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De publics d’amateurs éclairés et de promeneurs, le musée s’est graduellement adapté pour accueillir des publics scolaires, familiaux, touristiques, etc. C’est ce que plusieurs ont observé comme étant le déplacement du centre de gravité des musées, de l’objet de collection vers le visiteur (Davallon, 1992 ; Desvallées, 1992 ; Weil, 1999 ; Dufrêne et Gellereau, 2004 ; Mariaux, 2005 ; Hooper-Greenhill, 2007 ; Gob et Montpetit, 2010). « Public, premier servi », tel était le principe de Georges Henri Rivière que citait André Desvallées (1992 : 20) dans l’introduction de son anthologie des écrits de la nouvelle muséologie. Cette situation a amené l’institution muséale à développer ses infrastructures éducatives afin de combler les besoins de plus en plus diversifiés de ses visiteurs et de ses publics potentiels.

En se penchant sur l’histoire des musées d’art, on pourrait supposer que les médiations déployées dans les salles d’exposition aient connu une évolution analogue, marquée par une complexification graduelle des dispositifs autour des oeuvres. Or, ce n’est pas ce qui est observé. Prenons le cas du vénérable MoMa (Musée d’art moderne de New York). Son fondateur Alfred J. Barr, lors de la fameuse exposition Van Gogh (1935), avait installé, outre les cartels contenant les informations en usage aujourd’hui – titre, date et nom du collectionneur –, des extraits de correspondance de l’artiste avec son frère Théo et, même, une reproduction d’oeuvre à des fins de comparaison. À l’opposé, son successeur, William S. Rubin (1967-1988), avait supprimé les cartels des expositions « afin ne pas perturber l’expérience esthétique des visiteurs » (Glicenstein, 2009 : 103). Cet exemple illustre avec éloquence que l’évolution des médiations autour des oeuvres ne suit pas une trajectoire chronologique, où tranquillement s’instaurent des normes de pratique professionnelle ; elle est plutôt marquée par un débat au centre duquel se trouve une priorisation quant à la nature de l’oeuvre qu’on veut dévoiler au visiteur : un objet témoin d’une culture, porteur d’un savoir sur celle-ci, ou un objet de contemplation, par lequel sera vécue une expérience esthétique de délectation. Il s’agit d’un débat séculaire qui divise les professionnels des musées d’art, entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation (Zeller, 1989 ; Duncan, 1995 ; Serota, 1996 ; Jacobi et Caillet, 2004 ; Glicenstein, 2009 ; Chaumier, 2010 ; Kaitavuori, 2013 ; Camart et al., 2015). Depuis plus d’un siècle, ce débat est déterminant quant au déploiement des médiations autour des oeuvres et des orientations éducatives prises par les musées d’art. Il va même jusqu’à freiner l’évolution de la muséologie comme domaine scientifique, en s’incarnant dans une lutte de pouvoir interdépartementale entre la conservation et l’éducation.

L’argumentaire se compose de trois parties. Dans un premier temps, la nature de ce débat est définie, en expliquant les arguments des protagonistes et les répercussions sur les médiations déployées autour des oeuvres. Ensuite, les raisons de l’incarnation de ce débat dans une lutte de pouvoir interdépartementale sont posées. Enfin, trois solutions de compromis sont présentées, telles que recensées dans la littérature, en vue de rétablir le lien entre esthétique et éducation.

La nature du débat opposant les tenants de l’esthétique à ceux de l’éducation

Le coeur du débat tient dans la divergence de priorisation quant à la nature de l’oeuvre à dévoiler au visiteur. De cette conception découle, en milieu muséal de l’art, le dispositif des médiations entourant les oeuvres, en une bipolarisation entre l’esthétique et l’éducation. Du côté des tenants de l’esthétique, il sert la valorisation de l’expérience esthétique ou, pour employer une deuxième expression consacrée, celle du « choc esthétique » de Malraux (1947), soit d’une mise en contact direct avec les oeuvres, spontanée et sans filtre. Outre l’illustre ancien ministre français de la Culture André Malraux (notamment responsable des politiques de démocratisation culturelle), parmi les principaux tenants de l’esthétique se trouvent Clement Greenberg (critique d’art américain et théoricien de l’expressionnisme abstrait) et Benjamin Ives Gilman (directeur du Museum of Fine Arts de Boston, de 1893 à 1925, et initiateur de l’usage des visites guidées, en 1906[1]). S’ajoutent à cette liste plusieurs artistes, dont André Masson, Paul Cézanne et Paul Klee (Glicenstein, 2009). Leur but est d’éliminer toute forme de médiation susceptible d’altérer l’expérience esthétique (Zeller, 1989 ; Duncan, 1995 ; Glicenstein, 2009). Ici s’observe l’argumentaire de l’incompatibilité entre apprentissage et sentiment esthétique, puisqu’apprendre c’est travailler. Et cette situation, selon les tenants de l’esthétique, s’avère incompatible avec la nature de l’expérience muséale. Tel que l’écrit Henri Focillon (1921 ; cité dans Glicenstein, 2009 : 127), « On ne va pas pour se renseigner dans les concerts : on essaye d’y être heureux. » L’artiste et critique d’art américain Walter Pach, dans The Art Museum in America (1948), fait aussi partie du groupe. Dans son analyse historique de l’éducation muséale américaine, Terry Zeller le décrit de la manière suivante : « Pach believed that works of art must be left to speak for themselves, “independent of interpretation by educators” » (1989 : 30). Cette citation fait écho à celle d’André Masson : « Je ne crois pas à la nécessité absolue d’explications. Une oeuvre se suffit à elle-même ; je ne crois pas les explications nécessaires. Je crois toujours à la force de l’individu ; les accompagnements, tout ça, ça me reste étranger. Je considère qu’une oeuvre d’art parle, et vous en faites votre profit. Moi, je suis pour l’individu. » (Masson et Nicolas, 1985 : 8) Edward S. Morse, également du Musée de Boston, fait lui aussi partie des tenants de l’esthétique. En 1905, lors d’une conférence prononcée à Détroit (Michigan), il défend l’idée de ne montrer que les objets, sans classification ni comparaison entre eux, et d’abolir tout ce qui ne sert pas à susciter l’émotion chez le regardeur (Morse, 1905, cité dans Zeller, 1989 : 33). Morse réfère à son contemporain Matthew Prichar, lui aussi un ancien du Musée d’art de Boston, qui va même jusqu’à affirmer que ces médiations écrites s’adressent à la partie instruite de la population, en ajoutant à l’élitisme de l’aura institutionnel. Chez Prichard comme chez Morse, c’est en éliminant les médiations que l’on peut augmenter l’accessibilité du musée d’art aux publics de masse (ibid.).

