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Si l’on considère les principaux ouvrages sur la philanthropie financière et les fondations parus dans les dernières décennies en Amérique du Nord et si l’on s’en tient à une stricte lecture nominaliste des appartenances disciplinaires de leurs auteurs, il faut reconnaître que la science politique a eu un apport modeste, en comparaison aux nombreux travaux produits par des historiens (Lagemann, 1983 ; Bremmer, 1988 ; Hall, 1992 ; Friedman et McGarvie, 2003 ; O’Connor, 2007 ; Zunz, 2012 ; Anheier et Hammack, 2013) et des sociologues (Odendahl, 1990 ; Ostrander, 1995 ; Roelofs, 2003). Plus récemment, des politistes ont contribué à enrichir ces travaux, mais surtout suivant une approche appliquée aux sciences de gouvernement (Dogan et Prewitt, 2007 ; Fleishman, 2007 ; Frumkin, 2010), souvent en dialogue avec les sciences de gestion (Porter et Kramer, 1999 ; Salamon, 2014). Au Canada, il faut par ailleurs souligner que les principaux travaux sur les fondations ont été l’oeuvre de chercheurs provenant de départements d’histoire (Fedunkiw, 2005 ; Brison, 2006 ; Elson, 2007 ; Fong, 2008 ; Buxton, 2009 ; Cohen, 2010), de sciences de l’éducation (Fisher, 1983), de travail social (Lesemann, 2011), de sociologie (Pineault, 1997), et de sciences de la santé (King, 2006), et non pas de science politique.

À égrener cette bibliographie, tout se passe à première vue comme si les fondations et la philanthropie étaient des objets appartenant à un lointain passé, ou touchant à des sphères connexes au domaine politique, sans y empiéter. Pourtant, les ouvrages mentionnés précédemment traitent bien de phénomènes qui intéressent la science politique, que ce soit la fabrique des politiques publiques, le rôle de l’État ou des groupes d’intérêts.

Sans procéder pour autant à une revue de littérature systématique, nous mobiliserons certains de ces ouvrages dans cet article, afin de donner des éclairages théoriques et de dégager les implications politiques de certains constats empiriques, tirés de l’histoire mais aussi d’évolutions récentes de la philanthropie au Canada et au Québec[1]. On assiste en effet à une montée en puissance récente des fondations au Canada et au Québec. De 1994 à 2014, le nombre des fondations a crû de près de 70 %. On compte aujourd’hui au Canada un peu plus de 10 000 fondations, détenant un actif d’environ 46 milliards de dollars et dont les revenus annuels sont estimés à approximativement 11 milliards de dollars (Imagine Canada, 2014 ; Fondations philanthropiques Canada, 2014). Si l’on prend en considération l’apport des 150 fondations donatrices ayant le plus contribué, on atteint en 2012 un total d’environ 966 millions de dollars. Si l’on considère maintenant les dix plus importantes fondations d’après leur actif en 2012, celles-ci cumulent plus de dix milliards de dollars. Parmi elles, les trois plus grosses – Mastercard Foundation, Fondation Lucie et André Chagnon et Li Ka Sing (Canada) Foundation – ont été créées dans les années 2000. Ces fondations, loin de n’être que des bailleurs de fonds, développent des thématiques spécifiques, participent à la conception des politiques publiques et promeuvent des modalités d’intervention ciblées.

Au Québec, le vocable qui a été mobilisé par les observateurs (Lesemann, 2011), mais aussi par des acteurs communautaires réticents (Bouchard, 2013), pour qualifier l’irruption de ces fondations aux moyens très importants fut celui du « philanthrocapitalisme ». Ce terme est le titre d’un ouvrage (Bishop et Green, 2008) qui a connu un fort succès aux États-Unis, en fédérant un ensemble de courants philanthropiques aux différences subtiles, qui ont fleuri au cours des vingt dernières années : Venture Philanthropy (Letts et al., 1997) ; Strategic Philanthropy (Porter et Kramer, 1999), High Impact Philanthropy (Grace et Wendroff, 2001), Effective Philanthropy (Braverman et al., 2004)… Tranchant avec le vocable traditionnel de la charité, lié au désintéressement et au don, on évoque sur le site de ces fondations ou dans la littérature spécialisée le recours à des approches managériales et scientifiques, rompant avec l’émotion et l’empathie, mais aussi le développement de modèles calculant l’optimisation du « capital-risque philanthropique » (Frumkin, 2003). Dans cette optique, l’appui aux leaders et aux pratiques innovantes s’articule avec l’ambition d’une diffusion à une échelle supérieure afin de produire un changement structurel. Concrètement, cela s’incarne dans des engagements financiers importants et la fixation d’objectifs précis, sur un moyen terme (cinq ans), mais aussi dans un suivi exigeant et la construction d’outils d’évaluation et de reddition de compte précis, à l’image du « retour social sur investissement » (SROI). Créée en 2000 par le président-directeur général de Microsoft, la Fondation Bill et Melinda Gates est la figure de proue de cette alliance entre initiatives entrepreneuriales et philanthropie.

La reprise du terme « philanthrocapitalisme » par les chercheurs, que ce soit dans une veine hagiographique ou critique, pose de nombreux problèmes. En effet, il repose sur un double postulat tout à fait contestable : d’une part, ces fondations auraient des méthodes radicalement nouvelles par rapport à un modèle traditionnel et poussiéreux de philanthropie et, d’autre part, leur arrivée signifierait une prise d’influence du secteur privé au détriment du secteur public. Notre article vise précisément à contester ces deux postulats. En effet, non seulement ils ne résistent pas à l’analyse, mais surtout ils imposent une lecture du phénomène qui nous semble masquer des enjeux plus structurants et plus cruciaux. Au-delà de la réfutation de cette grille de lecture, notre article ébauche un programme de recherche alternatif sur les enjeux politiques actuels de la philanthropie.

Pour ce faire, il s’inscrit dans le cadre d’un renouveau des travaux de science politique et de sociologie politique autour du rôle actuel des fondations et de la philanthropie financière, qu’on peut observer, y compris dans l’espace francophone, au cours des dernières années (Guilhot, 2006 ; Rozier, 2007 ; Bastien, 2011 ; Chelle, 2011 ; Fontan et al., 2011 ; Peretz, 2012 ; Dakowska, 2014 ; Duvoux, 2014 ; Lambelet, 2014). Ces travaux ont en commun de ne se cantonner ni à une approche sociologique de la philanthropie comme lien social (dans une veine maussienne), ni à une approche de politique publique qui s’intéresserait principalement aux outputs des fondations, ni encore à une approche de science de gouvernement qui prêterait surtout attention aux instruments de l’action philanthropique. Ils combinent plutôt les trois dimensions, en les liant par une approche sociopolitique de la philanthropie. Nous entendons par là une analyse qui réencastre la philanthropie dans les rapports sociaux et politiques dans lesquels elle est prise et la manière dont elle transforme en retour ces rapports sociaux et politiques.

