisation et de régionalisation) et en conformité avec leur vision antagoniste du monde (peuple–élite), les populistes proposent d’introduire ou de développer des outils de démocratie directe et de « rendre le pouvoir au peuple ».

Ensemble, les quatre caractéristiques évoquées (le peuple, les élites, la présence d’un leader charismatique et la place accordée à la démocratie directe) constituent un dénominateur commun aux mouvements ou aux partis populistes, formant ainsi un style populiste. Ce style, comme le propose Pierre-André Taguieff (2007 : 31), est « compatible en principe avec toutes les grandes idéologies politiques ». Préciser davantage la nature d’un parti à l’aide de caractéristiques complémentaires concourt à décliner le populisme. Ainsi, différents types de populismes (Reynié, 2013) peuvent voir le jour, en fonction de l’idéologie à laquelle le populisme peut se rattacher. Certains sont qualifiés de gauche radicale (Podemos ; Syriza), tandis que d’autres sont qualifiés de droite radicale (Rassemblement national ; Partij voor de vrijheid [Parti pour la liberté]). Certains demeurent en outre délicats à classer de manière spécifique (comme le Mouvement 5 étoiles).

Le populisme de droite radicale : rencontre entre un style et une idéologie

Une des expressions les plus répandues du populisme (Reynié, 2013) et qui provoque d’intenses inquiétudes est sans nul doute le « populisme de droite radicale ». Ces inquiétudes s’expriment à travers des sondages d’opinion ou une implication croissante des citoyens dans le monde associatif afin de lutter contre le développement de ces partis (Rovira Kaltwasser et al., 2017). Le nombre d’articles de presse portant sur le populisme de droite radicale et pointant les risques que l’élection de leurs candidats peut comporter est par ailleurs en croissance (Rooduijn, 2019).

Proposant une définition assez précise et partagée du populisme de droite radicale, Ann-Cathrine Jungar et Anders Ravik Jupskas (2014 : 218) avancent que :

The nation-state should remain as culturally and ethnically homogenous as possible, and this implies very strict assimilationist, anti-immigration policies and profound criticism of multiculturalism. The authoritarian position in sociocultural issues, however, also tends to include law-and-order policies, pro-military, traditional family values, and skepticism towards gender equality and gay rights.

Pour reprendre les termes employés par Mudde (2007) et qui synthétisent le propos de Jungar et Jupskas (2014), le populisme, le nativisme et l’autoritarisme constituent les éléments fondamentaux du populisme de droite radicale. Le nativisme peut être considéré comme une forme de nationalisme basé sur le rejet d’éléments non nationaux. Si le populisme rejette les élites d’une façon générale, le populisme de droite radicale va plus loin en rejetant aussi les minorités ethniques ou religieuses et les immigrants. Par exemple, c’est en proposant de limiter les aides sociales aux seuls nationaux qu’il s’exprime, selon l’expression consacrée « welfare chauvinism » (Schumacher et Van Kersbergen, 2016).

L’autoritarisme se manifeste quant à lui par la volonté des partis populistes de droite radicale d’imposer le strict respect du droit et de l’ordre. L’expression « populisme pénal » (Salas, 2010) traduit cette caractéristique qui conduit les populistes à demander, par exemple, un renforcement des moyens alloués à la justice et un durcissement du droit pénal. Cet autoritarisme est intrinsèquement lié au populisme par le fait que c’est au nom du peuple que ces demandes sont exprimées.

À une époque caractérisée par la « compression de l’espace et du temps » (Betz, 2013 : 214), le populisme de droite radicale se distingue également par un positionnement négatif à l’égard de l’Union européenne et, d’une manière plus générale, à l’égard de la mondialisation et des institutions qui en découlent (Mudde, 2007 ; Ennser, 2010). Dans le cadre de la stratégie populiste déployée et parallèlement au nativisme évoqué, ces institutions supranationales sont perçues par les populistes comme dépossédant les États – et donc les peuples – de leur souveraineté.

Enfin, certains auteurs indiquent que la défense d’une économie néolibérale fait partie du crédo populiste de droite radicale. Cependant, cet aspect économique a été de nombreuses fois remis en cause (entre autres par Mudde, 2007 : 119-137), n’étant pas jugé pertinent pour un certain nombre de cas et étant jugé secondaire pour d’autres.

La figure 1 permet de synthétiser ces caractéristiques du populisme de droite radicale, en les positionnant le long d’un continuum.

Figure 1

Les partis populistes de droite radicale

Les partis populistes de droite radicale
Source : L’auteur

-> See the list of figures

Le populisme de droite radicale n’est ainsi pas un modèle prêt à porter mais plutôt un idéaltype (Taggart, 1996 : 36), puisque relevant davantage d’une question de degré. Dès lors, certains partis politiques a priori traditionnels – sur la base de l’analyse de leur manifeste et des déclarations officielles de leur leader – peuvent ensuite, dans les faits, être considérés comme faisant pourtant partie de la famille des partis populistes de droite radicale. À l’inverse, des partis a priori populistes de droite radicale peuvent, une fois au pouvoir, se comporter davantage comme des partis traditionnels. C’est le cas du Laïkos Orthodoxos Synagermos (LAOS, Alerte populaire orthodoxe) grec qui, en 2011, après avoir rejoint le gouvernement, tend à se modérer. Lors du scrutin suivant, le parti en subit les conséquences (au profit d’Aube dorée) puisqu’aucun de ses candidats n’est alors élu au Parlement (Deleersnijder, 2016).

