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La question des formes, des enjeux et des promesses de la démocratie participative est aujourd’hui au coeur de plusieurs courants de pensée en sciences sociales (voir Bacqué et Sintomer, 2011)[1]. Dans un contexte de déclin des formes de légitimité liées à la représentation politique, la démocratie participative s’imposerait comme nouvel horizon démocratique, qui se voit mis en forme dans différents dispositifs.

Ces dispositifs participatifs introduisent une transformation des relations politiques ; une question au coeur des recherches sur la démocratie participative est dès lors celle de la reconfiguration des pouvoirs qui y est à l’oeuvre. Car si la participation s’accompagne de la promesse d’un renforcement des pouvoirs des « citoyens » – qui eux-mêmes prennent différentes figures (entre le citoyen engagé, la personne vulnérable, etc.) –, nombre d’auteurs portent une critique des différentiels de pouvoir et des asymétries qui se développent dans les dispositifs participatifs (Blondiaux, 2008).

Cet article vise à analyser le rapport entre la participation et le pouvoir selon une approche pragmatique (Bohman, 2004) qui saisit empiriquement le dispositif participatif comme espace où se joue cette reconfiguration des pouvoirs. Cette approche de la participation s’inscrit dans la perspective de Dewey ([1927] 2003), qui invite à envisager celle-ci comme une forme d’enquête et de résolution des problèmes par l’action coopérative d’un public.

Dans un premier temps, nous présenterons brièvement ce bagage théorique, afin de clarifier les angles d’approche à partir desquels le dispositif participatif sera étudié et décrit. Dans un second temps, nous décrirons le dispositif participatif qui a été l’objet de notre recherche empirique : les États généraux de Bruxelles, organisés de septembre 2008 à avril 2009[2]. Ce dispositif a été mis en oeuvre par différentes organisations de la société civile bruxelloise, avec l’accompagnement des universités. Nous reviendrons alors sur la question de l’empowerment[3] des citoyens, considéré comme le renforcement des capacités des citoyens à l’expression et à l’action politique, en prenant appui sur la perspective de Dewey. Cela permettra d’éclairer l’ambivalence de dispositifs participatifs qui, tout en cherchant à nourrir de nouvelles capacités citoyennes, empêchent aussi l’élargissement du public à l’oeuvre[4].

Une approche pragmatique de la participation

Pour Dewey, la participation est la forme que prend la pratique démocratique lorsque celle-ci répond aux exigences de l’enquête. L’enquête, chez ce philosophe, se divise en différentes étapes : la problématisation de la situation problématique, l’expression des différents points de vue sur celle-ci et la délibération sur les modalités de sa résolution. La logique de l’enquête vise à fournir au public les compétences nécessaires à son jugement politique, en le faisant participer de part en part à celle-ci. C’est ici qu’intervient le rôle des sciences sociales : quand l’enquête est menée par des scientifiques, pour qu’elle soit démocratique, il est nécessaire que ceux-ci ne soient pas coupés « des besoins qu’ils sont censés servir » (Dewey, 2003 : 197). C’est-à-dire qu’ils doivent envisager leur rôle, notamment celui de fournir au public les moyens et les compétences nécessaires à leur self-government – c’est-à-dire à leur identification et à la défense de leurs intérêts –, de manière à assurer une forme de « libération des pouvoirs » des individus (ibid. : 188). L’approche d’un dispositif suppose donc d’être attentif aux activités de problématisation, de débat et de délibération, ainsi qu’à la place des experts dans l’action et à leur relation aux publics concernés par l’objet de la participation.

L’approche pragmatique de manière générale[5], spécifiquement celle de Dewey, a souvent été critiquée parce qu’elle ne prend pas suffisamment en compte les rapports de pouvoir (Cantelli, 2011). Pourtant, si celle-ci ne considère pas les rapports de pouvoir sous un angle fixe et déterminé, comme substance ou comme statut, elle n’en appelle pas moins à leur prise en compte, le pouvoir y étant alors envisagé comme procès, comme un rapport toujours en train de se rejouer dans l’action : « we can perceive the political challenge behind the pragmatic conception of power, in exploring power relations as an open process, from disempowerment to empowerment, and in taking care over the variety, the variation and the distribution of power » (Cantelli, 2011 : 450).