Ce rappel historique de Zeller paraît plutôt surprenant, compte tenu des résultats d’enquête de Pierre Bourdieu et Alain Darbel (1969), publiés vingt ans plus tôt. Il est nécessaire de les replacer dans le contexte d’une époque où la priorisation de l’expérience esthétique se présente comme un renversement de la mission des musées d’art qui est alors, principalement, un espace de recherche et de réflexion pour les érudits, les artistes et les étudiants. Au début du XXe siècle, cette position va de pair avec la volonté d’accommoder les « visiteurs du dimanche », c’est-à-dire les ouvriers et autres travailleurs qui, de plus en plus nombreux, profitent de leurs temps de loisir pour venir au musée, sans détenir de savoirs particuliers sur les oeuvres ou l’histoire de l’art.

Du côté des tenants de l’éducation[2], avant d’être un objet de contemplation, l’oeuvre est tout d’abord un document historique. L’éducation au musée est justifiée par la vocation scientifique de l’institution, aux côtés des universités et des bibliothèques, et ce, tout en étant un lieu de loisir et de vulgarisation scientifique (Guintcheva et Passebois-Ducros, 2005). Les principaux tenants de l’éducation sont John Cotton Dana (directeur-fondateur du Musée de Newark au New Jersey, au début du XXe siècle, et contemporain de Benjamin Ives Gilman), Alfred J. Barr (directeur-fondateur du MoMa), Pierre Bourdieu (grand sociologue français de l’art qui, le premier, mesure scientifiquement la corrélation entre appréciation esthétique et connaissances), Freeman Tilden (père du concept d’interprétation) et Georges Henri Rivière (père du concept d’écomusée qui, en France, a élaboré une approche de la muséologie professionnelle axée sur la médiation et la vulgarisation du savoir scientifique construit par la recherche et la conservation). À l’époque de Tilden et de Rivière, le mandat éducatif des musées s’efface au profit du « collectionnement et [de] l’étude scientifique de leur contenu » (Blais, 2000 : 8), laissant à l’école le monopole de l’éducation traditionnelle. Au cours des années 1960 et 1970, si des activités éducatives n’ont jamais cessé d’être organisées par les musées, de manière officieuse, on observe une remontée en force de leur mandat éducatif (ibid.). Par exemple, l’ouverture des premiers services éducatifs, tel celui du Musée des beaux-arts de Montréal, en 1961, marque le début de la professionnalisation des pratiques éducatives en milieu muséal, au Québec.

Chez les tenants de l’esthétique, c’est plutôt l’aura de l’oeuvre, relative à sa nature énigmatique, qui suscite la réflexion chez le regardeur, un processus réflexif qui se situe au coeur de sa réception chez les publics. Pour ces tenants, le dispositif de médiation nuit à celle-ci, tout en encourageant la paresse intellectuelle. Cette position rejoint celle de Theodor W. Adorno et Max Horkeimer (2012) lorsqu’ils critiquent la culture de masse inhérente au monde de la consommation et du divertissement, car tout dispositif d’aide à l’interprétation altère la nature de l’oeuvre, qui doit s’élever au-dessus de toutes préoccupations pour être appréhendée. De surcroît, le statut de l’oeuvre, particulièrement depuis les avant-gardes, tient à sa nature subversive, ce que Jean-Marie Lafortune (2012 : 75) illustre de la façon suivante : « Le public manque, le goût manque, les médiateurs agissent. Ils suscitent des consensus entre artistes, publics et commanditaires, là où les critiques cherchent à soulever un débat. » Un dispositif de médiation suppose ainsi l’aplanissement de cet effet subversif. Enfin, l’expérience esthétique ne peut être réduite à des mots, car elle touche au cognitif, au sensoriel et à l’affect. Mettre des mots sur une oeuvre, c’est réduire l’intervention à sa dimension essentiellement cognitive. C’est aussi encadrer l’interprétation chez le regardeur et amputer l’oeuvre de sa « polyphonie définitionnelle » (Glicenstein, 2009 : 120). En somme, les médiations altèrent la nature de l’oeuvre et, de ce fait, « nuisent à la liberté de l’expérience esthétique » (ibid. : 193). Leur usage en contexte muséal de l’art doit donc encourager la pluralité des expériences et des interprétations potentielles, de même que se traduire par une muséographie qui met l’accent sur la mise en scène et un contrôle serré de l’espace d’exposition (design et architecture). Le white cube est cette expression consacrée qui désigne la stratégie muséographique d’isolement des oeuvres du monde réel, par la recherche de la neutralité absolue dans l’espace d’exposition. L’effet recherché est d’avoir le moins d’incidence possible sur l’expérience esthétique : murs blancs sans relief, aspérité ou décoration ; éclairage diffus et de forme carrée. Évidemment, cette neutralité apparente a été, depuis, dénoncée (O’Doherty, 1986). Des murs nus, voire des panneaux qui font office de cadre, et un éclairage centré sur l’oeuvre créent une séparation entre l’espace de l’expôt et celui du visiteur : « The walls are illuminated by a wash of artificial light, dramatizing the paintings and separating them from the space of the spectator. For the visitor to the museum there are no distractions. The control of the space and light and the focus on a group of related paintings serve to intensify the experience. » (Serota, 1996 : 9) Cette mise en scène, visant à susciter le respect chez le visiteur, est le premier point faible d’une muséographie centrée sur l’expérience esthétique : elle empêche la remise en question de la légitimité de l’oeuvre comme objet d’art, d’abord, mais aussi comme objet de patrimoine, symbole porteur d’une signifiance culturelle qui reste au-delà de sa compréhension. Ainsi, mentionne Paul Rasse, il faut « sacraliser pour stériliser le débat » (1999 : 96), en incitant à la « soumission » (ibid. : 98), par le « recueillement » (ibid. : 99).

