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Le premier ministre Stephen Harper, arrivé au pouvoir en 2006, a voulu redéfinir l’identité canadienne en remplaçant la version libérale du nationalisme canadien par un nouveau nationalisme néoconservateur (Dorion-Soulié et Sanschagrin, 2014 ; Staring, 2014)[1]. Depuis les années 1960, l’identité du Canada était inextricablement liée à son rôle international de gardien de la paix et à « l’internationalisme », une approche de la politique étrangère axée sur le multilatéralisme, l’humanitarisme et l’institutionnalisme. Ainsi, être Canadien signifiait être un « citoyen du monde » (Roussel et Robichaud, 2004). Un observateur décrivait même le Canada comme un État « post-moderne » dont l’intérêt national semblait défini en termes de maintien de la paix plus que de souveraineté nationale (Katzenstein, 1996 : 518).

Voilà l’héritage identitaire que le premier ministre Harper et le Parti conservateur du Canada (PCC) ont cherché à défaire. Pour transformer le PCC en « parti naturel de gouvernement », Harper s’est attelé à consolider et à élargir sa base électorale autour d’une approche distincte de la politique étrangère canadienne (Behiels, 2010 ; Gravelle et al., 2014). Afin de prendre le pouvoir et d’appliquer son programme politique, le premier ministre a tenté de « peindre l’unifolié en bleu » (Castonguay, 2007 ; Chase, 2014) en offrant une conception alternative de l’image et du rôle international du Canada, et en tentant de remplacer les symboles et les mythes associés à l’image de gardien de la paix, cherchant de ce fait à liquider l’héritage libéral et progressiste-conservateur en politique étrangère (Massie et Roussel, 2013 ; Chapnick, 2014 ; Parenteau, 2014). La rhétorique du PCC s’est ainsi articulée autour de quatre piliers identitaires néoconservateurs : le Canada comme nation militariste, fidèle alliée des États-Unis, qui partage les valeurs morales supérieures de l’Occident, qui est souveraine et non soumise aux institutions multilatérales (Lagassé et al., 2014)[2].

Cherchant à expliquer ce phénomène, Justin Massie et Darco Brizic (2014) affirment que la nouvelle « culture stratégique » mise de l’avant par les conservateurs correspond à un projet « nationaliste moderne », opposé à « l’identité post-moderne » construite en partie à travers l’internationalisme. Manuel Dorion-Soulié et David Sanschagrin (2014), ainsi que Scott Staring (2014), croient pour leur part que l’idéologie nationaliste de Harper est typique du néoconservatisme, qui consiste essentiellement en une lutte contre la « décadence » morale de l’Occident, notamment en réhabilitant la valeur, la puissance et l’autonomie de la nation en tant que communauté politique particulière. Yves Frenette (2014), Claire T. Sjolander (2014) et Ian McKay et Jamie Swift (2012) ajoutent que Harper a voulu transformer le « sens » de l’histoire canadienne, de « royaume pacifique » à « nation guerrière ». Le projet de Harper prendrait ainsi vie dans les commémorations de la guerre de 1812, ainsi que dans les célébrations annuelles du 11 novembre, particulièrement au Monument commémoratif de guerre du Canada, à Ottawa.

Si la plupart des analystes s’entendent sur les ambitions de reconstruction nationaliste de Harper, le processus par lequel une nouvelle identité peut émerger demeure toutefois méconnu. Marie-Eve Desrosiers et Philippe Lagassé (2016), par exemple, montrent les stratégies de cadrage rhétorique employées par le gouvernement conservateur afin de transformer la façon dont les Canadiens perçoivent leur pays et son rôle sur la scène internationale, mais les motifs derrière l’usage de ces stratégies demeurent inexplorés. Or, l’impact de la rhétorique identitaire néoconservatrice sur le nationalisme canadien, y compris son succès auprès de la population, ne peut être saisi sans une compréhension préalable des conditions qui ont permis l’émergence de ce nouveau nationalisme canadien.

Si les spécialistes en études canadiennes ont identifié quelques éléments centraux du processus de construction d’une nouvelle identité canadienne, nous croyons que les « études du nationalisme » (nationalism studies) fournissent un cadre conceptuel nécessaire pour comprendre cette tentative de reconstruction, plus particulièrement les études qui s’intéressent aux conditions d’émergence des mouvements nationalistes. Cet article cherche à bâtir sur ces analyses en contribuant à une théorisation plus soutenue du nationalisme néoconservateur canadien et, plus particulièrement, du rôle fondamental qu’y jouent l’histoire militaire et la politique étrangère. Les études de la politique étrangère du gouvernement Harper profiteraient d’une meilleure théorisation du processus de construction d’une nouvelle identité canadienne ; en retour, les études du nationalisme pourraient bénéficier d’une meilleure compréhension de l’apport de l’histoire militaire et de la politique étrangère dans l’émergence d’un nouveau nationalisme.

Nous commencerons par spécifier les trois conditions nécessaires à l’émergence d’un nouveau nationalisme, à savoir un sentiment d’exclusion sociopolitique, la mobilisation politique de ce sentiment, ainsi que la redécouverte et la réinterprétation de l’histoire nationale. Nous examinerons plus en détail cette dernière condition, insistant sur le rôle de l’histoire militaire et de la politique étrangère dans l’émergence d’un projet de reconstruction nationaliste. Nous nous attarderons aux travaux de l’éminent historien Jack L. Granatstein, qui propose une réinterprétation de l’histoire canadienne axée sur son passé militaire, et fournissant les outils nécessaires au nationalisme promu par Stephen Harper et le PCC. Nous tâcherons de montrer que la rhétorique idéologique identitaire de Harper correspond bien aux grandes thèses défendues par Granatstein. Nous conclurons que le récit national offert par ce dernier a contribué à rendre possible le projet nationaliste néoconservateur en légitimant ses principaux éléments identitaires et historiques.

La reconstruction perpétuelle de la nation

Depuis les années 1980, les études sur le nationalisme se sont préoccupées des conditions objectives et/ou subjectives de leur émergence, et des intérêts qu’ils servent. Dans le courant moderniste, Ernest Gellner (1989) explore l’apparition des nations en lien avec le passage de la société agraire à la société industrielle, tandis que Benedict Anderson (1996) explique la possibilité même d’imaginer une nation par le dépassement de trois conceptions culturelles fondamentales datant de l’Antiquité : l’idée qu’une langue particulière puisse donner un accès privilégié à la vérité ontologique et que cette langue fasse partie intégrante de la vérité ; la croyance que la société est naturellement organisée selon un système monarchique ; et la conception temporelle voulant que la cosmologie et l’histoire soient liées l’une à l’autre. Pour Anderson (1996 : 36), le capitalisme et l’imprimerie ont joué un rôle clé dans la création d’un imaginaire national, permettant la reconnaissance et la valorisation des langues vernaculaires. Ces auteurs liant nation et nationalisme à modernité s’intéressent peu à la re-construction du nationalisme. Nous nous tournerons donc vers les auteurs du courant ethno-symboliste, notamment Anthony Smith pour qui la nation est un construit moderne mais qui s’appuie sur des symboles ou des traditions anciennes. Le nationalisme, conçu comme un construit social, créé par des élites et servant des intérêts spécifiques (1998 : 24), est malléable : c’est l’un des piliers des travaux récents sur la question. Il devrait donc être possible de le reconstruire au sein d’une nation existante, sans pour autant créer de mouvement sécessionniste ou redessiner les frontières de cette nation.

