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La distinction entre légalité et légitimité nous est aujourd’hui familière et son usage est courant, tant dans le discours politique que scientifique. Lorsque nous évoquons la notion de la désobéissance civile légitime, quoique illégale, ou encore que nous dénonçons comme illégitime l’application d’un article de loi parce qu’il est jugé discriminatoire, la distinction entre légalité et légitimité nous apparaît alors comme un fait massif et évident. Or, dans un ouvrage issu de sa thèse doctorale soutenue en 2005 à l’École des hautes études en sciences sociales, ce que rappelle Augustin Simard, professeur adjoint au Département de science politique de l’Université de Montréal et chercheur affilié au Centre canadien d’études allemandes et européennes, c’est que la distinction entre la légalité et la légitimité est intimement liée au devenir d’un mode particulier d’organisation du politique, à savoir le constitutionnalisme moderne. L’évolution de cette dichotomie conceptuelle n’est donc pas qu’un élément à l’intérieur de l’histoire de l’État constitutionnel ; « la trajectoire suivie par le couple légalité/légitimité [se révèle] structurante pour toute cette histoire, [elle] en a commandé certains des développements les plus décisifs, et [elle] continue aujourd’hui à la faire » (p. 12).

Augustin Simard s’affaire à dégager un moment particulièrement significatif dans la mise en place de ce couple conceptuel, tel qu’il se présente actuellement à notre compréhension du politique. Il s’agit donc, et de l’opinion même de l’auteur, d’une généalogie de ces concepts politiques. Une généalogie, disons-nous, et donc nullement une histoire des régimes politiques et encore moins celle d’institutions concrètes particulières. Car ce qui fait la nature politique d’un concept, comme celui du couple légalité/légitimité, n’est pas le fait qu’il soit mis au service d’un objectif dit politique ou encore qu’il s’applique à un objet politique, mais bien plutôt que sa signification devienne elle-même l’enjeu d’un conflit.

Or, c’est précisément cette nature polémique, parce que politique, des concepts de légalité et de légitimité du temps de la république de Weimar qu’Augustin Simard se propose de mettre à jour. À travers la réception et les transformations de l’oeuvre de Max Weber, de sa sociologie de la domination tout particulièrement, par Carl Schmitt en un premier temps, puis par Otto Kirchheimer, il nous propose une lecture du conflit et de l’évolution de ces deux concepts, de leurs trajectoires ainsi que leurs formulations les plus significatives.

Aux yeux du Kronjurist Schmitt, ce qui fait l’intérêt de la sociologie wébérienne, c’est avant tout le concept de légitimité formelle qu’elle met de l’avant. À la conception jusqu’alors dominante de la légitimité comme « droit de gouverner », Weber propose une compréhension du concept qui cherche à décrire les propriétés structurelles du pouvoir plutôt qu’à le justifier. Chez Weber, le concept de légitimité n’est formulé ni en termes fonctionnels de motivation ni en termes philosophico-normatifs de justification : « Il désigne uniquement un principe taxinomique permettant de construire une typologie des formes de domination en fonction d’une présentation articulée de l’autorité et de ses effets quant au fonctionnement de la ‘direction administrative’. » (p. 400)

L’oeuvre de Schmitt entre 1919 et 1933, nous dit Simard, doit être comprise comme une « déformation contrôlée » du concept de légitimité wébérienne. Tout en conservant le niveau d’analyse proposé par Weber, celui de la direction administrative et des dispositifs concrets assurant le fonctionnement d’un groupement de domination, Schmitt s’oppose in extenso au formalisme de la définition wébérienne et à la conception d’une légitimité « neutre » qu’elle entraîne. La cible de Schmitt est ici le positivisme juridique wébérien qui fait du droit une activité autoréférentielle productrice de normes, mais incapable de prendre en compte, parce que non juridique, le processus d’élaboration du droit. Simard voit dans cette critique du droit aveugle à ses propres présupposés idéologiques une première formulation du décisionnisme de la pensée schmittienne, celui-là dit « restreint » parce que purement interne à la théorie juridique. La conception de la légitimité soutenant cette première mouture du décisionnisme fait de cette dernière un « mythe grandiose » politiquement efficace à unifier, voir à homogénéiser, la nation. Or, « la foi en la discussion publique menée avec sérieux » (p. 146) ne peut se maintenir indéfiniment et son déclin, nous dit Schmitt, marquera également la fin des prétentions du Parlement comme organe décisif de l’État face aux prétentions de l’exécutif et du judiciaire.

