Article body

Selon Jean-Marc Piotte et Jean-Pierre Couture, on assiste depuis 2007-2008 « à la renaissance d’un nationalisme conservateur qui, au nom d’un passé mythifié et d’une nation surplombante et divinisée, souhaite liquider l’héritage des multiples luttes pour la liberté, l’égalité et la solidarité qui ont traversé le Québec » (p. 160-161). Opérant dans l’ombre du nationalisme pluraliste depuis la défaite du référendum de 1995, cette mouvance intellectuelle enracinée dans le vieux nationalisme canadien-français a connu un regain dans la foulée de la crise des accommodements raisonnables en 2007. Les auteurs identifient « le passéisme, la critique conservatrice de la modernité, l’épistémologie idéaliste, l’oubli ou le rejet de l’apport des sciences sociales et l’euphémisation de leur conservatisme » (p. 12) comme traits distinctifs du nationalisme conservateur. Le livre analyse en autant de chapitres la pensée de six des principaux intervenants de cette mouvance. Une courte introduction définit les termes du débat et une étude sociologique sommaire des structures du réseau intellectuel propre à cette mouvance fait office de conclusion.

Le premier chapitre est consacré à Joseph Yvon Thériault selon qui « le sens d’une société, l’intention qui l’anime, réside dans la mémoire d’une tradition qui résiste à la modernité » (p. 17). La nation québécoise issue de la Révolution tranquille, en tant que société civile moderne aux revendications plurielles, n’aurait donc ni sens ni direction. Cette intention elle doit la puiser aux sources de la nation canadienne-française, dont Lord Durham fut le premier lecteur lucide. Selon les auteurs, Thériault préfère le nationalisme culturel d’une nation canadienne-française catholique repliée sur elle-même au nationalisme politique des Patriotes centré sur une conception civique et territoriale de la nation. Condamnant la Révolution tranquille pour cet oubli de sens, Thériault oublie à son tour de prendre la mesure sociologique des institutions et des avancées sociales, culturelles, politiques et économiques de celle-ci. De plus, Thériault refuse de discerner entre ce qui est récupérable et ce qui est irrécupérable dans la tradition canadienne-française. Enfin, en privilégiant le récit à l’histoire, il favorise une lecture de la nation canadienne-française telle que promue par les élites.

Chez Jacques Beauchemin (chap. 2), il n’y aurait pas de projet national inclusif car « son analyse se développe comme si ces communautés [Anglo-Québécois, nations autochtones, immigrants] n’existaient pas ou, plus exactement, comme si leur inexistence était préférable » (p. 41). Piotte et Couture soutiennent par ailleurs que Beauchemin fait fausse route en prétendant que les luttes entourant les libertés individuelles sont fragmentaires plutôt que contestataires de pratiques discriminatoires. Au contraire, ces derniers soulignent que c’est l’extension du marché qui détruit les institutions traditionnelles et qui opère une distinction fondamentale entre communauté et société, transformant par le fait même la hiérarchie et l’idéologie des sociétés traditionnelles. Beauchemin ne voit donc pas que c’est sa propre conception de la nation qui est fragmentaire et non les luttes identitaires qui cherchent à accéder aux valeurs universelles de liberté et d’égalité.

Historien de la « nouvelle sensibilité » historique, Éric Bédard, le sujet du troisième chapitre, soutient une vision empiriste de la discipline qui se méfie de l’influence des sciences sociales et repousse toute interprétation explicative de l’histoire. Pour Piotte et Couture, la position épistémologique de Bédard est contradictoire. D’une part, l’accent mis sur le récit des grands personnages est déjà une lecture structurée qui mine les revendications empiristes et descriptives de l’auteur. D’autre part, la conception à géométrie variable de l’histoire chez Bédard trahit une idéologie conservatrice. Aussi juge-t-il des réformistes selon leurs intentions alors qu’il condamne la Révolution tranquille selon ses résultats. Or, demandent les auteurs, « Comment peut-il, sans totale incohérence, condamner cette Révolution en lui attribuant certains résultats, sans étudier les intentions de ses principaux acteurs, tels René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie, Jacques Parizeau ou Guy Rocher ? » (p. 67) Bédard « devrait nous dévoiler ses “intentions”, nous révéler comment son nationalisme conservateur permettrait de sortir de l’impasse actuelle » (p. 82).

