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La problématique de la construction identitaire se pose de façon particulière dès lors que nous sommes en présence de rapports de domination entre deux groupes. Les effets de tels rapports de domination font en sorte que le groupe dominé ne dispose pas des conditions idéales pour participer à la vie sociale ni pour s’épanouir et actualiser, en l’exprimant, son identité. Si bien que nous pouvons parler d’identité fragilisée (Renault, 2004), résultant de rapports de domination et de « mépris social » et se manifestant en référence à la prégnance idéologique des valeurs et des représentations du groupe dominant venant marginaliser les valeurs et les attributs propres au groupe dominé. Emmanuel Renault (2004 : 116) discerne deux types de domination culturelle : « la domination culturelle, qui toujours impose une image dépréciée de soi-même, et […] la fragilisation de l’identité, c’est-à-dire la tendance sociale interdisant aux individus de voir confirmée leur identité ».

Une lutte pour la reconnaissance peut alors s’ensuivre. On ne comprend pas toujours bien ce qui explique le passage d’un état où le groupe dominé accepte son statut à celui où il le refuse et réclame une meilleure reconnaissance. Soit que la violence symbolique perde de sa légitimité (Voirol, 2006), que le groupe dominé entrevoie un « autre état de choses » (Bourdieu, 1980 : 71), soit encore que les rapports de domination se relâchent à la faveur d’un élargissement de la reconnaissance des droits des individus et des groupes. Plusieurs groupes ayant vécu une forme de domination, et les violences qui en ont résulté, peuvent revendiquer la réparation des torts historiques qu’ils ont subis. Les exemples historiques d’injustices sont nombreux. Nous pouvons penser aux Juifs qui ont été victimes d’une politique de génocide, aux Autochtones en Amérique, aux esclaves noirs américains, etc. Mais nous pouvons également penser aux ouvriers dans les industries, aux femmes et aux groupes culturels qui subissent des formes de domination et qui ont revendiqué une meilleure reconnaissance identitaire, économique ou juridique. La domination peut prendre différentes formes (politique, culturelle ou économique) et, conséquemment, les revendications des groupes dominés peuvent aussi varier. Cependant, toutes ont comme point commun un déficit de reconnaissance d’un groupe par un autre.

Pour que justice soit faite et pour obtenir la réparation des torts causés par le groupe dominant, les groupes dominés peuvent s’appuyer sur trois types de stratégies : celle visant une compensation matérielle, voire une redistribution plus équitable des ressources ; celle visant une meilleure reconnaissance de leurs droits ; et celle visant une identité plus assurée et jugée plus authentique ou plus conforme à leur identité d’origine, méprisée et niée dans un contexte de domination. C’est cette dernière démarche qui nous intéresse ici. Pour mieux la situer, nous abordons, dans un premier temps, le débat entre Nancy Fraser et Axel Honneth sur les modalités de reconnaissance et de justice qui sont mises en place pour des groupes « exploités » ou « dominés » qui luttent pour une redistribution plus juste de la richesse et pour une meilleure reconnaissance. Ce débat fait apparaître, selon nous, les limites d’une théorie de la reconnaissance pour analyser, notamment, les groupes dominés dont l’identité a été fragilisée à la suite d’événements historiques qui visaient leur assimilation culturelle. Nous tenterons de dégager un espace de pensée qui nous permette de mieux distinguer le processus de reconnaissance du processus de (re)construction identitaire des groupes dominés en nous appuyant sur les exemples acadiens et autochtones.

Analyse des conditions de la (re)construction identitaire

Nancy Fraser (2003 : 9) a présenté une distinction dans la pensée du droit et de la justice entre le paradigme de la reconnaissance et celui de la redistribution (justice redistributive) qui, même si elle a fait l’objet de débats et de critiques, nous permet de réfléchir au statut d’un individu ou d’un groupe dans la société. Selon elle, la justice exige de penser la reconnaissance et la redistribution : « It is my general thesis that justice today requires both redistribution and recognition. Neither alone is sufficient. »

Selon Fraser, la reconnaissance est d’abord affaire de justice plutôt que de réalisation de soi dans des rapports interpersonnels ou intergroupes (id. : 29). Son raisonnement prend une autre direction que celui de Charles Taylor (1994) ou d’Axel Honneth (2002) pour qui la reconnaissance est justement affaire de réalisation de soi dans le contexte de relations sociales. Elle situe ainsi sa pensée sur le terrain d’une logique sociale qui tend à envisager le degré de reconnaissance comme une question de statut social : la reconnaissance signifiant que les individus engagés dans des relations sociales ont tous un statut égal. Fraser (1994 : 29) préfère parler de rapports de subordination institutionnalisés plutôt que de malformation psychique ou d’empêchement à l’autoréalisation.

Cette vision diffère de celle de Honneth (2003 : 136-137), notamment, qui envisage la justice redistributive dans la perspective plus large de la reconnaissance. Une distribution injuste de la richesse relève chez lui d’un manque de reconnaissance d’un groupe par rapport à un autre groupe. Il propose d’envisager la problématique de la reconnaissance sur un continuum qui distinguerait des types de reconnaissance selon les caractéristiques du groupe ou des individus qui ne sont pas reconnues. Pour résumer, chez Honneth, le progrès dans les conditions de la reconnaissance s’établit selon deux dimensions : l’individualisation et l’inclusion sociale (id. : 186). Selon lui, les conditions de l’autoréalisation des individus sont socialement protégées lorsque les sujets peuvent expérimenter la reconnaissance intersubjective de leur autonomie, de leurs besoins et de leurs capacités spécifiques (id. : 189).