Smith (2010 : 22-23) constate le caractère relativement malléable de la nation tout en signalant le poids de ses éléments symboliques : « True, we are dealing here with long-term constructs, but these are not essences or fixed quantities of traits. Cultural identities and communities are as much subject to processes of change and dissolution as everything else, and these changes may be gradual and cumulative, or sudden and discontinuous ». Smith considère que ce type de changement, défini comme une « reconstruction ethno-symbolique » ou une « réinterprétation » des motifs symboliques qui composent la nation, « occurs in every generation, as external events and internal realignments of groups and power encourage new understandings of collective traditions » (ibid.). Mais sous quelles conditions plus spécifiques cette reconstruction peut-elle avoir lieu ?

Trois conditions d’émergence d’un nouveau nationalisme

Si la littérature scientifique reconnaît la malléabilité de la nation, aucun bilan des conditions qui rendent possible l’émergence d’une reconstruction du nationalisme n’a été offert. Cette reconstruction repose sur trois conditions fondamentales. Premièrement, un sentiment d’exclusion sociopolitique doit être ressenti par un segment significatif de la communauté politique. John Breuilly souligne l’importance des causes matérielles de cette condition d’émergence du nationalisme : « it is the shift of political conflict away from the core political community of the state and also towards sections of society hitherto excluded from political life which provides the particular conditions for nationalism to develop » (1985 : 361). Ernst Haas reprend la notion d’exclusion mais accorde une plus grande place aux facteurs idéels. Il souligne d’abord les conditions matérielles sous-tendant le sentiment d’exclusion : « nations result from the appropriate combination of rewards and punishments handed out by rulers, and […] people, when given the chance, respond instrumentally to these inducements » (1993 : 505). Les identités nationales sont ainsi choisies par un processus de rationalisation où les valeurs partagées par les membres d’une communauté, les « idées dans leurs têtes », sont rendues cohérentes avec les institutions qui ordonnent la vie de la communauté (ibid. : 508). Pour Haas, un État-nation qui fait preuve d’un fort degré de rationalisation, de cohérence entre idées et institutions, est considéré comme « réussi », tandis qu’une communauté « dé-rationnalisée », où une portion substantielle de la communauté se sent « exclue » en vertu de l’incompatibilité entre ses idées et ses institutions, sera considérée comme étant « en désintégration ».

Haas présente seize « indicateurs de rationalisation et dérationalisation ». Deux sont d’un intérêt particulier en raison de leur importance dans le processus de reconstruction du nationalisme opéré par le gouvernement Harper. Les mythes nationaux en éducation représentent le premier de ces indicateurs : là où il y a consensus quant aux valeurs transmises dans le curriculum scolaire, l’État-nation est « réussi » ; là où le curriculum est l’objet de débats, et où des groupes affirment que les « mauvaises valeurs sont représentées et exigent des valeurs plus cosmopolites ou particulières »[3], l’État-nation est en situation d’échec (Haas, 1993 : 511-512). La contestation des valeurs jugées représentatives de la nation alimente le sentiment d’exclusion, créant une situation propice à l’émergence d’un contre-discours fondé sur une réinterprétation des valeurs nationales.

Un second indicateur, négligé dans la littérature sur le nationalisme, concerne la politique étrangère. Un État-nation « réussi » est caractérisé par « une volonté générale d’accepter la définition donnée par le gouvernement du rôle extérieur du pays et de ses intérêts », tandis qu’un État-nation en désintégration sera le lieu d’un fort degré de controverse à propos de la politique étrangère (ibid. : 512). Malgré une littérature considérable sur les rôles nationaux en politique étrangère (par exemple Harnisch et al., 2011), leur importance dans les processus de contestation et de reconstruction nationale demeure sous-explorée. Par l’examen de l’émergence du nationalisme néoconservateur canadien, nous espérons contribuer à pallier cette lacune.

Si Haas semble considérer qu’un processus de reconstruction nationale ne prend place qu’au moment de la « modernisation », nous ne voyons pas de raisons théoriques de limiter l’usage de ce cadre à un tel moment. Haas lui-même mentionne le cas de la Belgique, où la domination francophone a mené à une marginalisation économique et à un déni de reconnaissance culturelle pour les Flamands. L’industrialisation de l’après-guerre a amélioré les conditions matérielles de ce groupe exclu, qui a alors demandé la fin de la discrimination informelle. Haas décrit cela comme un processus de dérationalisation qui pouvait être résolu sans renverser l’État-nation existant (1993 : 525). D’autres communautés, dont le Canada d’aujourd’hui, peuvent ainsi faire l’objet de reconstruction nationaliste à tout moment de leur histoire.

Au-delà d’un sentiment d’exclusion fondé en partie sur une contestation des valeurs nationales et du rôle international de la nation, le rapport à l’histoire est central à la reconstruction nationale. Une deuxième condition d’émergence d’une reconstruction nationaliste réside en effet dans la redécouverte du passé national. Selon Smith, les idéologies nationalistes « requièrent une immersion dans la culture de la nation – la redécouverte de son histoire ». Ainsi, les historiens « tendent à être représentés de manière disproportionnée dans les mouvements de renaissances nationalistes » (2010 : 7). Pour les modernistes, l’histoire est le matériau de choix pour la « manufacture » du nationalisme. Breuilly (1985) abonde en ce sens, soulignant l’importance des pratiques, des expressions idiomatiques, des valeurs du passé et surtout de l’historicisme dans la formation de l’idéologie nationaliste. Pour sa part, Eric Hobsbawm (1983) traite des « traditions inventées », ces ensembles de pratiques rituelles et symboliques qui visent à inculquer des normes et des valeurs, favorisant ainsi la cohésion sociale, en établissant un lien avec le passé historique de la communauté. Ici, Smith fait contrepoids au modernisme, pour lequel « l’histoire » n’est qu’un construit au service d’objectifs politiques, en nuançant la « plasticité » des histoires et des symboles nationaux : « nationalists are not social engineers or mere image makers as modernist or post-modernist accounts would have it, but rather social and political archeologists whose activities consist in the rediscovery and reinterpretation of the ethnic past and through it the regeneration of their national community » (1995 : 3).

