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La parution du livre d’Elisa Ganivet tombe à point. À travers le monde, après une période de plus grande ouverture, les frontières semblent perdre de leur souplesse. Plus dures et plus agressives, celles-ci se remilitarisent. Désormais, l’enjeu n’est plus de laisser circuler librement les flux, mais bien de les contenir.

Près de trente ans après la chute du mur de Berlin, il n’est pas étonnant que le thème du mur géopolitique revienne à l’avant-scène de l’actualité internationale. Plusieurs questions politiques contemporaines lui redonnent une certaine importance, qu’il s’agisse des flux migratoires, du terrorisme ou encore du trafic de la drogue. L’examen de la littérature spécialisée permet également de constater que de plus en plus de chercheurs publient sur le sujet. Esthétique du mur géopolitique de Ganivet s’inscrit donc dans ce contexte d’intérêt renouvelé pour la question des murs géopolitiques.

La thèse défendue par l’auteure est que les murs révèlent l’existence de malaises géopolitiques. Selon elle, ils seraient la tentative, plus ou moins adroite, de répondre à des situations perçues comme problématiques aux zones limitrophes ou aux frontières. Cela dit, les murs géopolitiques contribuent aussi à donner, dit-elle, une réalité tangible et géographiquement localisée à des problèmes difficilement perceptibles et diffus. En leur donnant une inscription spatiale et un support matériel, les murs ne viennent-ils pas cristalliser et délimiter des zones de tension souvent floues ? Bien que les murs géopolitiques n’activent pas à eux seuls les passions politiques, il est vraisemblable qu’ils contribuent néanmoins à les exacerber.

Ganivet observe que les murs ne sont jamais totalement étanches et qu’ils finissent toujours par tomber. Malgré tout, ils peuvent être décrits comme des réponses étatiques imparfaites à des réalités complexes et ambiguës. Confrontés à leur incapacité à faire face à certains problèmes politiques persistants, des États en viennent à recourir aux murs géopolitiques. Avec les murs, il n’est plus question de l’immigration illégale, de l’enlisement d’un conflit ou encore du trafic des stupéfiants ; il est question, comme par métamorphose, de la violation d’une délimitation physique, qui ne peut que venir légitimer l’intervention, souvent armée.

En ce sens, si les murs-frontières constituent, sur le terrain, des artéfacts indéniables d’une situation immaîtrisée, voire d’une impasse historico-politique, ils sont aussi des gestes esthétiques, initialement politico-militaristes, mais dont la signification est souvent détournée par l’activisme artistique et pacifiste. À travers l’étude de cas de trois murs géopolitiques – le mur de Berlin, la barrière de séparation entre Israël et l’Autorité palestinienne, et la frontière de sécurité entre le Mexique et les États-Unis –, Ganivet rattache l’art contemporain à la géopolitique. Elle demande : pourquoi le mur est-il présenté comme une solution dans l’histoire ? Dans quel contexte géopolitique peut naître un mur ? Quelles sont les missions de l’objet-mur ? Comment fonctionne-t-il ? Et comment est-il détourné ? Enfin, comment fait-il réfléchir les artistes ?

Pour Ganivet, les murs posent le problème de l’unilatéralité. Ils réduisent à néant les droits à la libre circulation, à l’asile et à la nationalité, pourtant reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Plus encore, ils dénient le droit à l’étranger d’exister. Ethnocentriques, les murs constituent des formes de rejets des moeurs et des coutumes de ceux qui ne sont pas de notre culture. En d’autres termes, les murs représentent, pour l’auteure, la démonstration massive de l’asymétrie de puissance entre les peuples.

Utilisée depuis toujours pour se protéger et se défendre, la matérialité archaïque du mur semble toutefois inconciliable avec l’image du monde postmoderne et hypertechnologique qui est le nôtre. Mais, comme le note Ganivet, le mur a toujours favorisé simultanément l’expression artistique et les dénonciations diverses. Événement géopolitique à part entière, il n’est pas étonnant que le mur serve aussi les desseins contestataires.

Suivant une approche dite psychogéographique, proche de l’écrivain et théoricien situationniste Guy Debord, Ganivet explore, dans cet ouvrage – qui est aussi un dérivé de sa thèse de doctorat –, les effets du milieu géographique sur le comportement des individus. Pour elle, le mur géopolitique est à rapprocher de l’univers carcéral et de la pensée biopolitique du philosophe Michel Foucault. En ce sens, elle croit que le mur est une partie d’un dispositif d’enfermement plus large. L’objectif : le contrôle des populations.