Dès lors, pour les partis politiques disposant d’une capacité d’action importante (ce qui ne veut pas nécessairement dire un pouvoir important), c’est-à-dire pour des partis disposant d’une assise parlementaire de premier plan et d’une représentation gouvernementale, il importe d’aller au-delà des analyses portant sur les manifestes et les déclarations officielles pour étudier, concrètement, comment ils se comportent après une période de campagne électorale. En ce sens, dans la suite de notre propos, nous désignerons les partis populistes « en action » – ou plus précisément « l’UDC en action » – pour évoquer la manière dont se comportent les partis populistes, idéologiquement et dans le style, lorsqu’ils tentent d’intervenir sur le processus de fabrique des politiques publiques, au-delà de la campagne électorale.

Il est reconnu qu’un parti « en action » peut adopter une stratégie ou un style politique différent de celui auquel il recourt en campagne électorale (Biro-Nagy et Boros, 2016) – qu’il soit déjà membre de l’exécutif ou non pendant cette période. La littérature reconnaît par ailleurs que cette évolution peut s’expliquer par la volonté de ces partis de se maintenir au pouvoir en bénéficiant de stratégies d’engagement de la part de partis traditionnels (Meguid, 2005), mais aussi par leur volonté d’exercer une influence sur les politiques publiques (Afonso et Papadopoulos, 2015 ; Biard et al., 2019). Une fois l’élection terminée, modérer leur recours au populisme de droite radicale peut leur permettre de traduire plus aisément leurs promesses électorales en décisions, soit directement eux-mêmes, soit indirectement, en ayant recours à des partis traditionnels (Schain, 2006). En ce sens, des études ont pointé – sur la base d’enquêtes quantitatives – que l’attitude populiste d’électeurs peut ne pas être tout à fait congruente avec l’attitude populiste des élus pour lesquels ces électeurs se sont prononcés (Andreadis et Stavrakakis, 2017). Dès lors, nous posons l’hypothèse suivante : une fois la campagne électorale terminée et une fois au pouvoir, l’UDC tend à recourir relativement peu au populisme de droite radicale – tant discursivement qu’idéologiquement. Nous testons cette hypothèse par l’étude précise de trois dossiers. Il ne s’agit pas tant d’étudier le recours au populisme de droite radicale au regard d’une évolution potentielle du statut gouvernemental du parti que de l’étudier au regard de deux temporalités différentes, à savoir la campagne électorale et la période durant laquelle le parti est au pouvoir.

L’Union démocratique du centre : un parti populiste de droite radicale pas comme les autres ?

Alors que bon nombre de partis populistes de droite radicale se sont développés en Europe sur une base nationaliste ou fasciste (Ignazi, 2005), c’est plutôt sur une base agrarienne que l’Union démocratique du centre (UDC) a été fondée en 1971. Le parti est en effet né du rassemblement de forces agrariennes telles que le Parti des paysans, artisans et indépendants (PAI), le Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB), et une force nationale conservatrice et de centre-droit. Son premier programme regroupait 17 points, parmi lesquels aucun ne correspondait au populisme de droite radicale. Néanmoins, deux ailes se sont rapidement dessinées au sein du parti : une aile plus modérée et une aile davantage radicale. Principalement portée par la section zurichoise du parti et son leader Christoph Blocher, cette section zurichoise a réussi à s’imposer comme tendance dominante au sein de l’UDC et a résulté en la transformation du parti dans les années 1990. C’est ainsi que d’aucuns parlent d’une « nouvelle UDC » (Mazzoleni, 2008) dès ces années. Concrètement, c’est à partir de cette période que l’UDC est réputée avoir adopté un style populiste et qu’elle axe davantage ses discours sur le libéralisme économique, l’immigration, l’insécurité et la défense de l’indépendance du pays (Boschetti, 2007). En parallèle à cette transformation, deux événements majeurs caractérisent cette période et offrent à l’UDC une possibilité de s’imposer au sein du jeu politique. En effet, l’UDC se distingue en s’opposant de manière virulente à deux votations populaires : la première, en 1986, portant sur l’adhésion de la Suisse à l’Organisation des Nations Unies (ONU), et la deuxième, en 1992, portant sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (Ladner, 2004). Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’UDC est considérée comme étant un parti populiste de droite radicale, au même titre que le Front national français ou la Ligue du Nord italienne, par exemple (Aalberg et al., 2017).

Pourtant, si l’UDC devient qualifiée comme telle, elle demeure un parti de gouvernant. Depuis sa fondation et dans la continuité du PAI qui disposait d’un siège au Conseil fédéral depuis 1929, l’UDC a toujours été membre du gouvernement fédéral (à l’exception de 2007, à la suite de la non-réélection de Christoph Blocher – leader historique du parti – et du départ de deux de ses conseillers fédéraux). Du fait de son importante croissance électorale, elle parvient même à obtenir un deuxième siège au sein du Conseil fédéral en 2003. La formule magique qui caractérise la composition de l’exécutif helvétique depuis 1959 se retrouve alors bouleversée, au détriment des chrétiens-démocrates du PDC : l’UDC dispose de deux sièges, le Parti libéral-radical (PLR) de deux sièges, le Parti socialiste (PS) de deux sièges aussi et le Parti démocrate-chrétien (PDC) d’un seul (Burgos et al., 2011). A priori anti-establishment en raison de son caractère populiste, l’UDC est ainsi solidement ancrée dans l’establishment et tente de conserver ce délicat équilibre (Mazzoleni, 2016). Une attitude ambivalente alliant participation gouvernementale et dénonciation d’une élite dirigeante caractérise alors l’UDC (Bernhard, 2017), par exemple par des attaques à l’encontre de ses partenaires gouvernementaux ou encore des ruptures de collégialité au sein de l’exécutif (Cherix, 2016).