Le champ des possibles, en termes de reconstruction historique, est ainsi limité par les « strates » d’histoire sur lesquelles la nation est construite (Smith, 1995 : 12 et 17). À cet égard, les cérémonies qui se tiennent aux mémoriaux de guerre sont des outils clés pour la « construction de la mémoire sociale » (Brandon, 2006). Comme le disent David Gordon et Brian S. Osborne, « If it is true that “nations make war, wars make nations,” then certainly there is much to suggest that war memorials do much to construct national identities » (2004 : 621-622)[4]. Les ajouts du gouvernement Harper au Monument commémoratif de guerre du Canada[5] ou encore les célébrations entourant la guerre de 1812 (Sjolander, 2014) pointent ainsi vers le rôle central joué par les historiens révisionnistes, dont la réinterprétation du passé national fournit le socle nécessaire à la reconstruction d’un nationalisme.

Cela nous amène à la troisième condition d’émergence d’un nouveau nationalisme : la volonté de certains acteurs politiques de mobiliser le sentiment d’exclusion aux fins d’une reconstruction nationale, sur la base d’une contestation des valeurs nationales, du rôle international de la nation et du passé national. Ces tentatives de réinvention de la nation ne remettent pas en question l’héritage commun de la nation, car elles ne visent pas à dissoudre celle-ci. Elles procèdent plutôt par une contestation du patrimoine historique et une mise en valeur de « nouveaux » pans de l’histoire, héros et symboles nationaux (Thiesse, 1999 : 16-17).

Comment cette troisième condition s’opère-t-elle ? Breuilly (1985 : 344) répond que « pour fonctionner efficacement en tant qu’idéologie politique », le nationalisme « a besoin de simplification, de répétition, de concrétude », et cela passe par la création de stéréotypes historiques et par leur reconstitution dans des symboles et des cérémonies : « The heroes of the past are joined by ties of blood and language to the men of the present. That link is a sort of guarantee that the men of the present can rise to the challenges as their ancestors did. The ceremonial itself manifests this possibility in miniature and holds out the promise that much more can be achieved. This achievement is written in the destiny of the nation » (ibid. : 346-347). Promue par une élite habitée du sentiment d’être exclue du pouvoir et mobilisant la population en appelant à la mémoire de ses héros, l’idéologie nationaliste mise de l’avant pourra, selon Breuilly, éclore et redéfinir la nation.

Ainsi, le rapport au passé est crucial pour le succès des tentatives de reconstruction de la nation de la part d’entrepreneurs identitaires. Dans le modèle « archéologique » de Smith, les nationalistes jouent trois rôles actifs dans la promotion d’une nouvelle idéologie nationaliste : la redécouverte, la réinterprétation et la régénération de la communauté. La redécouverte est « le rôle par excellence des historiens nationalistes, […] le point de départ du nationalisme culturel ». La réinterprétation du passé de la nation consiste ensuite à « faire apparaître les aspirations du présent comme authentiques, naturelles et compréhensibles ». Enfin, la régénération collective implique la mobilisation des émotions et des énergies de la communauté. Il s’agit du moment le plus proprement politique de l’entreprise nationaliste, car il exige de « tirer des conclusions politiques du travail culturel de redécouverte et de réinterprétation ». C’est ici que l’identité culturelle devient un guide pour l’action politique : « If this is how we were, and that is how we must understand things, then this is what we now must do » (Smith, 1995 : 16). Le rôle de redécouverte et de réinterprétation des historiens est donc fondamental au travail de mobilisation des politiciens en vue de forger un nouveau nationalisme.

En somme, la reconstruction d’un nationalisme est rendue possible par la mobilisation politique d’un sentiment d’exclusion sociopolitique, fondé notamment sur une contestation des valeurs nationales et du rôle international de la nation, de même que sur une réinterprétation de l’histoire, alimentée elle-même par des historiens révisionnistes ou « archéologues ». Le nationalisme néoconservateur promu par le PCC sous la houlette de Stephen Harper a été rendu possible grâce à ce triple processus de reconstruction.

L’émergence du nouveau nationalisme canadien

La plupart des analystes reconnaissent que le PCC, sous la gouverne de Stephen Harper, a cherché à redéfinir la nation canadienne par la contestation des valeurs dites « libérales » qui (soi-disant) dominaient le nationalisme canadien, par la promotion de nouveaux symboles historiques et d’un patriotisme militaire, ainsi que par la contestation du rôle international du Canada associé à l’internationalisme libéral et à la promotion d’un nouveau rôle plus affirmé et agressif dans le monde (voir : Boerger, 2007 ; Massie et Roussel, 2013 ; Dorion-Soulié et Sanschagrin, 2014).

Il existe donc un large consensus en ce qui a trait aux ambitions identitaires du premier ministre Harper et du PCC, quoiqu’un débat subsiste quant aux motivations qui sous-tendent cette visée identitaire. Les uns proclament qu’il s’agit d’une instrumentalisation rhétorique à des fins purement électorales, dans le but de déloger le Parti libéral du Canada qui a dominé la scène politique fédérale au XXe siècle et au début du XXIe siècle, afin de faire du PCC le « parti naturel de gouvernement » du Canada (Bloomfield et Nossal, 2013). Les autres insistent plutôt sur le caractère idéologique de cette ambition nationaliste, soulignant les traits conservateurs et néoconservateurs des croyances et des valeurs mises de l’avant par le PCC (Nadeau, 2011-2012). Nous nous contenterons de souligner que les deux motivations sont parfaitement compatibles[6]. L’objectif de cet article n’est ni d’évaluer la congruence des politiques mises en oeuvre par le PCC par rapport à sa rhétorique idéologique, ni d’évaluer l’impact qu’a pu avoir cette rhétorique auprès de l’électorat canadien[7]. Nous souhaitons plutôt souligner les trois conditions qui ont rendu possible l’émergence du nationalisme néoconservateur promu par le PCC dirigé par Stephen Harper.

Cette refondation identitaire s’établit premièrement sur le sentiment d’aliénation politique de l’Ouest face à l’évolution politique canadienne jusqu’aux années 2000, dont Harper s’est fait le porte-parole (Dorion-Soulié, 2013). Dans les années 1950, W.L. Morton, grand spécialiste de l’Ouest canadien, écrivait que dès sa naissance politique, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la région avait ressenti « un vif sentiment d’inégalité ». Morton décrit l’Ouest non pas comme une nation émergente, mais comme une « sous-société », et analyse en ces termes sa relation avec la nation canadienne :

[It] is the relations of that sub-society with the nation of which it is a part which makes significant the history of the prairie west. These relations passed through the phases of colonial subordination to, agrarian revolt against, and utopian rejection of, the political and economic controls, but not the institutional foundations, of the nation. Canadian institutions and the ideals of Canada were accepted and upheld, and in the present stage the purpose of western utopianism is to redeem them by capturing the nation.