Au fond, l’enjeu du débat entre Fraser et Honneth réside dans l’élaboration du cadre théorique le plus approprié pour penser les injustices et les revendications sociales contemporaines.

Si Honneth fait néanmoins certaines distinctions quant aux modalités de reconnaissance en les situant sur un continuum, il refuse de faire une distinction aussi forte que celle que fait Fraser entre les luttes pour la redistribution et celles pour la reconnaissance en affirmant que les demandes de justice redistributive peuvent s’envisager indépendamment de toute expérience sociale d’irrespect (non-reconnaissance) (Honneth, 2003 : 170-171).

La perspective d’Axel Honneth nous semble plus appropriée pour saisir les enjeux liés à la construction identitaire de groupes ayant subi des formes de domination. Un des éléments qui peut expliquer en partie l’opposition entre Fraser et Honneth est le fait que Fraser se concentre davantage sur les « politiques » de redistribution et de reconnaissance, c’est-à-dire les mesures mises en place par l’État et les acteurs pour réparer des injustices, de même que sur les types de revendications formulées par les groupes qui motivent ces politiques. En ce sens, il importe d’établir si les objectifs poursuivis par les groupes et par de telles politiques sont d’abord économiques ou s’ils relèvent plutôt du droit. Comme Seyla Benhabib (2002 : 70) le mentionne, Fraser distingue les politiques de reconnaissance des politiques identitaires pour se concentrer sur cette première forme de reconnaissance. Benhabib reprend cette distinction et affirme que, contrairement à la politique identitaire, la politique de reconnaissance permet d’éviter de confondre la reconnaissance avec la capacité d’un groupe de définir le contenu et les frontières de son identité, ce qui risquerait de le conduire à l’isolement culturel (ibid.). Elle cherche ainsi à éviter de défendre des politiques qui appuient la promotion d’identités particulières en l’absence de dialogue interculturel. Une politique de reconnaissance vise à promouvoir au contraire un dialogue culturel complexe entre les groupes identitaires. Cette approche n’est pas sans rappeler l’éthique reconstructive qu’a développée Jean-Marc Ferry et qui pousse plus loin les politiques de la reconnaissance en approfondissant ce « dialogue culturel complexe » sur le terrain de la (re)construction identitaire et de la réparation des relations blessées. Ainsi, il ne s’agit pas d’écarter la capacité d’un groupe de construire le contenu et les frontières de son identité, mais de l’intégrer dans un cadre intersubjectif. Pour Ferry (1996 : 32), le « principe reconstructif se manifeste par la recherche d’éléments proprement historiques dont la récollection permet aux identités personnelles, individuelles ou collectives, de s’assurer face aux autres une structure cohérente et significative ». L’éthique reconstructive est une éthique de la reconnaissance qui s’ouvre au vécu de l’autre, à sa souffrance : « Lever le destin de la relation blessée, cela n’est possible qu’à la condition d’une écoute réciproque des récits faisant état des vécus de part et d’autre. » (Ferry, 2010 : 249) Élargissant la rationalité propre à l’éthique de la discussion, présentée notamment par Habermas ou Apel, Ferry intègre plusieurs registres de discours (narratifs et argumentatifs) et même des éléments présymboliques de l’interaction, qu’il nomme iconiques et indiciaires[1].

Ce dialogue culturel complexe s’observe notamment dans les luttes visant à faire reconnaître les événements historiques dramatiques. Ferry (2010 : 253) nous invite à un travail de mémoire qui intègre les moments narratif, interprétatif et argumentatif dans une démarche reconstructive des événements historiques. Si la narration est faite du point de vue des sujets, la reconstruction suppose une intersubjectivité qui se déploie dans un dialogue « où nul ne possède séparément la clé d’une entente [et où les sujets] essaient de dissoudre analytiquement cette ‘causalité du destin’ à laquelle on impute les blocages de l’intercompréhension ».

Cependant, aussi pertinentes que soient les avancées faites à l’égard des processus de reconnaissance, la perspective centrée sur la reconnaissance ne peut rendre compte, pleinement et rigoureusement, du processus de reconstruction des identités fragilisées.

Si ces auteurs s’accordent sur le fait que l’identité se forme dans l’intersubjectivité (Ferrarese, 2009 : 101), nous croyons que nous devons mieux distinguer les exigences de la (re)construction identitaire et celles de la reconnaissance. Le cas de « l’esclave heureux » nous place devant la question de savoir quels sont les éléments de l’interaction entre le maître et l’esclave heureux qui nous permettent de poser l’obligation morale, d’un point de vue extérieur, de l’émancipation de ce dernier. Comment une théorie sur la reconnaissance peut-elle nous fournir les outils pour comprendre et expliquer le cas de résilience identitaire de collectivités fortement dominées ? Il nous semble nécessaire d’affiner l’appareil conceptuel pour distinguer les exigences identitaires du sujet et les exigences liées à sa reconnaissance et à son inclusion sociale.