C’est précisément cette ambivalence qui complexifie la manière de labelliser le parti. En effet, alors que la section zurichoise du parti était davantage caractérisée comme étant d’extrême droite et populiste dans les années 1990, ces labels ont été beaucoup moins mobilisés dès les années 2000 (Sciarini, 2011). Elle devient ainsi plutôt classée parmi les partis de droite ou les partis bourgeois. Comme l’indique Oscar Mazzoleni (2007 : 36), « l’élargissement du succès électoral, notamment en Suisse romande, ainsi que l’élection de Christoph Blocher, [ont] renforcé la tendance à banaliser le phénomène UDC ». En conséquence, les partis traditionnels suisses adoptent des stratégies d’engagement à l’égard de l’UDC (Meguid, 2005), qui consistent à collaborer avec elle sur les plans législatif et exécutif, contrairement à de nombreux autres cas en Europe (le Vlaams Belang en Belgique, par exemple). Dès lors, il devient pertinent d’interroger le rapport qu’entretient l’UDC en action avec le populisme de droite radicale. Il ne s’agit pas d’étudier ses stratégies électorales lorsqu’elle est au pouvoir, mais bien la manière dont elle mobilise le populisme dans sa tentative de marquer l’action publique de son empreinte.

Méthodologie

Pour répondre à la question de recherche posée, plusieurs types de données ont été collectés[2]. Tout d’abord, un corpus de documents nationaux a pu être constitué grâce à des recherches en ligne et dans des centres d’archives. Principalement, ce sont les procès-verbaux des échanges en séance plénière du Parlement (les séances en commission se déroulant à huis clos) qui sont analysés ainsi que les objets parlementaires y sont liés, c’est-à-dire les postulats, les initiatives parlementaires, les questions, les interpellations ainsi que les motions déposées par les élus nationaux. Ceux-ci fournissent de précieuses données quant à l’évolution de dossiers précis ainsi qu’à la manière dont ils ont été traités au Parlement, mais aussi par le gouvernement, grâce aux réponses que ce dernier adresse généralement sous forme de messages. En outre, deux autres types de documents officiels ont été mobilisés, comme les programmes des partis représentés au Parlement et les publications du journal édité par l’UDC, intitulé Franc-parler. Ceux-ci fournissent également, à différentes étapes du processus de fabrique des politiques publiques, des données relatives aux dossiers investigués utiles dans l’analyse de l’UDC.

Ensuite, nous avons conduit trente entretiens semi-dirigés avec des élus et des cadres nationaux de l’UDC, mais aussi de six partis majeurs du système partisan suisse (Parti socialiste suisse, Parti démocrate-chrétien, Parti libéral-radical, Parti écologiste, Parti vert’libéral, et Mouvement citoyens genevois). Les questions ont essentiellement porté sur les priorités de l’UDC, sa manière de porter une série de dossiers, l’influence qu’elle a tenté d’exercer et les freins qu’elle a rencontrés. Les interviews sont représentatives dans la mesure où autant d’élus alémaniques que romands ont été interrogés, provenant d’une multitude de cantons (pour l’UDC, il s’agit d’élus des cantons de Vaud, Genève, Neuchâtel, Bâle-Ville, Fribourg, Argovie, Zurich, Thurgovie, Berne et Saint Gall), avec une expérience plus ou moins longue en politique au niveau national (les élus avec la plus longue expérience parlementaire ayant entamé leur premier mandat national en 1995 et ceux avec l’expérience parlementaire la moins longue l’ayant entamé en 2011) et plus ou moins importante (certains élus nationaux ayant été membre d’un exécutif cantonal préalablement, d’autres pas). Si davantage d’élus de la chambre basse (Conseil national) ont été rencontrés étant donné le nombre de sièges plus important au sein de celle-ci, des élus de la chambre haute (Conseil des États) ont également été interviewés. Enfin, les élus se distinguent entre eux par le poste qu’ils occupent au sein des commissions parlementaires et des responsabilités exercées au Parlement (présidence de commission ou présidence du Conseil national, par exemple).

Cinq entretiens d’un autre type ont aussi été menés auprès de chercheurs et de journalistes. Ces deux statuts sont complémentaires du fait qu’ils permettent de mieux connaître le terrain d’investigation, entre autres en abordant en profondeur et sous différents angles d’approche le cas étudié (l’UDC), ses réseaux ou encore les dossiers portés par celui-ci.

Enfin, des observations directes ont été réalisées, en assistant à des réunions du parti (par exemple, en présence des principaux leaders ou idéologues, comme Christoph Blocher et Christoph Mörgeli, à Lausanne, le 2 octobre 2015) ou en allant à la rencontre de l’UDC lors de divers événements comme des foires (Comptoir suisse, à Lausanne, le 15 septembre 2015) ou des marchés (marché de Vevey, le 3 octobre 2015). Ces observations sont des occasions de se rendre compte, directement, des méthodes employées par le parti pour faire sa promotion, mais aussi pour comprendre quelle est la priorité qu’il accorde aux dossiers en cours de traitement ou récemment traités, la manière dont il les aborde, et la façon dont les militants et les sympathisants les reçoivent. C’est donc de manière complémentaire que ces observations participantes s’inscrivent dans le cadre du présent dispositif méthodologique.