1980 : 159

Cette rébellion de l’Ouest contre le Canada central (ou « laurentien ») a été à nouveau exprimée dans les années 1990 et 2000 par des membres de « l’école de Calgary », que l’on a souvent décrits comme influençant Stephen Harper[8]. Les membres de cette école parlent de la « conscience politique de l’Ouest » pour nommer l’expérience de la subordination au Canada central, et ils cherchent à « racheter » la nation canadienne qui aurait, à leurs yeux, « déraillé » (Dorion-Soulié, 2013). Cette analyse de la nation canadienne rejoint la classification du nationalisme offerte par Breuilly (1985), où l’objectif peut être de se séparer, de réformer la nation en se l’appropriant, ou encore d’unir la nation. Le sentiment d’exclusion, particulièrement puissant en Alberta, base régionale du PCC, se traduit par des attitudes plus néoconservatrices chez les habitants de cette province que chez leurs concitoyens canadiens, notamment un plus fort militarisme, une posture pro-américaine plus marquée et une méfiance accrue à l’égard des institutions multilatérales (Lagassé et al., 2014).

Deuxièmement, cette « dérationalisation » du Canada, pour reprendre le vocabulaire de Haas, s’est incarnée dans une opposition au consensus en politique étrangère, centré sur l’internationalisme libéral promu autant par le PLC que par le Parti progressiste-conservateur (Munton et Keating, 2001 ; Massie et Roussel, 2013). Le soutien à l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003, affirmé par Harper en tant que chef de l’opposition officielle à Ottawa, est emblématique de cette contestation des valeurs nationales et du rôle international du Canada (Dorion-Soulié et Roussel, 2014). Cette contestation identitaire s’est poursuivie quand le PCC a conquis le pouvoir, comme le démontrent Desrosiers et Lagassé (2016). Sous la houlette de Stephen Harper, le PCC a cherché à transformer l’identité canadienne en mettant l’accent sur les Forces armées canadiennes (FAC) et l’histoire militaire du pays, offrant une vision des valeurs et du rôle international du Canada opposée à l’internationalisme libéral. La stratégie de communication du PCC s’est déployée en trois phases. La première s’appuyait sur les idées internationalistes, présentant les croyances militaristes des conservateurs comme compatibles avec les attitudes internationalistes dominantes parmi la population canadienne, de manière à les coopter. La seconde phase consistait à consolider ce cadre élargi, en renforçant la congruence entre l’histoire militaire glorieuse et unificatrice du Canada et les croyances internationalistes, y compris les interventions militaires sur la scène internationale (Desrosiers et Lagassé, 2016 : 302). Affranchi des contraintes liées à la très impopulaire guerre en Afghanistan, et devenu majoritaire à la Chambre des communes, le PCC amorçait en 2011 une véritable stratégie de transformation identitaire. Le PCC a alors mis de l’avant une conception distincte et alternative à l’internationalisme libéral, caractérisée par la glorification du passé militaire canadien et l’accent placé sur les menaces internationales qui pesaient contre le pays, en particulier le terrorisme islamique.

Le PCC a ainsi cherché à réinterpréter les motifs symboliques qui constituent la nation canadienne. C’est en ce sens que le projet de Harper peut être conçu comme une tentative de redéfinir le nationalisme canadien, ou de « réformer » la nation, pour reprendre les termes de Breuilly (1985). Si les tentatives de mobilisation du sentiment d’aliénation de l’Ouest de la part du PCC et sa contestation du rôle international du Canada ont fait l’objet d’analyses approfondies, la troisième condition nécessaire à l’émergence d’une reconstruction nationaliste, c’est-à-dire la redécouverte de « strates » historiques rendant possible une refondation du nationalisme canadien, demeure relativement inexplorée[9]. Le rôle central des historiens révisionnistes n’a effectivement pas fait l’objet d’un examen systématique. Notre analyse de l’émergence d’un nationalisme néoconservateur se tourne donc vers la redécouverte et la réinterprétation de « strates » historiques, ainsi que sur le rôle essentiel des historiens dans le mouvement de dérationalisation et de « re-rationalisation » de la communauté politique canadienne. En fournissant la substance historique au nationalisme néoconservateur, les « archéologues » participent de manière intégrante à son émergence.

Identifier un « archéologue » : Jack Granatstein et la redécouverte du passé

Qui ont été les « archéologues » du mouvement porté par Harper et le PCC ? Qui s’est plongé dans le passé du Canada pour reconstruire le nationalisme canadien ? Yves Frenette (2014) suggère que l’inspiration première de Harper serait l’historien Christian P. Champion (2010), auteur d’un ouvrage sur la persistance de l’identité britannique du Canada (The Strange Demise of British Canada), ce qui expliquerait « l’obsession monarchiste » des conservateurs. Paul Wells (2013) affirme quant à lui que c’est Peter Brimelow (1986) qui a eu le plus d’influence sur Harper, grâce à un ouvrage dans lequel il prône la nécessité d’affirmer l’identité (nord-)américaine du Canada par un rapprochement avec les États-Unis (The Patriot Game). Champion et Brimelow méritent certainement d’être considérés parmi les « archéologues » du mouvement nationaliste promu par Harper, car ils proposent tous deux une réinterprétation de l’histoire canadienne (quoi que cela soit moins flagrant chez Brimelow) dans des termes qui correspondent au projet de Harper. Cependant, le présent article s’intéresse spécifiquement à l’histoire militaire et à la conception du rôle international de la nation dans l’émergence du projet nationaliste néoconservateur, et ces thèmes demeurent périphériques chez ces deux auteurs.

Plus proches du thème de cet article, McKay et Swift (2012) citent l’historien David Bercuson et le philosophe Barry Cooper, tous deux de l’Université de Calgary, parmi les auteurs qui auraient influencé Harper. Bercuson et Cooper développent une lecture particulière de l’histoire canadienne pour soutenir un projet idéologique et politique très proche de celui de Harper, prônant une politique étrangère pro-américaine. Cette posture est, d’une part, motivée par une conception « réaliste » des relations internationales. Dans un texte qu’il cosigne avec Granatstein (1991 : 243), Bercuson constate la « fragilité de l’ordre » international, situation qui rend la puissance nécessaire à la préservation de la prospérité canadienne, thème central du discours de politique étrangère de Bercuson et Cooper. Selon Bercuson, les sacrifices des militaires canadiens, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale, ont permis à la nation d’être reconnue comme libre et indépendante (1995 : 2), c’est-à-dire indépendante de la Grande-Bretagne et libre de se rapprocher des États-Unis sur les plans du commerce et de la sécurité, ce qui correspondait à une politique « réaliste » (Granatstein et Bercuson, 1991 : 91). Pour Bercuson, la période 1945-1957, décrite comme l’âge d’or de la politique étrangère canadienne, est justement celle où le Canada aurait agi avec le plus de réalisme, en particulier dans son soutien à la puissance américaine, condition essentielle de l’ordre international d’après-guerre (Dorion-Soulié, 2013 : 652-653). Pour Bercuson et Cooper, le sens de l’histoire canadienne devrait pousser la nation vers une politique étrangère réaliste et, partant, pro-américaine. Cette posture est, d’autre part, motivée par la « conscience politique de l’Ouest » (Boerger, 2007 ; Dorion-Soulié, 2013), que Bercuson décrit en ces termes après le refus du premier ministre Jean Chrétien de participer à l’invasion américaine de l’Irak :

The West is closely tied to the United States by trade, by family links, by immigration, and by geography and history. Most Westerners feel friendship and respect for Americans most of the time […] and the West has long had close ties to the Canadian military […] Take both those factors together and Ottawa’s recent flirting with open anti-Americanism, its starvation of the Canadian Forces, its apparently “neutralist” foreign policy is not representative of how Western Canadians see Canada’s place in the world or its role on the international stage. The view from here is that current foreign and defence policy, just to give two dramatic examples, is being shoved down the throats of Western Canadians.

