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En cherchant à documenter l’évolution de l’action des communautés francophones en situation minoritaire dans le contexte de la gouvernance communautaire depuis les années 1990 et 2000 (p. 7, 12), Linda Cardinal et Éric Forgues proposent un recueil d’études de cas menées en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Ils présentent quelques résultats du programme de recherche collaborative portant sur le thème de l’innovation dans la gouvernance communautaire, mené par l’Alliance de recherche Les savoirs de la gouvernance communautaire (située à l’Université d’Ottawa) (p. 1). L’ouvrage de douze chapitres (avec l’introduction et la conclusion) est divisé en deux parties : la première, de quatre chapitres, porte sur la gouvernance communautaire comme « nouveau levier pour l’action publique » (p. 23). La seconde partie, de six chapitres, explore l’innovation dans la gouvernance, au moyen d’outils potentiellement innovateurs dans l’action publique (p. 121).

Les notions de gouvernance communautaire et d’innovation sont centrales à l’ouvrage. La gouvernance se développe dans le contexte où plusieurs acteurs autres que l’État interviennent dans la formulation des politiques publiques (p. 4). Elle est caractérisée par la pluralité d’acteurs impliqués, le mode de décision consensuel ainsi que la négociation et le compromis comme moyens décisionnels (p. 9). L’innovation est conceptualisée dans le premier chapitre de la seconde partie du recueil par Martin Normand. Elle est entendue comme porteuse de nouveauté et de changement, capable de diffuser une innovation « réussie », répondant à un problème ciblé et menant à un changement durable et susceptible d’être évalué (p. 125-126). Dans la gouvernance communautaire, l’innovation accorde une place centrale aux acteurs qui sont « co-constructeurs de savoirs » (p. 141).

La première étude est celle de Rémi Léger, qui se penche sur la gouvernance communautaire comme « nouveau projet normatif » en la situant dans son « contexte d’apparition », soit dans les années 1980 et 1990 (p. 25-27). Léger soutient que la gouvernance émerge avec la fin du dualisme canadien et l’avènement d’une nouvelle gouvernance des langues officielles (p. 27). La « gouvernance linguistique » qui est mise en place accorde davantage d’espace aux entreprises privées et aux organismes communautaires dans la prise de décisions (p. 35).

Dans le domaine des arts et de la culture, Éric Champagne et Olivier Choinière proposent une étude du cas de la Place des Arts à Sudbury dans sa phase initiale (p. 46), un projet lancé par le Regroupement des organismes culturels de Sudbury (ROCS). Les auteurs problématisent la « collaboration interorganisationnelle » entre les partenaires du ROCS et les réseaux qui sont situés dans l’environnement de ce regroupement, comme le secteur privé ou la population en général (p. 46). Afin de faire accepter le projet, il importe de maintenir une approche inclusive entre les huit membres du ROCS et de mettre l’accent sur les retombées positives du projet de la Place des Arts lorsque celui-ci est soumis aux acteurs hors de la communauté (p. 56-58).

Toujours en Ontario, Mireille Paquet et Caroline Andrew étudient les résultats directs ainsi que les adaptations nées du processus de la gouvernance dans les réseaux de soutien à l’immigration francophone (p. 70). Elles remarquent une augmentation du niveau de confiance et d’engagement des acteurs envers le processus, l’apparition d’un certain consensus face à l’objet de la participation et l’augmentation de la capacité d’action commune (p. 85-87). Quant aux résultats de cette gouvernance, malgré quelques tensions inévitables dans le travail vers leur atteinte, ils sont somme toute positifs et ne permettent pas de remettre en question la forme de gouvernance que sont ces réseaux de soutien à l’immigration francophone (p. 71, 92).

Dans une étude de cas portant sur le Réseau-action communautaire (RAC) dans le secteur de la santé au Nouveau-Brunswick, Éric Forgues et Ornellia-Newton-Jones Mouyabi Mampoumbou cherchent à mieux comprendre ce qui permet le travail collaboratif dans les communautés francophones acadiennes (p. 98). La collaboration entre les organismes acadiens requiert le respect mutuel et l’ouverture d’esprit, et elle est facilitée par l’intérêt de tous pour la « cause commune » du français dans les services de santé (p. 106). Par contre, cette gouvernance est mise à l’épreuve si ces conditions ne sont pas là, ou encore si les relations de compétition s’élèvent entre les acteurs (p. 108). Malgré tout, la collaboration entre les organismes permet de produire de nouveaux savoirs et aide le gouvernement à mieux répondre aux besoins dans le secteur de la santé (p. 115-116).