Ces données font ensuite l’objet d’une analyse thématique après la création de catégories et de sous-catégories (Miles et Huberman, 2003). Celles-ci reposent notamment sur les caractéristiques du populisme de droite radicale telles qu’elles ont été développées dans le cadre théorique, et permettent de cerner dans quelle mesure un discours ou une action peut être considéré comme populiste de droite radicale, et d’y apporter une explication.

L’UDC en action : un parti populiste de droite radicale ?

Sur la base des caractéristiques listées à partir de la revue de la littérature, l’UDC est étudiée, pour la période 2007-2015[3], par le prisme de ses actions et des discours les justifiant. L’analyse vise à répondre à la question posée en cernant à quel point l’UDC en action peut être considérée comme un parti populiste de droite radicale. Pour cela, trois dossiers majeurs portés par ce parti et la manière dont il agit par rapport à ceux-ci sont exposés. Il s’agit du « renvoi des criminels étrangers », de la « réforme du droit des sanctions » et de la « lutte contre l’immigration de masse ». Ces dossiers sont sélectionnés car tous les trois ont été portés durant les deux législatures étudiées et sont liés à des thématiques centrales pour un parti populiste de droite radicale, à savoir l’immigration et la sécurité intérieure (Mudde, 2007). Par ailleurs, ils ont bénéficié d’un écho médiatique important et sont tous considérés par les experts rencontrés comme étant des dossiers majeurs de ces législatures. Enfin, l’ensemble des élus UDC rencontrés s’accordent pour reconnaître que ces trois dossiers ont occupé le « top 3 » des dossiers les plus importants pour le parti durant ces législatures. S’ils ne sont pas les seuls dossiers pour lesquels l’UDC a mobilisé son énergie, ils sont en revanche reconnus par les élus mais aussi par les experts rencontrés (voir supra) comme étant au coeur de leur action. Ils constituent donc des « most likely cases ».

Le renvoi des criminels étrangers

Déposée par l’UDC le 15 février 2008 conformément à une promesse électorale formulée lors de la campagne fédérale de 2007, une initiative populaire demandant le renvoi des criminels étrangers[4] est adoptée par la population suisse le 28 novembre 2010 par une double majorité (peuple et cantons). Ce dossier est perçu positivement par les élus de l’UDC, comme l’indique cet extrait d’entretien :

Si on prend notre initiative pour le renvoi des criminels étrangers… Ça c’est l’initiative – disons phare – qui a été acceptée par le peuple. L’UDC représente à peu près 28 % mais là il y a eu 56 % qui ont accepté cette initiative. Donc on voit que la population est sensible à notre travail.

Élu UDC, 2 octobre 2015

L’UDC est en effet parvenue à récolter les 100 000 signatures nécessaires pour la tenue de la votation, à obtenir une double majorité lors de la votation et à lutter contre le contre-projet soutenu par la majorité des autres partis politiques. Cependant, la satisfaction de l’UDC se veut partielle :

La grande victoire a été que ce soit l’initiative qui ait été acceptée par le peuple et pas le contre-projet. La deuxième victoire ça a été, finalement, que le Parlement [soit forcé d’adopter] une loi d’application. C’est une deuxième victoire d’étape. Insuffisante à nouveau puisque, finalement, le Parlement, quelque part, a repris les éléments du contre-projet que le peuple avait refusé et ça c’est un déni de démocratie.

Élu UDC, 17 novembre 2015

La traduction des dispositions constitutionnelles en loi applicable n’évolue pas totalement dans le sens souhaité par l’UDC et celle-ci s’en remet au peuple pour le dénoncer. C’est en ce sens que le parti évoque des « victoires d’étapes ». En outre, il a déposé une nouvelle initiative populaire – dite « de mise en oeuvre » – visant à inscrire les dispositions de mise en oeuvre directement dans la Constitution. Dans les faits, c’est donc en s’appuyant à deux reprises sur les citoyens suisses que le parti tente d’exercer une influence sur une politique publique précise.

Deux thématiques particulièrement liées aux partis populistes de droite radicale sont jointes dans cette initiative populaire : l’immigration et la sécurité. Sur le plan idéologique, cette proposition visant à prononcer une double peine (privation de liberté puis renvoi dans le pays d’origine) à l’égard des criminels étrangers s’inscrit dans le registre de la droite radicale. Par ailleurs, les manières de présenter le dossier, discursivement, et de le faire évoluer, dans les faits, relèvent toutes les deux du populisme.

Les extraits d’entretiens suivants permettent d’illustrer l’usage du populisme lorsque le renvoi des criminels étrangers est évoqué :

L’UDC est le champion pour l’utilisation de [l’initiative populaire]. C’est bien ce qui rend les autres fous. Ah, vous ne voulez pas faire ce qu’on vous dit, à Berne, vous mettez les pieds contre les murs ? Et bien attendez. On va vous coller le peuple au cul puis vous verrez. Excusez-moi, mais c’est exactement ça.

Élu UDC, 16 septembre 2015

Dans ce premier extrait, il est fait appel au peuple et l’UDC va même jusqu’à se confondre avec le peuple. C’est une caractéristique centrale du populisme puisque le parti usant de cette stratégie en tire sa légitimité. En outre, le langage employé tend à se rapprocher du langage « populaire ».