2003 : A18

Bercuson, contrairement à Cooper, n’est pas originaire de la région, mais sa conception de l’histoire canadienne correspond à la « conscience politique de l’Ouest », ce qui lui permet, en quelque sorte, de s’en faire le porte-parole. En ce sens, il n’est pas nécessaire qu’un historien soit issu d’une communauté caractérisée par un sentiment d’exclusion pour que son travail d’historien puisse servir au projet politique de cette communauté. À cet égard, le rôle de Granatstein comme archéologue du nationalisme néoconservateur est particulièrement instructif.

McKay et Swift isolent Granatstein en tant que « doyen des historiens New Warriors », ce groupe qui chercherait à liquider « l’État-social » canadien pour faire revivre une nation de guerriers vertueux inspirés de l’héroïsme de leurs ancêtres dans les grandes guerres du XXe siècle. Ce serait là le sens profond de la dévotion de Harper à l’impérialisme anglo-saxon (2012 : 11). Au cours d’une carrière qui s’étend sur presque un demi-siècle, Granatstein a écrit (ou coécrit, notamment avec Bercuson) une pléthore d’ouvrages sur l’histoire militaire et internationale du Canada. Une analyse détaillée des thèmes développés dans les ouvrages de Granatstein permettra de révéler leur proximité par rapport au projet nationaliste néoconservateur de Harper. En ce sens, Granatstein peut être considéré comme l’un des « archéologues » du mouvement mené par Harper. La suite de cet article sera consacrée à une analyse systématique des textes de Granatstein, exercice qui n’a pas été accompli à ce jour, et à une mise en relation des thèses qu’il y défend avec la rhétorique idéologique de Stephen Harper.

Granatstein joue le rôle de re-découvreur et de réinterprète avec beaucoup de candeur quant à son désir de populariser sa réinterprétation nationaliste de l’histoire canadienne :

I think of myself as a national historian, because I write on big national subjects—war, the military, Canadian politics, foreign policy, Canada-U.S. relations […] University historians need to be read more widely—and for that to happen they must write more clearly and broaden the subjects they write about. They need to connect with the public. They need to realize there is no sin in being read. That was always my goal, for I could see no reason to write if only three specialists read my work. If I had views on our past—and present and future—and I did—I wanted them to reach the widest possible audience.

2005 : 58

L’oeuvre de Granatstein peut être divisée en deux grandes catégories : les ouvrages historiques à proprement parler et les ouvrages politiques dans lesquels il discute de questions contemporaines et fait des recommandations aux politiciens et à la population. Nous commencerons par ces derniers, car ils permettent de donner un sens aux grands éléments du récit national proposé dans ses ouvrages historiques.

Les ouvrages politiques de Granatstein

Dans Who Killed Canadian History ? (1998), Jack L. Granatstein demande aux écoles canadiennes de revenir à l’enseignement de l’histoire nationale. Dans une préface de huit pages, il utilise quinze fois des termes dont la racine est « nation ». Pour lui, dans les années 1990, « the history taught is that of the grievers among us, the present day crusaders against public policy or discrimination. The history omitted is that of the Canadian nation and people » (1998 : XIII). Ce faisant, le Canada aurait perdu « [its] own cultural traditions—the European civilization on which our nation is founded—on the grounds that they would systematically discriminate against those who come from other cultures » (ibid. : XIV). Vivant dans un régime fédéral faible, menacé par le séparatisme de certaines provinces, les Canadiens ont besoin d’une histoire pancanadienne pour les unir. « History is memory, inspiration and commonality—and a nation without memory is every bit as adrift as an amnesiac wandering the streets » (Ibid. : XVIII).

Selon Granatstein, c’est à propos d’histoire militaire que l’amnésie canadienne était la plus frappante. Il déplore : « the public indifference, to sincere, well-meaning but largely unattended ceremonies on Remembrance Day ». Au sujet de la Seconde Guerre mondiale, il écrit : « The pride that Canadians should feel in their substantial role in the war, the lessons its events should hold for us, are brushed aside by the efforts to create a history that suits the misguided ideas of contemporary Canada held by successive federal and provincial governments and by far too many academics » (Ibid. : 115). Il poursuit en accusant ces mêmes universitaires d’avoir effacé les combats de l’histoire des deux guerres mondiales au nom d’une idéologie antimilitariste ou pacifiste. « It also explains why peacekeeping, a useful modern specialty of Canada’s armed forces, has been elevated into a principle ». Ce qu’il nomme le « mythe du gardien de la paix » (ibid. : 125-126) est étroitement associé à l’internationalisme libéral (Massie et Roussel, 2008). Il s’agit ici d’une illustration éclatante d’une contestation des valeurs véhiculées par le système d’éducation, qui constitue l’un des « indicateurs de dérationalisation » évoqués plus haut.

Ce rejet de l’histoire militaire est néfaste pour la nation canadienne, selon Granatstein, car les militaires ont joué un rôle primordial dans sa construction :

The Great War made Canadians conscious that they were a nation. Half the men who served in the Canadian expeditionary Force in the First World War were British-born. But the Canadian Corps established such a reputation for ferocity in attack that the immigrant colonials found themselves transformed into Canadians […] The war mattered to Canadians, and it gave them a sense of nationhood that has helped to define this country ever since.

Granatstein, 1998 : 132

L’héritage de la Seconde Guerre mondiale a été non moins important : industrialisation du Canada, développement accéléré de l’agriculture et de l’industrie minière, émancipation des femmes et arrivée du Canada au rang de puissance (certes, « moyenne ») sur la scène mondiale ; tout cela est issu du conflit de 1939-1945 (ibid. : 133).

Certains efforts du gouvernement Harper semblent répondre directement aux récriminations de Granatstein, en particulier ceux du ministère des Anciens Combattants, qui a créé une quantité impressionnante de « matériel éducatif » visant à enseigner aux enfants d’âge scolaire (aussi jeunes que cinq ans) l’importance de l’histoire militaire canadienne. Prenant la forme de « plans de cours » adressés aux enseignants, ce matériel éducatif fait du 11 novembre le coeur de son effort d’édification de la jeunesse (Canada, 2014c). Ajoutons à cela que le ministère de la Défense nationale prévoyait, en 2014, allouer près de 300 millions de dollars par an au programme « Sensibilisation et héritage militaire », qui « vise à insuffler à la population canadienne un sentiment de fierté en faisant connaître l’histoire et les traditions militaires du Canada », de même qu’à contribuer à « forger et promouvoir l’identité canadienne » (Canada, 2014b : 69).

