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L’Amérique latine. Laboratoire du politique autrement rassemble des études de mouvements sociaux qui participent à la redéfinition du politique sur le continent. Ces mobilisations ont lieu dans un contexte à la fois du virage à gauche et de l’accroissement des politiques néolibérales et extractivistes qui produisent un rétrécissement des espaces publics et de vie. Entre la cooptation, les alliances avec les partis politiques et le refus de telles stratégies, la question se pose : comment les mouvements sociaux se transforment-ils dans ce contexte ? S’appuyant sur des cas empiriques, les textes de ce collectif mettent en lumière de nouvelles manières de concevoir le politique qui émergent de l’action des mouvements sociaux dans la région.

Divers concepts théoriques traversent le recueil. D’abord, le concept de cadrage de la théorie des mouvements sociaux, que Nancy Thede et Mélanie Dufour-Poirier décrivent comme un « processus collectif de construction de sens par les acteurs impliqués dans un mouvement qui vise à transformer un rapport de force ou un arrangement institutionnel » (p. 2). En plus de constituer la cible que les mouvements sociaux se donnent en formulant leurs demandes, le cadrage sous-tend également un processus de construction d’identité – le Nous – qui unit les individus au groupe et à des aspirations communes. À l’instar de Nancy Fraser (Scales of Justice : Reimagining Political Space in a Globalizing World, Columbia University Press, 2009), les auteures caractérisent les mouvements sociaux d’aujourd’hui par leur remise en question du politique et des contours du cadrage, à savoir qui a le droit de dire ou de faire du politique, comment le faire et pourquoi. L’ouvrage pivote ensuite sur le duo conceptuel des espaces publics et des espaces de vie. Les premiers représentent les débats et l’action collective alors que les seconds font plutôt référence à des espaces physiques, comme le territoire, mais aussi immatériels, comme les espaces idéologiques, symboliques et culturels. Ces espaces de vie sont construits collectivement par les membres du groupe qui leur donnent un sens.

La « reprimarisation » des économies a engendré des problèmes associés aux espaces privés qu’ont soulevés les mouvements dans les espaces publics. Le territoire est apparu comme un lieu de convergence dans les luttes où s’entremêlent espaces privés et publics. Paradoxalement, bien que ces luttes soient ancrées dans le local, on assiste également à la transnationalisation des mobilisations sociales, notamment à travers des alliances qui se rejoignent dans leurs préoccupations pour le bien commun.

C’est par le recadrage que font les acteurs de leurs demandes que les transformations politiques ont lieu. Thede et Dufour-Poirier identifient trois points de convergence aux mobilisations sociales actuelles. D’abord, elles relèvent l’utilisation de la notion de droits humains à l’intérieur des cadres de mobilisation. Ensuite, elles notent, tant dans les demandes des groupes que dans leur fonctionnement, une articulation entre les espaces publics et les espaces de vie qui est au fondement de la transformation du politique. Enfin, elles relèvent la critique du pouvoir que font ces mouvements et qui appelle à un nouveau rapport au politique.

Le recueil débute en abordant les dynamiques autochtones et la centralité du territoire dans les identités. Dans son étude sur les mouvements totonaques de l’État de Puebla, l’anthropologue mexicaniste Pierre Beaucage s’intéresse au rôle du développement d’alliances et de la structure d’opportunités politiques dans les processus de cadrage et recadrage des acteurs depuis les cinquante dernières années. Pour sa part, Simon Morin se penche sur la notion autochtone du bien-vivre célébrant l’harmonie avec la Terre-mère et son instrumentalisation par le gouvernement de Rafael Correa, laquelle est contestée par le mouvement autochtone puisqu’elle a été utilisée par Correa pour faire avancer un agenda extractiviste. Stéphanie Rousseau s’intéresse aussi au jeu d’alliances mais depuis le mouvement très hétérogène des femmes autochtones en Bolivie où se profile une dynamique de compétition et de conflit entre les groupes autour de la représentation des femmes autochtones. Dans le chapitre « Décoloniser notre regard », Marie Léger prend également pour sujet les femmes autochtones et analyse comment celles-ci ont été rendues invisibles dans les mécanismes de droits humains comme la Commission interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH), puisque les catégories sociales de race et de sexe y sont maintenues séparées. Ce cloisonnement, soutient l’auteure, fait en sorte que les femmes autochtones soient exclues. Elle propose quelques principes méthodologiques adaptés aux femmes autochtones des Amériques et visant à contrer leur discrimination.