On a une règle qui veut que l’on expulse les criminels étrangers et on a une Cour européenne des droits de l’homme qui nous dit : « Oui mais pas dans ce cas-là, parce qu’il y a le droit à la vie de famille. » L’étranger a un enfant sur le territoire suisse et l’État ne doit pas faire intrusion dans la vie de famille. C’est dans le catalogue des droits garantis par la Cour européenne des droits de l’homme. En conséquence de quoi cette expulsion-là viole l’article de la charte. Ce que l’UDC voudrait, c’est remettre les juges de Strasbourg à leur place.

Élu UDC, 22 septembre 2015

Ce deuxième extrait insiste davantage sur le rôle de l’élite dénoncée par l’UDC. Dans ce cas précis, il s’agit d’une élite judiciaire et extérieure : les juges de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette élite est caractérisée par le parti comme souffrant d’un important déficit de légitimité et c’est dans le sens d’une récupération par les citoyens – le « peuple » – du pouvoir dont l’élite dispose que le parti se prononce.

On est arrivé au terme de notre initiative [pour le renvoi des criminels étrangers]. Donc le peuple suisse l’a acceptée mais après – je dirais – certains technocrates ici ne respectent pas la volonté populaire.

Élu UDC, 24 septembre 2015

On dit au peuple qui élit le Parlement : « Vous voyez, on n’est pas assez nombreux pour faire passer nos idées. Et puis les autres sont contre nos idées. Ils refusent même ce que vous avez décidé. Vous, peuple suisse, vous avez décidé de renvoyer les criminels étrangers mais la majorité parlementaire et gouvernementale refuse de mettre l’application. » Et les gens ne sont pas fous. Ils disent : « Mais oui, dites donc. On prend une décision, c’est nous qui commandons et puis ceux à qui on délègue, ils ne nous suivent pas. »

Élu UDC, 19 octobre 2015

En 2010, la Suisse, les citoyens et les cantons – il y avait plus d’une majorité – ont dit « oui » à l’expulsion des criminels étrangers. Mais le Parlement et le Conseil fédéral n’ont pas fait leur travail. On n’a pas adapté la législation à la volonté du peuple. On a fait partiellement. On n’a pas fait à 100 %. On a même fait le contraire.

Élu UDC, 20 novembre 2015

Le peuple est systématiquement nommé et défendu par les élus. Selon eux, le peuple est dépossédé de sa souveraineté et cela constitue une entrave à la démocratie portée par une élite. Cette dernière est tantôt désignée comme étant l’establishment – le Parlement et le gouvernement (à noter que l’UDC dispose pourtant d’un siège sur sept au sein de l’exécutif fédéral entre 2007 et 2015), – tantôt désignée comme étant des technocrates déconnectés de la réalité dans laquelle vit le peuple. Les traités internationaux et les juges internationaux (de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce cas) sont en outre dénoncés, au nom de la souveraineté populaire et nationale. L’élite recouvre donc une multitude de visages (politique et judiciaire dans ces exemples). L’antagonisme entre peuple et élite est fortement marqué et l’UDC mobilise les valeurs démocratiques dans son argumentaire.

Étant donné l’usage qui est fait par l’UDC de l’outil de démocratie directe qu’est l’initiative populaire, le peuple n’est pas seulement évoqué par l’UDC de manière discursive dans un but de légitimation, mais il est aussi un maillon central mobilisé activement par le parti pour faire avancer son dossier et sans lequel celui-ci demeurerait bloqué. Par ce biais, l’UDC parvient donc à exercer une influence majeure sur la fabrique des politiques publiques.

La réforme du droit des sanctions

À la suite d’une réforme du Code pénal dont les nouvelles dispositions entraient en vigueur le 1er janvier 2007, nombre de magistrats suisses ont multiplié les démarches afin de revoir certains éléments, dont le système des jours-amendes nouvellement introduit (proportionnellement calculés sur la base du revenu de la personne jugée, ces jours-amendes – qui se substituent à une peine privative de liberté – constituent une sanction pénale prononcée par un juge et exigeant le paiement d’une certaine somme à l’État) ou la possibilité de réintroduire des peines privatives de liberté de moins de six mois. Dans ce dossier, l’UDC a été un des premiers acteurs politiques à réagir, au Parlement, en demandant le retour à l’ancien droit pénal. Quelques mois seulement après l’entrée en vigueur du nouveau texte, le conseiller national Luzi Stamm déposait ainsi une initiative parlementaire (no 07.428) intitulée « Abroger les dispositions révisées du Code pénal concernant le système des peines ». Toutefois, le Parti libéral-radical, puis le Parti démocrate-chrétien, lui ont emboîté le pas, en demandant la révision de certains éléments dont les deux cités plus haut (par exemple, en 2008, avec une initiative parlementaire du conseiller national PLR Christian Lüscher [initiative parlementaire no 08.431]). C’est en ces termes qu’un élu du PDC se prononce à l’égard des jours-amendes :

C’est une tentative qui avait été faite et puis on s’est rendu compte que, finalement, ça ne fonctionnait pas. Ça ne fonctionne pas puisqu’il y a des gens qui n’ont pas de jours-amendes à payer parce qu’ils n’ont pas de revenu. Donc si quelqu’un est un délinquant parce qu’il est pauvre, il ne faut pas le sanctionner avec ça.