Le mythe du Canada comme gardien de la paix est aussi lié, selon Granatstein (2004c : 202), à l’anti-américanisme inhérent au nationalisme libéral. Les Canadiens sont coupables de vouloir que leurs Forces armées « représentent leurs valeurs », c’est-à-dire qu’elles soutiennent l’identité « non-américaine » du Canada associée au rôle de gardien de la paix. Les conséquences sont graves : « Canada has reached a new level of irrelevancy in foreign and military affairs […] Canada has ceased to matter internationally. Shaky defence and foreign policies, pandering to political correctness at home and elsewhere, and too little money thrown too late at domestic and global problems have left a proud legacy in ruins » (Ibid. : 2).

Pour remédier à ces problèmes, il est impératif selon Granatstein d’accepter l’importance primordiale des États-Unis pour la sécurité et la prospérité canadiennes, de reconnaître que les militaires sont indispensables à la sécurité nationale et d’accroître significativement le budget de la Défense (ibid. : 238). En bref, il s’agit de redéfinir la nation canadienne en s’éloignant des icônes libérales, par la promotion de l’histoire militaire du Canada (et plus particulièrement sa participation aux grands conflits mondiaux) et par l’adoption d’un rôle international davantage agressif et militariste. Il s’agit là de deux priorités qui ont été mises de l’avant par le gouvernement Harper (Massie et Roussel, 2013 ; Massie et Brizic, 2014).

Les ouvrages historiques de Granatstein

Les positions adoptées par Granatstein dans ses ouvrages politiques fournissent une lentille qui permet de discerner les principaux thèmes de l’histoire canadienne telle qu’il la « redécouvre » : les militaires ont façonné (voire « créé ») la nation canadienne ; le Canada et ses militaires ont (presque) toujours combattu au nom de la liberté ; l’impréparation militaire a été la règle dans l’histoire canadienne, ce qui a eu des conséquences désastreuses qui n’ont pu être que partiellement mitigées par l’héroïsme des soldats canadiens ; et l’anti-américanisme a eu un effet négatif sur la sécurité et la prospérité des Canadiens. Par ce récit, Granatstein cherche à inculquer trois leçons fondamentales : le Canada doit continuer de se battre aux côtés de ses principaux alliés, en particulier les États-Unis ; le Canada doit être mieux préparé pour les guerres futures en réinvestissant massivement dans le budget militaire ; et l’anti-américanisme ne doit plus jamais être la force motrice de la politique étrangère et de défense canadienne. Ces trois « leçons » étaient au coeur du projet idéologique porté par le PCC de Harper (Dorion-Soulié et Roussel, 2013 ; Dorion-Soulié, 2014).

La nation canadienne est née de la guerre. Les Canadiens, aux yeux de Granatstein, semblent croire qu’ils forment un peuple « a-militaire », mais le fait demeure que « les événements militaires ont façonné le Canada » (Granatstein et Bercuson, 1991 : 7). La crête de Vimy, par exemple, est devenue un lieu mythique où les soldats d’un Dominion britannique sont devenus canadiens et où la nation canadienne est née (Granatstein, 2014 : XIV). Mais le Corps canadien n’a pas réussi à unir l’ensemble de la nation canadienne, puisque les Canadiens français ont refusé d’être conscrits dans une guerre britannique, ce que Granatstein décrit comme « une tragédie de premier ordre pour le futur du Canada en tant que nation » (2004a : 145-146). La participation à la Grande Guerre a aussi valu au Canada un siège à la Société des Nations (Granatstein, 1968 : 95), ainsi que son indépendance politique, par le statut de Westminster de 1931 (Granatstein et Lamb, 1977 : 109 et 116). La Seconde Guerre mondiale a quant à elle permis au Canada de passer du statut de colonie à celui de « puissance moyenne » (ibid. : 184-186) et d’accroître sa prospérité (Granatstein et Morton, 1989 : 266). Dans ce récit, c’est grâce aux soldats canadiens (que Granatstein classe au quatrième rang des « cent Canadiens les plus influents du vingtième siècle ») que le Canada « a acquis sa réputation à l’étranger et son image de soi » (Rawlinson et Granatstein, 1997 : 29).

La nation canadienne combat pour la liberté. Dans tout ce qu’ils ont fait pour façonner la nation, les militaires canadiens ont combattu du côté du « droit » et de la « liberté »… du moins depuis la Grande Guerre. Au cours de la guerre des Boers (la première intervention étrangère du Canada), les soldats canadiens ont pris part aux tactiques antiguérillas « brutales » des troupes impériales (Granatstein, 2004a : 38-43), et cette guerre devrait être considérée comme « une réponse émotive à l’esprit impérial britannique plus qu’un acte de maturité nationale » (Granatstein et Bercuson, 1991 : 1). Granatstein (2004a : 36) tempère cependant ce jugement négatif en rappelant que, pour les habitants du Canada de l’époque, défendre l’Empire et défendre la justice étaient synonymes. Cette défense morale nuancée de l’impérialisme britannique contribue à expliquer l’ajout, par le gouvernement Harper, de la guerre des Boers au Monument national de guerre en 2014. On en retrouve par ailleurs les grandes lignes dans la description de la guerre des Boers fournie sur le site du ministère des Anciens Combattants, où cette guerre est dépeinte comme « l’origine de la tradition du service militaire international et du sacrifice de notre pays » (Canada, 2014b).

Selon Granatstein, depuis cette époque, les soldats canadiens ont systématiquement combattu pour la liberté : « They defeated Kaiserism, Hitlerism, fascism, Japanese militarism and communist expansionism. They fought for freedom and democracy for a country that, while it was never a perfectly free democracy, was certainly more so than virtually any other nation on earth » (Rawlinson et Granatstein, 1997 : 29). Dans les deux guerres mondiales, « la victoire était vitale pour l’existence du Canada en tant que société civilisée » (Granatstein and Morton, 2003 : XIII ; Granatstein, 2004a : 194), mais c’est aussi la liberté du monde qui était en jeu. La Seconde Guerre, surtout, est la guerre juste par excellence (Granatstein, 2004a : X). Après avoir défait le fascisme, le Canada s’est tourné vers « l’expansionnisme communiste », d’abord en Corée où « l’ONU avait montré les dents et les nations libres d’Occident avaient clairement signifié qu’elles ne toléreraient pas d’agressions ouvertes » (Granatstein et Bercuson, 1991 : 169-170). En ce sens, les militaires canadiens ont fait leur part pour défendre la justice, la liberté et la démocratie dans le monde.