Pour les tenants de l’éducation, une mise en scène épurée à outrance participe à la domination culturelle, en instaurant la dynamique de la distinction bourdieusienne[3] : « Totalement tributaires du musée et des adjuvants qu’il leur fournit, ils sont particulièrement déconcertés dans les musées qui s’adressent, par vocation, au public cultivé. » (Bourdieu et Darbel, 1969 : 84-85) Sans connaissances préalables, le visiteur ne peut apprécier l’oeuvre, car « la seule manière d’abaisser le niveau d’émission d’une oeuvre consiste à fournir, en même temps [que celle-ci], le code selon lequel l’oeuvre est codée » (ibid. : 139). À ce titre, l’enquête de Bourdieu et Darbel montre que le désir de médiation n’émane pas des classes socioéconomiquement favorisées et davantage scolarisées, alors qu’elles forment la majorité des visiteurs des musées d’art, mais bien des classes populaires, exclues de ces institutions. Depuis, d’autres chercheurs ont approfondi cette question de la distinction et mis en lumière d’autres publics exclus des lieux de la culture savante, notamment les populations issues de communautés non occidentales (Adotevi, 1971 ; Falk et Dierking, 1992 ; Coffee, 2008 ; Ghebaur, 2012) et les publics jeunes (Aeberli, 2003 ; Allard, 2008 ; Mason et McCarthy, 2006 ; Bauer et Pierroux, 2014), deux groupes sociodémographiques parmi lesquels plusieurs ne possèdent pas les codes culturels permettant d’interpréter les oeuvres et, donc, de les apprécier à leur juste valeur, ce qui augmente nécessairement leur ennui et leur malaise[4]. Éliminer les médiations autour des oeuvres signifie entrer dans une dynamique d’exclusion des moins cultivés[5], à savoir, de les distinguer des plus instruits et de faire du musée d’art la chasse gardée des classes sociales supérieures[6].

Pour les tenants de l’éducation, le musée doit répondre à un idéal de démocratisation culturelle : par les médiations, il doit contribuer à faire de l’institution un lieu plus égalitaire, à contrer le phénomène de l’exclusion sociale et à améliorer la représentativité des visiteurs en ses murs. Dans les salles d’exposition, en dépit de l’importance accordée à la valeur éducative du musée, les dispositifs de médiation sont souvent limités à un accrochage classique, chronologique et, dans cette logique, la division selon les genres, les écoles, les pays, les mouvements, etc. Une telle muséographie permet néanmoins de transmettre une connaissance de l’histoire de l’art et de classifier les oeuvres selon la tradition propre au champ disciplinaire, en permettant aux visiteurs de comparer les styles, de repérer les différences et les similarités, etc. Les period rooms, auxquelles s’oppose éventuellement le white cube, marquent la quintessence de l’éducation. À ce titre, la définition de Benno Schubiger (2010 : 14), président de la Société d’histoire de l’art en Suisse, est révélatrice :

Les period rooms sont des espaces qui ont pour objet de reconstituer des intérieurs homogènes d’une époque. Expositions muséographiques développées au début du XIXe siècle, ces salles poursuivaient – et poursuivent aujourd’hui encore – plusieurs objectifs. Notamment, elles recréent des intérieurs à l’identique. Leur vocation pédagogique est indéniable. De plus, elles ont permis de sauver des collections entières d’objets du quotidien et de faire revivre des époques par des mises en scène créées par les musées.

Des expositions sont ainsi aménagées, afin de présenter les oeuvres dans une mise en scène qui évoque leur contexte de production, que ce soit par l’ajout d’éléments architecturaux, de décor comme des tentures ou, même, des meubles (Glicenstein, 2009 : 25). L’exposition Napoléon du Musée des beaux-arts de Montréal (3 février–6 mai 2018) s’en inspire en créant une ambiance de salon néoclassique. Citons aussi les salles égyptiennes du Metropolitan Museum of Art (New York), où un plan d’eau et des végétaux sont aménagés pour ajouter à l’authenticité du lieu reproduit. Évidemment, ce type de décor comporte un coût que peu d’institutions muséales peuvent se permettre. C’est le moindre de ses points faibles, le plus grand et le plus risqué pour un musée à la recherche de la vérité étant qu’il nourrit et se nourrit de mythes anthropologiques. Ceux-ci mènent nécessairement à un gommage de la réalité, de l’hétérogénéité et de la complexité des tendances artistiques, au profit d’une histoire de l’art linéaire (Serota, 1996 : 13). La muséographie d’Alfred J. Barr, quant à elle, qui conçoit une histoire de l’art en respectant la vision wölfflinienne de la dualité entre la ligne et la couleur, en progressant graduellement de la figuration vers l’abstraction dans une tendance dualiste – abstraction lyrique et abstraction géométrique –, est un cas d’école. De la même manière, et c’est le deuxième point faible de l’éducation, il « est tout aussi vain de croire [que la médiation] puisse jamais être totalement explicite ou universelle » (Glicenstein, 2009 : 120).

Puisque, selon Jérôme Glicenstein, les médiations s’adressent à des publics spécifiques, avec les compétences et les connaissances culturelles qui leur sont propres, il est très difficile de trouver le juste équilibre et d’éviter l’ennui ou le malaise chez certains visiteurs. Celui-ci souligne par ailleurs son « effet répulsif […], en particulier lorsque la médiation reste cantonnée au rôle trop étroit de la conférence “spéculative” devant les oeuvres » (2009 : 120-121). Encore une fois, l’équilibre entre « trop ou pas assez » est une problématique complexe qui montre que la dialectique du débat esthétique versus celui de l’éducation paraît, a priori, simpliste. C’est pourquoi il serait réducteur d’en limiter sa compréhension « à la confrontation entre progressiste et “intégriste” des beaux-arts » (Desvallées, 1992 : 38 ; cité dans Chaumier, 2010 : 21). Il n’en demeure pas moins que ce débat prend aujourd’hui les allures d’une lutte de pouvoir interdépartementale, entre la conservation et l’éducation.