Élu PDC, 19 octobre 2015

En juin 2015, lors du vote final sur la réforme du droit des sanctions, l’UDC a voté contre le texte, avançant que les éléments révisés sont peu significatifs pour elle et qu’il aurait fallu aller plus loin. C’est en ce sens que se sont exprimés plusieurs élus nationaux UDC, dont en voici un exemple :

Une fois que la réforme a vraiment été travaillée, elle a finalement accouché d’une souris. Plutôt d’une péjoration du droit, à mon avis, que d’une amélioration.

Élu UDC, 22 septembre 2015

D’un point de vue idéologique, l’ensemble des interventions de l’UDC à propos de cette réforme vont dans le sens d’un durcissement du droit pénal :

Ce n’est pas crédible. Ça ne touche pas. Ce n’est pas crédible. Donc il faut être plus sévère, il faut un durcissement, surtout quand on met quelqu’un en prison. Même si c’est une punition plutôt courte.

Élu UDC, 20 novembre 2015

L’UDC propose ainsi de réintroduire la possibilité pour les juges de prononcer des courtes peines privatives de liberté et d’abandonner le système des jours-amendes afin que des peines plus sévères puissent être prononcées. Selon l’UDC, il est question de rendre le système pénal suisse plus crédible.

Comme cela a été précisé, l’UDC n’a pas été le seul parti à demander une réforme du droit des sanctions, notamment en critiquant le système des jours-amendes et la récente suppression des courtes peines privatives de liberté. Toutefois, indépendamment du fait que les demandes de l’UDC sont plus radicales que celles des autres partis (en demandant un retour pur et simple au droit pénal d’avant 2007), les objectifs de l’UDC et d’un parti comme le PLR – qui a également beaucoup oeuvré pour revoir le code – semblent diverger :

Pour nous, l’essentiel depuis le début c’est de redonner aux juges la possibilité de donner la bonne sanction à la bonne personne. C’est-à-dire que, pour certains […], on considère que le jour-amende avec sursis peut être la bonne sanction. En revanche, pour [d’autres], il faut que le juge puisse prononcer une peine privative de liberté de courte durée, même avec sursis dans un premier temps. Et donc ce qui nous satisfaisait, nous, c’est que le juge ait de nouveau cet outil en main et qu’il puisse… qu’il ne soit pas, finalement, pris en otage par un système dans lequel il sait très bien qu’une personne devrait aller en prison mais la loi l’oblige à prononcer des jours-amendes avec sursis.

Élu PLR, 15 décembre 2015

Les criminels ils rigolent sur cette loi [des jours-amendes]. Ils s’en foutent. Et nous voulons un droit pénal qui est dur avec tous les criminels.

Élu UDC, 14 décembre 2015

Là où l’UDC souhaite rendre le système pénal plus « crédible » en durcissant le droit, le PLR semble plutôt insister sur l’aspect « libéral », en défendant la marge de manoeuvre dont les juges devraient pouvoir disposer pour mener à bien leur travail. Une différence substantielle en termes d’objectif est donc à noter et l’UDC se rapproche davantage, en ce sens, du « populisme pénal » (Salas, 2010) propre à la droite radicale.

Discursivement, l’UDC révèle un antagonisme :

L’État n’a pas envie d’investir dans des prisons, il préfère avoir des gens en liberté et qui travaillent, gagnent de l’argent et… ah ! ah ! ah !… payent des impôts, plutôt que des gens qui lui coûtent.

Élu UDC, 22 septembre 2015

Les courtes peines de prison possibles c’est une bonne chose. Mais au prix d’une distorsion du système de sursis défavorable à la classe moyenne. Personnellement j’ai refusé la réforme parce qu’elle ne correspondait pas à ce pourquoi elle avait été engagée et était demandée par la population.

Élu UDC, 22 septembre 2015

D’une part, l’UDC dénonce l’establishment, responsable de l’entrée en vigueur d’un système pénal plus souple ; d’autre part, elle en appelle au peuple qui serait lésé à travers les expressions « défavorable à la classe moyenne » et « population ». Dans les faits, dans l’évolution de ce dossier, contrairement au cas précédent traitant du renvoi des criminels étrangers, il n’est à aucun moment fait appel directement aux citoyens. L’UDC y recourt régulièrement dans ses discours et dans ses argumentaires, mais ne l’intègre à aucun moment dans le processus décisionnel. Le non-recours au référendum s’explique par le fait que si le texte final ne lui convenait pas, celui-ci était malgré tout préféré au texte en vigueur lors des débats par le parti. Le non-recours de l’UDC au populisme dans les faits coïncide donc avec une influence moins importante de l’UDC sur la fabrique des politiques publiques.

Initiative contre l’immigration de masse

L’initiative populaire contre l’immigration de masse a été déposée par l’UDC le 14 février 2012 et soumise à votation le 9 février 2014[5]. Uniquement défendue par l’UDC face à l’ensemble des autres partis politiques suisses et malgré une pression internationale forte, la population a accepté à la double majorité le texte visant à limiter l’immigration, notamment par l’instauration de quotas annuels en fonction des besoins de l’économie.

La thématique principale de ce dossier est l’immigration. À nouveau, l’UDC entend mener une politique restrictive à cet égard et, en ce sens, se conforme à l’idéologie de droite radicale. En outre, lorsque les élus UDC abordent cette initiative populaire, ils font de nouveau un usage prononcé du populisme :

On a vraiment vu un tir de barrage centré contre l’UDC qui était vraiment seule pour défendre cette initiative avec quelques associations, style l’ASIN [Association pour une Suisse indépendante et neutre].