Par l’intégration d’analyses historiques sur les fondations en Amérique, et notamment l’exemple de la Fondation McConnell[2] au Canada, notre article vise à approfondir cette approche sociopolitique afin de développer un programme de recherche structuré. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le premier apport de cette analyse est d’éviter les courts-circuits explicatifs de l’approche en termes de « philanthrocapitalisme », par la mise en lumière des éléments très forts de continuité entre ce qu’on observe aujourd’hui et au début du vingtième siècle. Ces éléments procèdent d’échos entre les approches et les contextes respectifs, mais également d’un même débat, autour de la légitimité des fondations dans les régimes démocratiques. L’hypothèse de la rupture est donc fortement nuancée par le rappel de ce vieux débat. Mais le second apport, plus substantiel, est d’instruire celui-ci en analysant la transformation de ses termes. Nous synthétiserons l’actualisation des termes de ce débat politique en développant cinq clés de lecture : 1) le recours à la science comme point d’appui externe ; 2) l’articulation entre le don et l’action collective ; 3) la corrélation entre la richesse, les inégalités et la philanthropie financière ; 4) le rapport entre le don et l’impôt ; et 5) la relation entre l’État et la philanthropie.

Le recours à la science comme point d’appui externe

L’ambition de traiter les causes, et non les conséquences des problèmes, n’est pas nouvelle, pas plus que l’objectif d’adopter une démarche rationnelle, plutôt que basée sur l’émotion. Dans son ouvrage de 1889, The Gospel of Wealth, Andrew Carnegie affirmait déjà sa volonté de distribuer sa fortune avec sagesse, mais selon les mêmes principes que ceux qui lui avaient permis de devenir le magnat de la sidérurgie. Plus précisément, il s’agissait d’aborder la philanthropie en homme d’affaires, mais aussi de promouvoir la science et l’expertise, pour « le bien de l’humanité ». Dans les premières décennies du vingtième siècle, ce sont les Rockefeller, Carnegie, Sage et Rosenwald qui financent la création des « temples du savoir » que sont aux États-Unis les universités, les musées, les bibliothèques et les hôpitaux. Ces fondations financent même la structuration de disciplines universitaires, comme la médecine ou le travail social (O’Connor, 2001).

Au Québec, la Fondation McConnell, créée en 1937, et son fondateur, J.W. McConnell, financent l’Université McGill (dont il sera le gouverneur durant une trentaine d’années), l’Institut neurologique de Montréal, l’Hôpital Royal Victoria ou encore l’Hôpital général de Montréal. À l’Université McGill également, il faut souligner l’expérience des University Settlements (Mauduit, 2011) qui croisent initiatives philanthropiques, engagements de la communauté universitaire et soutien aux organisations communautaires. Ce type d’initiative, visant à produire un savoir partagé tout en menant des actions dans les domaines social et culturel, est porté par plusieurs organisations philanthropiques, comme le Rotary Club, la Red Feather et surtout la Fondation Rockefeller. Cette dernière finance aussi les recherches de Leonard Marsh, dont la trajectoire mérite d’être détaillée.

Leonard Marsh est formé à la London School of Economics (LES), surnommée la Rockefeller’s Baby car c’est l’institution la plus financée de 1923 à 1939 par la Fondation Rockefeller, après les universités de Chicago et Columbia. La spécificité de la LSE est de mener une recherche universitaire à forte assise empirique et à vocation appliquée, avec une visée de transformation sociale. Marsh travaille sous la direction de William Beveridge ; directeur de la LSE, ce dernier deviendra en 1940 l’auteur de l’ambitieux programme de protection sociale (Social Insurance and Allied Services, 1942) qui conduira à l’instauration du modèle anglais d’État providence. De son côté, grâce à un financement de la Fondation Rockefeller à l’Université McGill dans les années 1930, Marsh est embauché pour prendre la tête d’un important projet de recherche financé par cette fondation, The Social Science Research Project. Ses analyses structurelles sur la pauvreté et le chômage, introduisant une perspective en termes de classes sociales et un horizon collectiviste, marquent une avancée importante au Canada dans la compréhension de la question sociale. D’ailleurs, durant la Seconde Guerre mondiale, Marsh produit (en 1943) pour le gouvernement fédéral le Rapport sur la sécurité sociale au Canada (dit rapport Marsh), en écho au rapport Beveridge de 1942. Le rapport Marsh pose les premières pierres de l’État providence au Canada, qui seront scellées par les politiques du premier ministre William Lyon MacKenzie King[3].

Enfin, concernant le rôle des fondations américaines dans le soutien à la recherche universitaire et appliquée au Canada, il faut souligner la mise sur pied en 1940 du Canadian Social Science Research Council, ancêtre du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), et financé durant ses 18 premières années presque exclusivement grâce à des fondations américaines (Ford, Carnegie et Rockefeller) (Fisher, 1991 : 11).

Il faut noter ici la relation singulière entre philanthropie et science. La première finance la structuration de la seconde (construction des institutions universitaires, financement des enquêtes, bourses), qui en retour fournit une expertise à la première. Chercheurs-réformateurs sociaux d’un côté et fondations de l’autre se consacrent mutuellement en garantissant, de manière croisée, la légitimité de leur partenaire. La forte circularité entre les élites, les financements et les thématiques au sein de ces espaces est la marque de la philanthropie financière organisée tout au long du vingtième siècle en Amérique du Nord (Lagemann, 1983 ; Zunz, 2012). Par contre, au-delà de ce recours permanent à la science, on observe une variation des savoirs mobilisés et des expertises légitimes d’une décennie à l’autre : mouvement hygiéniste au début siècle où se croisent médecine et urbanisme, sciences sociales soutenues par la Fondation Ford après la Seconde Guerre mondiale, économie du développement et agriculture pour la révolution verte de la Fondation Rockefeller à la même époque, partenariat entre la Fondation Gates et le géant Monsanto dans les dernières décennies, ou encore soutien de l’économie du développement, avec son dernier avatar de la « randomisation », porté par plusieurs fondations (Hewlett, Gates, MacArthur) (Mayneris, 2009 ; Jatteau, 2013).