Un débat incarné dans une lutte de pouvoir interdépartementale entre la conservation et l’éducation

La lutte de pouvoir entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation a pour enjeu le contrôle des discours de l’exposition et des médiations. Si, à l’origine, ce débat s’incarne dans une lutte de pouvoir interinstitutionnelle, il prend graduellement des allures interdépartementales au sein d’une même institution. Ce glissement s’explique – en partie, du moins – par la professionnalisation des éducateurs muséaux de l’art qui remonte aux années 1960 (Berry et Mayer, 1989 ; Blais, 2000). Au regard de l’histoire des musées d’art, la conservation et l’éducation représentent une seule et même fonction détenue par le conservateur. Depuis lors, la multiplication des expositions temporaires, combinée à l’ouverture à des publics de plus en plus segmentés, oblige une division du travail et une spécialisation des professions : la conservation orientée vers les oeuvres, et l’éducation[7] vers les publics :

Nobody would, of course, categorically claim that curators would not care about visitors [or] that educators would not care about the content and art. Nevertheless, we now have in most museums people who are in charge of choosing and exhibiting the content and other people who are given the responsibility of taking care of the people who come to see what others have to put on the show : the distinct professions of curators and educators with separate responsibilities, routines and practices, specialised training, their own associations and publications, etc.

Kaitavuori, 2013 : xi

Il ne s’agit pas ici de défendre l’idée catégorique d’une lutte de pouvoir au musée d’art entre entre la priorité donnée aux oeuvres versus celle qui est dorénavant accordée aux publics, car la multiplication des médiations est plutôt le résultat de recherches basées sur des objectifs de démocratisation culturelle. Cette multiplication est également le fruit d’une réflexion contemporaine sur le musée comme institution symbolisant le pouvoir politique. Ruth B. Phillips note que c’est dans les années 1970 que l’histoire de l’art bascule vers une « approche anthropologique » (2011 : 102) et dans la « micro-histoire » (ibid. : 105). Par exemple, l’histoire de l’art amérindien était un « no man’s land théorique » avant les années 1980 (ibid. : 8-9). Les cultural studies, les études féministes et postcolonialistes étaient alors les moteurs de l’élargissement du champ de l’histoire de l’art à de nouvelles productions culturelles et à l’éclatement de sa linéarité. Dans les milieux muséaux, la nouvelle muséologie et la reflexive museology sont autant d’efforts théoriques révisionnistes, sous l’égide du multivocal (Ames, 1992). Consciente d’être un instrument de domination sociale et culturelle, exercée par la classe dirigeante, la conservation transforme tant son discours que les objets culturels au musée, afin de mettre en valeur la diversité des identités qui forment nos sociétés. Cependant, la division du travail conservation-éducation fait évoluer les pratiques en vase clos (Kaitavuori, 2013) avec, dans chacun de ces deux départements, des communautés épistémiques (Roth, 2008) distinctes, avec des normes, des outils méthodologiques et des principes théoriques qui leur sont propres. Par ailleurs, l’autonomie disciplinaire, nécessaire à la professionnalisation des éducateurs muséaux, vient avec un coût : une frontière apparaît entre la conservation et l’éducation, en raison de la constitution d’un nouveau savoir scientifique sur les publics ; ce savoir conduit parfois à une divergence dans les principes qui régissent les actions à poser par ces deux départements, dont la tâche commune est de faciliter la rencontre des oeuvres avec les publics. À partir des années 1960, d’une différence de position, on verse tranquillement dans une divergence d’orientation professionnelle entre le conservateur et l’éducateur-médiateur-guide-interprète. En raison du nouveau champ de savoir qui émerge sur les publics, l’éducation se présente aujourd’hui comme un « savoir-pouvoir » (Foucault, 2015) exercé au musée, à l’encontre de la conservation. Concernant cette notion de savoir-pouvoir, suivant Michel Foucault, il faut « plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir […] ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir » (ibid. : 288-289).

Si la muséologie, comme domaine, fait constamment l’objet de remises en question, un consensus ressort de la littérature : elle est, avec plus ou moins de rigueur selon les institutions et les subsides disponibles, engagée dans un processus de scientifisation de ses pratiques professionnelles (Sofka, 1980 ; Deloche, 1985). À ce propos, André Desvallées et François Mairesse (2005) concluent que la conservation (c’est-à-dire les savoirs disciplinaires liés à l’étude des objets de collection et à leur préservation-restauration) et, plus récemment, l’étude des publics, en sont les deux catalyseurs. Les publics forment une entité polycéphale qui est devenue un objet de recherche au musée par le biais de l’évaluation des médiations, des entretiens ou de l’observation des visiteurs. À ce savoir s’ajoute la sensibilité des acteurs muséaux face aux avancées des connaissances dans d’autres domaines, tels que la sociologie des pratiques culturelles ou la psychologie cognitive, pour ne nommer que ceux-là. Dans cette optique, l’éducation muséale émerge comme un contre-pouvoir à la conservation, influençant les relations qu’entretient le musée avec ses publics. Il reste néanmoins à déterminer jusqu’où s’étend cette influence. Dans le but de l’illustrer, Maria Lind (2013) identifie deux modèles éducatifs qui prévalent dans les musées d’art au XXe siècle et ceux-ci fonctionnent dans l’institution de manière complémentaire, soit : le didactisme d’Alfred J. Barr et l’humanisme de la découverte et de la création participative de Victor E. D’Amico (directeur du Département d’éducation au MoMa à l’époque de Barr). Chez le premier, l’art est porteur d’un savoir à transmettre, tandis que chez le second, il passe par le « faire » : « Experience-based guided tours and workshops where visitors are asked to share what they see and what they think and feel about what they see, to discover “the creator” in themselves, are part and parcel of this. » (Lind, 2013 : 23) Encore de nos jours, la découverte par « le faire » représente une stratégie très répandue en éducation muséale (Witcomb, 2006). Quant au modèle éducatif humaniste, les principes qui le régissent n’entrent pas en contradiction avec l’ouverture des musées d’art au marché du tourisme culturel ni avec la politique culturelle basée sur la démocratie culturelle (Santerre, 1999). Ses principes sont compatibles avec l’argumentaire autant des tenants de l’esthétique que de ceux de l’éducation.

