Recensions

Pour un regard-monde. Entretiens avec Michel Sénécal, d’Armand Mattelart, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Champ libre », 2011, 291 p.[Record]

  • Yves Laberge

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  • Yves Laberge
    Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté
    yves.laberge.1@ulaval.ca

Figurant parmi les plus éminents théoriciens francophones de la communication, Armand Mattelart a fait paraître des travaux marquants au cours des cinquante dernières années, mais son parcours n’avait jamais fait l’objet d’une présentation exhaustive. Conçus par Michel Sénécal, professeur à la Télé-Université à Montréal, ces entretiens approfondis comblent une lacune et présentent la vie, la carrière et le cheminement en amont des ouvrages les plus marquants des dernières décennies dans des domaines aussi variés que les sciences sociales, les sciences de la culture et de la communication et la mondialisation. La part biographique occupe naturellement le premier quart du livre, mais elle ne devrait pas être négligée par le lecteur. De sa jeunesse dans la Belgique occupée par les armées hitlériennes et des années de formation qui ont suivi la Libération, on retient surtout l’implication du jeune Mattelart dans le mouvement altruiste du scoutisme et aussi la présence marquante (et positive) du catholicisme, qui lui donne le goût du voyage vers le Tiers-Monde, l’amour du cosmopolitisme et le besoin de l’engagement personnel dans le seul but d’aider les plus démunis (p. 23). Pour les étudiants et les chercheurs en science politique ou encore en sciences de l’information et de la communication, les pages les plus stimulantes seront sans doute celles touchant à la conceptualisation de certains problèmes liés au rôle primordial des médias et à leurs effets. Ce fut le sujet initial et constant de la plupart des publications du couple Mattelart. D’ailleurs, Armand Mattelart évoque la rédaction de son livre coécrit avec Michèle Mattelart, De l’usage des médias en temps de crise (Paris, Alain Moreau, 1979), et l’influence déterminante des éditeurs français de cette époque sur les contenus et l’organisation des manuscrits (p. 142). Sur un autre point, dans une discussion couvrant quelques pages denses et à l’invitation de Michel Sénécal, le théoricien Mattelart situe sa conception de l’idéologie comparativement à la théorie de Louis Althusser sur les appareils idéologiques d’État, largement répandue durant les années 1970. Ces échanges sont absolument fondamentaux. Ces deux conceptions de l’idéologie, voisines sans être identiques, n’avaient jamais été aussi clairement articulées (p. 139). Beaucoup d’autres concepts essentiels sont ici étudiés, par exemple « la demande sociale » (p. 233) et l’impérialisme culturel (p. 236). Plusieurs passages de ces entretiens confirment à quel point Armand Mattelart était, dès les années 1970, un penseur « branché » et ouvert aux approches théoriques venues d’ailleurs. Ainsi, avec vingt ans d’avance sur ses collègues de la francophonie, il a été parmi les premiers universitaires français à s’intéresser aux études culturelles (cultural studies) qui commencent à peine à émerger en France depuis dix ans, sous l’impulsion du professeur Mattelart. Celui-ci retrace le parcours de certains de ces pionniers (comme Raymond Williams et Richard Hoggart) de la recherche sur la culture (ceux que l’on nomme de la première génération, en Grande-Bretagne), mais il note aussi les résistances autour de ce renouvellement rencontrées en France (p. 254). Par ailleurs, Mattelart aura aussi été un penseur-clé sur le concept de la mondialisation et ses effets sur les médias ; il explique que ses premières recherches sur « l’internationalisation » avaient été publiées en espagnol, au Chili, durant les années 1960 (p. 235). Il a aussi été parmi les premiers chercheurs français à lier la mondialisation à la question de la diversité culturelle (dans Diversité culturelle et mondialisation, Paris, La Découverte, collection « Repères », no 411, 2005). La pensée de Mattelart est nécessairement interdisciplinaire ; il se base sur l’étude de l’économie politique de la communication pour comprendre à la fois le pouvoir et l’imbrication des médias …