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Luciano Canfora, en plus de ses travaux en tant qu’historien de l’Antiquité et professeur de philologie grecque et latine à l’Université de Bari en Italie, est également un critique radical de la démocratie telle qu’elle est généralement comprise (L’imposture démocratique, par exemple, paru en 2000 chez Flammarion, s’en prend au principe majoritaire). Il fut candidat aux élections européennes de 1999 sous la bannière communiste et l’inspiration marxiste de sa critique fut à l’origine d’une polémique en Allemagne, après que l’éditeur, C.H. Beck (qui participe à la collection multilingue européenne « Faire l’Europe »), eut refusé de publier ce livre. L. Canfora y répondit avec L’oeil de Zeus. Écritures et réécritures de l’histoire (Éditions Desjonquères, 2006, 90 p.), qui traite de l’usage de l’histoire.

C’est toutefois pour son propre mérite qu’il faut lire La démocratie. Trois grands thèmes s’y recoupent : la démocratie athénienne, la résistance au suffrage universel et le sens péjoratif du terme « démocratie ». L. Canfora traite d’événements occultés ou interprétés de manière simplificatrice qui contredisent ce qui sert aujourd’hui d’appui aux idées démocratiques. Il y critique également les points de vue strictement européens, ainsi que certaines interprétations des révolutions française et russe.

En premier lieu, il est question de la démocratie athénienne et de son usage en tant que référence et miroir par les modernes. Loin de notre expérience, le terme démocratie (dêmokratia) fut « forgé par les classes élevées pour désigner l’“excès de pouvoir” (kratos) des non-possédants (dêmos) lorsque — justement — est en vigueur un pouvoir “démocratique” » (p. 48). La citoyenneté y était limitée à ceux qui pouvaient exercer la fonction de guerrier et qui, de la sorte, acquéraient le droit de participer aux assemblées ; par ailleurs, pour pouvoir être guerrier, ils devaient être en mesure de s’armer eux-mêmes, donc d’être propriétaires (sans compter la nécessité d’être nés de deux parents athéniens). Si la participation aux assemblées s’est parfois ouverte à de plus grandes parties de la population, les membres des classes supérieures restèrent ceux qui étaient les stratèges, les dirigeants militaires, les administrateurs du Trésor et qui occupaient les véritables lieux du pouvoir. Il ne s’agit donc aucunement à Athènes d’un gouvernement du peuple ; au contraire, parmi les riches et les nobles, ceux qui acceptaient le système démocratique (où les non-possédants représentent la plus grande force) sont ceux qui mènent, qui dirigent et se laissent diriger, toujours dans une certaine mesure. Ces démocrates acceptent le système, qui est perpétuellement menacé par ceux qui le refusent et qui se regroupent secrètement : les oligarques (« les peu nombreux »). L’importance de la démocratie athénienne et son statut de référence ne viennent donc pas de son existence historique, mais plutôt de ce qu’elle fut la première civilisation à avoir produit une définition des concepts d’égalité et de liberté.

En second lieu, depuis cette « démocratie » athénienne, une lutte a été menée, et continue de l’être, contre le suffrage universel. L’élargissement du droit de vote, chaque fois et partout, s’est fait de manière à ce que l’hégémonie libérale, la « supériorité effective sur les classes dominées » (p. 173), soit maintenue. L. Canfora dénonce de la sorte le mythe d’une « longue liberté » en Angleterre, qui aurait commencé avec la Magna Carta. Cependant, il note bien qu’une société ou un régime peut être jugé selon ses valeurs, indépendamment de l’étendue du suffrage, si celles-ci sont étendues à toute la nation.

À travers l’histoire de cette lutte, qui est aussi celle des classes possédantes pour conserver le pouvoir, L. Canfora offre une défense du scrutin proportionnel. Bien qu’il soit selon lui le seul système électoral à respecter l’idée d’égalité, il a toujours été refusé ou limité. Par exemple, l’apparition du scrutin proportionnel en Allemagne, en Autriche et en Suisse vers la fin du XIXe siècle a permis la croissance du socialisme : il a fourni une tribune politique d’abord, mais surtout, il a permis d’évaluer le mouvement ouvrier, de donner une représentation équitable à la classe ouvrière et de mener le combat pour les mesures sociales. Le Parti socialiste (PS), en participant au combat politique, a réussi à se faire une place dans la vie politique. Pourtant, le socialisme n’a jamais profité du scrutin proportionnel : la possibilité de la représentation de la majorité des citoyens fut atteinte, mais non pas son accès au pouvoir.

Au contraire, comme le montre l’épisode du retour au pouvoir de Charles de Gaulle en France et la mise en place d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, les électeurs d’un parti comme celui des communistes, premier aux élections du début de 1956 et qui se retrouve avec seulement dix sièges deux ans plus tard, ont souffert de son absence. Le Parti communiste français a d’ailleurs été gravement affecté par ce système électoral. Se présentant dans chaque circonscription aux côtés du Parti socialiste et de deux partis de centre droit, il est dans l’impossibilité, étant donné sa radicalité, de reprendre le vote du PS au second tour. Ses électeurs, par absence d’autre solution et par esprit de discipline, se trouvent à donner leur voix au PS, plus modéré. Ils ont alors deux réelles possibilités : voter directement pour le PS ou s’abstenir. D’une manière ou d’une autre, ils cessent d’être comptés.