Identité, reconnaissance et redistribution

Dans une entrevue avec Olivier Voirol, Axel Honneth se fait demander ce qu’il pense des cas de situations d’oppression où les individus ou les groupes n’opposent aucune résistance et peuvent même se montrer satisfaits de leur condition (Honneth, 2006, chap. 4). Autrement dit, comment Honneth considère-t-il la figure de « l’esclave heureux » ? Dans sa première réponse, il montre qu’il veut éviter une vision essentialiste qui consisterait à présupposer un noyau identitaire ou des intérêts qui existeraient au sein du groupe et qui seraient niés. « Nous sommes plutôt de l’avis que l’identité des sujets ou des groupes sociaux ne se forme qu’à travers la reconnaissance sociale. » (Honneth, 2006 : 178) Une tentative de réponse plus complète donne lieu à un chapitre de ce même ouvrage (La société du mépris), où l’auteur distingue la reconnaissance idéologique de la reconnaissance morale. La reconnaissance idéologique prend une forme symbolique sans conséquence matérielle et sert à justifier ou à légitimer des rapports de domination, tandis que la reconnaissance morale, authentique et réelle, se traduit par un contenu symbolique et pratique et permet d’accroître l’autonomie du sujet. S’il semble, à première vue, plus facile de percevoir la dimension idéologique d’une forme de reconnaissance avec le recul historique, comme les formes de reconnaissance visant à valoriser le rôle de la ménagère dans les sociétés patriarcales ou visant à valoriser le sacrifice des soldats qui combattent pour la nation, la difficulté s’accroît lorsqu’on veut définir les critères à partir desquels on peut déterminer ce caractère idéologique pour des faits contemporains. Le contexte culturel contemporain, fort de certains consensus, semble fournir le fondement d’un tel jugement normatif à l’égard des discours antérieurs élaborés pour justifier le rôle de la femme au foyer, pour reprendre cet exemple. Pour Honneth (2006 : 262), l’horizon normatif de la modernité permet de fonder la reconnaissance en fonction 1) des besoins de l’individu, 2) de l’autonomie de l’individu, qui est doté des mêmes droits que ses semblables, et 3) de ses capacités à accomplir un certain nombre de choses.

Selon lui, le critère pour rendre manifeste l’aspect idéologique des formes de reconnaissance se détermine à l’aune d’une mise en relation de la dimension symbolique et matérielle de la reconnaissance. Prenant le cas du nouveau discours managérial qui reconnaît l’autonomie des travailleurs et tente de leur fournir les conditions pour l’exercer dans le cadre de leur travail, Honneth (id. : 270) fait ressortir qu’au-delà d’une analyse première qui montre que ce discours appuie une forme de domination des travailleurs, qui, en l’acceptant, intériorisent les exigences du marché et acceptent « d’assumer des charges de travail considérablement accrues », cette reconnaissance ne se traduit pas par une transformation matérielle des conditions de travail.

Si cette reconnaissance demeure fondamentalement idéologique, c’est en raison du fait que le contexte de domination limite non seulement l’autonomie des travailleurs, mais que ce faisant, il n’offre pas l’espace social dans lequel ils pourraient s’épanouir dans le cadre de leur travail. On en revient à Karl Marx qui posait l’aliénation au travail comme la perte de la capacité chez le travailleur de s’accomplir à travers son travail. C’est la réalisation de soi qui se trouve compromise. Or, celle-ci, même si elle est déterminée par des modalités de reconnaissance, ne se laisse pas totalement saisir par le rapport aux autres. Nous rejoignons ici la perspective d’Alain Touraine (2005 : 272) sur la formation du sujet, qu’il envisage comme un processus de résistance de l’individu contre les contraintes sociales l’empêchant de s’actualiser : « Plus les contraintes sont imposées aux individus dans tous les aspects de leur vie, et plus s’impose l’idée d’un individu sujet de droit et dont la résistance ou les luttes sont menées au nom de cette individualité, de ce droit à être soi-même. » L’espace de pensée que nous voulons maintenir ouvert consiste à saisir la part irréductible du rapport à soi, un peu comme l’a fait Tzvetan Todorov (1995 : 179) dans une perspective anthropologique en présentant une conception de l’épanouissement qui ne passe pas par la médiation de la reconnaissance : « Sans aucun dédoublement, sans aucune médiation, l’être humain a alors, par sa simple présence dans chacun de ses gestes, le sentiment de son propre accomplissement, et il éprouve à travers lui son existence. »

La (re)construction identitaire

En voulant éviter de promouvoir une vision essentialiste de l’identité, Honneth, comme plusieurs penseurs contemporains, conçoit la formation identitaire comme un produit de l’intersubjectivité. Certes, comme Ferry, Honneth envisage d’autres dimensions de l’intersubjectivité que celle qui est communicationnelle, mais on peut penser que la tentation de réduire la subjectivité aux exigences communicationnelles demeure présente. Même lorsqu’il s’intéresse à sa réalité psychique, Honneth se réfère principalement à des psychologues « qui envisagent la vie intérieure comme ‘un dispositif communicationnel intériorisé’ » (Voirol, 2006 : 33). Il s’inspire entre autres de Hans Loewald, pour qui la vie psychique résulte moins d’un conflit interne que d’un échange continu avec le monde externe : « Le psychisme individuel se présente alors comme un espace de communication où les pulsions s’organisent par le dialogue intérieur que les sujets sont aptes à engager. » (ibid.) De ce point de vue, le sujet perd son intériorité ou, plutôt, son intériorité se moule à son extériorité.

Dans la perspective où la formation de la conscience résulte des structures sociales et des interactions entre les individus, incorporant les exigences normatives, les penseurs de l’identité sont tentés de projeter sur les exigences de la formation de soi celles de l’activité communicationnelle ou de réduire celles-là à celles-ci (Forgues, 2009). Cette perspective envisage la formation de soi comme un processus strictement moral, le moi se constituant dans la réponse qu’il apporte aux demandes normatives découlant de son appartenance sociale.

