Recensions

Le temps aboli, de Thierry Hentsch, Montréal, Éditions Boréal et Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, 410 p.[Record]

  • Alexis Richard

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  • Alexis Richard
    Université du Québec à Montréal

Dans cet ouvrage, suite du récit de l’Occident amorcé dans Raconter et mourir (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002), Thierry Hentsch continue sa recherche de l’Occident imaginaire, de l’aube de la modernité jusqu’au début du xxe siècle. Dans l’ouvrage précédent, le héros avait été présenté comme celui dont l’existence rayonne par sa proximité à la mort ; le héros est celui dont on raconte l’histoire. Maintenant face à la modernité, l’auteur s’arme d’un esprit critique puissant et, devenant lui-même l’un des héros modernes, entre courageusement dans la mêlée avec le déchirement, le vertige, le désespoir. Le temps aboli dévoile un Occident en fuite en avant, un Occident déchiré entre le triomphe et le sens incertain de son existence au monde qui prend parfois l’apparence terrifiante du néant, le poussant aux limites de la folie. Folie, désespoir, fuite en avant, telle est la page où sont écrites la vie et la mort du héros moderne. T. Hentsch écrit que « Tout grand récit est constamment surplombé par la mort » (p. 360). Aussi, le problème central que pose le récit de l’Occident à l’ère de la modernité est-il la mort ? Dans sa relation avec elle, plusieurs obstacles se dressent sur la route du héros. Celui-ci est d’abord aux prises avec le meurtre du père, le meurtre de Dieu, ce qui prend pour Dostoïevski l’apparence d’un vent de l’Ouest, le nihilisme occidental (p. 296). Le Don Juan de Molière met en scène cette absence de Dieu qui, loin d’être un signe de triomphe pour les esprits forts, ouvre un gouffre : à sa mort, Don Juan laisse entière et ouverte la double question de Dieu et du libre arbitre (p. 28). Sans la puissance de Dieu pour palier à l’absence de réponse, comment le héros moderne vivra-t-il avec ses semblables, voire avec l’univers ? Se rabattra-t-il sur lui-même pour porter à l’absolu ses propres sentiments ? S’il prend cette voie, comme la princesse de Clèves, se détournera-t-il de l’autre pour n’affirmer son sens que par et pour soi (p. 50) ? Ainsi, le héros moderne fait l’expérience d’un monde où il est de plus en plus seul alors que son besoin du sens de son existence et de l’univers le laisse dans un état de famine perpétuelle. Comme Rousseau, il ressent avec de plus en plus d’acuité l’irrémédiable contradiction entre sa liberté individuelle, celle du sujet qui se croit distinct du monde et des autres, et le bien commun. Le récit de l’Occident, en s’arrêtant aux Confessions de Rousseau, met au jour une maladie nouvelle et ravageuse, celle du moi, celle de la vulnérabilité dans laquelle la naissance nous jette, dans la modernité (p. 140). Cet héroïsme nouveau est aussi le récit d’un échec : « […] il répercute et amplifie celles [les difficultés] du moi moderne imbu de lui-même qui ignore l’énormité de sa prétention : produire à soi tout seul le sens de sa vie » (p. 142). En proie à une panique momentanée, le héros fuit pour trouver une réponse qui n’existe peut-être pas. Il met alors tous ses efforts à parvenir à se passer de Dieu. Avec les Lumières, il dessine les plans d’une paire d’ailes faites en cire. « La raison des Lumières introduit […] une rupture cruciale : elle pense pouvoir se passer du rapport à Dieu, elle affirme même la nécessité de penser la science en dehors de ce rapport » (p. 109). D’une part, Kant symbolise cette convergence réussie entre la raison, le sens de la vie et celui de la mort. Mais, d’autre part, lorsque Gulliver s’engage sur cette voie, …