Jean-Louis Genard et Fabrizio Cantelli (2008) montrent que l’approche pragmatique invite, dès lors, à considérer le pouvoir comme une « capacité à » agir lors d’un cours d’action, d’une situation ou d’une épreuve, qui se caractérise par son indétermination et sa réversibilité : « les modèles sociologiques de type pragmatique appréhendent le pouvoir non comme topographie (en haut, en bas de la société) ou comme jeu stratégique (alliances, ressources, forces, coalitions). Ils privilégient non pas l’identification du pouvoir des acteurs au singulier mais bien l’économie de la variété des pouvoirs des êtres engagés au travers de leur capacité à agir. » (Genard et Cantelli, 2008 : 35) Le pouvoir renvoie à la puissance d’agir du sujet, qui elle-même se définit de manière interactionnelle en fonction de la constitution des capacités en situation (Genard, 2011). On peut dès lors considérer le dispositif participatif comme un dispositif d’épreuve[6], démocratique, où se rejoue la distribution des compétences et des pouvoirs politiques.

C’est à partir de cette perspective que nous décrirons le processus des États généraux. Quelles sont les formes de capacités citoyennes reconnues, empêchées, mises à l’épreuve dans ce dispositif participatif ? Quel est le pouvoir conféré et reconnu aux divers acteurs qui prennent part à ce processus ? Parce que ce processus mobilise tant l’expertise universitaire, la parole citoyenne que l’engagement des acteurs organisés de la société civile, il invite à interroger la place donnée à chacun de ces acteurs dans ce processus. Quelles sont les capacités requises (et sont-elles reconnues) par les différents acteurs concernés pour participer aux différentes étapes de la mobilisation ?

Nous nous pencherons, tout d’abord, sur chaque étape de la participation et nous étudierons, pour chacune d’elle, les acteurs à qui l’on reconnaît les capacités nécessaires à leur tenue, de manière à dégager les différentiels de pouvoir qui s’y dessinent. Nous pourrons dès lors considérer la distribution des places et les relations de pouvoir que ce dispositif reconfigure, en considérant les compétences requises et les capacités reconnues à chaque type d’acteur, ainsi que l’articulation des relations entre ces acteurs.

Les États généraux de Bruxelles

Les États généraux de Bruxelles sont une mobilisation lancée en octobre 2008 par les syndicats bruxellois, les réseaux artistiques flamand et francophone, les fédérations flamande et francophone des comités de quartier, les associations « citoyennes[7] » et le patronat. Avec « l’accompagnement », selon le terme choisi, des trois universités bruxelloises (Université libre de Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, Vrije Universiteit Brussel).

L’objectif est de proposer un projet commun pour la ville, résultat d’une participation collective dans un contexte politique marqué par des conflits communautaires qui font tomber le gouvernement plusieurs fois d’affilée[8]. La crise de gouvernement qu’a traversée la Belgique, les difficultés de négociations institutionnelles et l’échéance des mandatures régionales sont considérées comme des opportunités par la société civile de se faire entendre[9] – « les (non) évolutions politiques ont sans conteste renforcé sinon cimenté le mouvement des citoyens bruxellois[10] ». Il s’agit de se rassembler afin de parler d’une seule voix, dans le but d’acquérir une légitimité et un poids politique conséquents. Les acteurs qui lancent les États généraux considèrent que les citoyens bruxellois ne sont pas entendus dans les espaces de négociation institutionnels et déplorent l’absence d’espace de débat regroupant les différents acteurs urbains à Bruxelles, où une voix commune et un projet de ville commun pourraient émerger.

En effet, à Bruxelles, les dispositifs de participation se sont institués lors de la création de la Région, en 1989, à l’échelle micro-locale du quartier ou de l’îlot de voisinage, centré sur la figure de l’habitant – comme en attestent les contrats de quartiers[11], et cela, au moment même où tendent à se renforcer les dynamiques liées à la mondialisation, élargissant l’échelle des problématiques urbaines à la métropole. L’organisation de la participation selon l’échelle de proximité[12] entre donc progressivement en dissonance avec l’échelle des dynamiques urbaines et, corollairement, avec la manière dont la société civile appréhende la ville dans le contexte de mondialisation. De plus, les formes de participation instituées n’intègrent pas la pluralité des acteurs engagés dans le débat urbain. Au niveau institutionnel, il n’existe donc pas d’espace où cette pluralité d’acteurs peut négocier en vue d’articuler les différents enjeux du développement urbain et les différentes formes de savoirs produits sur ceux-ci. L’impossibilité d’un véritable débat transversal et d’une concertation à l’échelle régionale sur les politiques de développement urbain amène, au sein de la société civile, à poser la nécessité de concevoir de nouvelles formes de participation et de débat, à l’échelle de la ville, voire de la métropole.