Les transformations portent également sur la manière de construire les problèmes, comme l’a fort bien mis en lumière Alice O’Connor (2007) à propos de la question sociale aux États-Unis. Dans une première séquence, du début du vingtième siècle à la Seconde Guerre mondiale, des fondations comme la Fondation Russell Sage analysent la pauvreté par des facteurs socioéconomiques et privilégient un recours au « travail social », institutionnalisé comme savoir universitaire et comme pratique empirique, avec une visée de transformation sociale des communautés concernées. Dans une deuxième séquence, marquée par le contexte de la guerre froide, ce sont les « sciences sociales » qui sont privilégiées, par exemple par la Fondation Ford, afin de trouver des solutions aux problèmes de justice sociale et de sécurité économique, tout en s’opposant au communisme. Les recherches appliquées servent alors à outiller les politiques publiques. Enfin, une troisième séquence débute dans les années 1980 : le succès du néo-libéralisme et la crise de l’État, et le retour de fortes inégalités sociales. O’Connor met en exergue le développement d’un réseau de fondations conservatrices qui transforment les problèmes sociaux en questions morales, avec le thème de la culture de la dépendance, et valorisent l’initiative individuelle et le marché comme voies de rédemption. Au-delà des transformations des cadres interprétatifs pour donner sens à un même problème, il faut souligner le fil rouge du recours à l’expertise scientifique[4].

Ainsi, la philanthropie, telle qu’elle est pratiquée par les grandes fondations à travers le siècle, ne se présente jamais comme défendant un point de vue politique ou un parti pris idéologique explicite, reposant sur des valeurs et des arguments normatifs. Au contraire, l’usage de la science par la philanthropie lui confère un point d’appui externe au débat social, à la fois surplombant (l’objectivité par-delà les points de vue particuliers) et hors-jeu (à distance de la compétition politique ou des luttes sociales) ; il permet de transcender les options idéologiques et les débats partisans. Cette position confère une force certaine à la philanthropie mais constitue aussi une faiblesse et, a minima, un défi. Quid de cette extériorité et de ce surplomb dans une société démocratique, basée sur la mise en débat des choix collectifs ?

Cette question nous amène au deuxième terme du débat que nous avons identifié : l’articulation entre le don et l’action collective.

L’articulation entre le don et l’action collective

Dans le domaine de la philanthropie, l’hypothèse de la rupture et du renouvellement s’appuie aussi sur les modalités contemporaines de la « philanthropie de masse », pour reprendre le terme d’Olivier Zunz (2012), qui semble proliférer et transposer dans le domaine de l’engagement les recettes marchandes. Pensons ici à la diffusion du marketing des causes, sur le modèle du « ruban rose[5] », que certains décrivent comme une véritable industrie (King, 2006), où des produits sont associés à des causes et où l’acte d’achat et l’acte de don fusionnent. Pensons encore à la sollicitation fréquente de la générosité dans les médias, lors des crises humanitaires ou de la période des fêtes, ou dans les rues, par l’entremise de recruteurs de donateurs oeuvrant pour les organisations non gouvernementales (ONG), à travers des agences spécialisées qui les forment et les rémunèrent, selon des formes de rationalisation managériale très poussées (Lefèvre, 2011).

Pourtant, là aussi, le rapprochement avec la situation un siècle plus tôt peut nous prémunir des discours sur la nouveauté radicale du phénomène. En effet, on y trouve déjà des mobilisations de masse, où les outils du marketing et des relations publiques alors naissants sont déjà mis à profit pour des causes d’intérêt général. Aux États-Unis, la Croix-Rouge lance en 1908 la vente de timbres à Noël au bénéfice de l’Association contre la tuberculose. En 1916, un million de timbres sont vendus. Puis l’idée se diffuse de mobiliser les enfants dans cette « croisade moderne pour la santé » (Zunz, 2012 : 59-60), en stimulant l’hygiène à l’école par un concours. Durant le New Deal, ce sont les « March of Dimes » qui organisent la lutte contre la polio. Sont alors organisés la diffusion de courts-métrages dans les cinémas, de vastes opérations de porte-à-porte, ou encore des concours entre les villes pour le cumul du plus grand nombre de pièces collectées (ibid. : 81).

Au Québec, J.W. McConnell, parallèlement à sa carrière de capitaine d’industrie, dirige de nombreuses campagnes majeures, notamment pour le YMCA, à partir de 1909. Cette dernière est à la fois une mobilisation d’entrepreneurs locaux, mais aussi du grand public, et la presse de l’époque évoque « un grand mouvement civique ». Une immense horloge dans le centre-ville égrène le temps qu’il reste jusqu’à la fin des deux semaines de campagne, tandis qu’un thermomètre mesure les dons collectés grâce au travail acharné de plus de 200 solliciteurs (Fong, 2008 : 124). Mais les sollicitations philanthropiques ne sont pas tournées uniquement vers le local. Ainsi, dès les années 1920 et jusqu’aux années 1970, les missionnaires religieux de l’oeuvre de la Sainte-Enfance utilisent de petites vignettes, les « petits Chinois », afin de faire appel à la générosité des donateurs au Québec pour des actions à l’international, par l’entremise des enfants.

Ce qui est particulièrement intéressant dans toutes ces mobilisations philanthropiques est l’articulation entre des formes organisées et centralisées, des fondations notamment, et des dynamiques d’actions collectives plus proches d’un modèle grassroot. Dans l’exemple de la lutte contre la tuberculose aux États-Unis, on trouve d’un côté l’appui de la Fondation Rockefeller et de l’autre la contribution de centaines de milliers de particuliers. Entre les deux, le mouvement des Caisses de communauté agit comme un trait d’union. De même, les mobilisations philanthropiques pour les réseaux United Way (Centraide au Québec) mobilisent depuis le milieu du vingtième siècle à la fois des réseaux d’affaires et le grand public, des entreprises et des groupes communautaires, reliant dans une chaîne de solidarité sociologiquement improbable des grandes fortunes et des milieux militants.