Nous proposons plutôt une conception de la formation identitaire qui est déterminée, certes, par des conditions sociales externes, mais aussi par des conditions internes irréductibles aux exigences morales (normatives) de la vie en société. Nous voulons dégager un espace de pensée qui permet de distinguer les conditions intersubjectives des conditions infrasubjectives de la formation de soi. En ce sens, la formation identitaire n’est pas seulement le produit de la reconnaissance intersubjective, aussi favorable soit-elle. Notre perspective s’approche – sans s’y conformer totalement – de celle que présente Touraine (2000 : 149), où le fait de « pouvoir dire ‘Je’ devient la principale force de limitation de l’emprise du social sur l’acteur ».

Cela apparaît clairement dans le cas de tentatives de (re)construction identitaire qui s’effectuent dans des contextes de domination ou de mépris social. Comme l’observe Michel Wieviorka (2005 : 68-69), les violences et les dominations ont des effets sur trois registres : 1) l’identité collective, 2) l’inclusion et la participation sociales et 3) la subjectivité personnelle, c’est-à-dire la capacité de se poser comme sujet. Concernant les deux premiers registres, la reconstruction passe par la reconnaissance ; mais, dans le cas du troisième registre, cet auteur constate que la reconstruction est possible seulement pour ceux qui ont réussi à rester sujets (id. : 70). Il reconnaît une part de la reconstruction qui échappe à la reconnaissance, mais sans nous éclairer sur ce processus infrasubjectif. Ce qui manque est une théorie de la subjectivité. La question est de savoir comment les groupes demeurent sujets ou parviennent à se reconstruire. Si le mépris social ou la domination peut avoir un impact sur la formation identitaire d’un sujet ou d’un groupe, en venant la fragiliser, sa volonté d’établir une identité plus positive passe par un rapport à soi qui se détourne d’un contexte social de non-reconnaissance. Les groupes dominés n’ont pas toujours à attendre une forme de reconnaissance pour amorcer cette (re)construction.

Honneth (2002 : 101-106) pense, à la suite de George Herbert Mead, que des « écarts moraux » peuvent survenir entre le sujet et la collectivité et déterminer des changements sociaux qui élargissent les modalités de reconnaissance afin d’accroître l’autonomie personnelle et la reconnaissance de l’unicité de l’individu. Cependant, cela ne l’amène pas à reconnaître pleinement, selon nous, les exigences spécifiques de l’individuation au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire en tant que processus de développement du sujet ayant ses exigences propres et suivant une rationalité symbolique qui médiatise moins ses interactions que son rapport à soi.

Une théorie de la subjectivité qui tient compte des exigences spécifiques et irréductibles de la formation de soi et de la construction identitaire peut nous aider à discerner une reconnaissance idéologique, recelant une forme de domination, d’une reconnaissance authentique. C’est en fonction de ces exigences que nous pouvons mieux cerner en quoi le mode de reconnaissance des individus et des groupes ne permet pas de satisfaire les exigences que pose la formation de soi.

À partir du moment où des individus ou des groupes résistent à des modalités particulières de reconnaissance, ils font valoir des exigences internes qui ne sont pas prises en compte par le contexte de reconnaissance sociale dans lequel ils se situent. Sans avoir à postuler une essence humaine, il demeure possible d’envisager une part subjective, dont la genèse ne se réduit pas à un processus de reconnaissance passant par le langage, qui comporte des exigences internes au fondement d’une identité qui demande à s’actualiser et à être reconnue. L’imaginaire symbolique et la mémoire servent aussi d’appui à cette lutte. Autrement dit, comme nous l’avons montré ailleurs, l’individuation passe par un processus de symbolisation, irréductible au langage, venant médiatiser le rapport à soi (Forgues, 2009). Pour nous, contrairement à ce qu’avance Jürgen Habermas (1993), par exemple, l’individuation n’est pas seulement le produit de la socialisation ou de l’interaction.

Une telle perspective peut éclairer les exigences identitaires qui sont bafouées lorsque nous soupçonnons l’exercice d’une domination appuyée par une forme de reconnaissance idéologique qu’acceptent et intériorisent les groupes dominés. La pertinence de cette approche peut s’établir dans sa capacité à nous faire comprendre comment les groupes dominés peuvent s’affranchir des symboles de reconnaissance qui les limitent dans leur expression et leur formation identitaires et entreprendre un travail de construction identitaire qui prenne appui sur un rapport symbolique à soi autonome, reflétant moins l’emprise de l’autre sur soi que l’épanouissement de soi.

Le cas des Acadiens

Le cas des Acadiens au Canada est celui d’une société presque entièrement décimée par les autorités britanniques au dix-huitième siècle (LeBlanc, 2005). Les conséquences de cet événement historique sur l’identité acadienne sont grandes, au point qu’on le présente généralement comme l’acte fondateur de la mémoire collective acadienne (Belkhodja, 2005). Cette importance se mesure par la place qu’occupe le rappel de cet événement dans les discours des élites et des acteurs acadiens. En témoignent aussi les commémorations de cet événement et les revendications contemporaines du peuple acadien pour le faire reconnaître. Pour donner suite à des demandes qui ont commencé à s’exprimer à la fin des années 1980 (Belkhodja, 2005), le gouvernement canadien a adopté en décembre 2003, à la veille du 400e anniversaire de la fondation de l’Acadie, une Proclamation royale dans laquelle la Couronne britannique reconnaît les torts infligés aux Acadiens lors de la déportation. Au moment de se remémorer ces événements lors du 250e anniversaire en 2005, le débat reprend, alors que des acteurs de la communauté acadienne souhaitent refaire auprès de la Couronne britannique une demande d’excuses officielles pour les torts infligés au peuple acadien. Certains pensent que cette requête devrait s’accompagner d’une demande de compensation financière pour les torts causés (Nadeau, 2005 : 13), alors que d’autres croient qu’il est grand temps de tourner la page (Pichette, 2006). Toutefois, comme l’affirme Chedly Belkhodja (2005 : 214), « le débat sur la reconnaissance des torts de la déportation de 1755 constitue une occasion manquée en raison du refus des élites politiques à considérer le bien-fondé de cette démarche ». Le « dialogue culturel complexe » sur cet événement n’a donc pas eu lieu.