Les États généraux de Bruxelles sont donc lancés pour faire entendre au monde politique la voix des Bruxellois, quelques mois avant les élections régionales, en vue de peser sur le débat politique, certes, mais surtout pour faire émerger un projet de ville à partir d’un large processus participatif, qui dépasserait les clivages administratifs, institutionnels et communautaires pour saisir les problématiques dans leurs transversalités et qui aurait, dès lors, l’adhésion de l’ensemble des acteurs engagés dans son développement.

Cette action collective a été largement relayée par les médias[13] (1400 journalistes étaient systématiquement invités à chaque activité) et le projet de ville réalisé par les États généraux est aujourd’hui devenu un outil pour les pouvoirs publics régionaux : il est à la base du nouveau Plan régional de développement durable, qui va chapeauter l’ensemble des politiques urbaines à Bruxelles jusqu’en 2040.

Problématiser, participer, délibérer

Concrètement, le processus est le suivant :

Il s’agit d’abord de partager les constats sur base des nombreuses études existantes consacrées à Bruxelles en rassemblant et en synthétisant celles-ci […] Il s’agit ensuite de mettre en débat ces constats, questions-problèmes et options politiques avec la société civile, organisée ou non, et recueillir ses remarques, critiques et suggestions au travers de débats organisés sur les différentes thématiques. Il s’agit également de rechercher les grandes lignes de force qui traversent les différentes thématiques pour aider à mettre sur pied des politiques convergentes. Il s’agit enfin de déterminer comment alerter le politique en lui signalant les chantiers qui paraissent prioritaires et en pointant les lignes de force d’une possible vision de la Ville-Région, pour lui rappeler son nécessaire rôle d’arbitrage démocratique, tout en saisissant l’opinion publique de l’importance et de l’urgence des enjeux[14].

Les acteurs à la tête des États généraux de Bruxelles distinguent donc trois phases principales dans l’action : l) la définition des sujets problématiques à mettre en débat ; 2) le débat participatif sur chacun de ces sujets où est conviée « la société civile organisée ou non » ou l’ensemble des Bruxellois (en tout, il y a eu environ 2500 participants) ; 3) la délibération entre les associations à la tête du processus, jusqu’à trouver un compromis, publié dans un texte de conclusion qui définit « une vision pour Bruxelles, un projet d’avenir et une manière dont la cité doit être gérée », présenté aux représentants régionaux comme le fruit de l’ensemble du processus.

On peut donc considérer que les États généraux déploient un processus qui peut être mis en parallèle avec la logique de l’enquête de Dewey et questionné à partir de celle-ci. En effet, on retrouve dans ce dispositif de mobilisation et de participation, outre la volonté de constituer un « public », les moments de définition des situations problématiques, d’expression des différents points de vue et de résolution des problèmes.

Afin de considérer les relations de pouvoir à l’oeuvre dans ce dispositif, il s’agit maintenant d’analyser les compétences requises à la mise en oeuvre de ces différents moments et de cerner à quels acteurs on reconnaît la capacité de mener à bien chacune de ces phases. Il sera alors possible de comprendre comment s’y rejoue la distribution des compétences et des pouvoirs politiques.

La problématisation des sujets de débat

La première étape des États généraux de Bruxelles a donc été consacrée à la définition des sujets de débat. Afin « d’assurer des débats de qualité sous-tendus par une réflexion préalable de niveau scientifique[15] », un comité scientifique (composé des trois vice-recteurs des universités présents lors d’États généraux, issus des sciences humaines, ainsi que du coordinateur) a été mis sur pied en vue de la définition et de la problématisation des thématiques à débattre. La tâche assignée aux scientifiques[16] était « d’abord de partager les constats sur [la] base des nombreuses études existantes consacrées à Bruxelles en rassemblant et en synthétisant celles-ci ». Seize domaines ont été retenus et il a été convenu de produire de courtes « notes de synthèse » comprenant un état des lieux, une identification des questions-problèmes et la proposition de pistes d’action. Lors de cette première phase du mouvement, les membres des États généraux se sont consacrés, quant à eux, à publiciser le mouvement (communiqués de presse, mise en place d’un site Internet, recours aux ressources médiatiques) et à organiser les débats qui devaient ensuite avoir lieu.

Les membres des États généraux se sont accordés pour confier cette tâche à des universitaires (issus des sciences sociales et humaines) pour deux raisons : d’une part, parce qu’ils s’étaient engagés à accompagner le mouvement et proposaient eux-mêmes d’offrir leur compétence et leur savoir à la définition des objets du débat ; d’autre part, parce que l’expertise universitaire était la seule forme de savoir reconnue par l’ensemble des membres des États généraux, en raison de son « objectivité ». Or, cette objectivité des notes était considérée comme une condition nécessaire au débat, où il s’agissait de discuter des modalités de résolution de ces problématiques et non de discuter de leur possible définition.