À ce premier décisionnisme succède rapidement un second, celui-là dit « généralisé ». Il fait quant à lui intervenir un récit des transformations de l’État moderne associant la légitimité aux représentations propres à « un secteur d’activité dominant » – théologique en un premier temps, puis économique et enfin technique. S’adossant à une compréhension existentielle du politique, à une anthropologie générale du politique, il cherche à caractériser l’expérience sociale-historique dans sa généralité. La rupture avec le cadre comparatiste de Weber, maintenant jugée comme trop restrictive, est ici complétée. De l’opinion de Schmitt, l’État administratif, soit l’État propre à l’ère de la technique qui est la nôtre, doit, s’il veut maîtriser le processus historique d’érosion de l’État, assumer un « libéralisme autoritaire ».

Dans les derniers soubresauts de Weimar, de l’été 1932 à mars 1933, la dichotomie légalité/légitimité trouve une autre forme. Schmitt, en mobilisant son concept de déterminisme généralisé, conclut à l’autodestruction du système de la légalité, à un « constat d’échec du légicentrisme » et à « une incapacité de la loi à organiser efficacement l’exercice de la domination à ‘l’ère de la technique’ » (p. 23). Face à ce système légal dysfonctionnel, à ce qu’il nomme le « piège de la légalité », Schmitt va se mettre à la recherche d’une légitimité étatique encore intacte. C’est dans le système des droits fondamentaux énoncés dans la seconde partie de la Constitution de 1919, dans les pouvoirs plébiscitaires du président et dans l’organisation du conseil exécutif qu’il la trouvera. La légitimité « bénéficie d’une insaisissable antériorité par rapport à la constitution positive » (p. 400) et c’est donc, selon lui, par l’affirmation d’une légitimité supra légale que l’on peut répondre au problème de la dichotomie légalité/légitimité.

Pour son disciple affranchi, Otto Kirchheimer, expliquer la faillite de Weimar sur la base d’une contradiction entre la légitimité et la légalité du régime, puis prendre position pour la légitimité devant la légalité comme le fait Schmitt, c’est prendre délibérément l’effet pour la cause et le mal pour le remède. Selon lui, cette subordination de la légalité parlementaire à un principe de légitimité lui étant antérieure est une « prophétie auto réalisatrice » : c’est l’application d’un plan délibéré de démantèlement de la constitution de Weimar. Car, en définitive, ce qui semble avoir entraîné la chute du régime de Weimar, ce n’est pas l’autodestruction de son système légal en raison d’un manque de légitimité – le problème identifié par Schmitt –, mais bien plutôt l’affirmation de la légitimité supra légale du pouvoir exécutif et de ses pouvoirs d’exception face à ceux législatifs du Parlement – le remède identifié par Schmitt. Contre le constat d’échec à l’endroit de la démocratie libérale émis par son ancien mentor, Kirchheimer propose un « légalisme défensif » qui, renouant en plusieurs éléments avec le positivisme de Max Weber et de sa conception initiale de la légitimité/légalité, refuse de voir dans une légitimité supra légale le mode d’organisation des rapports de domination au sein de l’État moderne.

Par l’étude de la problématique de la légalité/légitimité chez Carl Schmitt, c’est en fait toute l’oeuvre de ce dernier qui se livre à l’interrogation. Une fois cette ligne de fond dégagée, on découvre une complexe pensée du pouvoir qui réclame consciemment son instrumentalisation par le pouvoir. La démonstration de Simard est menée avec précision, chaque chapitre s’avérant essentiel au respect du programme élaboré en introduction. Finalement, il nous faut également souligner la capacité de l’auteur à défendre ses arguments tant par le recours à la philosophie, à l’histoire, au droit, à la science politique qu’à la sociologie. On peut affirmer, sans trop d’audace, que c’est grâce à cet agile enchaînement des concepts et des disciplines qu’il parvient à remplir le mandat qu’il s’était donné, à savoir de nous proposer une véritable généalogie de la dichotomie des concepts de légalité et légitimité telle qu’elle se présentait sous Weimar.