Les thèmes historiques de la construction du Canada par les militaires et de la défense de la liberté ont été repris et tissés en un seul récit par Harper en 2013, à l’occasion du jour du Souvenir :

[P]lus de deux millions de Canadiens ont servi en Afrique du Sud, aux deux guerres mondiales, à la guerre de Corée ou dans le cadre de nombreux autres efforts militaires internationaux, par exemple les récentes missions au Moyen-Orient, en Afghanistan, en Libye et au Mali […] Malheureusement, beaucoup de ces courageux Canadiens ont payé de leur vie leur profonde opposition à la tyrannie […] Ils nous ont aussi inspiré une immense fierté nationale qui a uni les Canadiens et porté notre nation vers de nouveaux sommets […] En ce jour spécial, rendons sincèrement hommage à tous les membres des Forces armées canadiennes – d’hier et d’aujourd’hui – à ceux dont la générosité, le courage et les sacrifices nous ont valu la liberté que nous connaissons aujourd’hui, la démocratie qui nous permet de nous gouverner nous-mêmes et le système de justice sous lequel nous vivions.

Harper, 2013

Pendant la guerre froide, les Canadiens se sont taillé une réputation internationale : ils étaient « the inventors and the pre-eminent practitioners of peace-keeping, a small nation that sent the best soldiers, sailors and airmen in the free world to service in NATO » (Rawlinson et Granatstein, 1997 : 29). Granatstein, nous l’avons dit, est extrêmement critique de ce qu’il nomme le « mythe du gardien de la paix ». Mais en 1968, il traitait ce rôle de manière très positive, décrivant ses succès « substantiels » pour la préservation de la paix en maintes circonstances (Granatstein, 1968 : 187). L’opposition contemporaine de Granatstein au rôle de gardien de la paix ne l’empêche donc pas d’identifier les premières années où le Canada agit de la sorte à une espèce d’âge d’or de la politique étrangère et de défense, alors que des militaires canadiens bien financés, bien équipés et hautement entraînés ont été mis au service de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) (Granatstein et Bercuson, 1991 : 23). Le problème, selon Granatstein, est que cet âge d’or des FAC a été de courte durée, alors même que les gouvernements canadiens qui se sont succédé ont continué d’agir comme si le pays avait conservé les moyens matériels d’être un véritable « gardien de la paix ». La critique de Granatstein s’explique aussi par le fait qu’à l’époque de la guerre froide, le maintien de la paix servait les intérêts de l’OTAN vis-à-vis de l’ennemi soviétique. Aujourd’hui, il n’est en rien. Citant un haut gradé militaire, Granatstein écrit : « Peacekeeping “suggests a passive non-invasive presence operating in a benign environment… The reality is somewhat different” » (Granatstein 2007 : 24). Le rôle de gardien de la paix serait donc devenu un mythe naïf et absurde (ibid. : 26). Un même rejet du rôle de gardien de la paix a été au coeur du programme politique et identitaire du gouvernement Harper (Paris, 2014).

La fin de l’impréparation militaire du Canada. Le mythe du gardien de la paix a fait son oeuvre : dans les années 1990, le seul rôle militaire que soutenait le public canadien était celui-là. Mais le public ne comprenait pas ce qu’un tel rôle exigeait en termes d’équipement et d’entraînement, et qu’il ne pouvait pas constituer la seule raison d’être des militaires canadiens. « Canadians forgot that we were useful in peacekeeping operations precisely because we were armed to fight an overseas war—we had air transport, good communications, well trained ground forces » (Granatstein, 1993 : 16). Un soldat qui avait suivi un « entraînement général » pouvait être gardien de la paix, mais un soldat entraîné strictement au maintien de la paix ne pouvait pas mener une guerre. L’obsession du maintien de la paix était ainsi porteuse d’une menace pour la préparation militaire. Il ne s’agit là que d’une variation sur un thème récurrent dans le récit de Granatstein (2004a : XI-XII) : le « professionnalisme » militaire a toujours été entravé par des croyances et des politiques erronées.

Au cours de la Grande Guerre, des miliciens dépourvus d’entraînement et méfiants envers les soldats professionnels (Granatstein, 2004b : 3) ont été envoyés en Europe avec enthousiasme, mais il est vite devenu apparent qu’ils devraient être transformés en soldats (ibid. : 14-15). Après la guerre, le gouvernement « quickly returned the Permanent Force to its pre-war impotence. Canada was to have no regular army to carry on the tradition of professionalism that the Canadian Corps had created » (ibid. : 192). Les leçons de la Grande Guerre ont rapidement été oubliées : « The world was now safe for democracy, and professional armed forces were scarcely needed ». Les budgets militaires ont diminué constamment dans les années 1920 et 1930 (Granatstein, 2004a : 148), et le Canada est entré dans la Seconde Guerre mondiale comme dans la Première : mal préparé. Encore une fois, « les Canadiens et leurs alliés ont payé de leur vie pour ces efforts improvisés et souvent amateurs » (Granatstein et Morton, 2003 : XV).

La période allant de 1951 à 1965 constitue l’exception à cet égard. En 1945, l’Armée canadienne « disparut encore avec une rapidité étonnante », mais la signature du Traité de l’Atlantique Nord en 1949 et le début de la guerre de Corée en 1950 ont engendré l’expansion et le réarmement des FAC. Elles sont devenues « hautement professionnelles », à tel point que, pour la première fois de son histoire, le Canada était « militairement important » en temps de paix (Granatstein, 2004a : 311). Le budget de la Défense a triplé (atteignant près de sept pour cent du produit intérieur brut [PIB] en 1953), et les FAC comptaient alors 105 000 hommes (ibid. : 321). Mais cet âge d’or a été de courte durée et l’arrivée au pouvoir de John Diefenbaker, en 1956, a marqué le début d’un long déclin, alors que l’expansion économique d’après-guerre a ralenti et que les budgets sont revenus à des niveaux plus « normaux » (ibid. : 311).

Dans le récit de Granatstein, la guerre d’Afghanistan – et plus particulièrement la guerre de contre-insurrection menée à Kandahar sous la gouverne de Harper – symbolise la fin de ce déclin, le retour du professionnalisme et l’abandon du rôle de gardien de la paix. « [T]he Canadian Forces have re-established their military credibility there. The sorry tale of Canada’s Army as peacekeeper and nothing else […] is gone… » (Granatstein, 2011 : 459). Dans ce débat, soutenir la guerre en Afghanistan signifiait soutenir le professionalisme, car c’est précisément grâce aux pertes humaines que « the Canadian Army once again has become a truly professional military, and the Harper government has provided the equipment to foster this approach for the next few decades » (Granatstein, 2011 : 462). En termes mémoriels, l’ajout par Harper de la guerre d’Afghanistan au Monument national de guerre correspond à la défense de cette guerre que propose Granatstein (Canada, 2014a).