On a donc reconnu aux universitaires le pouvoir de définir quelles problématiques, dans la ville, nécessitent le débat et la discussion publics, pouvoir fondé sur leur compétence d’objectivation. Celle-ci découle du fait qu’ils ne sont pas engagés dans la défense d’une cause et que leurs outils d’analyse sont censés révéler une réalité objective en deçà de toute volonté de persuasion politique (contrairement aux expertises que développent les membres à la tête du mouvement, engagés dans des associations et des organisations). Les membres des États généraux s’attribuent quant à eux les compétences de communication et d’organisation, et c’est sur celles-ci qu’ils fondent leur pouvoir et leur légitimité publique. Notons que ce pouvoir attribué aux acteurs scientifiques a suscité certaines tensions en interne, qui n’ont cependant été exprimées qu’en coulisse : des thématiques n’étaient pas abordées alors même qu’elles apparaissaient centrales pour certains chercheurs ; d’autres thématiques étaient intégrées dans un autre sujet sans être l’objet d’une fiche propre, alors qu’elles auraient dû l’être pour certains membres tant du public que de la plateforme. Ainsi, le comité scientifique, en choisissant les thématiques, déterminait également les sujets pertinents à mettre en débat et à rendre publics, avec une autonomie qui, pour certains des acteurs engagés, apparaissait problématique.

Le déroulement des débats

La reconnaissance de cette compétence d’objectivation des universitaires s’est affirmée lorsqu’ils furent désignés par les membres de la plateforme comme les acteurs les plus à même d’ouvrir et d’animer les débats publics.

Étant donné que les universitaires étaient les auteurs des notes mises en discussion lors de ces débats, il a dès lors été décidé à l’unanimité qu’ils ouvriraient chacun des débats en synthétisant les grandes lignes de la fiche qu’ils avaient antérieurement rédigée. Les universitaires ont été également chargés de répondre aux différentes interventions du public, après chaque tranche de 30 minutes (le débat durait environ deux heures et demie), et de clôturer le débat. Ils ont en outre été chargés de rédiger la fiche de synthèse reprenant les grandes idées du débat. Leur registre de parole est celui de la connaissance objective, appuyée sur des données, des cartes, des statistiques… et un statut largement reconnu.

On reconnaît donc aux universitaires différentes compétences : celle de problématiser les thématiques, celle de cadrer le débat en déterminant les sujets pertinents à mettre en discussion et les sujets « hors-cadre », et celle d’évaluer les différentes interventions du public. Ces compétences déterminent la place importante qui leur est attribuée dans ces espaces participatifs (les débats avaient d’ailleurs souvent lieu dans des infrastructures universitaires).

Les membres à la tête des États généraux ont préféré se limiter à l’organisation des débats, sans prendre un autre rôle que celui de « modérateur », en vue de ne pas orienter les débats et de laisser la place aux « citoyens ». Il a donc été décidé qu’ils pourraient intervenir en tant que membres du public lors des débats, au nom de leur organisation et non en celui de la plateforme, mais qu’ils ne pourraient pas orienter, voire s’accaparer, l’un d’entre eux – bien que certains auraient souhaité un rôle plus actif dans le débat (présentation des problématiques, réponse au public, etc.).

Cette étape de la mise en débat public des thématiques est la seule où a figuré le « citoyen ordinaire » (notion reprise de Berger, 2009). Les citoyens étaient donc appelés lors des débats pour discuter des textes des universitaires en donnant leur point de vue sur la problématique traitée.

Officiellement, ces lieux de débats étaient ouverts à tous, sans dispositif de filtrage – il n’y avait ni droit d’entrée ni barrière. Cependant, le public comptait, sans grand étonnement, des « profanes[17] » qui ne l’étaient pas tant, intéressés et concernés par le thème débattu soit en tant qu’individus, soit en tant que représentants d’association. Mais les « publics absents » étaient toujours les mêmes : les milieux populaires, notamment issus de l’immigration.

Le public était composé de deux types d’acteurs. D’une part, les « porte-parole » d’associations, qui, pour la plupart, partaient de leur connaissance de terrain et de leur expertise professionnelle pour critiquer les contraintes institutionnelles pesant sur le déploiement de leur action, ou pour proposer une alternative politique, ou pour étoffer la note en éclairant des dimensions qui n’étaient pas prises en compte. D’autre part, les « citoyens ordinaires » qui souvent se présentaient en tant qu’habitant pour narrer une expérience et poser un constat – leur registre de discours étant celui du témoignage[18].