Pourtant, cet événement historique, fondateur, est important en raison, notamment, de l’effet qu’il a eu sur l’identité acadienne. Dans un contexte minoritaire, devant composer avec une majorité anglophone, l’affirmation identitaire des Acadiens dans l’espace public est restée prudente historiquement[2]. Dans les régions fortement anglophones, les Acadiens hésitent encore souvent à s’exprimer ou à s’afficher en français dans les lieux publics (Boudreau et Dubois, 2001).

Joseph-Yvon Thériault (1995 : 119) parle d’une identité fragilisée par ce refus d’intégration, pouvant conduire à « une paralysie sociale et individuelle ». La fragilité ou l’insécurité identitaire à l’échelle collective a des répercussions jusque dans la conscience des membres de la communauté. Les théories des mouvements sociaux montrent que, pour qu’un groupe social devienne un acteur social, ses membres doivent comprendre les causes sociohistoriques de leur domination et de leur identité fragilisée. Cette compréhension est un élément clé de ce passage où les membres d’un groupe socialement paralysés deviennent acteurs de leur destinée. Touraine (2005 : 273) croit que « La pénétration dans l’individu, dans ses catégories d’action, dans la conscience de son corps, etc., d’une domination multiple correspond à l’affirmation du sujet. » Si bien que le passage à une action politique, visant la reconnaissance du peuple acadien, nécessite un travail d’éducation, voire de conscientisation, sur la situation minoritaire que vivent les Acadiens.

S’interrogeant sur ce passage, Honneth (2002 : 195) ramène les situations de non-reconnaissance à des formes de mépris qui suscitent des sentiments qui ne peuvent « fournir la base motivationnelle d’une résistance collective que si le sujet est en mesure de les formuler dans un cadre d’interprétation intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier ».

Cette résistance peut bénéficier d’un travail de conscientisation qui constitue en quelque sorte le terreau d’une idéologie véhiculant les revendications du groupe et leur légitimation, tout en déconstruisant l’idéologie dominante. Il s’agit d’un travail de construction identitaire qui est nécessaire pour qu’un groupe devienne un acteur social, c’est-à-dire un sujet historique. « [L]’engagement dans l’action politique sert aussi, pour les personnes concernées, à sortir l’individu de la situation paralysante d’une humiliation subie passivement et à le faire accéder à une nouvelle relation positive à soi » (Honneth, 2002 : 196).

Ainsi, l’identité d’un groupe se construit certes dans les rapports qu’il entretient avec l’autre, médiatisés par les discours de la reconnaissance, mais elle est aussi le résultat d’un processus de symbolisation qui médiatise le rapport du groupe à lui-même et qui exprime cette identité. Puisant dans leur imaginaire, leur mémoire, leurs mythes, leurs héritages spirituels et religieux, leurs formes d’expression artistiques et culturelles, voire mass-médiatiques, les groupes expriment ce qu’ils sont, ce qu’ils ont été ou ce qu’ils souhaitent devenir dans un procès de symbolisation continuel. En fait, selon Carol Levasseur (2006 : 82), qui s’inspire de Cornelius Castoriadis, « l’institution du monde social, des individus et des choses suppose et appelle la production continue de significations imaginaires. Aucune société ne saurait se passer de cet imaginaire social. C’est là qu’elle puise la cohésion qui lui permet, ultimement, de tenir ensemble, qui lui procure son identité. »

L’événement de la déportation est entré dans l’imaginaire politique et culturel acadien et y apparaît aujourd’hui comme un acte historique fondateur de la communauté. S’inspirant de Jean-Paul Sartre, Emmanuel Renault (2004 : 138-139) nous rappelle qu’« on sait depuis toujours qu’on est cheminot, homosexuel, français ou juif, mais on n’en vient à se représenter explicitement comme un cheminot, un homo, un français ou un juif, que lorsqu’autrui nous impose cette identité en la niant ou en niant d’autres aspects de notre identité personnelle ». C’est l’effet qu’a eu la déportation des Acadiens sur leur conscience collective.

Nous pouvons observer jusqu’à aujourd’hui l’impact de la déportation, qui date de plus de 250 ans, sur la conscience d’Acadiens et d’Acadiennes qui ressentent le besoin de faire un travail de mémoire dans leur processus de (re)construction identitaire. Certes, le souvenir de la déportation concentre non seulement les événements de 1755 à 1763, mais également la souffrance et la douleur de ce peuple qui, depuis ces événements, a vécu une forme de domination jusqu’à récemment, pour ne pas dire jusqu’à aujourd’hui. Le souvenir leur permet de suivre le fil d’un événement passé jusqu’à ce qu’ils sont aujourd’hui, rendant actuel cet événement tragique. Ainsi, nous pouvons penser que ce fait historique fait l’objet d’une projection qui, sous la forme du souvenir, réfléchit la charge émotive qu’éprouve le peuple acadien à l’égard des séquelles psychosociologiques qui sont ressenties et conscientisées pour certains.