La fin de l’anti-américanisme. Le dernier thème constitutif de l’histoire canadienne, selon Granatstein, est l’anti-américanisme, étroitement lié au rôle de gardien de la paix et à l’impréparation militaire. Historiquement, les nationalistes canadiens ont été avant tout inquiets de l’absorption par la république américaine et du sinistre « complot » visant à « vendre » le Canada aux Américains. Dans son ouvrage sur l’anti-américanisme canadien, Granatstein cherche à renverser ces mythes, auxquels il croyait jadis lui-même : après mûre considération, il arrive à la conclusion que l’anti-américanisme a toujours été utilisé par des élites politiques et économiques pour préserver ou augmenter leur pouvoir (Granatstein, 1996 : IXX). Qui plus est, ceux qui ont combattu le rapprochement avec les États-Unis ont lutté contre le cours « naturel » des choses. Durant la Première Guerre mondiale, le rapprochement avec les États-Unis était devenu nécessaire pour soutenir l’effort de guerre canadien, notamment en ce qui a trait aux investissements dans les usines de munitions (Granatstein, 1989 : 21). L’affaiblissement britannique lors de la Seconde Guerre mondiale a encore poussé le Canada à appeler son voisin à l’aide (ibid. : 26) : la Grande-Bretagne avait désespérément besoin du soutien canadien, et le Canada n’aurait pu accéder à ses demandes sans l’aide des États-Unis (ibid. : 32-40 et 43).

Cette proximité s’est confirmée dans les années suivant la guerre, alors que la faiblesse britannique augmentait au même rythme que les besoins du Canada en termes de débouchés commerciaux. Au-delà de la perte de puissance relative subie par la Grande-Bretagne, d’autres facteurs ont contribué au relâchement des liens avec l’ancienne métropole, dont l’immigration, de moins en moins britannique. L’évolution technologique, la culture de consommation et le commerce en général ont servi à minimiser les différences qui perduraient entre le Canada et les États-Unis (Granatstein et Bercuson, 1991 : 91). La fin de la guerre froide aurait pu « libérer » le Canada de son alliance avec les États-Unis, mais désormais les exigences du commerce, incarnées dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), rendaient impensable une distanciation du Canada par rapport aux États-Unis (Granatstein, 1993 : 15). Le destin canadien passait donc inévitablement par un rapprochement de plus en plus étroit de son voisin du sud. La posture pro-américaine adoptée par Harper en tant que chef de l’opposition, lors des débats sur la participation canadienne à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, s’est vue affirmée dans le cadre de la stratégie de défense Le Canada d’abord (2008), et réitérée dans les documents clés du ministère de la Défense nationale par la suite : une des « raisons d’être » des FAC était de faire du Canada un allié fiable pour les États-Unis (Canada, 2014d : 4). Selon Harper, toute menace à la sécurité américaine était une menace directe pour le Canada (Brennan, 2009).

Conclusion

La réinvention de traditions et des symboles est chose commune à toute nation, et l’oeuvre de Jack Granatstein, en révisant les mythes nationalistes libéraux pour en proposer de nouveaux, a contribué à fournir la substance historique nécessaire au projet nationaliste néoconservateur du PCC sous la gouverne de Stephen Harper. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le gouvernement Harper aurait puisé son projet idéologique à même les ouvrages de Granatstein, ni qu’il y aurait une relation de cause à effet entre les idées défendues par Granatstein et le projet mis en oeuvre par Harper. Il ne s’agit pas non plus d’insinuer un accord entre l’historien et le politicien pour se partager les tâches (redécouverte, réinterprétation, régénération) d’un travail de reconstruction du nationalisme canadien. Nous avons cependant démontré une convergence nette entre les leçons que Granatstein tire de sa réinterprétation de l’histoire canadienne et les tentatives du gouvernement Harper de redéfinir l’identité nationale et le rôle international du Canada.

Les thèmes historiques soulevés par Granatstein ont fait partie intégrante d’un projet de refondation du nationalisme canadien. Quatre thèmes ressortent du récit national offert par Granatstein : la nation canadienne a été forgée dans la guerre ; la nation canadienne combat pour la liberté au pays et ailleurs dans le monde ; la maturité nationale passe par un réinvestissement considérable dans les FAC, de manière à leur assurer les capacités de faire la guerre ; et la nation canadienne est résolument nord-américaine plutôt qu’anti-américaine. Dans une lettre publiée en mai 2003 dans le quotidien Ottawa Citizen, Harper (2003) adoptait déjà chacun de ces thèmes en justifiant sa position en faveur d’une participation canadienne à l’invasion de l’Irak. Dix ans plus tard, ces mêmes thématiques étaient au coeur de son discours du jour du Souvenir, alors qu’il exaltait la contribution des militaires à la construction de la nation canadienne et dans la défense de la liberté (Harper, 2013). En ce sens, on peut dire que la rhétorique nationaliste néoconservatrice de Harper correspond au récit national construit par Granatstein, et que celui-ci a contribué à rendre possible le projet de Harper en légitimant ses principaux éléments identitaires et historiques. Granatstein peut dès lors être considéré comme un véritable « archéologue » du nationalisme néoconservateur.

Plus modestement, cet article a aussi tenté de préciser les conditions nécessaires à la reconstruction du nationalisme. Si le nationalisme est relativement malléable, certaines conditions paraissent nécessaires à sa reconstruction. Trois d’entre elles, soit le sentiment d’exclusion sociopolitique, la mobilisation politique de ce sentiment, ainsi que la redécouverte et la réinterprétation de l’histoire nationale, ont été soulignées. Parmi ces conditions, nous avons mis l’accent sur le rôle des historiens dans la redécouverte du passé. Trop souvent négligé, ce rôle est pourtant crucial dans la légitimation d’un nouveau projet nationaliste. Ici, le projet nationaliste des conservateurs de Harper pourra suggérer aux étudiants du nationalisme (qui ont parfois tendance à se concentrer sur les facteurs intérieurs de la construction du nationalisme) l’importance de l’histoire militaire et de la politique étrangère pour leur objet d’étude. Les spécialistes de la politique étrangère et militaire, pour leur part, pourront mieux saisir l’importance de la réinterprétation historique offerte par les historiens nationalistes dans le processus de (re)construction des symboles et des mythes du nationalisme. Ils seront ainsi mieux outillés pour comprendre les bases sur lesquelles s’appuient les élites politiques en cherchant à mobiliser le public par l’entremise de mythes et de symboles issus de la politique étrangère et de l’histoire militaire.

Enfin, il faut noter que le processus de reconstruction du nationalisme est loin d’être propre aux conservateurs ou au néoconservatisme. Par son discours exaltant le retour aux rôles de gardien de la paix et de bon citoyen mondial, le gouvernement libéral de Justin Trudeau s’appuie sur une lecture historique conforme à son idéologie nationaliste. La nation canadienne se trouvera donc en perpétuelle reconstruction.