Recensions

Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche, de Martine Béland, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Pensée allemande et européenne », 2012, 404 p.[Record]

  • Sophie Marcotte Chénard

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  • Sophie Marcotte Chénard
    Candidate au doctorat en philosophie politique, École des hautes études en sciences sociales
    sophie.m.chenard@gmail.com

Martine Béland mène ici de manière rigoureuse une enquête philosophique et historique sur la « période bâloise » du jeune Friedrich Wilhelm Nietzsche, c’est-à-dire sur les années où il est nommé à la chaire de philologie à l’Université de Bâle, en Suisse (1869-1876). L’ouvrage offre une analyse du projet nietzschéen de la Kulturkritik, en mettant au jour son impulsion première, ses visées ainsi que sa signification philosophique fondamentale. Sur un mode narratif qui rend bien toute la complexité du rapport du jeune Nietzsche à son époque, l’auteure parvient à restituer les différents fronts sur lesquels ce dernier mène son combat. L’ouvrage expose de manière systématique la symptomatologie et le diagnostic nietzschéens sur la maladie dont souffre la civilisation allemande, ainsi que la manière dont le jeune philosophe déploie, sur les plans philologique, musical et pédagogique, les articulations d’une conception nouvelle de la culture et de l’éducation (termes que l’on peut réunir ici sous la notion de Bildung). L’étude couvre donc une période très précise du parcours nietzschéen, mais porte sur un vaste éventail de domaines – philosophie, philologie, politique, esthétique, musique – dont l’auteure éclaire la signification et les rapports réciproques avec une rigueur remarquable. À partir d’une analyse des trois niveaux d’intelligibilité de la pensée du jeune professeur de Bâle – descriptif, normatif, réflexif – se superpose en filigrane la question fondamentale du rôle du philosophe et du statut de la vie philosophique. L’ouvrage comporte, me semble-t-il, deux propositions de fond qui sont soutenues de manière conjointes et dont les enjeux sont indissociables : 1) sur Nietzsche à proprement parler et plus précisément sur l’unité du parcours nietzschéen et 2) sur la manière dont on doit lire les auteurs du passé. Ces deux premières propositions illustrent à leur tour une troisième thèse, située au coeur de l’ouvrage et dont l’importance, pour la pratique même de l’exégèse philosophique, me semble essentielle : l’inséparabilité de la question de l’intention d’un auteur et de l’interrogation sur la méthode interprétative à employer afin de restituer la signification fondamentale de cette intention. L’ouvrage est de part en part traversé par un fil conducteur, celui d’une tension indépassable entre deux conceptions antagonistes du rôle du philosophe : comme porteur du projet de la Kulturkritik et donc comme penseur engagé face à sa propre civilisation, d’une part, et comme penseur unzeitgemäß, c’est-à-dire « hors du temps », inactuel, en retrait des préoccupations « mondaines », d’autre part (le titre de l’épilogue, « de l’agora au jardin », rend d’ailleurs avec justesse la nature de cette tension). Le constat de Nietzsche est pour le moins pessimiste : la réflexion sur la Beruf mène à un déchirement inévitable. Ainsi s’explique la « crise », retracée dans ses lettres et ses écrits, que traverse le professeur de Bâle et qui serait avant tout la « manifestation de la tension entre métier et vocation » (p. 17). Le fait fondamental à souligner, et qui constitue l’originalité de la thèse de Béland, est que la rupture de Nietzsche avec le projet de la Kulturkritik et son retrait de la vie universitaire ne relèvent pas de l’anecdotique ou du fait historique contextuel, mais revêtent un caractère proprement philosophique (p. 346). En ce sens, les premiers écrits du jeune Nietzsche, sa formation intellectuelle, les espoirs qu’il nourrit pour une nouvelle vision de la Bildung et pour le projet wagnérien, de même que sa rupture décisive avec le milieu universitaire et le début de sa vie de philosophe itinérant vers le milieu des années 1870, sont autant d’éléments qui illustrent la cohérence du projet intellectuel nietzschéen et permettent d’éclairer les suites …