Le souvenir de ce fait historique peut ouvrir la voie à des revendications pour une compensation financière (se situant dans une perspective de justice redistributive), à une demande d’excuses officielles auprès des autorités responsables (s’inscrivant dans une perspective de reconnaissance des torts infligés) et, dans certains cas, à une démarche de (re)construction identitaire, voire de guérison, dans l’élaboration d’un meilleur rapport à soi. Les trois approches ont été envisagées en Acadie. C’est la troisième à laquelle nous nous intéressons ici, dans le but de faire ressortir les exigences spécifiques à la construction d’un rapport positif à soi. Selon certains, cependant, reconnaissance et guérison sont intimement liées. À défaut d’avoir obtenu de la Couronne britannique des excuses, la guérison semble impossible : « Le regret, c’était trop demander. Impossible, donc, de tourner la page. Le 28 juillet de chaque année ne commémorera jamais la guérison d’une blessure. Il rappellera la blessure elle-même, tant que la Couronne n’en viendra pas à de meilleurs sentiments. » (Rainville, 2005 : 12) Un tel énoncé associe étroitement identité et reconnaissance au point de ne pas pouvoir envisager la (re)construction identitaire sans une forme de reconnaissance. Cependant, d’autres Acadiens entreprennent un travail de mémoire qui accompagne leur processus de (re)construction identitaire.

Dans son oeuvre cinématographique Le souvenir nécessaire, Renée Blanchar (2004) met en scène sa démarche personnelle et celle d’un écrivain, Serge Patrice Thibodeau, pour suivre les pistes de leurs ancêtres. Alors qu’elle exprime certains doutes sur la nécessité ou le sens de cette démarche, son collègue est pleinement engagé dans une démarche dont les gestes symboliques accompagnent un travail de guérison personnel. C’est lors de ce tournage que la réalisatrice apprend que, contrairement à ce qu’on lui avait dit, ses ancêtres ont été déportés. Dès lors, ce lointain événement historique lui semble soudainement plus près d’elle et l’émeut.

Elle se demande alors si la psyché acadienne porte encore aujourd’hui les traces de cette tragédie. Nous trouvons un élément de réponse à cette question à la lumière de la persistance du besoin, chez certaines personnes, de faire un travail de mémoire. Nous pouvons aussi voir la persistance des traces laissées par ces événements sur la conscience collective acadienne dans l’omniprésence de ce rappel historique dans les discours des Acadiens.

Ce travail de mémoire peut donner lieu à un travail symbolique de (re)construction identitaire. Un tel travail symbolique est opéré par l’écrivain dans le documentaire. Après avoir recueilli des échantillons de terre dans les lieux où ses ancêtres ont vécu, ont été enterrés ou ont été déportés, il réalise avec ces échantillons de terre un Mandala symbolisant la paix, la guérison et l’équilibre, ce qui lui permet d’effectuer son travail de deuil. Un groupe de plusieurs personnes participent à ce rituel, ce qui en fait une démarche non plus seulement personnelle, mais collective, quoique à petite échelle.

Nous pouvons noter, par ailleurs, l’emploi d’un symbole extérieur à la culture acadienne, le mandala. Comme Carl Gustav Jung (1980) et d’autres l’ont montré, le mandala est un symbole que nous retrouvons dans plusieurs cultures, y compris la culture chrétienne, mais dans le documentaire de Blanchar, c’est la culture tibétaine qui fournit le matériel symbolique pour réaliser un mandala. Cela témoigne de la contemporanéité, certains diront postmodernité, du rituel élaboré par des individus qui ne se privent pas de puiser les outils symboliques dont ils ont besoin dans différentes traditions. En cela, l’écrivain participe en général de cette tendance contemporaine en matière de spiritualité qui consiste à bricoler ses rituels en puisant aux divers héritages spirituels de l’humanité (Geoffroy, 1999). Cela nous amène à nous demander si la culture acadienne offre aussi les matériaux symboliques pour opérer ce type de travail de (re)construction identitaire qui repose sur une démarche, qu’on peut qualifier de guérison.

Un autre exemple, que nous ne ferons qu’évoquer, nous montre une démarche plus collective, puisant cette fois-ci à l’héritage spirituel acadien. La marche qu’entreprend un groupe d’Acadiens dans le cadre du Congrès mondial acadien de 2004 en Nouvelle-Écosse sur les lieux de la déportation a une portée symbolique et identitaire (Rudin, 2009). Intégrant les étapes du chemin de croix pascal de la religion catholique, ce groupe fait le chemin inverse de la déportation, exprimant ainsi sa volonté de renverser le cours de l’histoire. Nous pouvons voir dans ces rituels un travail symbolique qui, prenant appui sur la mémoire des événements, permet aux acteurs de déjouer – symboliquement – les plans des artisans de la déportation et d’exprimer la résilience du peuple acadien.

L’ouvrage La bombe acadienne d’Albert Dugas (1995) témoigne d’une démarche personnelle, un véritable parcours psychothérapeutique, qui met à jour les affres de son identité acadienne. Le lecteur est le témoin d’une profonde souffrance issue du fait d’être Acadien. Cette oeuvre témoigne d’une démarche certes intime, mais sur laquelle pèse le poids du collectif et de l’histoire. Si la douleur peut être fortement ressentie plus de deux siècles après ces événements, c’est que les conséquences sociohistoriques de ceux-ci sont encore présentes. L’analyse qu’effectue l’auteur montre comment le contexte de domination peut fragiliser le rapport à soi.