En ce qui concerne les femmes non autochtones, Nora Nagels analyse les façons dont les organisations de femmes oeuvrant pour la sécurité alimentaire dans des quartiers populaires de Lima transforment la dynamique clientéliste avec l’État en se l’appropriant et en développant un « clientélisme à l’envers ». Pour sa part, Denyse Côté questionne l’aide humanitaire en Haïti et son impact déstructurant pour le mouvement féministe. Enfin, Charmain Lévy s’intéresse aux différents types de relations néocorporatistes, avant et pendant la présidence de Lula da Silva, entre le Parti des travailleurs et trois grands mouvements sociaux au Brésil, dont celui des femmes, où ceux-ci se retrouvent pris entre un désir d’autonomie idéologique et un pragmatisme politique qui peut résulter en une démobilisation de sa base. Poursuivant sur le thème du travail, Mélanie Dufour-Poirier se penche sur la construction de coalitions syndicales internationales dans les Amériques et les différentes tensions internes et externes liées à leur viabilité.

Le dernier bloc du recueil s’intéresse à l’utilisation des droits humains comme cadre de mobilisation dans un contexte néolibéral. Leïla Celis se penche sur le mouvement paysan en Colombie et sa défense du territoire maintenant centrée sur la notion de droits humains dans le cadre de ses relations avec l’État, alors que Guillaume Charbonneau regarde la stratégie de membres de la société civile hondurienne qui se présentent comme défenseurs de droits humains afin de faire entendre leurs revendications comme suite au coup d’État. Enfin, Marc-André Anzueto analyse la place des droits humains dans la politique étrangère canadienne en Amérique centrale depuis les cinquante dernières années en la mettant en relation avec l’identité projetée par le pays et ses intérêts nationaux.

Grâce aux différentes études de cas, les auteurs nous invitent à nous inspirer de l’Amérique latine pour revoir nos cadres d’analyse. Le portrait brossé dans les différents chapitres peint des dynamiques sociales qui ne sont ni univoques ni sans tensions : elles sont parfois contradictoires mais elles ont en commun de proposer un nouveau rapport au politique et de générer des pratiques innovantes, et ce, souvent à l’extérieur des institutions traditionnelles. Thede et Dufour-Poirier concluent l’ouvrage en identifiant une logique croisée qui se dégage des rapports entre ces mouvements et l’État. D’une part, la défense des espaces de vie se fait en réponse à une dépossession croissante par les forces économiques. D’autre part, elle se voit répondre à son tour par un rétrécissement des espaces publics par l’État qui prennent la forme de la militarisation, de la répression ou de la mise au rancart de certains droits sélectionnés.

L’ouvrage compte parmi les rares livres récents de langue française s’adressant à un public latino-américaniste qui s’intéresse aux mouvements sociaux et à la notion du territoire. Il présente des outils d’analyse novateurs – comme la paire conceptuelle des espaces publics et de vie – pour comprendre les diverses mobilisations sociales en cours en Amérique latine et saisir les transformations qu’elles engendrent sur les plans du politique et de la démocratisation. Le recueil fait également le pont entre les mobilisations urbaines et rurales tout en abordant les mouvements autochtones. En outre, les études de cas, très variées dans les sujets abordés et démontrant une vive cohérence par rapport à la démarche adoptée, présentent un portrait nuancé des expériences politiques qui se vivent sur le continent et permettent de saisir les dissonances qui les soutiennent. Par ailleurs, plusieurs auteurs utilisent une approche féministe ou intersectionnelle qui met en évidence les tensions dans les rapports entre les catégories sociales de genre, de race et de classe.

Enfin, comme le soulignent à juste titre Nancy Thede et Mélanie Dufour-Poirier, la notion de territoire est clé pour comprendre les nombreuses actions collectives en marche au Sud. Il s’agit ici d’une des principales contributions que fait l’ouvrage aux études des mouvements sociaux, puisque la question du territoire est beaucoup plus présente en Amérique latine qu’ailleurs. La défense du territoire s’appuie désormais de plus en plus sur l’utilisation du concept libéral de droits humains pour négocier avec l’État et faire entendre les revendications des mouvements sociaux et particulièrement autochtones. Ainsi, ce recadrage des espaces et des concepts effectué par les différents mouvements analysés dans le livre montre la transformation des discours et de la conception du politique à l’échelle de l’Amérique latine et plus largement.