Recensions

L’Alberta autophage. Identités, mythes et discours du pétrole dans l’Ouest canadien, de Dominique Perron, Calgary, University of Calgary Press, 2013, 377 p.[Record]

  • Jérôme Melançon

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L’Alberta a traversé au fil des dix dernières années deux périodes de changements importants. En 2006 a pris fin le règne de Ralph Klein et, avec lui, une proximité explicitement acceptée entre le gouvernement et l’industrie pétrolière. L’accession d’Ed Stelmach au poste de premier ministre lui a permis de remettre en question cette proximité : après que Stelmach ait suggéré que les Albertains ne reçoivent pas leur juste part (épisode de la Commission de revue des redevances), l’industrie pétrolière s’est retournée contre son Parti progressiste-conservateur et a lancé des attaques contre la province même sous la forme de menaces, d’insultes et de chantage. Immédiatement après ces revirements, la crise économique de 2008 a créé une chute du prix du pétrole brut qui, elle, a forcé les Albertains à revoir l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes comme des cowboys triomphants et celle de leur province comme une superhéroïne à même de sauver un Canada ingrat. Le paysage politique de la province s’est transformé en raison de la fin d’une prospérité certaine ainsi que la fin de cette osmose pacifique identifiant la province et ses habitants, comme possesseurs des ressources, aux compagnies pétrolières. Il en résulte que les politicologues et les analystes albertains cherchent encore à comprendre le nouveau visage de la province. Développant cette trame narrative, Dominique Perron nous offre une analyse des discours publics et médiatiques en Alberta pendant la période de 2005 à 2008, surtout à Calgary, ce qui se justifie étant donné la concentration du monde des affaires dans cette capitale financière. Son analyse s’étend jusqu’aux débuts de l’époque moderne de la province pour inclure l’arrivée de Peter Lougheed au pouvoir et la construction de l’identité et de l’idéologie qui sont désormais remises en question. Par cette analyse, Perron offre enfin un document matériel et exhaustif qui témoigne des attitudes déjà évidentes, entendues et perçues un peu partout en Alberta. Ce livre décrit successivement la décanadianisation de l’identité albertaine, qui exige toutefois des concessions répétées au Canada et à son identité, renforçant l’aliénation de la province ; les discours de justification des richesses et la grammaire de leur possession ; les refus du discours et les évitements du débat ; l’effacement du pouvoir politique au profit du marché et des entreprises ; la nationalisation symbolique et le sens de l’expression « ressource naturelle » (l’auteure accomplissant ici de véritables tours de force) ; les difficultés des discours environnementaux ; et la nécessité des discours de prédictions économiques devant la vulnérabilité face à un avenir imprévisible. Surtout, Perron s’attache à montrer ce qui a trait au dicible et à l’indicible, et donc ce qui ne peut être pensé ou même exprimé en Alberta, donnant une nouvelle figure et une explication plus satisfaisante des blocages idéologiques de la province que ne peuvent le faire les notions habituelles de tabou, de fausse conscience ou de dévotion aux intérêts économiques. Évitant donc le recours à la notion toujours plus englobante de « néolibéralisme », Perron enrichit notre connaissance de la vie économique conçue comme étant humaine et à plusieurs facettes, plutôt que comme financière. Les lecteurs du Québec seront frappés d’abord par la proximité entre les rapports identitaires des deux provinces à leurs ressources énergétiques : au fil du livre, Perron compare l’Alberta au Québec décrit dans son ouvrage précédent, Le nouveau roman de l’énergie nationale (Presses universitaires de Calgary, 2006), et établit des parallèles entre leur conception et leurs relations avec ce que chaque province se représente comme étant le reste du Canada. Ces lecteurs seront aussi peut-être surpris d’apprendre que, par le biais de la Caisse de dépôt et de placement …