Les compétences requises par les participants s’avéraient particulièrement exigeantes, ce qui a d’ailleurs fait l’objet de différentes critiques de la part du public présent aux débats : d’un côté, des compétences linguistiques, puisque les débats se tenaient en trois langues, français, néerlandais et anglais (choisi comme « langue universelle ») et n’étaient pas traduits ; de l’autre, une compréhension de l’expertise (étant donné que le texte universitaire formait la base du débat et lui donnait son cadre). Certains intervenants ont d’ailleurs critiqué la place de l’expertise dans les débats, qui les rendait inaccessibles ; en voici un exemple : « Cette salle n’est pas représentative du métro bruxellois, je suis typiquement blanche, bien éduquée, comme la plupart d’entre vous ici. Les notes, c’est beaucoup trop de jargon, c’est un problème pour tous les gens qu’on veut influencer qui doivent comprendre ce qu’on dit ici […] il faut faire attention que ce ne soient pas que les experts qui vous comprennent, et moi je ne suis pas une experte et je ne vous comprends pas toujours. Je suis désolée. Mais merci pour tout le travail. » [Propos d’une habitante lors d’un débat]

Se pose dès lors à nouveau la question « [des] conditions de possibilités sociales, politiques de la démocratie participative, ou d’une citoyenneté active – ou encore, [des] possibilités de mise en commun des ressources cognitives et politiques » (Chateauraynaud, 2004 : 203), question d’autant plus importante dans un cadre qui donne une large place à l’expertise universitaire et qui, donc, suppose des participants des compétences plus exigeantes pour pouvoir prendre part à la formation de la voix collective.

On attendait également des participants des compétences argumentatives vu que les organisateurs exigeaient des prises de parole courtes, courtoises, non anecdotiques, mais pas trop générales. Les débats étaient ainsi introduits par le modérateur qui présentait les « règles du jeu » : « on demande à ceux qui prennent la parole d’être courts, de rester courtois et de faire avancer le débat en prenant un peu de hauteur par rapport aux problématiques abordées » ; « s’il vous plaît, évitez de nous parler du trottoir en bas de chez vous »…

Un format à l’expression était donc donné au public, bien que les prises de parole ne respectaient pas toujours les règles de ce format (en recourant au témoignage, à l’indignation, à l’énervement, en criant fort, en parlant du trottoir en bas de chez eux ou en dépassant le cadre établi par la note, etc.). Cependant, le modérateur n’hésitait pas à remettre chacun à sa place ; ainsi, dans cet extrait d’un débat qui reprend le dialogue entre une dame dépassant le temps de parole et le modérateur :

Le modérateur [en la coupant] : « Et vous auriez un dernier point ? »
La dame : « Non mais écoutez, laissez-moi parler s’il vous plaît. »
Le modérateur : « Oui mais madame dans une mesure raisonnable. »
La dame : « Mais je suis raisonnable, je reprends vos textes, je suis citoyenne responsable, je parle. »
Le modérateur : « Attendez madame, parce que c’est quand même moi qui dirige le débat ici, j’aime autant vous le dire ! Alors votre dernier point, et parce que je suis bon prince, vous aurez deux points. »
La dame : « Bon, deux points. »

La participation au débat public exige donc une série de compétences cognitives, argumentatives ou civiques (bilinguisme, courtoisie, réserve, objectivation, argumentation, demande de la parole et respect de son tour, ajustement de son propos à la thématique présélectionnée…) et une socialisation à la chose politique (apprentissage d’un vocabulaire, d’une argumentation, lecture de la presse et connaissance de l’actualité politique…).

C’est cette capacité à censurer et à transformer ce que l’on dit et ce que l’on fait qui constitue la compétence requise de l’individu en état d’accéder à l’espace public. C’est ainsi dans la mesure où un individu est en mesure de dire son expérience dans les formes requises – c’est-à-dire « objectives », désindexicalisées, etc. – qu’il a des chances de se voir reconnaître la qualité de « sujet » politique dans un espace public.

Cardon et al., 1995 : 14

Or, ces compétences à agir et à parler en public ne sont pas égalitairement distribuées au sein de la population (ce qui, bien qu’imprégnant sa marque sur l’ensemble du processus, dépasse largement le champ de compétence des acteurs des États généraux).