Les traces laissées par ces événements sur la psyché acadienne peuvent servir de fil conducteur pour mener ce travail symbolique et guider la démarche de (re)construction identitaire. Dugas (id. : 18) affirme dès le départ de son ouvrage : « J’ai l’impression que l’être acadien qui existait avant la déportation était qualitativement différent de celui qui l’a suivi. » La douleur du peuple acadien qui a vécu les effets d’une fragmentation de la totalité qu’il formait avant le drame peut inciter à la nostalgie et à l’idéalisation de l’époque qui précède la déportation. La démarche entreprise alors consiste à puiser aux racines d’une identité acadienne perçue comme étant originelle, préalable au traumatisme, pour reconstruire son identité. Certes, il y a des dangers à idéaliser ainsi cette identité perdue, dont celui de la figer : « en donnant à la lutte pour l’identité la forme de la lutte pour une identité immémoriale, antérieure aux déformations que lui ont fait subir le mépris social et la domination culturelle. Cette réaction collective transforme ainsi l’identité en ethnicité fictive […] et elle peut effectivement conduire à figer l’identité » (Renault, 2004 : 139). Mais cet imaginaire semble un passage obligé pour les groupes engagés dans un processus de (re)construction identitaire. La perception d’une identité qui précède la conquête sert de point de repère au cours du processus de (re)construction identitaire. L’identité qui en résulte est le produit de ce long processus de (re)construction qui s’appuie sur la mémoire et l’imaginaire dans un contexte historique post-traumatique.

Ces exemples n’épuisent pas toutes les possibilités communautaires pour développer un rapport positif à soi. Plusieurs activités visant la promotion de la fierté acadienne et francophone, s’inscrivant dans une politique de reconnaissance souvent financée par l’État canadien, peuvent contribuer au développement d’un tel rapport positif à soi. Et c’est aussi dans un tel contexte de reconnaissance étatique de la culture et de l’identité acadienne qu’est favorisé le travail de (re)construction identitaire entrepris par plusieurs individus et groupes. Quoiqu’il faille se demander si la timidité du gouvernement canadien et le refus de la Couronne britannique à reconnaître les torts historiques causés par la Déportation ne sont pas significatifs d’un dialogue qui n’est pas mené à terme et d’un déficit de reconnaissance persistant.

Lorsque la fragilité identitaire est source d’un travail de mémoire, nous pouvons constater la pertinence de ce rappel historique, en dépit des appels lancés par ceux qui voudraient que les Acadiens tournent la page. On peut penser qu’il s’agit de cas individuels, hautement subjectifs, qui ne représentent pas la conscience collective. Or, étant le produit d’une culture, un individu peut, par un travail d’analyse personnel, contribuer à éclairer des aspects de sa culture que d’autres préfèrent occulter.

L’intérêt de ces démarches réside dans le fait qu’elles illustrent la spécificité du processus de (re)construction identitaire sans le réduire à un processus de reconnaissance. La reconnaissance des torts infligés envers un groupe culturel offre certes des conditions sociales propices à la (re)construction identitaire, mais cela demeure insuffisant.

L’exemple des Autochtones

Les Autochtones du Canada suivent un autre type de démarche de (re)construction identitaire vécue cette fois-ci à l’échelle collective et dans un contexte de reconnaissance des torts historiques par le gouvernement canadien à la suite d’événements traumatisants qui se sont produits dans les pensionnats canadiens. Les Autochtones présentent un cas d’identités collectives fragilisées par les effets de la conquête et de la domination. Les initiatives de renouer avec un héritage culturel, dont la transmission a été compromise par des mesures visant explicitement l’assimilation de ces groupes, montrent l’importance que joue le rétablissement d’un rapport positif à soi.

Les leçons qu’on a commencé à tirer du système de pensionnat au Canada font voir les efforts qui doivent être menés pour réparer les torts infligés sur le plan identitaire. Mis en place dans le premier tiers du dix-neuvième siècle, et formalisé dans les années 1870 par le gouvernement canadien, ce système perdura jusque dans les années 1990 au Canada. Les pensionnats pour jeunes Autochtones visaient explicitement à déraciner ces derniers de leur culture en les séparant de leurs familles pour les confier aux autorités religieuses canadiennes (Guthrie Valaskakis, 2005). Non seulement cette politique en soi infligeait des torts profonds à l’identité et aux personnes autochtones, mais elle a donné lieu à des sévices physiques et sexuels à grande échelle. Gail Guthrie Valaskakis (2005) montre que cette blessure collective se transmet chez les Autochtones qui en ont été victimes, de génération en génération, selon une tradition orale qui véhicule le souvenir de ce traumatisme.

En reconnaissance des torts infligés, pour tenter de les réparer et pour éviter la voie judiciaire, le gouvernement canadien met sur pied deux initiatives : la Commission de vérité et de réconciliation et la Fondation autochtone de guérison. Les Églises impliquées dans la gestion des pensionnats et le gouvernement fédéral (en 2008) qui les finançait ont tous exprimé des excuses, sauf l’Église catholique, qui a plutôt exprimé des regrets (en 2009). La formulation d’excuses formelles est perçue comme un élément essentiel de la guérison[3]. « Il semble toutefois que la guérison recherchée, surtout lorsqu’elle a comme dans ce cas-ci une signification interculturelle profonde, passe d’abord par des excuses sincères reconnaissant les injustices du passé, signalant une volonté réelle de les réparer et montrant qu’un engagement durable a été pris. » (Dussault, 2009 : 35)