La France a été de la sorte la première à passer à ce que L. Canfora appelle un « système mixte » et elle a été suivie par la majorité des pays européens. Ce système cherche à limiter les options possibles lors du suffrage (autrement dit, se défaire des extrêmes) afin de rationaliser la volonté générale. Les systèmes majoritaires limitent donc la portée du suffrage universel plutôt que de limiter le suffrage et continuent l’action du vote restreint qui mélangeait démocratie et oligarchie. À l’opposé, le système proportionnel incite les citoyens à voter, en permettant aux minorités radicales d’être représentées et en montrant toutes les facettes de l’électorat, toutes les strates de la société.

Enfin, c’est contre le socialisme que s’est défini le Parti démocratique. Le terme même de « démocratie » n’a cessé de revêtir un sens péjoratif qu’avec la lutte contre le communisme. Au début du XIXe siècle, en Angleterre et en France, se dessinait une opposition entre libéralisme et démocratie — le libéralisme étant compris « comme l’attitude concrète des classes possédantes décidées à préserver, au moyen du suffrage restreint, leur supériorité sociale » (p. 127), et se posant comme le parti de la liberté. Jusqu’en 1848, la démocratie n’était qu’un terme unissant les partis, autrement fort différents, qui luttaient contre le régime censitaire —, alors qu’en tant que régime, elle sera bientôt domestiquée par les forces économiques dominantes et par la volonté des politiciens d’entrer en politique pour faire des affaires.

À l’heure où les masses commençaient à participer réellement à la politique par l’intermédiaire des grandes formations politiques, il s’est agi pour contrer l’influence socialiste de créer d’autres grands partis de masse, qui se sont alliés les uns aux autres contre elle. Il existe d’ailleurs un lien entre les « “démocraties” dites “libérales” » (p. 282) et le fascisme : pendant l’entre-deux-guerres, les classes qui avaient soutenu les formations jusque-là au pouvoir ont perdu confiance en la démocratie parlementaire et ont jeté leur dévolu sur le fascisme. L. Canfora reprend l’idée exprimée par Thomas Mann que le maccarthysme, entre autres manifestations, participe d’une haine du communisme liée au regret de ne pas l’avoir vaincu aux côtés de l’Allemagne, plutôt que d’avoir vaincu le fascisme à ses côtés. Churchill et de Gaulle en offrent l’exemple, ayant participé tous deux à une offensive contre l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), alors que leur pays soutenait les forces tsaristes et blanches pendant la guerre civile qui suivit la révolution d’Octobre. La raison de cette intervention fut « la grande peur » qui s’emparait de l’Europe : crainte de l’efficacité de la propagande révolutionnaire ; crainte devant la Russie, seule à avoir été capable de mettre en place une paix immédiate et proposant, avec les Soviets, une alternative démocratique à la démocratie libérale ; crainte devant la possibilité que la révolution mène à une société plus juste en un temps record. Ce fut alors une chance pour les pays occidentaux que l’URSS se désigne comme socialiste, ce qui leur permit de se présenter comme les seuls démocrates au moment même où ils restauraient l’économie libérale.

C’est pourtant lors de cet affrontement que la démocratie a atteint son apogée, à travers la lutte antifasciste : « l’anti-fascisme a représenté, pendant quelques années d’intense créativité, un terrain d’entente, sur le plan institutionnel, entre les différentes cultures politiques qui avaient pu survivre au fascisme parce qu’elles avaient choisi de lutter contre lui et qui partageaient toutes le refus de ressusciter les vieilles “démocraties libérales” qui avaient accouché du fascisme » (p. 317). Il s’est agi de prolonger l’antifascisme dans une lutte contre les courants sociaux qui avaient favorisé sa popularité, donc par des programmes sociaux. Ce fut un nouveau point de départ, qui tenait compte de l’épisode fasciste.

S’il faut applaudir L. Canfora pour son entreprise critique et pour la rigueur de son travail, on peut regretter que l’idée maîtresse du livre (qu’on pourrait rapprocher de celles de Jacques Rancière) n’apparaisse que dans sa conclusion : la démocratie n’est pas un régime, mais un rapport de classes, qui penche du côté de la « dème », des non-possédants, de ceux qui n’appartiennent pas déjà aux classes dirigeantes. Une telle compréhension cherche à fournir un critère au jugement sur les régimes politiques : « Précisément parce qu’elle n’est ni une forme politique ni un type de constitution, il peut y avoir un peu, de plus en plus, beaucoup ou pas du tout de démocratie dans le cadre de n’importe quelle forme politique et constitutionnelle » (p. 456). Or, la liberté des plus forts, des plus riches, qui créent des esclaves dans le monde entier, est aujourd’hui en train de vaincre la démocratie. Entre-temps, « La démocratie est renvoyée à plus tard, et elle sera repensée de fond en comble par d’autres hommes. Qui ne seront peut-être plus européens » (p. 458). Le spectre de la démocratie ainsi comprise ne hante pas l’Europe, mais bien, cette fois, le monde entier.