Élu UDC, 7 septembre 2015

L’initiative contre l’immigration de masse […] Le peuple suisse nous a donné raison. Bruxelles pas.

Élu UDC, 16 septembre 2015

Quand on a parlé de notre initiative sur l’immigration de masse… On en discute toujours aux chambres fédérales pour savoir la recommandation que l’on fait. Bien sûr que là, ils étaient tous contre l’UDC […] On est un peu le diable. Mais on voit qu’on avait raison.

Élu UDC, 2 octobre 2015

Ces trois extraits soulignent l’ostracisme dont se plaint de souffrir l’UDC. Elle serait écartée politiquement par ses adversaires nationaux, mais aussi par des adversaires européens. Plus encore, l’UDC ne dénonce pas tant l’ostracisme qu’elle subit que celui du peuple qu’elle prétend représenter. Les élus interviewés rappellent en effet que le peuple a suivi l’UDC malgré cette mise à l’écart du parti. Cela conduit le parti à étaler davantage encore sa légitimité.

La population a commencé à hurler en disant « cette surpopulation on n’en veut pas ». Mon parti est allé faire voter au peuple que, désormais, il y aurait des contingents. C’est dans la Constitution depuis le 9 février 2014. Ces contingents servaient de manière autonome de parachute […] D’abord nous faisons cette proposition-là au Parlement, qui la rejette. Et une fois ce rejet avéré, on va chercher devant le peuple ce que le Parlement ne nous donne pas. Et c’est là que vous avez ce parti populiste. C’est-à-dire qu’il est compris par le peuple mais il n’est pas du tout compris par ses collègues du Parlement […] Et puis on entend « Ces populistes idiots vont nous brouiller avec l’Union européenne, on va avoir des rétorsions, on l’a dit sur tous les tons au peuple et il ne nous a pas compris. On a un peuple idiot qui suit les populistes obscurs et qui refuse le message pourtant intelligent de leurs élites éclairées. Et là vous êtes dans […] le populisme. » Ça veut dire ce que ça veut dire : dans un pays démocratique, l’élite éclairée se désespère du nombre et vitupère la majorité. Ça pose un problème de fonctionnement démocratique fondamental si on croit que la majorité n’a pas forcément raison mais qu’il est juste qu’elle ait le dernier mot – qu’elle ait raison ou tort, dans l’absolu, ce n’est pas la question.

Élu UDC, 22 septembre 2015

Si on prend vraiment l’initiative sur l’immigration de masse, ça a été traité par les chambres. La majorité du Conseil national et des États a recommandé au peuple suisse de rejeter cette initiative et voilà. Il ne peut faire que ça. Après, c’est le peuple qui a le dernier mot. C’est ce qui fait le charme de notre démocratie directe. Et le peuple n’a pas suivi les recommandations des chambres fédérales. Il a suivi la proposition de l’UDC en acceptant cette initiative. Et après, normalement, le Conseil fédéral doit mettre en place le cadre pour que cette initiative soit effective. Mais du reste, là, le Conseil fédéral a jusqu’en 2017 pour la mise en place de cette initiative. Mais ce qui est dommage c’est qu’on voit qu’il n’y a pas la volonté. Les gens devraient montrer clairement à Bruxelles ou expliquer clairement à Bruxelles que, voilà, en Suisse ce n’est pas le politique qui a le dernier mot, c’est vraiment le peuple.

Élu UDC, 24 septembre 2015

Et nous avons donc décidé de nous en remettre à la population en disant simplement dans une initiative : voilà, la Suisse gère son immigration de manière souveraine.

Élu UDC, 3 février 2016

Ces extraits – traitant du dossier de l’immigration de masse – permettent de synthétiser l’ensemble des caractéristiques du populisme, retenues à partir de la revue de la littérature. Le peuple est évoqué à moult reprises et est systématiquement désigné comme étant le « corps » légitime pour exercer la souveraineté et prendre des décisions. L’élite est pointée du doigt, qu’elle soit interne (l’establishment politique, les associations économiques et les médias) ou externe (Bruxelles). La démocratie est quant à elle désignée comme étant menacée mais à protéger et à respecter. Enfin, un interrogé avance lui-même et, selon sa propre définition, que l’UDC est un parti populiste qui cherche à développer la volonté populaire au détriment d’une élite déconnectée des réalités du terrain. Si ces extraits sont choisis pour illustrer le populisme mobilisé par l’UDC en conséquence du fait qu’ils regroupent à eux seuls toutes les caractéristiques du populisme, ils ne sont pas isolés dans le corpus de données. Au contraire, ils sont caractéristiques de l’ensemble du discours des élus de l’UDC.

Indépendamment de son répertoire discursif, l’UDC peut aussi être caractérisée de populiste dans les faits, en ce sens que c’est par le recours direct au peuple (et pas seulement par un appel discursif), par voie d’initiative populaire, et en guise de lutte contre l’ensemble des autres partis politiques suisses et la majorité des associations économiques, culturelles, médiatiques et religieuses de Suisse, qu’elle a pu faire évoluer sa proposition électorale en texte constitutionnel concret. À nouveau – et comme pour le premier dossier étudié –, l’UDC est parvenue à exercer une influence significative sur la fabrique des politiques publiques en traduisant une de ses promesses électorales en décision, non pas à travers les voies décisionnelles « classiques », mais en mettant au jour et en exploitant dans les faits un antagonisme créé entre le peuple et les élites.