La Commission de vérité et de réconciliation documente les cas des anciens pensionnaires dans une perspective de guérison et soutient des activités de réconciliation nationale et régionale[4]. Elle invite les Autochtones ayant vécu dans des pensionnats à témoigner de leur expérience en utilisant divers moyens, y compris les modes d’expression artistiques, et divers médiums (le récit des événements vécus en public, sur vidéo ou sur bande audio)[5]. Un soutien psychologique est offert aux témoins qui racontent des événements souvent douloureux de leur passé. Nous pouvons noter l’emploi de sites Web pour diffuser certains témoignages[6]. La Commission a tenu en juin 2010, à Winnipeg, le premier d’une série de sept événements nationaux qui offrent un espace de témoignage et qui ont été l’occasion d’organiser des événements culturels rassemblant des dignitaires et des représentants des Églises. Pour reprendre les catégories de l’éthique reconstructive de Ferry (1996), l’organisation de ces témoignages marque surtout le moment narratif de la reconstruction des événements traumatiques. Il demeure que la présence de dignitaires, dont la gouverneure générale, de même que la formulation d’excuses, témoignent d’un dialogue. De plus, certains témoignages sont faits publiquement, contribuant ainsi à reconstruire les événements en cause dans une perspective intersubjective. Il serait intéressant de pousser l’analyse afin de voir en quoi la Commission stimule un dialogue qui permet d’interpréter ces événements suivant l’« intuition de la reconstruction », à savoir « qu’aucun procès d’entente ne peut réussir, dans des contextes conflictuels marqués par le destin de violences passées, si les sujets n’ont pas préalablement consenti à une relecture en profondeur de leur propre récit de vie » (id. : 57). Le décentrement des sujets est « constitutif du geste reconstructif » et essentiel pour mener un dialogue qui prend en compte le récit de l’autre et qui vise la réparation des relations blessées. L’éthique reconstructive que nous présente Ferry rejoint l’approche de la justice réparatrice qui inspire les organisateurs de la Commission. Une analyse plus approfondie devrait aussi porter sur les projets de la Fondation autochtone de guérison afin de déterminer en quoi ils favorisent une (re)construction identitaire. L’analyse devrait montrer en quoi les projets favorisent le renouement avec des rituels traditionnels qui avaient été dévalorisés, voire interdits, et contribuent à une (re)construction identitaire. De même, sachant que cette dernière peut être source de tension, il serait important de voir comme s’effectue la réconciliation d’un héritage culturel perdu avec un héritage inculqué, aujourd’hui intériorisé (Goulet, 2006).

Conclusion

La Commission de vérité et de réconciliation révèle une différence importante entre les Autochtones et les Acadiens dans leur rapport à la mémoire d’événements historiques traumatiques. La Commission intègre, à l’échelle collective, une démarche de justice réparatrice qui mobilise les victimes et les représentants des institutions fautives ainsi qu’une démarche de (re)construction identitaire qui s’appuie sur la guérison. La démarche acadienne n’a pas la même portée collective et se fait plus hésitante, en raison peut-être de la distance historique des événements en cause. Peut-être est-il vrai que les Acadiens ont tourné la page, comme le mentionne Robert Pichette (2006) lorsqu’il rappelle que les Acadiens, dans un esprit chrétien, avaient pardonné aux artisans de leur déportation lors des commémorations de 1955. Il nous semble néanmoins que la persistance du souvenir de la déportation dans le discours acadien pourrait illustrer un travail de mémoire et de justice réparatrice qui, en l’absence de véritable reconnaissance par la Couronne britannique de ses responsabilités historiques, n’a pas été mené à terme. Quel sens a ce pardon si la Couronne britannique refuse de donner suite aux demandes d’excuses officielles ?

L’exemple des Autochtones montre que la (re)construction identitaire passe par une forme de justice redistributive, puisque la création de la Commission et de la Fondation comporte un coût, de même que par une forme de reconnaissance des torts infligés. Cependant, la (re)construction identitaire qui est menée s’appuie également sur un travail sur soi qui consiste à renouer avec l’héritage et les pratiques symboliques du groupe pour mieux effectuer l’intégration des événements passés (deuil, expression des émotions, etc.). Il s’agit d’un retour vers soi rendu possible, dans le cas des Autochtones, par un contexte sociopolitique reconnaissant les torts infligés et s’engageant à offrir les conditions pour les réparer.

À défaut d’un tel contexte de reconnaissance, la démarche est plus difficile et plus ponctuelle. Elle repose sur des initiatives individuelles et n’a pas la même portée sur l’identité collective, comme le montre le cas des Acadiens. Tant que la reconnaissance des torts infligés n’est pas revendiquée ni reconnue politiquement, il est difficile d’effectuer ce travail de (re)construction identitaire à une échelle collective.

Une première analyse de ces cas montre ainsi que si la reconnaissance fournit les conditions financières et politiques (normatives) favorables à la (re)construction identitaire des acteurs ayant subi des torts historiques, elle n’épuise pas la compréhension du processus de (re)construction identitaire. Dans un contexte de domination, notre réflexion insiste sur une composante nécessaire, reposant sur un rapport à soi ayant ses propres exigences, irréductibles aux exigences liées au processus de reconnaissance. Ce rapport à soi puise d’abord à des ressources symboliques appartenant à l’imaginaire et à l’héritage culturel des collectivités concernées, un héritage souvent compromis, voire perdu, et qui doit être redécouvert par un travail de mémoire. Identité, reconnaissance et justice redistributive présentent ainsi trois perspectives à partir desquelles nous devons penser les luttes ou les efforts des groupes dominés. Si ces perspectives éclairent les exigences spécifiques de ces processus, il demeure toutefois difficile d’envisager ces derniers de façon indépendante. Le travail de (re)construction identitaire est nettement facilité lorsque les contextes économique et politique sont favorables.