Il faut donc distinguer dans l’espace philanthropique un double continuum. D’abord, un continuum entre des formes plus concentrées (philanthropie liée à un individu, une famille fortunée) et d’autres plus inclusives (centaines de milliers de personnes, de classe moyenne, voire populaire) ; mais aussi un continuum entre des formes verticales (avec une coupure radicale entre le donateur et le bénéficiaire) et d’autres davantage égalitaires, où la communauté se mobilise pour elle-même et où la distinction donateur/bénéficiaire est plus floue. La dynamique du don contribue dans le premier cas à maintenir les distances, entre celui qui donne et celui qui reçoit (et les positions sont à ce point différenciées qu’il est impensable que le donataire devienne donateur). Dans le second cas, la dynamique du don est au contraire une manière de bâtir une identité collective, par la construction d’un lien social, d’une solidarité, voire d’une communauté de destin entre des individus. Comme y invitent Susan Ostrander et Paul Schervish (1990), on gagne à analyser la philanthropie comme une relation sociale, afin de mieux saisir la manière dont se structure la relation de pouvoir qu’elle soutient.

Cette perspective sur les dynamiques horizontale (inclusive/ exclusive) et verticale (venant « du haut » ou « du bas ») permet de considérer l’espace philanthropique comme un champ complexe, avec des manières de faire différentes, des logiques distinctes, voire opposées, mais aussi des formes de collaboration parfois étonnantes. Ainsi, dans le champ philanthropique américain, le courant de la « philanthropie de changement social » (Ostrander, 1995) regroupe des fondations singulières qui mettent en place des collaborations poussées avec des mouvements sociaux. Notons que ce type d’initiatives philanthropiques est assez rare, représentant moins de un pour cent de la philanthropie dans les dernières décennies (Jenkins et Halcli, 1999). Mais elles sont intéressantes par les voies qu’elles tracent et la manière dont elles interrogent en creux les modalités plus classiques de la philanthropie. Ainsi, à l’image de la Fondation Béati au Québec (Boily, 2014), elles placent les représentants des mouvements sociaux soutenus au coeur du comité d’allocation des ressources de la fondation, adoptent des politiques de placement de leur dotation cohérentes avec leur mission (investissement socialement responsable), promeuvent un État social plus fort et financent des projets de lutte aux inégalités sociales. Parfois, ces projets questionnent d’ailleurs le statut même de ces fondations et leur légitimité démocratique, elles dont l’influence est le produit d’une considérable accumulation de richesses et qui offrent parfois un relais au désengagement de l’État.

Le rapport aux organismes communautaires et aux mouvements sociaux suscite donc des divisions au sein du champ philanthropique. Certaines fondations constituent un pont entre différents espaces de mobilisation, à l’image de la Fondation Léa-Roback, du nom de cette militante syndicale féministe engagée dans de nombreux combats tout au long du vingtième siècle (contre le militarisme, la guerre du Vietnam, l’apartheid) ; la fondation éponyme est aujourd’hui encore liée au mouvement féministe, dans sa mission comme dans sa composition. La plupart des fondations, au contraire, mettent en avant leur autonomie et leur séparation vis-à-vis du syndicalisme ou des mouvements sociaux.

Mais, outre ces orientations choisies et proclamées, il faut souligner les formes d’influence, parfois impensées, qu’exercent les fondations sur les organismes financés. Dans la veine des travaux néo-institutionnalistes de Paul DiMaggio et Walter Powell (1983) sur les champs organisationnels, des enquêtes ont mis en lumière des formes d’isomorphisme institutionnel, suscitées par les financements que des fondations accordent aux organismes communautaires (Jenkins et Eckert, 1986 ; Bartley, 2007). Le choix des organisations donataires, la conditionnalité de l’aide, les formes d’accompagnement et d’évaluation, les répertoires d’action valorisés ou au contraire non financés, sont autant de canaux par lesquels les fondations modèlent les mouvements sociaux.

Que tirer de cette mise en perspective ? Cela nous amène premièrement à nous questionner maintenant sur l’articulation entre les fondations et l’action collective au Québec, qu’elle soit structurée par des organisations communautaires ou, plus informelle, à travers des mouvements sociaux. Quelles sont les formes d’articulation, de complémentarité, de divergence, non seulement au niveau des projets et des valeurs, mais également dans le fonctionnement concret du choix, de l’accompagnement, de la coordination et de l’évaluation des projets ? Au Québec, le mouvement communautaire est fortement développé, institutionnalisé et doté d’une légitimité conséquente (Laforest, 2011). Récemment, une enquête auprès des organismes de ce mouvement pointait l’influence croissante des bailleurs de fonds, dont les fondations, en raison des exigences imposées en termes de conception des projets, de reddition de compte, d’injonction à la tarification et de mesure des impacts (Depelteau et al., 2013). Cela ne va pas sans heurts, tant les organismes communautaires au Québec tiennent à leur autonomie. À l’heure où le secteur des fondations se professionnalise, dans le sens où il se dote d’instances de réflexion, de régulation et de formation propres, et où il est appelé à jouer un rôle important, y compris par les pouvoirs publics, comment articuler son action à celui du secteur communautaire professionnalisé ?

Deuxièmement, la mise en perspective sur les dynamiques horizontale et verticale de la philanthropie doit nous conduire à éclairer le troisième terme du débat que nous avons identifié au début de notre réflexion : quelle est la corrélation entre richesse, inégalités et philanthropie financière ?

La corrélation entre la richesse, les inégalités et la philanthropie financière

L’apparition de la première génération de grandes fondations (Carnegie, Rockefeller, Mellon, etc.), au début du vingtième siècle, coïncide avec une période de grande production de richesse. En une génération, au tournant du siècle, le nombre de millionnaires explose aux États-Unis et les deux premiers milliardaires de l’histoire, John D. Rockefeller et Henry Ford, créent les deux fondations les plus importantes du siècle. Un siècle plus tard, le parallèle est frappant entre cette séquence d’intensification de l’accumulation de la richesse, désormais dans le secteur de la communication, de la finance et de l’informatique, et le développement concomitant de la philanthropie de grandes fondations par ces « nouveaux riches » (Abélès, 2002). Au Québec, à la fortune et la Fondation de J.W. McConnell, dirigeant (entre autres) de la St. Lawrence Sugar, ont succédé la fortune et la Fondation de la famille Chagnon, à la suite de la vente de leur groupe Vidéotron.