Si les porte-parole d’associations sont des habitués de la parole en public, qu’ils maîtrisent les gestes et les formats d’expression ou la civilité libérale attendue des individus dans des espaces de discussion publics, il n’en est pas toujours de même des citoyens profanes, qui ne partagent pas nécessairement cette aisance de prendre la parole en public. Dès lors, ces espaces, par les différentes attentes pesant sur l’intervenant et par la contrainte donnée à son format d’expression, ne témoignent pas d’une « souplesse communicative » (expression de Joseph, 1998 : 126), alors même qu’elle les rendrait plus accessibles à une pluralité de formes de prise de parole.

On peut donc se demander quel pouvoir est donné au citoyen profane, et à quelles conditions. Si les organisateurs attendent d’eux qu’ils discutent des textes universitaires et donnent leur avis sur la problématique traitée, ce pouvoir d’avis est conditionné par des attentes de civilité publique et des attentes en termes de compétences cognitives et argumentatives qui diminuent leur possibilité de « prendre part », d’avoir une voix dans le dispositif participatif (voir Payet et al., 2008).

La délibération en interne

Jusqu’ici, les acteurs à la tête des États généraux se sont donc chargés d’organiser l’ensemble de la mobilisation, sans prendre part ni à la définition des thématiques à débattre, ni au contenu de la note qui cadre les débats, et sans, non plus, s’accorder une place lors des débats où ils étaient invités à « laisser » la parole au public. Ce n’est que lors de la délibération sur le projet de ville qu’ils vont prendre une place première dans le dispositif ; c’est la seule phase où n’interviennent que les membres des États généraux dans la parole publique. Elle constitue le premier moment pour les membres de la plateforme où la négociation ne se centre plus sur les questions organisationnelles, mais sur le contenu même d’un discours commun.

La délibération est consacrée à la recherche de « points d’accord » en vue de la réalisation d’un « projet de ville » partagé. C’est donc le moment de la formation d’une voix commune – ce qui implique la négociation entre les membres de la plateforme, jusqu’à un compromis acceptable par les différents acteurs (dont le résultat est le texte final, défendu devant les pouvoirs publics). La négociation en interne sur le projet de ville entre les acteurs à la tête des États généraux de Bruxelles suppose qu’ils considèrent avoir la compétence de synthétiser l’ensemble des discours du processus, pour publiciser les questions socio-politiques qui animent la société civile, ainsi que celle de pouvoir fonder un accord à partir d’une pluralité de points de vue et d’intérêts.

En s’attribuant ces compétences, les organisations et les associations à la tête des États généraux de Bruxelles se posent comme intermédiaires entre pouvoirs publics et citoyens, afin de faire remonter jusqu’à la sphère politique, d’agrandir, de médiatiser et de rendre transversaux certains enjeux. Par leurs compétences de collaboration, d’organisation de la participation et de négociation, elles se donnent ainsi le pouvoir d’aiguiller l’action et l’opinion publiques en définissant les chantiers qui doivent prioritairement recevoir l’attention politique, tout en lui soumettant des propositions.

La distribution des places

Les places sont donc fortement distribuées[19]. Les universitaires problématisent la situation, lancent et cadrent les débats. Les acteurs à la tête des États généraux se chargent de leur organisation, puis, dans la dernière phase de mobilisation, négocient en interne le projet de ville présenté comme la voix commune. Les participants sont appelés à discuter des textes des universitaires et à faire des propositions.

Les associations à la tête des États généraux se sont donc attribué des compétences d’organisation : celles de mettre en place un espace de participation régional, de faire émerger des formes de collaboration entre acteurs de la société civile organisée et d’élaborer un compromis sur un projet de ville intégrant une pluralité d’acteurs du développement urbain – et c’est de cela qu’ils tirent leur légitimité.

L’articulation entre ces différents registres de participation se réalise dans un rapport qui tend à faire peser le plus d’exigences sur le citoyen profane, ce qui apparaît si l’on observe ce qui est attendu de chacune des trois figures (les universitaires, les membres des associations engagés et les citoyens profanes). On demande aux universitaires de produire une note universitaire, avec comme contrainte à l’expression de tendre à l’accessibilité. On attend des membres des associations et des organisations associées au sein des États généraux des compétences de collaboration, d’organisation, de négociation dont ils acquièrent la maîtrise par leur expérience professionnelle – avec comme contrainte à l’expression de tendre vers l’accord pour rendre possible l’action commune.