Dans ce contexte, l’éducation muséale s’active aujourd’hui à définir les concepts phares du domaine : apprendre et savoir (Hooper-Greenhill, 1994 ; 2007 ; Hein, 1998 ; Falk et Dierking, 2000 ; Gibbs et al., 2006). Or, depuis une vingtaine d’années, dans le sillon des sciences de l’éducation et de la psychologie cognitive, les deux paradigmes épistémologiques que sont le constructivisme et le socioconstructivisme[8] s’imposent en éducation muséale. Mais qu’est-ce qu’apprendre au musée ? Selon George E. Hein (1998) et Eilean Hooper-Greenhill (2007), deux éminents chercheurs en éducation muséale, c’est faire des expériences significatives, pour donner un sens au monde et s’y intégrer. Cette adaptation est graduelle et se traduit par la construction de stratégies cognitives, de leur activation ou de leur inhibition, dépendant du contexte (Houdé et Leroux, 2009). Le sens que lui attribue un individu forme son propre savoir. À la rationalité objective des savoirs validés (learning), typique des Lumières, s’oppose une rationalité nouvelle du sens (meaning[9]), subjective, teintée de l’affect et des intérêts de l’individu dans un espace/temps culturel donné.

En éducation muséale, dont la particularité est d’être non officielle, cette définition du savoir comme construit social se combine à une volonté de disparition des hiérarchies dans la transmission culturelle (Hooper-Greenhill, 1992 ; Henning, 2006 ; Witcomb, 2006). Ainsi, l’apprentissage au musée est intrinsèquement lié à la résolution de problèmes posés par l’environnement, à l’essai et à l’erreur, c’est-à-dire à l’interaction avec cet environnement qui conduit l’individu à poser des hypothèses sur les stratégies à appliquer dans des situations données, les tester pour ensuite les accommoder, pour encore les mobiliser dans des situations nouvelles et les réadapter de nouveau (Houdé et Leroux, 2009 : 28-29). L’apprentissage est une roue sans fin, une construction réflexive à échelles et durées variables. Il se complexifie avec l’avancée en âge, l’interaction avec les autres (socioconstructivisme) et la diversité des expériences vécues. Ces facteurs sont le fondement non seulement des apprentissages nouveaux, mais ils déterminent également la manière dont sont vécues les nouvelles expériences, qui s’édifient sur celles vécues antérieurement. À ce titre, l’apprentissage ne se définit plus par l’acquisition de savoirs, mais par la construction de sens (meaning-making) (Hooper-Greenhill, 1994 ; 2007 ; Hein, 1998 ; Falk et Dierking, 2000 ; Gibbs et al., 2006). Ce processus suppose qu’il soit continu, fluide et hautement individualisé. Il amène les théoriciens à conclure que la nature du savoir dépasse largement le cadre de la dimension cognitive (stade cognitif piagétien et connaissances antérieures). S’y ajoutent les dimensions affectives (attitude, besoin, motivation, intérêt), physiologiques (faim, fatigue, passivité ou activité du visiteur), contextuelles (nouveauté du lieu, repères spatio-temporels) et socioculturelles (réseaux de sociabilité en art). Dans cette perspective, l’objectif du savoir est de faire réfléchir le visiteur, de développer son esprit critique, en plus de développer ses connaissances de l’histoire de l’art. Cette position paradigmatique suppose une présence accrue des médiations dans l’espace d’exposition, qui ont pour fonction d’accompagner le visiteur dans le développement de ses compétences à analyser les oeuvres, en vue de se les approprier. Ces médiations servent également à lui faire comprendre ce qui fait d’elles des objets de patrimoine, dans un contexte où l’hétérogénéité des publics complexifie la problématique des aides à l’interprétation. Elles obligent le médiateur, en quelque sorte, à multiplier les niveaux de lecture dans les diverses médiations écrites et autres dispositifs. Toutefois, la multiplication des médiations se révèle souvent incompatible avec la position des conservateurs, sensibles aux dérives amenées par la dilution des savoirs historiques de l’art. Pour cette raison, ceux-ci préfèrent que les médiations soient tout simplement absentes. À leurs yeux, seule l’exposition représente le dispositif de médiation principal du musée d’art, un espace qui demeure essentiellement contrôlé par la conservation (Glicenstein, 2009). Bref, le conservateur s’attend à ce que l’éducateur s’aligne sur le contenu de l’exposition, qu’il soit le médiateur de son discours, qu’il déroule le fil de son récit construit pour le visiteur, alors que le médiateur s’attend à ce que le conservateur s’éclipse du contenu pour lui laisser toute la marge de manoeuvre lui permettant de faire vivre une expérience de visite teintée de sens. La lutte de pouvoir interdépartementale entre la conservation et l’éducation se situe au coeur de la tentative d’assujettir l’action de l’un à la domination de l’autre (Kaitavuori et al., 2013), car « [f]aire accepter un maigre texte en salle d’exposition ou accompagner les oeuvres de fiches explicatives, sans parler de l’intégration du multimédia, donne lieu à des batailles épiques, et à des victoires à la Pyrrhus […] Chaque avancée se fait au prix du recul du camp adverse. » (Chaumier, 2010 : 21)

Dans cette lutte de pouvoir, les dés sont pipés, puisque la recherche est responsable de l’acquisition des savoirs autour des oeuvres, des artistes et de l’histoire de l’art. Et les savoirs issus de cette dernière sont souvent revendiqués par le département de la conservation : l’accès des éducateurs aux savoirs sur les oeuvres dépend donc du bon vouloir des conservateurs (Chaumier, 2010 ; Cacchia, 2014). Alors que l’éducation considère l’oeuvre comme un porteur de savoirs à transmettre, elle se voit ainsi bloquée dans le déploiement de ses médiations. Pour cette raison, l’éducation est restée un domaine peu reconnu par les milieux professionnels de la conservation, jusqu’à tout récemment : « When we talk about the relationship between curating and education, we have to bear in mind the existing power balance, or rather, the unbalance between them. The difference in status between curatorial and educational functions has been noted by many writers and observers. » (Kaitavuori, 2013 : xi)