À l’échelle mondiale, tandis qu’un rapport d’Oxfam relevait en janvier 2013 que, ces vingt dernières années, les revenus du pour cent le plus riche de la population ont augmenté de 60 % (Oxfam, 2013), le développement de grandes fortunes dans les pays dits du BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) se répercute dans la création d’importantes fondations, tout comme au Qatar. Aux États-Unis aussi, des observateurs pointent la corrélation entre l’accroissement de la fortune du un pour cent et l’accroissement de la philanthropie (Laskowski, 2011-2012). Mais cette période aussi, comme un siècle auparavant, se caractérise par un accroissement des inégalités. Dans plusieurs pays de l’Organisation européenne de coopération économique (OCDE), on retourne aujourd’hui tendanciellement vers des dynamiques inégalitaires proches du niveau des années 1920-1930 dans la part de l’ensemble des actifs détenus par le centile supérieur de la population (Piketty, 2013). Or, la plupart des experts et des institutions, même politiquement modérés, soulignent aujourd’hui que la pauvreté et les problèmes environnementaux sont aggravés par les dynamiques inégalitaires (OCDE, 2008 ; Stiglitz, 2012).

On perçoit sans mal le paradoxe structurel pour cette philanthropie de grandes fortunes : être la solution d’un processus dont elles sont à la fois le symptôme, le produit et le moteur. Ce paradoxe est d’ailleurs incarné et explicité à l’été 2013 par Peter Buffet, fils du milliardaire et philanthrope Warren Buffet. Lui-même à la tête d’une fondation (créée par son père), il se livre dans le New York Times à une charge féroce contre ce qu’il appelle le « complexe caritatif-industriel », en détournant la célèbre formule d’Eisenhower[6]. Peter Buffet dénonce ce milieu qu’il côtoie, constitué d’hommes d’affaires philanthropes qui « cherchent d’une main à réparer tous les problèmes qu’ils ont créés de l’autre » [traduction libre] (Buffet, 2013 : A19). Plus structurellement, il voit dans la bonne santé du secteur philanthropique américain, et dans l’engagement des gens d’affaires à sa tête, la garantie d’un maintien en l’état de la structure des inégalités, concluant : « c’est une vieille histoire, il nous faut vraiment en créer une nouvelle » [traduction].

Cette diatribe peut se lire comme une parabole du paradoxe que nous avons pointé, à titre de témoignage d’un héritier qui cherche à changer un système auquel il doit sa propre puissance. D’ailleurs, de nombreuses fondations proches du pôle de la philanthropie de changement social sont portées par des héritiers de statut semblable, vivant difficilement avec la charge d’un héritage encombrant, notamment à cause de la logique dynastique qui y préside, et le mettant à contribution en finançant un changement systémique (Urschel, 2005). La déclaration du fils de Warren Buffet fait écho à celle d’organisations philanthropiques telles que Resource Generation[7] ou Wealth for Common Good, regroupant aux États-Unis des jeunes gens de la classe supérieure qui mènent campagne contre leurs propres privilèges (Pittelman et al., 2006). Ces organisations portent souvent une critique contre les grandes fondations : une part non négligeable de leurs financements servent non pas les plus pauvres, mais les plus riches (Reich, 2013). Pensons ici au financement de la culture légitime (opéra, orchestre philharmonique, musée) et des grandes universités, foyers de l’entre-soi et de la reproduction sociale (Odendahl, 1990). A contrario, les jeunes philanthropes de Resource Generation créent des fondations qui abordent frontalement la question des inégalités des chances, des ressources et de la répartition du pouvoir. Très actifs durant les manifestations d’Occupy Wall Street, certains d’entre eux portaient des panneaux comme : « Rich kid for redistribution », « Born and raised in the 1 %. Redistribute our wealth – Tax the rich ! » ou encore « Trust-fund baby for taxing the rich. Let’s pay our fair share ». Ils sont conscients que la question des inégalités n’est pas qu’une affaire de philanthropie, mais nécessite l’arbitrage de l’État.

Il est vrai qu’un regard historique permet de questionner la contribution de la philanthropie à la diminution des inégalités sociales. À un niveau macro, au cours du vingtième siècle, ce sont plutôt les destructions de patrimoines industriels liés aux deux guerres mondiales qui ont été déterminantes, mais ce sont aussi l’instauration d’impôts sur le revenu et sur la succession, en Amérique comme en Europe, qui ont aplani les fortes inégalités intra et intergénérationnelles (Piketty, 2013). Or, la relation entre le don et l’impôt est complexe, mouvante et cruciale ; elle constitue donc la quatrième clé de lecture qu’il s’agit d’explorer.

Le rapport entre le don et l’impôt

Le don et l’impôt semblent par définition s’opposer : d’un côté l’obligation, l’État et la sphère publique, de l’autre la générosité, l’initiative personnelle et la sphère privée. Pourtant ces deux manières de donner et de recevoir de l’argent sont moins opposées qu’il n’y paraît, constituant deux faces d’un même processus : faire société.

En premier lieu, il faut souligner que, dans les pays occidentaux, leur genèse présente plusieurs points communs. C’est notamment au moment de la Première Guerre mondiale que survient la mise sur pied à la fois de l’impôt sur le revenu et des exemptions fiscales pour les dons aux organismes de bienfaisance. Dans les deux cas, l’objectif est le même : financer l’effort de guerre puis la reconstruction. Ainsi, au Canada, sont mises en place à cette époque la première loi relative à l’impôt sur le revenu et les premières déductions fiscales pour la création de fonds de secours en temps de guerre, par l’Income War Tax Act / Loi de l’impôt de guerre sur le revenu de 1917, avec des déductions pour le Canadian Patriotic Fund et la Croix-Rouge. Il faut d’ailleurs noter que l’articulation entre philanthropie et patriotisme trouve au Canada un fort prolongement lors des deux guerres mondiales.

Au Canada, au moment de la Première Guerre, J.W. McConnell, fervent patriote militant pour l’entrée en guerre du Canada, utilise son savoir-faire et son réseau philanthropique, forgé dans les campagnes du YMCA, pour financer l’effort de guerre. Il dirige les campagnes du gouvernement à Montréal pour les fonds patriotiques (Patriotic Fund Campaigns) et les emprunts de la victoire (Victory Loans) en réutilisant l’horloge et le thermomètre géants au centre-ville, mais aussi en envoyant des équipes de crieurs publics et de solliciteurs dans les usines, les théâtres, les églises, les écoles et les syndicats. La presse est enrôlée, les messages sont placardés dans les taxis, les bureaux, les ascenseurs ou encore sur les menus des restaurants (Fong, 2008 : 128-147). De manière concomitante, la campagne de souscription pour les victimes du conflit, grâce aux comités de la Croix-Rouge (dont J.W. McConnell dirige aussi des campagnes à Montréal), sollicite le grand public. On propose ainsi aux ouvriers des usines de faire un don équivalent à une journée de travail pour contribuer à l’effort collectif. De son côté, McConnell investit massivement dans les différentes campagnes de souscription en temps de guerre, à la fois par opportunité financière[8] et par patriotisme. D’ailleurs, au moment de la Seconde Guerre mondiale, il financera pour partie la formation de pilotes et l’achat d’avions de combat (« l’escadron McConnell ») dans le but d’appuyer l’armée anglaise (Fong, 2008 : 361-365).