Dans une première partie, Ganivet s’attarde au cas du mur de Berlin. Celui-ci résume, pour elle, l’esthétique géopolitique du vingtième siècle. Symbole de la coexistence pacifique durant la guerre froide, et érigé pour empêcher le passage des Berlinois de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest, le mur de Berlin voit le jour dans une logique antimigratoire de nature idéologique et économique. Réponse à l’exode, Ganivet remarque que le mur de Berlin devient aussi, dans le temps, une source d’inspiration pour les artistes : dessins, peintures, photographies et performances. À l’Ouest, le ton des artistes indique une césure de la ville de Berlin, la militarisation du paysage et la séparation des familles ; à l’Est, la contestation artistique est plus mélancolique et souffrante, contrainte par la culture artistique communiste et la peur de la Stasi. L’analyse de la production artistique, réalisée par l’auteure, montre que si le mur de Berlin répond à des considérations géopolitiques, les manifestations artistiques qu’il inspire sont aussi des tentatives de libération, à la fois proliférantes et sans illusions.

Dans une deuxième partie, Ganivet aborde les cas de la barrière de séparation entre Israël et l’Autorité palestinienne et de la frontière de sécurité entre le Mexique et les États-Unis. Cette fois-ci, elle voit dans ces exemples des matérialisations localisées de l’esthétique géopolitique du vingt et unième siècle. Dans le premier cas, le mur représente une annexion unilatérale des populations palestiniennes à l’État d’Israël. Retranchant, par endroits, de dix à vingt kilomètres de territoire en Cisjordanie, le mur vise officiellement à protéger et à faciliter l’accès aux colonies juives, mais il contribue aussi, dans les faits, à faciliter le contrôle et à limiter les déplacements palestiniens. D’un côté, la construction est présentée comme une barrière de sécurité et, de l’autre, comme un mur de séparation et de la honte. Cette présentation contrastée sur le plan discursif n’est pas sans lien avec l’occupation des territoires palestiniens par Israël, la multiplication des colonies juives et la persistance des camps de réfugiés. Dans ce contexte quasi carcéral – qui rappelle l’Holocauste des juifs et les ghettos européens –, les graffitis de certains artistes se transforment, pour ceux qui les regardent, en occasions de fuite momentanée ou d’exil précaire, remarque Ganivet, qui montre ici que si la barrière a pour rôle de régler ou de cacher certains problèmes géopolitiques persistants entre Israël et la Palestine, elle contribue également à accroître les tensions entre Israéliens et Palestiniens et à faire proliférer les images du conflit.

Dans le deuxième cas, la frontière de sécurité entre le Mexique et les États-Unis est à replacer dans un contexte marqué par l’affluence illégale d’immigrés d’origine mexicaine. Les États-Unis représentent en effet une utopie accessible pour nombre de Mexicains : l’American Dream. Et les maquiladoras ne permettent pas, à elles seules, de contenir l’immigration. Symbole à franchir, note Ganivet, le mur est associé à la délimitation d’une territorialité capitaliste. D’un côté, le migrant est fasciné par la puissance économique américaine ; de l’autre, il est attaché au territoire mexicain qui est le sien. Hybride, l’espace transfrontalier qui en découle, ainsi que les manifestations artistiques auxquelles il donne lieu, révèlent une interdépendance entre les deux pays, qui dépasse de loin l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). En fait, l’analyse de la production artistique effectuée par l’auteure révèle un espace contradictoire, fait de malentendus, marqué par le travail abusif et la violence des narcotrafiquants. Le fantasme y détrône la réalité et pousse au métissage des identités, pour ceux qui partent autant que pour ceux qui restent.

Alors que la mondialisation entre dans un moment paradoxal, où les intérêts économiques s’internationalisent, mais où semble reculer l’universalité des valeurs, l’ouvrage de Ganivet vient jeter un éclairage original sur les murs géopolitiques comme problèmes politiques contemporains. L’élection de Donald Trump, aux États-Unis, vient d’ailleurs confirmer l’importance de la réflexion politique sur cet enjeu. Dès lors, le livre d’Elisa Ganivet constitue un outil précieux pour aborder cette question délicate et maintenant incontournable. Au final, Esthétique du mur géopolitique intéressera les universitaires soucieux de géopolitique, mais aussi les différents spécialistes du domaine des arts ainsi que les journalistes qui couvrent l’actualité internationale.