Rappelant les mauvaises conditions de travail et la précarité d’emploi des éducateurs de l’art, Carmen Mörsch (2013 : 9-10) signale toutefois que la « reconnaissance est toujours accordée d’une position de pouvoir » (ibid. : 14). Kaija Kaitavuori (2013 : xx) note, pour sa part, que « rather than seen as complementary, the curatorial function was considered primary and educational function secondary. Even worse : the educator was seen as a technician taking the lead from the curator who “really knows.” » Quant aux artistes, ils sont dorénavant associés à cette lutte de pouvoir, puisqu’ils glissent peu à peu vers les médiations (Kaitavuori et al., 2013 ; Mörsch, 2013 ; Cacchia, 2014). Notamment, dans le contexte de la « critique institutionnelle » et de l’educational turn, la fluidité identitaire des acteurs des mondes muséaux de l’art jette un voile de brume autour du contrôle de l’espace d’exposition et de ses discours : « In view of these realities, the heroic role ascribed to art and in particular to the artist as a pedagogical player in the educational turn can sometimes irritates. In view of the failure of the educational apparatus and its protagonists to function, artists tend to appear as the superior, more radical educators with art as the proven alternative. » (Mörsch, 2013 : 15) Ainsi, l’importance accordée à la médiation dans certains mouvements de l’art actuel apparaît comme étant de la poudre aux yeux, étant donné que, par exemple, dans la Documenta 12, les éducateurs ne participent pas à la conception de l’exposition (Mörsch, 2013). Alors que l’éducateur muséal atteint des niveaux de compétence professionnelle inégalés, depuis que l’éducation fait partie intégrante de la définition de musée[10], il se trouve toujours en compétition avec le conservateur et, plus récemment, avec l’artiste.

À cette lutte de pouvoir interdépartementale, entre la conservation et l’éducation, s’amalgame une autre dialectique, celle du passage d’une muséologie centrée sur l’objet à une muséologie centrée sur le visiteur (Davallon, 1992) : la conservation se trouve du côté des oeuvres et l’éducation du côté des publics. C’est pour cette raison que le débat est aujourd’hui tabouisé. Dans ce contexte, il est de mauvais goût de discuter ouvertement des enjeux ou, même, de prendre ouvertement position en faveur de l’esthétique, en raison de la relation de proximité que les musées tentent d’établir avec les publics. De plus, c’est l’esprit d’inclusion et de cohésion sociales qui est actuellement valorisé, tant dans une perspective sociopolitique de démocratisation et de démocratie culturelles que dans une perspective économique de conquête de nouveaux marchés du loisir et du tourisme culturel (Lind, 2013). Or, la prise en compte de tous les publics n’est possible qu’avec une marge de manoeuvre beaucoup plus importante que celle qui est présentement consentie à l’éducation[11], tant en matière de recherche sur les publics que de sa participation en amont (et non plus simplement en aval) à toutes les initiatives de médiation liées aux expositions.

Au musée d’art, entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation, trouver un juste milieu qui rend optimal ce lien, tout en personnalisant l’expérience du visiteur, et ce, en évitant les dérives de la distinction (Bourdieu, 1979), est un enjeu de taille tant théorique que pratique. Les auteurs sont unanimes quant à cette nécessité de trouver une solution de compromis (Duncan, 1995 ; Serota, 1996 ; Glicenstein, 2009 ; Chaumier, 2010 ; Kaitavuori et al., 2013), car chacun des protagonistes de ce débat possède des arguments de poids justifiant son cantonnement dans l’une ou l’autre de ces positions.

Trois solutions de compromis

La littérature propose trois solutions de compromis permettant d’équilibrer et, même, de combiner la position des tenants de l’esthétique avec celle des tenants de l’éducation. La première, en usage aujourd’hui, consiste à opter pour une muséographie différenciée, selon le type d’oeuvre : art ancien ou art moderne et contemporain (Serota, 1996 ; Gob et Montpetit, 2010). La deuxième est une muséographie dissociée, proposition de Serge Chaumier (2010). La troisième et dernière solution de compromis est une transformation des rapports de communication entre la conservation et l’éducation (Kaitavuori et al., 2013).

La première solution en usage dans les musées d’art de nos jours est, selon André Gob et Raymond Montpetit (2010), une muséographie qui diffère selon le type d’oeuvre. La division est établie selon les domaines de l’art : l’art historique profite de médiations basées sur l’éducation, alors que l’art moderne ou l’art contemporain bénéficie de dispositifs basés sur l’esthétique : « L’hypothèse d’ensemble serait que plus l’art exposé est historique, plus les expositions tendent à tenir à son égard un discours de même nature et à accompagner les oeuvres d’une présentation de certains thèmes liés à son contexte historique, par exemple ceux de la culture, des croyances et de la société de l’époque. » (Gob et Montpetit, 2010 : 15) À ce titre, Nicholas Serota (1996) souligne la popularité grandissante du monographic display pour l’exposition d’art moderne et d’art contemporain, soit une stratégie muséographique priorisant l’expérience esthétique par des salles consacrées à un artiste, voire à des expositions en solo, comme e-Flux tenue au Musée d’art contemporain de Montréal (20 juin–13 septembre 2015), qui était exclusivement dédiée au sculpteur David Altmejd. Les salles Sol Lewitt, Andy Warhol et Richard Serra, de la Dia Art Foundation de Beacon (New York), sont d’autres exemples tout aussi probants que spectaculaires du monographic display. D’ailleurs, il n’est plus rare de voir dans les musées d’art une salle consacrée à une oeuvre, le summum de l’expérience esthétique ! La prise en compte de l’espace muséal s’étend d’ailleurs au-delà des murs de l’exposition. Dans une récente analyse comparative de l’évolution historique des musées d’art et des bibliothèques de France, Mairesse (2016) montre que les premières institutions se sont lancées à la conquête du tourisme international, grâce notamment à la spectacularisation architecturale. Le Guggenheim de Bilbao et le centre Pompidou de Paris font partie de cette catégorie. Dans ces lieux, l’expérience esthétique débute avant même d’y entrer. Dans une salle consacrée à un artiste (monographic display), la sélection n’est plus faite en amont par le conservateur, mais remise entre les mains du visiteur qui choisira son oeuvre préférée, selon ses intérêts (Serota, 1996). Un tel dispositif révèle une faiblesse de la muséographie qui priorise l’expérience esthétique, soit l’abolition de tout ancrage historique et culturel des oeuvres d’art, car présenter un artiste par salle ne permet pas d’établir de liens entre les artistes et, donc, ne permet pas de transmettre l’histoire de l’art au visiteur (ibid.). Pour Serota (1996), l’apparition de ce qu’il nomme le monographic display est intrinsèquement liée à l’avènement de l’art moderne. De même, l’art contemporain demeure le domaine sacré de l’expérience esthétique (Glicenstein, 2009 ; Gob et Montpetit, 2010). Serota identifie deux grands facteurs pour expliquer cette situation. Premièrement, il est question de la monumentalité de nombreuses oeuvres d’art contemporain. Que l’on pense aux sculptures de Louise Bourgeois, de Richard Serra ou de David Altmejd, aux oeuvres d’installation ou au land art, nombreuses sont celles qui supportent mal le partage d’une salle d’exposition. Deuxièmement, l’art contemporain est maintenant créé en fonction de son exposition au musée (Moulin, 1997[12]). Pour Pierre Gaudibert et ses collègues (1992 : 150),