Les chapitres traitant plus spécifiquement de l’innovation dans la gouvernance communautaire s’ouvrent avec une étude du cas de la Coalition des intervenantes et intervenants francophones en justice, en Ontario, menée par Linda Cardinal, Marie-Ève Levert, Danielle Manton et Sonia Ouellet. S’attachant à retracer la formation de la coalition (p. 149), les auteures soutiennent que son mode d’opération est innovateur (p. 168) : dans sa gouvernance hybride (à la fois communautaire et publique), elle sert de mode d’action alternatif à la judiciarisation des droits linguistiques (p. 149, 154). Malgré sa structure informelle, la coalition veille à l’offre de services en français dans le secteur de la justice (p. 163), grâce à un comité formé par des directeurs de services et autres responsables du secteur de la justice au gouvernement provincial. La coalition représente dans ce contexte une « instance communautaire envers qui les directeurs des services doivent se sentir redevables » (p. 164).

L’échelle d’i-préparation est l’outil potentiellement innovateur qu’analysent Diane Bélanger, Diane Farmer et Lori-Ann Cyr dans le Nord-Ouest et la Péninsule acadienne au Nouveau-Brunswick (p. 175, 180). Elle sert à mesurer le degré de préparation des municipalités se voulant accueillantes à l’immigration (p. 177). Cependant, le mode d’accueil des immigrants diffère au niveau du gouvernement provincial, qui reprend le modèle anglophone des grandes associations multiculturelles (p. 180), et les municipalités tendent à désirer l’immigration pour des raisons démographiques ou économiques seulement (p. 188). Malgré cela, les auteures remarquent que l’échelle a permis la montée en importance et la légitimité de la problématique de l’immigration dans la sphère publique (p. 192).

Dans la même province, le Conseil de gestion intégrée des forêts publiques (CGIFP) du Madawaska-Ristigouche, un « forum où les élus locaux peuvent débattre des orientations forestières avec d’autres partenaires régionaux, qui ne sont pas qu’industriels » (p. 199), est étudié en tant qu’initiateur d’un changement d’échelle d’action publique. Le CGIFP aurait ainsi créé une échelle d’action régionale, en partie grâce à la mobilisation que génère la volonté de sauvegarder l’identité acadienne, la communauté étant dépendante de l’industrie forestière (p. 202, 207).

Un autre outil est testé, dans la région d’Ottawa, par Linda Cardinal, Marie Hélène Eddie, Marc L. Johnson et Martine Plourde. Conçu par le Réseau de développement économique et d’employabilité de l’Ontario (RDÉE Ontario), l’Analyse différenciée francophone (ADF) cherche à « cerner les effets différenciés […] sur les communautés francophones » du projet de Transport est-ontarien (TEO) (p. 220, 229). L’outil permet de démontrer que les femmes et les francophones utilisent davantage ce service de transport en commun vers Ottawa (montrant ainsi la pertinence de l’analyse intersectionnelle) (p. 241) et, plus globalement, que l’utilisation et les préoccupations diffèrent entre les usagers anglophones et les usagers francophones (p. 235-239).

La dernière étude de cas de l’ouvrage est celle du renouvellement du leadership et de la transmission des savoirs dans la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO), par Christine Dallaire, Martin Normand, Magalie-France Houle et Philippe Prévost (p. 247-248). Par le processus innovant de la mise en place de programmes de formation et de transmission des savoirs par les cahiers de legs, l’organisme formalise les processus de transmission des savoirs dans un contexte de renouvellement constant des acteurs qui y oeuvrent (p. 253). Le pouvoir d’action des individus est ainsi accru, tout comme est facilité le maintien d’une « mémoire organisationnelle » (p. 263-264).

Linda Cardinal et Éric Forgues concluent que les savoirs sur la gouvernance linguistique au Canada ont une pertinence sociale, c’est-à-dire qu’ils sont produits en partenariat avec le milieu communautaire (p. 271-272). Les francophones des communautés minoritaires proposent des innovations, notamment dans la compréhension de l’action des groupes, leur permettant de participer activement à l’élaboration des politiques linguistiques les concernant (p. 273, 275, 277).

Qui cherche à comprendre non seulement la gouvernance en tant que telle, mais son actualisation dans les communautés francophones et acadiennes du Canada, trouvera dans cet ouvrage une multitude d’exemples concrets et innovateurs. Les définitions conceptuelles claires et l’exposition du contexte propre à chaque étude, de même que la pluralité des terrains explorés, font que le recueil est accessible à tous ceux qui s’intéressent à la francophonie canadienne et à son action publique. D’autres groupes minoritaires sociétaux peuvent s’inspirer de la richesse des analyses proposées et des outils testés au long des chapitres. Par ailleurs, il est édifiant de voir comment la variable identitaire de la francophonie constitue un horizon rassembleur plutôt qu’une source de division : il s’agit souvent du pôle vers lequel convergent des acteurs aux intérêts souvent différents.