Concernant le citoyen profane, les exigences qui pèsent sur lui et les formes d’expression et de participation requises pour qu’il soit entendu ne s’appuient pas sur ses ressources propres. Ainsi, par exemple, sa connaissance « pratique » et quotidienne de la ville, son usage des services publics, les différentes situations et expériences par lesquelles il éprouve sa condition ne peuvent être pour elles-mêmes l’objet d’une prise en compte lors du débat (par l’injonction à ne pas être dans « l’anecdotique ») si elles ne sont pas « agrandies » dans un régime de parole propre à la civilité libérale du public, qui requiert civilité, argumentation, appui sur un bien commun. Et ces exigences sont encore augmentées par l’importance de l’expertise universitaire qui oblige le participant à porter sa parole dans le cadre défini par celle-ci, en prenant appui sur celle-ci. Les dispositifs de participation ne sont donc pas accueillants envers la pluralité des registres de savoirs, étant donné qu’ils privilégient celui de l’expertise universitaire (appuyée sur les cartes, les statistiques et les données objectivées) dans une logique communicationnelle inspirée de la démocratie délibérative, tout en négligeant les savoirs du proche et ses formes d’expression.

Les contraintes à l’expression pèsent donc de tout leur poids pour le profane ; les exigences posées à la participation du « citoyen ordinaire[20] » dans ce processus conduisent plutôt à son empêchement.

De plus, dans les États généraux, même si un « profane » intervient lors des débats en possédant les compétences de l’expression publique, comment peut-il s’assurer que ses propos seront entendus et pris en compte ? Les débats participatifs étaient présentés par les acteurs à la tête du mouvement comme la base sur laquelle s’appuyer pour élaborer le projet de ville. La délibération interne pour élaborer celui-ci est donc considérée, et présentée, comme une étape ultérieure à la mise en débat des thématiques urbaines. Or, lors de cette étape, pour la première fois, ces acteurs se donnaient un espace pour discuter et confronter leurs approches profondément divergentes des problématiques urbaines qui avaient été définies par les scientifiques et discutées avec le public lors des débats. Si cette phase était censée intégrer les propos des participants aux débats, la recherche du compromis a pris tant de temps (dont la gestion était très serrée – trois jours étaient fixés pour réaliser le projet de ville) que les interventions du public, lors de la rédaction du projet de ville, ont très peu été prises en compte. Entre le socle scientifique et l’élaboration de la voix commune rendue publique dans le document final (le projet de ville) par les acteurs à la tête des États généraux, on peut s’interroger sur le poids réel des interventions citoyennes. En effet, même si un profane intervient dans les débats avec toutes les compétences requises, comment peut-il s’assurer que ses propos seront repris dans le rapport, puis pris en compte par ceux qui ont la charge de les relayer ?

Conclusion : Les capacités citoyennes en prise avec l’expertise universitaire

Qu’en est-il, finalement, de la distribution des pouvoirs et des compétences à l’oeuvre dans ce dispositif ? La perspective sous-jacente à la contribution des universitaires est celle de collectiviser les savoirs, de former chacun à la connaissance de la ville pour développer une conscience commune des enjeux. Mais elle s’accompagne paradoxalement d’une forme de clôture, étant donné que le recours à l’expertise universitaire détermine également les compétences nécessaires à chaque individu pour prendre part au processus, qu’elle définit les sujets pertinents du débat et les sujets « hors-cadre »[21]. Un antagonisme se dessine entre l’exigence de participation et l’exigence de réflexivité basée sur l’expertise universitaire. Alors que la participation promeut l’intervention politique du plus grand nombre, la seconde insiste sur l’importance de la qualité du débat, qualité évaluée à l’aune de critères de scientificité tels que l’objectivation (souvent appuyée sur des instruments spécifiques : cartes, statistiques, dispositifs méthodologiques précis, etc.) et le respect d’un format d’expression et d’argumentation propres.

Ce constat pose la nécessité de coordonner au mieux savoirs scientifiques et profanes, afin que les demandes et les besoins des citoyens ordinaires puissent être entendus et pris en compte, d’une part, dans le travail de cadrage des scientifiques et, d’autre part, dans la formation de la voix commune par les organisations à la tête de la mobilisation. C’est d’ailleurs grâce à cette coordination que pourrait se concevoir à nouveaux frais le rôle de la société civile. Celle-ci serait dès lors chargée, outre de favoriser l’empowerment (compris comme renforcement des capacités politiques) des citoyens profanes par la mise en commun des ressources cognitives livrées par les scientifiques, de relayer les demandes des citoyens dans un format d’expression publique appuyé sur des arguments fournis notamment par les universitaires et apte à être entendu par le politique.