La découverte du sol et du plafond comme éléments intégraux de l’oeuvre, au détriment de la cimaise et du socle, et finalement la création par espaces entiers suffiront à indiquer les conséquences pour la présentation. Art cinétique, Pop Art, Hard Edge, Minimal Art, Environnements, autant de noms désignant les étapes d’un art qui exigerait du musée que, pour la mise en scène des oeuvres, il donnât son maximum.

La réflexion des artistes sur leur mariage avec le musée s’accentue après la Deuxième Guerre mondiale. Elle les engage sur les problématiques de la mise en exposition et de la relation avec les publics. Elle s’étend aujourd’hui à l’ensemble des médiations. Alors que l’oeuvre d’art ancien se définit, historiquement, comme un document historique dont les codes (iconographiques et plastiques) se sont perdus à travers les époques et que les médiations permettent de retrouver, l’oeuvre d’art moderne et contemporain possède une nature qui englobe l’expérience esthétique. Cette différence ontologique nécessite à elle seule une muséographie différenciée. Cependant, si cette stratégie semble fonctionner, au premier abord, un bémol doit être apporté en faisant observer que c’est aussi dans les institutions d’art moderne et d’art contemporain que la fréquentation muséale est la plus homogène, composée de l’élite culturelle. Tel que le souligne Rasse (1999), alors que les publics des musées se sont diversifiés au cours des dernières décennies[13], ceux des musées d’art demeurent moins représentatifs de l’ensemble de la population. Qui plus est, Rasse note que cette variance diminue au fur et à mesure qu’augmente la nature subversive des oeuvres présentées. La fréquentation des lieux de l’art contemporain est la marque de l’élite économique et intellectuelle, ajoute-t-il[14]. Et ce sont ces mêmes lieux qui se caractérisent par la légèreté de leurs dispositifs d’aide à l’interprétation, dans les expositions, confinant l’expérience de l’oeuvre d’art contemporain au ressenti, à la monumentalité et à la spectacularisation, chez les publics néophytes.

La deuxième solution de compromis entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation est la muséographie dissociée, proposée par Chaumier. Celle-ci offre au visiteur des îlots de médiation qui sont séparés des oeuvres et qui, en préservant l’expérience esthétique, « scindent les temporalités » (2010 : 33) : « La partition peut se jouer à plusieurs niveaux, et c’est peut-être effectivement physiquement par niveaux ou par zonages, de premier plan et de retrait, qu’il faudrait imaginer les séparations. L’intérêt est que la zone de médiation offre malgré tout le regard sur l’oeuvre considérée. » (Ibid. : 34) La préservation de l’espace où le visiteur entre en contact avec l’oeuvre est une stratégie classique au musée d’art. Elle est à l’origine des visites guidées évoquées dans la première partie du présent article. Elle se cache aussi derrière deux stratégies de médiation, actuellement en vogue dans l’exposition, le feuillet interprétatif et le Q-R code. Concernant le feuillet interprétatif, il s’agit d’une feuille volante mise à la disposition des visiteurs à l’entrée des expositions des différents centres d’art contemporain, en France, et dans les événements internationaux tels que la Biennale de Venise. Plusieurs galeries ont aussi adopté cette stratégie, surtout dans le contexte des foires internationales. Il s’agit d’une stratégie muséographique simple qui mobilise peu de ressources, en comparaison avec l’usage des nouvelles technologies. Toutefois, ce type de médiation écrite ne diffère guère ou très peu du texte d’introduction d’une exposition ou d’une salle qui, traditionnellement, se trouve écrit au mur. Ajoutons aussi le fait que la pile d’exemplaires de ces feuillets explicatifs est souvent située dans un endroit discret, à l’abri des regards peu attentifs, sinon carrément entre les mains du personnel d’accueil. Un visiteur néophyte a peu de chances de trouver par hasard ce document, pourtant central à l’interprétation et à la recherche ultérieure d’informations sur l’exposition. Quant à la deuxième stratégie, le Q-R code[15] (ou toute autre technologie in situ permettant un relais vers des contenus muséaux en ligne), complémentaire au feuillet explicatif, possède l’avantage d’être un relais informatique donnant accès par téléphone cellulaire à une information beaucoup plus complète, variée (multisensorielle) et dynamique (interactive). Qui plus est, il est moins à risque d’attirer l’attention du visiteur au point d’entrer en compétition avec les oeuvres, comme c’est le cas par exemple des vidéos (Chaumier, 2010). Il permet de personnaliser l’expérience de visite et l’interprétation en donnant à chaque individu le contrôle de sa cueillette d’information. Cette technologie s’avère également beaucoup plus accessible que l’expertise en Web graphique et en gestion journalière du site Internet et de ses hyperliens. De plus, il s’agit d’un dispositif bon marché en comparaison avec le coût d’implantation des nouvelles technologies, tels des îlots d’intelligence ambiante ou des tablettes interactives. Enfin, autre élément à considérer, les données de navigation amènent une mine de renseignements sur ce qui plaît aux visiteurs, soit une manne pour la recherche sur les publics[16]. Construire des îlots de médiation qui sont séparés des oeuvres – par exemple le livret de visite et le site Internet – en utilisant des supports et des registres variés, afin de multiplier l’expérience des visiteurs, permet de s’adresser à tous les goûts et, pour reprendre l’expression de Chaumier, de « faire éclore les regards » (2010 : 35). Pour cette raison, « Il ne faut pas réduire les médiations sur les oeuvres à des visées informatives, car information ne vaut pas réflexion […] En revanche, [son rôle] est de provoquer des éveils, sensibles, émotionnels, intellectuels… Ainsi, faire réfléchir, produire des prises de conscience, amener à de nouvelles perceptions, voilà ce qui est motivant. » (Ibid. : 35) Chaumier rappelle également que peu importe le lieu où se déploient les médiations – séparées ou non des oeuvres –, la problématique de leurs objectifs et de leurs registres demeure centrale.