La condamnation du présent au nom d’un passé idéalisé marque tous les essais de Marc Chevrier (chap. 4). Républicain, ce dernier soutient que ce ne sont pas les idéaux ou les institutions républicaines qui sont en faute, mais les excès de la modernité et de l’idéologie du multiculturalisme « où l’individu émancipé de la tradition et du collectivisme choisit ses allégeances » (p. 92). Or, diront Piotte et Couture, c’est à travers la critique des institutions politiques et cléricales et du nationalisme de survie que les artisans de la Révolution tranquille renouent avec une tradition nationaliste politique plutôt que culturelle. « Ce n’est donc pas, ici, une question d’oubli ou de mémoire, mais du privilège accordé à telle ou telle mémoire. » (p. 97) Pour les auteurs, le passé idéalisé de Chevrier n’échappe pas à cette spécificité, lui dont les références identitaires sont enracinées dans les idéaux humanistes et républicains des grands intellectuels européens. Sa critique de l’individu moderne découle en fait de l’universalisation de ses propres positions identitaires.

Pour Gilles Labelle (chap. 5), l’indépendance politique du Québec est conditionnelle à la résolution du problème théologico- politique, soit « le postulat de la nécessité d’un souverain surplombant qui incarne le référent absolu et unitaire en matière politique » (p. 104). Reprenant le thème cher du nationalisme conservateur d’une société québécoise fragmentée en mal d’unité, Labelle conçoit la Révolution tranquille comme « une révolte inachevée », une rupture symbolique que la « colère antithéologique » des artisans de la Révolution est incapable de mener à terme. Ayant libéré les forces destructrices de l’individu autofondé, la Révolution débouche sur une non-société où chaque individu est un souverain en puissance. Jamais questionné ni démontré par des enquêtes, ce mythe de l’individu autofondé appelle une solution autoritaire par la création d’un sujet politique fort. Comment, demandent les auteurs, « à partir de cette position, en vient-il à nier l’expérience de la diversité au nom d’une homogénéité qui, elle, ne serait pas une fiction idéologique ? » (p. 123).

Condamnant sans appel l’héritage épicurien des « lyriques », Stéphane Kelly (chap. 6) adopte quant à lui une épistémologie idéaliste où la démonstration empirique et la sanction scientifique sont absentes, favorisant ainsi d’importants raccourcis méthodologiques, notamment la réification de la fiction populaire (films, romans, chansons, séries télévisuelles) au statut de réalité sociologique et à l’instrumentalisation de « la biographie de grands hommes politiques ou quelques faits sociopolitiques au service de son idéologie » (p. 129). « Les peuples et les nations étant créés par la vision fondatrice de l’élite, on comprend que Kelly regrette la perte de ce rôle des “intellectuels publics” causée par le développement des sciences sociales qui se limiteraient au “comment”. » (p. 139) Au final, de l’avis de Piotte et Couture, l’analyse de Kelly souffre d’un fatalisme esthétique incapable de formuler un projet politique concret.

Enfin, le livre conclut sur une étude sociologique sommaire du réseau intellectuel du nationalisme conservateur. Pour les auteurs, il est ironique que les institutions sur lesquelles s’appuie ce réseau – ouvrages collectifs, revues d’idées, groupes militants ou centres de recherche universitaires autonomes – soient le fruit de la modernité issue de la Révolution tranquille. Structuré et cohérent, ce réseau offre un espace où se constitue « un auteur collectif, c’est-à-dire une coalition idéologique qui exploite des ressources organisationnelles et symboliques communes et qui opère une division du travail intellectuel visant à couvrir une diversité de registres langagiers et d’espaces médiatiques et institutionnels » (p. 150).

La défense des acquis et des institutions de la Révolution tranquille par les auteurs aurait bénéficié d’un recours plus soutenu à des données comparatives afin de prendre la mesure historique de cette proposition, d’autant plus que Piotte and Couture critiquent le nationalisme conservateur pour son attitude anti-empirique. À cet effet, une étude de l’évolution de données anthropométriques, d’indicateurs biologiques (dont la mortalité infantile) ou encore du niveau d’éducation et d’alphabétisation aurait été appropriée. De plus, si les auteurs ont le beau jeu de demander « comment [les nationalistes conservateurs] peuvent-ils être porteurs d’avenir alors qu’ils ont braqué leur projecteur sur le passé marqué par la survivance de la nation canadienne-française catholique ? » (p. 159), ils nous laissent sur notre faim en terminant sur l’idée « qu’il faille réinscrire […] le Québec dans les débats sur la crise économique, environnementale, politique et culturelle qui secoue le monde dont nous faisons inévitablement partie » (p. 161). Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec aurait profité d’une ébauche plus étayée de leur vision sur la question nationale. Au final, en reconnaissant l’existence d’un certain malaise identitaire dans la société québécoise, lequel expliquerait sociologiquement la renaissance du nationalisme conservateur, les auteurs soulignent la nature profondément politique de cette impasse et de son éventuel dénouement. Il me semble qu’il y ait là une occasion singulière de débattre du nationalisme au Québec qu’il serait fâcheux de ne pas saisir.