Recensions

Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), d’Enzo Traverso, Paris, La Découverte, 2016, 232 p.[Record]

  • Karine Régimbald

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Cet ouvrage, qui se divise en cinq chapitres, explore tantôt en textes, tantôt en images, la dimension mélancolique de la culture de la gauche entre les XIXe et XXIe siècles. La culture de gauche qui, bien que composée de multiples courants politiques ou, comme se plaît à le rappeler Traverso, d’une « pluralité de sensibilités intellectuelles et esthétiques » est, à son avis, irréductible à tout vocable qui l’associerait d’emblée à une forme ou une autre d’archaïsme (p. 6). En ce sens, l’objectif de ce livre est double : d’un côté, prendre à revers les tenants de la doxa libérale qui, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, associent sans conteste le socialisme à un passé révolu et, par ce geste, consacrent le libéralisme comme fin du politique ; d’un autre côté, rappeler la force de la tradition révolutionnaire qui, bien que ponctuée de nombreux échecs, demeure grâce à la mélancolie marquée par l’esprit utopique et, du même coup, ébranler en quelque sorte la gauche endormie qui a depuis quelques décennies fait la part belle au discours dominant en oubliant sa propre capacité d’action. Le socialisme est, écrit Traverso, à repenser. Ce que l’auteur nomme la « constellation mélancolique » s’incarne à travers différentes figures marxistes marquantes qui, de Karl Marx à Walter Benjamin, ou encore de Gustave Courbet à Léon Trotski, ont nourri cette « tradition cachée » qui, malgré les maintes tentatives des vainqueurs de l’histoire d’en sonner le glas une fois pour toutes, persiste de manière souterraine à travers la mémoire des vaincus. Cette expression, que l’auteur reprend à Benjamin – ce dernier occupe une place de choix dans le livre –, a pour vecteur de sens premier la mémoire de la défaite. Encore là, évoquer la défaite ne signifie en rien une « pathologie », mais se définit plutôt comme ce qui permet de « surmonter le trauma subi », la mémoire du passé venant constamment nourrir le présent dans l’optique d’envisager un futur neuf sous le signe de l’utopie (p. 29). De façon plus détaillée, dans les chapitres 1 et 2, Traverso met en quelque sorte la table en tentant de conceptualiser la mélancolie qui, selon lui, a pour principal visage celui de la défaite. Érigée en véritable culture, la défaite, qui a bien souvent accompagné les luttes révolutionnaires au cours des deux derniers siècles, est selon lui liée de près à l’historiographie marxiste par le vecteur de la mémoire. Traverso analyse les diverses manifestations de la mélancolie par l’entremise de l’iconographie marxiste. Le chapitre 3 est particulièrement intéressant. Il est consacré exclusivement au cinéma des révolutions vaincues et a pour objectif de démontrer la capacité dialectique de la mémoire en images à travers le discours et l’histoire des révolutions. Plusieurs grandes oeuvres cinématographiques marquantes y sont relevées, notamment La Grève et Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein ou encore Le fond de l’air est rouge de Chris Marker. Le chapitre 4 s’attarde au rapport entre mélancolie et colonialisme, en présentant C.L.R. James comme l’une des figures de proue de l’anticolonialisme. Tout en démontrant la pluralité des conceptions au sein du marxisme (marxisme classique, marxisme occidental, marxisme noir), ce segment insiste entre autres sur le rendez-vous manqué entre l’anticolonialisme et le marxisme occidental, en rappelant la rencontre peu fructueuse entre C.L.R. James et Theodor W. Adorno, à New York, au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Finalement, le chapitre 5 traite en grande partie du militant et philosophe Daniel Bensaïd. Traverso y trace un portrait empathique de l’ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire, en arguant de façon peu convaincante que sa trajectoire, …