Aux États-Unis, aussi, l’imbrication est totale entre la philanthropie et la contribution par l’impôt à l’effort de guerre. D’une part, au moment de la Première Guerre mondiale, le gouvernement encadre très fortement l’action de la Croix-Rouge, avec un comité présidé par Herbert Hoover, futur président des États-Unis. Il orchestre par ailleurs une « campagne unie de travail de guerre » (initialement pour le soutien aux prisonniers de guerre, puis pour la reconstruction) qui connaît un immense succès, appuyée par les caisses de communauté, les Églises et les branches locales d’associations charitables nationales – Chevaliers de Colomb, YMCA, Armée du salut (Zunz, 2012 : 66-71). D’autre part, le gouvernement utilise le registre philanthropique pour collecter l’impôt, à travers le porte-à-porte des enfants, des communications dans la presse ou au cinéma, pour convaincre les Américains d’investir dans ses bons du Trésor, les « emprunts de la liberté », puis les « emprunts de la victoire ». Au Canada comme aux États-Unis, on a donc simultanément un don philanthropique qui devient un véritable devoir patriotique et un impôt qui est construit comme une mobilisation des générosités privées et du dévouement collectif.

Mais cette étrange symbiose peut aussi susciter des conflits. Dès les années 1920-1930, il y a de fortes controverses aux États-Unis sur le don comme forme d’optimisation fiscale. C’est notamment le cas quand, à la suite de l’entrée en vigueur aux États-Unis de la réforme de l’impôt sur les successions, le 1er janvier 1936, est créée le mois suivant la Fondation Ford, évitant aux héritiers de régler des droits de succession de 321 millions tout en conservant le contrôle de l’entreprise au sein de la famille lors du décès du fondateur (Zunz, 2012 : 185). L’accusation de l’usage des fondations comme abri fiscal est récurrente et touchera au Québec aussi bien la Fondation McConnell que la Fondation Chagnon lors de leur création (Alepin, 2004).

De nos jours, l’articulation complexe entre don et impôt trouve de nouvelles incarnations dans le positionnement d’une entreprise comme Google. D’abord, cette entreprise fait preuve d’un engagement notable dans le domaine philanthropique : création d’une fondation (Google.org), subventions substantielles à des ONG pour lutter contre l’esclavage moderne et promouvoir l’éducation des femmes dans le monde ; mobilisation de ses techniques et de ses employés pour des causes d’intérêt général (un outil Google Map pour suivre l’évolution de la grippe dans le monde, cartographie des conséquences du réchauffement climatique, etc.) ; et enfin partenariat avec des États pour des projets culturels (numérisation d’oeuvres, mise en mémoire des langues en voie de disparition). Dans le même temps, cette entreprise est devenue une figure de proue, à l’instar de Starbucks, d’Apple, de Microsoft ou d’Amazon, de ces firmes qui se jouent des frontières étatiques pour optimiser leur fiscalité, grâce au jeu des prix de transfert, sans même parler du recours aux paradis fiscaux. Au-delà du tour de passe-passe comptable, c’est l’affirmation d’un évitement des cadres contraignants des États, mais également de tout impératif de solidarité par l’impôt, qui posent question. Dans une période de crise économique et sociale, des États qui ont longtemps procédé à la « course vers le bas » fiscale pour attirer les investissements des grands groupes entament aujourd’hui des poursuites à leur encontre (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie). Face à ce Google-Janus qui offre à la collectivité des ressources importantes et refuse dans le même temps de s’acquitter de son dû (fiscal), il est tentant d’opter de manière clinique pour un diagnostic de « schizophrénie organisationnelle ». Or, il faut plutôt y voir le double mouvement de légitimation de la philanthropie et de délégitimation de l’impôt, observable également du côté de l’État. On touche ici au cinquième terme du débat : le rôle de l’État face à la philanthropie financière.

La relation entre l’État et la philanthropie

D’un point de vue individuel, le geste du don, intime, est toujours nécessairement enchâssé dans une régulation collective. D’un point de vue collectif, à rebours d’une vision qui oppose la philanthropie à l’État, une perspective historique met en lumière leur solide arrimage. En effet, l’État joue un grand rôle pour encadrer, stimuler et instrumentaliser la philanthropie.

Premièrement, sur le plan de l’encadrement, il faut garder à l’esprit que c’est l’État qui délimite le périmètre de l’action philanthropique. Signe du lien entre impôt et philanthropie, c’est l’Agence du revenu du Canada qui établit la définition légale de l’organisation enregistrée à vocation charitable : « soulagement de la pauvreté, avancement de l’éducation, avancement de la religion, autres fins qui sont utiles à la communauté d’une manière qui relève de la bienfaisance aux yeux des tribunaux ». On mesure sans peine la part d’interprétation ouverte par la dernière composante, qui prête fréquemment à discussion entre les provinces. Le mot d’ordre est simple : la philanthropie doit contribuer au bien-être général sans se mêler de politique. Un des arguments invoqués est le suivant : dans la mesure où la philanthropie bénéficie du soutien de toute la collectivité (par les exemptions fiscales), elle ne peut prendre position pour un camp contre un autre. Mais parfois, selon le gouvernement en place, les séquences historiques ou les enjeux débattus, un jeu aux marges est toléré. Ainsi, aux États-Unis, les fondations qui souhaitaient lutter contre la ségrégation raciale dans les années 1960 ne pouvaient le faire frontalement, sous peine de se voir accusées d’empiéter sur le domaine politique. C’est donc par l’éducation civique et l’inscription sur les listes électorales que devait passer l’action, jouant sur l’ambiguïté entre éducation (tolérée) et soutien politique (interdit). Le paradoxe est souvent qu’à l’intérieur des frontières la philanthropie ne doit pas se mêler de politique, mais qu’à l’extérieur, les délimitations sont plus ténues. Ainsi, les fondations américaines se sont engagées très ouvertement sur la scène internationale, dès le début du vingtième siècle (Tournès, 2007), plus encore pendant les deux guerres mondiales et durant la guerre froide (Arnove, 1982), et enfin elles ont assumé un rôle important dans la conversion à l’économie de marché et la promotion des droits de l’homme et des minorités dans les ex-pays de l’Est (Guilhot, 2007). Autant dire que les découpages entre philanthropie et politique tiennent plus à une savante et fluctuante architecture, au gré des contextes, qu’à des cloisons étanches et bien délimitées. Cette mise à l’épreuve de la ligne rouge est aujourd’hui un enjeu majeur pour le secteur philanthropique au Canada. En effet, des enquêtes successives de la part de l’Agence du revenu du Canada ont cherché à déterminer si des organismes de bienfaisance enregistrés consacraient plus de 10 % de leurs ressources à des activités politiques, contrevenant de ce fait à la loi sur les organismes de charité. Parmi les organismes enquêtés se trouvent notamment des organismes environnementaux comme les fondations David Suzuki, Pembina ou Tides Canada, qui ont pointé du doigt la responsabilité du gouvernement de Stephen Harper dans le non-respect par le Canada de ses engagements internationaux dans le domaine climatique et environnemental.