Cette démarche d’empowerment nous semble susceptible de fonder une dynamique féconde dans laquelle le savoir scientifique contribuerait à approvisionner les citoyens en ressources qu’ils pourraient mobiliser dans les espaces publics – dans la perspective ouverte par Dewey, où les sciences sociales se chargent de conduire une logique de l’enquête en faisant participer le public concerné à toutes les étapes de celle-ci.

Selon Dewey, l’enquête est un acte de coproduction entre enquêteur et enquêté, destinée à fournir au public – défini comme l’ensemble des personnes affectées par des formes d’interactions sociales sur lesquelles porte l’enquête – des outils pour que ce public puisse s’identifier et définir ses propres intérêts. La dimension interactionnelle de l’enquête suppose que le public affecté prenne part à celle-ci, par une confrontation incessante des généralisations et des données produites par les enquêteurs au point de vue des enquêtés. Ainsi, « au terme d’une série de tâtonnements et de tests, enquêteurs et enquêtés conviennent d’un point auquel l’expérience cognitive des premiers et l’expérience de vie des seconds entrent en relation, s’éprouvent et se redéfinissent l’une par rapport à l’autre » (Zask, 2004 : 150). Cela suppose de reconnaître à l’enquêté tant des compétences à juger de la portée de la connaissance fournie (sans pour autant devoir recourir au même format de discours) que des compétences à définir les modalités de résolution de la situation problématique. De cette manière, l’enquête devient l’outil de la participation démocratique et les compétences politiques des citoyens profanes sont alors agrandies par la coopération engagée avec les universitaires.

Se réalise alors l’articulation entre savoir universitaire et savoir expérientiel des citoyens profanes, car le discours produit par les enquêteurs offre aussi aux enquêtés des ressources pour agir sur leurs conditions de vie, c’est-à-dire pour transformer les situations d’interdépendance dans lesquelles ils sont pris. L’enquête ouvre ainsi à l’empowerment du public. C’est pourquoi, comprise dans sa forme participative, l’enquête est l’auxiliaire nécessaire de la démocratie, considérée comme participation de tous à la définition de leurs conditions de vie :

Dans une société complexe, les enquêtes sociales peuvent donc assurer une forme essentielle de participation. Grâce à ce détour par la production des connaissances des conditions problématiques et des projets de réformation des situations sociales problématiques qui s’y connectent, elle rejoint la devise de la démocratie suivant laquelle il est souhaitable que tous ceux qui sont affectés par les relations sociales puissent concrètement prendre part à la direction et aux choix des fins de leurs activités sociales, et à toutes les décisions concernant la vie des groupes auxquels ils appartiennent.

Zask, 2004 : 161

Cette perspective permet de penser l’articulation entre le savoir universitaire et les citoyens profanes dans une dynamique démocratique[22] et d’envisager le rôle des associations à partir du processus de constitution des publics. Selon la logique de l’enquête, les exigences de la démocratie participative invitent à ne pas scinder la participation des « citoyens profanes », d’une part, du travail de problématisation universitaire et, d’autre part, de la délibération sur les modalités du vivre-ensemble négociées et défendues par les acteurs associatifs autour du projet de ville. Au contraire, dans la perspective de Dewey, elle irriguerait les différents moments de la mobilisation. De cette manière, l’expertise universitaire, plutôt que d’empêcher ou de contraindre la prise de parole publique des citoyens profanes, participerait à l’empowerment de ceux-ci – empowerment qui serait également favorisé par la mobilisation des associations, qui aurait pour rôle de se faire la chambre d’échos de leurs voix.

Le rôle de la société civile serait alors de se poser comme l’intermédiaire entre pouvoirs publics et citoyens, afin de faire remonter, d’agrandir, de médiatiser et de rendre transversaux, en prenant appui sur le savoir universitaire, les enjeux perçus par les citoyens « profanes » concernés par la problématique en débat, à partir de leur expérience, afin de relayer leurs attentes dans l’espace public et dans l’arène politique. Les différentes formes de savoirs sur la ville – qu’ils soient fondés sur l’expérience (notion de première importance chez Dewey, 2003), sur la profession ou sur la connaissance scientifique – qui engendrent aussi un différentiel dans les compétences à parler en public seraient ainsi coordonnées, articulées dans un espace de dialogue ouvert à chaque phase de la mobilisation. Dès lors, la société civile aurait la compétence, ou le pouvoir, de participer à la formation d’une opinion publique, apte à aiguiller l’action politique, mais cette fois en coordonnant les différentes formes de savoir et d’expression, en vue d’un empowerment des publics dont la voix peine aujourd’hui à se faire entendre alors même que s’impose l’horizon d’une démocratie participative.