Discussion et considérations conclusives

Cet article a permis dans un premier temps de mettre en évidence le rôle du populisme en Suisse, grâce à l’étude approfondie du cas de l’UDC – premier parti politique suisse en termes de suffrages exprimés depuis 1999 et membre de l’exécutif national (Mazzoleni, 2008). Sur la base d’une revue de la littérature, un dénominateur commun du populisme, puis du populisme de droite radicale, a pu être dégagé et un ensemble de critères ainsi établis. Dans un deuxième temps, trois dossiers majeurs ont été analysés afin de cerner en quoi le parti peut être qualifié, au-delà de la période de campagne électorale et lorsqu’il dispose d’une capacité d’action certaine, de populiste de droite radicale. Les résultats de cette recherche permettent de décrire, de caractériser et de comprendre le rôle de l’UDC en tant que parti populiste de droite radicale au pouvoir, mais aussi – et surtout – de comprendre les conditions de sa stabilité dans le paysage électoral helvétique. Alors que de nombreux partis populistes de droite radicale ne parviennent pas à conserver leur force électorale après avoir intégré un exécutif – comme en Autriche (Luther, 2011) ou en Grèce (Deleersnijder, 2016) –, l’UDC parvient à se renforcer d’élection en élection. La manière dont elle mobilise le populisme de droite radicale au-delà de la période de campagne électorale contribue à expliquer ce phénomène.

Ce qui ressort des dossiers analysés est que d’un point de vue purement stratégique, le populisme est mobilisé par l’UDC en action afin de porter ses propositions et ses dossiers importants. Sa propension au populisme est forte, car chacun des indicateurs repérés grâce à la revue de la littérature menée est fortement présent dans les discours portés par les élus UDC lors des échanges à propos des dossiers considérés. Outre le côté discursif, l’UDC recourt également au populisme, dans les faits, afin de contribuer significativement à la fabrique des politiques publiques. Dans deux des trois dossiers majeurs analysés, les citoyens – mobilisés via des initiatives populaires portées par l’UDC – jouent un rôle central, et ce, à deux reprises même dans un dossier. Le culte du peuple et l’exacerbation des valeurs démocratiques semblent donc se traduire dans les faits par l’action de l’UDC et de son leader, Christoph Blocher. Si le recours à ces outils de démocratie directe ne fait pas de son initiateur automatiquement un populiste, l’inverse est toutefois vrai.

Idéologiquement, l’UDC en action défend des dossiers qui, tant sur les thèmes que sur les positions adoptées, relèvent de l’idéologie de droite radicale. Lorsqu’elle agit, c’est donc essentiellement la sécurité et le nativisme, défendus sous différents angles et parfois de manière combinée, qui sont au coeur de son travail. Aucun aspect spécifique de l’idéologie n’est par contre privilégié. C’est donc de manière cohérente que cette idéologie semble portée, à travers un style populiste, par l’UDC.

Puisque l’UDC en action recourt au populisme de droite radicale tant discursivement qu’idéologiquement, l’hypothèse posée est rejetée. Ces résultats s’expliquent principalement par le système politique en vigueur en Suisse. En effet, tant la disponibilité d’outils de démocratie directe que le mode de composition de l’exécutif fédéral permettent à l’UDC de continuer à mobiliser le populisme de droite radicale au-delà de la période de campagne électorale et sans impact négatif sur sa stabilité électorale. Grâce à ces spécificités helvétiques, un exercice important de modération n’est pas une condition nécessaire pour que l’UDC puisse (1) collaborer avec les partis traditionnels et (2) exercer une influence sur la fabrique des politiques publiques. Comme l’indique la littérature, l’UDC peut en effet marquer de son empreinte la fabrique des politiques publiques en Suisse, en traduisant par exemple ses propres promesses électorales en décisions publiques (Afonso et Papadopoulos, 2015 ; Biard 2019b). Lorsqu’aucun accord n’est possible avec les partis traditionnels, le recours aux outils de démocratie directe lui permet d’exercer une telle influence (Biard, 2019b). Grâce au système politique dans lequel elle s’insère, l’UDC n’a donc pas besoin de se modérer afin d’être influente, ce qui lui permet de garder sa crédibilité auprès de ses électeurs.

Ces résultats comportent deux implications majeures pour la littérature sur les partis populistes de droite radicale et sur la démocratie. D’une part, ils suggèrent que tant l’idéologie que la stratégie mobilisées en période de campagne électorale par un parti populiste de droite radicale peuvent persister, même lorsque le parti atteint le pouvoir. Cela témoigne d’une relative stabilité à travers le temps. Alors que le populisme de droite radicale est classiquement considéré dans la littérature comme étant une menace à l’encontre de la démocratie (Urbinati, 2014), cela remet en cause les discours selon lesquels permettre aux partis populistes de droite radicale d’exercer le pouvoir les impacterait significativement et réduirait la menace qu’ils représentent. D’autre part, alors que la crise de la démocratie représentative est reconnue comme étant un facteur majeur expliquant le développement des partis populistes de droite radicale (Kriesi et Pappas, 2015) et alors que les outils de démocratie directe sont envisagés comme instruments contribuant à améliorer la qualité de la démocratie (Bedock, 2017), cette recherche indique que ces outils peuvent aussi être mobilisés par des partis considérés comme étant une menace à l’encontre de la démocratie. Cette recherche permet donc d’étendre la réflexion quant au rôle de ces outils en démocratie.