Deuxièmement, au-delà de cet encadrement, l’État peut stimuler la philanthropie financière. Cela passe d’abord par la création de dispositifs légaux pour institutionnaliser les fondations ou encore de dispositifs fiscaux pour encourager les dons, par le biais d’exemptions fiscales ou des formes d’appariement et de bonification des dons. Tout au long du siècle, de vifs débats politiques ont eu lieu aux États-Unis comme au Canada sur le montant des exemptions fiscales accordées aux fondations et sur le versement minimal que les fondations doivent dépenser par année (5 % de l’actif de la fondation aux États-Unis, 3,5 % au Canada) (Charbonneau, 2012). Mais le débat porte aussi sur le niveau des crédits d’impôt accordés pour des dons à destination des organismes de bienfaisance. Au Canada, au cours de l’année d’imposition 2011, le ministère des Finances a évalué les crédits d’impôt pour les particuliers effectuant des dons de bienfaisance à environ 2,2 milliards de dollars (Ministère des Finances, 2013 : 14). Or, en reprenant les données fiscales de cette année d’imposition 2011 (Statistique Canada, 2014), si l’on regarde la tranche des contribuables dont le revenu est supérieur à 250 000 $ (212 450 personnes, soit 1,3 % des contribuables), on s’aperçoit qu’ils donnent 30 % de ces dons de bienfaisance et reçoivent 31 % des crédits d’impôt associés à ces dons. Une double lecture est possible. Soit on se réjouit de la contribution massive des plus fortunés à l’intérêt général, grâce à ces dons (et accessoirement de la proportionnalité entre ce qu’ils donnent et ce qu’ils reçoivent en termes de crédits d’impôt). Soit on considère qu’un dispositif qui permet au 1,3 % des contribuables les plus fortunés de recevoir 716 millions de dollars en retour d’impôt, au nom d’un mécanisme d’incitation à la philanthropie, ne peut être qualifié de mesure sociale redistributive, voire contrevient aux idéaux de cohésion sociale[9]. Le paradoxe est que cette politique est menée parallèlement à un allègement du « fardeau fiscal » et donc parfois aussi de baisse des subventions directes accordées aux organisations du secteur communautaire. En tout état de cause, ces modalités techniques d’imposition et de financement contribuent à une reconfiguration plus globale des rapports entre l’État et le secteur communautaire au Canada (Phillips et al., 2010).

Troisièmement, les pouvoirs publics peuvent instrumentaliser la philanthropie financière. Nous n’utilisons pas ce terme avec une connotation péjorative, mais bien pour désigner l’usage de la philanthropie financière à titre d’instrument d’action publique. Nous avons déjà mentionné plus tôt que l’État a impulsé de grandes collectes populaires à plusieurs occasions. Mais ce sont aussi parfois des individus, des idées et des programmes qui circulent entre des fondations et des gouvernements, à l’image des relations entre la Fondation Ford et le gouvernement américain dans les années 1960[10], où les expérimentations de la première servent d’inspiration aux actions du second (Saunier, 2003). Un autre cas de figure tient aux processus de sous-traitance, lorsque les pouvoirs publics délèguent plus ou moins explicitement au secteur philanthropique des domaines d’action dont ils avaient auparavant le monopole (culture, éducation, questions sociales, environnement) (Smith et Lipsky, 1993). Un troisième modèle tient à l’action simultanée d’un individu, à titre d’élu et à titre de philanthrope. Un exemple emblématique est celui du maire de New York, Michael Bloomberg, durant la dernière décennie. Il dirigeait à la fois son administration municipale et sa fondation privée, alors que celles-ci intervenaient conjointement dans un programme d’intervention ciblé (Chelle, 2011). Un dernier cas d’articulation entre pouvoirs publics et philanthropie financière est le partenariat, illustré au Québec par le partenariat public-philanthropie (PPP) entre le gouvernement et la Fondation André et Lucie Chagnon, qui a permis d’octroyer plusieurs centaines de millions de dollars depuis 2007 à divers projets s’adressant aux saines habitudes de vie, à la petite enfance et aux proches aidants. Des agences ont ainsi été créées, où siègent, de manière paritaire, des représentants du gouvernement et de la Fondation, afin de mener à bien ces programmes. Il s’agit alors de modèles hybrides, où la distinction entre action publique et action philanthropique tombe. Perçus comme un soutien fort et idoine par certains groupes communautaires, ces PPP sociaux ont été décriés par d’autres comme un avatar du philanthrocapitalisme et comme une privatisation des politiques sociales. Depuis 2013, une coalition de 360 organismes communautaires et syndicaux s’est ainsi formée afin de demander au gouvernement de

s’engager à ne pas conclure de nouveaux partenariats public-philanthropie (PPP sociaux) ; ne pas renouveler les ententes déjà conclues ; mener un débat public sur la responsabilité de l’État québécois quant aux orientations des politiques sociales ; réinvestir les sommes jusque-là investies dans les fonds mixtes dans les services publics et la mission de base des organismes communautaires[11].

