Recensions

The Lure of Technocracy, de Jürgen Habermas, Cambridge et Malden, Polity Press, 2015, 176 p.[Record]

  • Frédérick Guillaume Dufour

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Le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas n’a jamais habité dans une tour d’ivoire. À côté de ses ouvrages spécialisés, qui s’adressent à un public de spécialistes en sciences sociales, Habermas nous a habitués à des interventions ponctuelles dans lesquelles il décortique et analyse les enjeux politiques ou culturels et nourrit la vie des idées. Le fait qu’il vienne de célébrer son 85e anniversaire de naissance n’enlève rien à la fréquence et à l’acuité de ses interventions publiques. Toujours à l’abri d’un style polémique, ses interventions ponctuelles, colligées depuis plusieurs années par Polity Press, sont l’occasion de confronter sa conception philosophique du droit élaboré depuis Droit et démocratie (1992) à l’évolution de l’actualité politique allemande, européenne et mondiale. Le processus de construction de l’Union européenne est un projet complexe aux prises avec des défis de taille : l’élargissement à de nouveaux États-membres, l’approfondissement de l’intégration des premiers États-membres, le développement du fédéralisme fiscal et la question de l’étendue des pouvoirs dont devrait disposer la Cour européenne de justice. Ces enjeux, ainsi que celui du déficit démocratique de certaines institutions européennes, ont été au coeur de la réflexion de Habermas depuis les 20 dernières années. Plusieurs de ces questions s’inscrivent en continuité théorique avec sa réflexion antérieure sur le processus de réconciliation des deux Allemagne, notamment, et sur le patriotisme constitutionnel. Depuis 2008, deux fractures se sont amplifiées dans le cadre du processus de construction européenne. D’une part, des enjeux économiques et financiers rendus criants à travers la zone Euro par la crise de 2008. Cette première fracture a forcé les États de l’union monétaire européenne à une coopération toujours accrue. Habermas revient sur les défis auxquels fait face cette coopération. D’autre part, l’UE est aux prises avec un dégradé de replis nationalistes, allant du scepticisme britannique à la mise en péril des accords de Schengen, jusqu’à la remise en question des principes fondamentaux de l’État de droit constitutionnel, comme en Hongrie et en Pologne, en passant par les défenseurs des acquis de l’État providence dans le cadre des États nationaux. Les interventions de Lure of Technocracy portent essentiellement sur les débats structuraux liés au processus d’intégration européenne. Cet ouvrage est l’occasion pour Habermas de revenir aux fondements de son appui au projet européen et aux racines philosophiques de son euro-fédéralisme. Il replace la trajectoire des institutions européennes, qu’il aborde dans leur contexte historique, en rappelant comment les questions de leur représentativité et de leur légitimité se sont posées et se posent encore. Si plusieurs essais reviennent sur l’horizon en philosophie du droit dans lequel s’inscrivent les arguments de Habermas, cet ouvrage est également l’occasion pour lui de revenir sur la nécessité de reporter le type de pratiques et de politiques qui ont permis à l’État providence de se développer dans le cadre de l’État-national au niveau européen. Car il est bien entendu que, pour Habermas, le fédéralisme européen demeure un projet inachevé. Comme par le passé, il présente un dégradé de positions euro-fédéralistes en se positionnant avec nuances en faveur d’une position supranationaliste qui s’inscrit dans une conception de la légitimité arrimée aux pratiques d’une démocratie communicationnelle. Son argument s’oppose donc à différentes positions euro-sceptiques, mais également à certaines positions euro-fédéralistes, soit technocratiques soit néolibérales, en montrant les limites de leur conception de la légitimité et de la démocratie. Le lectorat auquel s’adressent les textes de cet ouvrage est varié. Encore une fois, l’auteur montre qu’il est un interlocuteur indispensable non seulement en philosophie du droit ou sur l’histoire des institutions européennes, mais également aux niveaux plus pragmatiques de la stratégie des partis politiques et du rôle des élections …