La troisième et dernière solution de compromis répertoriée dans la littérature consiste à transformer les rapports de communication entre les départements de la conservation et de l’éducation. De nouveaux rapports peuvent notamment être établis par la mise en place de procédures leur permettant de travailler ensemble, de la conception jusqu’à la mise en oeuvre des expositions, en rétablissant ainsi la symbiose communicationnelle perdue lors de la division du travail entre le conservateur et l’éducateur : « Through creating cross-departmental dialogue at every level and setting out a specific structure where exhibitions and learning teams work together from the generation of the idea to delivery, we aim to develop a respect for the knowledge and expertise of each role and the role of each played. » (Fryer, 2013 : 43) En travaillant plus étroitement, le bénéfice est plus grand entre la conservation et l’éducation, car une rupture de communication entre eux engendre nécessairement un clivage autour du sens des oeuvres. Il s’agit d’une distance qui doit être comblée, selon Amanda Cacchia (2014 : 53) : « such a division between pedagogy within the curatorial world and pedagogy within the educational world should be disrupted, because both realms have an “emphasis on the embodiment of the process, on the dialogue, on the exchange, on intersubjective communication, and on human relationships.” It makes sense for these worlds to intersect. » Cette solution de compromis semble aussi la plus prometteuse et la plus susceptible de mener à des médiations efficaces en ce qui concerne l’interprétation des oeuvres, chez le visiteur. Mais, surtout, l’interdisciplinarité ouvre le champ des possibles et offre davantage d’innovations dans la salle d’exposition. À l’heure actuelle, dans plusieurs institutions muséales canadiennes et firmes spécialisées dans le design d’exposition, on trouve des équipes composées de scénographes, de spécialistes (son, vidéo, média interactif, etc.), de « développeurs créatifs » (tel est leur titre professionnel institutionnel) et de gestionnaires. Ces institutions sont unanimes quant à la condition première de succès d’une exposition : la communication, dès les premiers balbutiements et tout au long d’un projet d’exposition, de sa conception jusqu’à sa mise en oeuvre ; une condition qui fait étrangement écho à celle formulée par les tenants de l’éducation et qui amène à cette simple affirmation de Kaitavuori (2013 : xv) à propos des professionnels du musée d’art : « They should leave antagonisms behind and focus on collaboration instead. We are all working for the same goal : It’s All Mediating. »

Conclusion

Depuis plus d’un siècle, un débat occupe les musées d’art, soit la place des médiations entourant les oeuvres. Si à l’origine il ne s’agissait que d’une bipolarisation, entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation, la professionnalisation des éducateurs et des médiateurs muséaux a généré une mutation au XXIe siècle : le débat est devenu une lutte interdépartementale, où les protagonistes sont maintenant issus de professions et de formations différentes. Selon Camille Roth (2008), ils viennent de réseaux épistémiques différents. Par leur apport à l’avancée des connaissances sur les publics, les services éducatifs se présentent comme le nouveau pôle scientifique de l’institution muséale, un contre-pouvoir à la conservation, à qui incombait historiquement le travail fondamental de la recherche sur les collections (Desvallées et Mairesse, 2005). L’éloignement épistémologique de ces deux positions permet d’enrichir le domaine de la muséologie par la construction d’un nouveau champ de savoir qui facilite l’affirmation de son autonomie disciplinaire. Toutefois, un rapprochement est maintenant nécessaire afin d’améliorer l’efficacité des expositions et de ses médiations. Les changements dans l’organisation du musée sont déjà observables, notamment dans la composition interdisciplinaire des équipes de travail, qui commandent dorénavant de combiner une muséographie différenciée selon le type d’oeuvre (Serota, 1996 ; Gob et Montpetit, 2010). On évite ainsi le recours à une muséographie dissociée, qui offre des îlots de médiation séparés des oeuvres, en préservant l’expérience esthétique qui « scinde les temporalités » (Chaumier, 2010 : 33). Ces changements, pour être opérationnels, nécessitent la transformation des rapports de communication entre les départements de la conservation et de l’éducation (Kaitavuori et al., 2013). À cet effet, de nouvelles procédures facilitant le travail en équipe apparaissent comme étant la solution de compromis la plus prometteuse.

En dépit des nombreux changements qui s’opèrent au sein du musée d’art, le débat séculaire entre les tenants de l’esthétique et ceux de l’éducation demeure visible. L’absence ou le manque de clés d’analyse des oeuvres présentées dans certaines expositions montre qu’il est aujourd’hui toujours d’actualité. Cette situation freine l’inclusion des publics néophytes et inscrit encore les musées d’art dans une logique de distinction bourdieusienne et ses dérives potentielles. Il en va de l’avenir des musées d’art d’assurer cette coexistence pacifique entre la conservation et l’éducation, au bénéfice de tous leurs publics.