RIOCM, 2014

Le paradoxe ici est que l’État québécois soutient à la fois, par le biais du Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACAIS), les prérogatives d’un réseau communautaire qui veille à maintenir intacts ses principes d’autodétermination et, par le biais des PPP, une initiative perçue comme contradictoire à ces principes par une partie de ce secteur.

Conclusion

Rappelons pour conclure les cinq clés de lecture sociopolitique que nous avons abordées dans cet exposé : 1) le recours à la science comme point d’appui externe ; 2) l’articulation entre le don et l’action collective ; 3) la corrélation entre la richesse, les inégalités et la philanthropie financière ; 4) le rapport entre le don et l’impôt ; et 5) la relation entre l’État et la philanthropie. Ce sont les cinq termes d’un vieux débat sur le rôle des fondations dans nos sociétés. Ces clés de lecture permettent de prendre du recul par rapport aux proclamations d’incessantes nouveautés, aux innovations ou aux ruptures de la philanthropie contemporaine par rapport au passé. Loin de renvoyer à une simple continuité ou linéarité, elles permettent au contraire de saisir la spécificité des contextes et des configurations, dans différentes séquences historiques. Mais ces cinq clés permettent également de dépasser des dichotomies public-privé, politique publique-initiative philanthropique, impôt-don, qui servent à cadrer de nombreux débats contemporains sur le mode de mondes antagonistes, mais résistent mal à l’examen minutieux de leur entrelacement historique.

Ces dichotomies montrent aussi leur limite lorsqu’on les met à l’épreuve d’une initiative comme celle prise en mars 2015 par neuf fondations. Celles-ci ont signé un texte collectif, relayé dans les médias et auprès du gouvernement, visant à souligner le risque d’accroissement des inégalités sociales liées à la politique d’austérité budgétaire. Elles y déclarent, notamment :

Au fil des ans, le Québec s’est doté d’un ensemble de moyens pour réduire les inégalités par la fiscalité, l’éducation, des services de santé et des services sociaux adéquats […] Il est sans doute temps, aujourd’hui, de revoir si les moyens que nous nous sommes donnés sont toujours les plus efficaces. Mais il est une chose que les Québécois ne remettent pas en question, c’est l’objectif d’une société qui donne sa chance à tout le monde. Nous croyons utile de rappeler ce grand consensus québécois illustré entre autres par l’adoption à l’unanimité de l’Assemblée nationale, en 2002, de la Loi sur l’élimination de la pauvreté et de l’exclusion sociale […] Malgré les efforts, le niveau d’inégalités est plus grand au Québec aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Il faut donc demeurer vigilants. Les réformes seront d’autant plus efficaces qu’elles contribueront à la réduction des inégalités[12].

Pour faire suite à cette prise de position publique, ces fondations ont annoncé une réflexion associant l’expertise scientifique de chercheurs, afin de forger des indicateurs de mesure des impacts des réformes budgétaires gouvernementales sur les inégalités sociales.

Avec la seule grille de lecture du philanthrocapitalisme, comment comprendre, d’une part, cet accent mis sur les inégalités sociales et non sur la pauvreté – ce qui implique de réfléchir également à la concentration de richesses –, mais aussi ce rappel à l’ordre de l’État envers ses propres prérogatives sociales par des fondations, surtout lorsque figure parmi les signataires la Fondation Lucie et André Chagnon, assimilée par cette lecture à un agent de privatisation des politiques sociales ? Il faut d’ailleurs souligner qu’on trouve également parmi les signataires la Fondation de la famille J.W. McConnell, la Fondation des YMCA du Québec, la Fondation Léa-Roback ou encore la Fondation Béati, autant d’organismes dont nous avons invoqué l’hétérogénéité dans notre article. Cela nous permet de souligner qu’au-delà des lignes de clivage et des positionnements différenciés de telle ou telle fondation vis-à-vis des champs adjacents (politique, administratif, militant, économique, religieux, etc.), on observe aujourd’hui au Québec, et aussi au Canada[13], l’institutionnalisation d’un champ philanthropique qui partage des intérêts communs et initie des actions collectives. C’est donc à l’émergence d’un acteur construisant sa représentation politique au sein de l’espace démocratique qu’on assiste peut-être.

Cela nous amène à souligner que, outre les enjeux spécifiques auxquels chacune de nos clés de lecture renvoie, un fil rouge les relie. À travers ces cinq clés de lecture sociopolitique, ce qui se joue, c’est la capacité de la philanthropie financière à relever le défi, beaucoup plus exigeant qu’il n’y paraît, de la légitimité et de la vitalité démocratiques. Comment inclure dans les pratiques philanthropiques des principes comme l’impératif de la délibération collective des choix de société, la nécessaire fiction égalitaire « un homme (ou une femme) = une voix » (la corrélation entre richesse et influence renvoyant au contre-modèle aristocratique de la ploutocratie), la discipline représentative, ou encore le respect du pacte citoyen qui a façonné historiquement dans nos États la solidarité par l’impôt ? En somme, comment intégrer au jeu démocratique un acteur qui y contribue par son action mais s’y soustrait par ses principes intrinsèques ?

Outre la pratique démocratique, c’est aussi la science politique que l’objet philanthropique met à l’épreuve. En effet, cet objet semble échapper au champ politique, que ce soit par contrainte administrative (l’interdiction de « se mêler » de politique) ou par le modus operandi que nous avons détaillé (évaporation des conflits de valeur, dépolitisation par le primat de l’expertise, absence de porte-parole). Il faut ajouter deux difficultés. Premièrement, la relative opacité de la plupart des fondations, qui, hormis les renseignements qu’elles doivent donner à l’autorité fiscale, livrent peu d’indications sur leurs modalités d’engagement, les programmes qu’elles soutiennent, les résultats qu’elles obtiennent, etc. Deuxièmement, cette opacité se double d’une capacité à produire par elles-mêmes l’expertise dont elles ont besoin, par le recours à des consultants, voire la structuration d’un espace académique d’experts en philanthropie, à l’image de ce qu’on observe aux États-Unis (Hall, 1992).

Malgré cela, nous espérons avoir attiré l’attention des politistes sur l’intérêt, à la fois théorique et pragmatique, à prendre en considération le rôle des fondations dans l’espace politique, et suggéré quelques manières de le problématiser, par cette ébauche en cinq points d’un programme de recherche. Au-delà d’une meilleure compréhension de la philanthropie, celui-ci pourrait apporter une contribution aux transformations contemporaines de l’action publique, des administrations publiques, mais aussi des dynamiques représentatives dans le jeu démocratique.